Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 16

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LIVRE 1 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Des Saxons.


Au commencement du cinquiéme siécle ceux des Germains qui étoient appellés Saxons, occupoient les païs qui sont depuis l’Ems jusqu’à l’Eyder. Peut-être même s’étendoient-ils au nord de ce dernier fleuve qui sert aujourd’hui de limites à l’empire germanique. Du côté de l’orient les Saxons confinoient aux Turingiens qui commençoient à s’étendre dans les païs qui sont au midy de l’Elbe. En quels lieux étoient les bornes qui séparoient les possessions des deux peuples ? C’est ce que j’ignore, et je ne voudrois pas même assurer que les Saxons ne tinssent point encore dans les tems dont je parle quelque partie des païs situés au midy de l’Ems, laquelle ils pouvoient avoir conquise dans le siécle précedent. Ce qui importe bien davantage à l’histoire de notre monarchie, les Saxons possedoient trois isles sur la côte du païs qu’ils habitoient ; sçavoir, Nostrand, Heilegeland et une autre. Ces trois isles situées au nord de l’embouchure de l’Elbe, étoient connuës par les geographes dès le tems de l’empereur Marc-Aurele, sous le nom des isles des Saxons. Gregoire de Tours en a parlé sous ce nom-là, et il faut qu’elles ayent encore été connuës sous la même dénomination dans le septiéme siécle. L’anonyme de Ravenne qui a vêcu dans ce siécle-là, supposé qu’il n’ait point vêcu plus tard, dit : « Il y a dans l’océan septentrional sur la côte de la patrie des Saxons quelques isles, dont l’une s’appelle Nordostracha, et une autre Eustrachia. » c’étoit dans les moüillages de ces isles que les pirates saxons, dont nous allons parler assez au long, se rassembloient pour y attendre les vents de la Bande du nord qui regnent ordinairement sur la mer germanique, et qui les amenoient presque toujours vent en poupe, jusques sur les côtes des Gaules.

Les Saxons étoient une de celles des nations germaniques dans lesquelles il y avoit deux ordres ; sçavoir, un ordre des nobles, et un ordre des simples citoïens, au lieu qu’il n’y avoit qu’un ordre dans plusieurs autres. Mais nous remettons la discussion de ce point-là à notre sixiéme livre, destiné à exposer quel étoit l’état des Gaules sous les enfans de Clovis qui avoient des peuplades de saxons dans leur royaume.

Nos Saxons étoient divisés en plusieurs tribus, dont chacune avoit un roi ou un chef particulier, comme les tribus des Francs, et ils passoient encore comme les Francs pour être des plus robustes et des plus braves des barbares septentrionaux. Aussi voit-on que les Saxons, dans les tems que leur païs ne confinoit point encore avec les Gaules, tâchoient cependant de pénetrer jusques dans cette province, en prenant passage sur le territoire des Francs. Un des plus grands exploits de Valentinien I qui monta sur le trône en trois cens soixante et quatre, fut la victoire qu’il remporta sur un corps de Saxons qui s’étoient mis en chemin pour faire une irruption dans les Gaules, et qu’il défit dans le tems qu’ils mettoient le pied sur le territoire des Francs qu’il leur falloit traverser pour entrer dans celui de l’empire.

Mais ce n’étoient pas ces incursions faites par terre qui rendoient les Saxons les ennemis les plus terribles que les Gaules eussent alors. C’étoit la guerre piratique qu’ils leur faisoient sans discontinuation. Les Saxons étoient dans le cinquiéme siécle le fleau des Gaules, comme les Normands l’ont été dans le neuviéme, et comme les corsaires de Barbarie le sont aujourd’hui de l’Italie et de l’Espagne.

Non-seulement les Saxons prenoient les vaisseaux qu’ils trouvoient en mer, non-seulement ils faisoient des descentes sur les côtes, mais ils remontoient encore les fleuves jusqu’à des lieux éloignés de leur embouchure de plus de quarante lieuës. Ainsi, dans un païs où l’on se croyoit à l’abri des hostilités de toutes sortes de corsaires, ils mettoient à terre des armées assez fortes pour attaquer les plus grandes villes, et pour piller toute une province. Il ne sera point hors de propos d’expliquer ici quelle étoit la construction des bâtimens de mer sur lesquels nos Saxons faisoient des expéditions qui peuvent paroître incroyables.

César nous enseigne lui-même quelle étoit la construction de ces vaisseaux. Après avoir exposé la situation fâcheuse où il se trouvoit dans le camp qu’il avoit fortifié sur un des bords de la Ségre, et à laquelle il étoit réduit, parce qu’Afranius qui commandoit l’armée ennemie avoit posté de ses troupes sur tous les chemins par lesquels on pouvoit voiturer des munitions de bouche à ce camp, César ajoute, qu’il prit la résolution de tenter enfin le passage de la riviere, pour tâcher à tirer des vivres du païs qui étoit de l’autre côté. Mais comme il n’avoit point de pont sur la Ségre, il voyoit bien qu’il ne pouvoit exécuter son projet et passer cette riviere, à moins qu’il ne surprît les ennemis. Dans le dessein de les surprendre, il commanda donc aux soldats de construire des barques, sur le modéle des bâtimens dont il avoit vû les habitans de la Grande-Bretagne se servir. La quille, dit César lui-même, et les œuvres vives, ou la partie de ces bâtimens qui plonge dans l’eau, sont d’un bois très-leger, et la partie du bâtiment qui est au-dessus de l’eau ou les œuvres mortes, ne sont qu’un tissu d’osier couvert de cuirs. Il ajoute que, lorsque ces barques eurent été fabriquées, il les fit mettre sur des chariots qui les voiturerent en une nuit jusqu’à un lieu éloigné de sept à huit lieuës de l’endroit où elles avoient été construites.

Lucain fait aussi une description poëtique de cette sorte de vaisseau. » On entrelace, dit-il, des branches de saule & des scions d’osier, qu’on a rendus encore plus lians en les faisant tremper, & lorsque le vaisseau est ainsi construit, on le couvre de peaux de bœufs. Les hommes confient ensuite leur vie à ces frêles machines nageantes sur les ondes en couroux. C’est dans de pareils bâtimens que le Venére vogue sur le Po, & que le Breton navige sur l’Océan qui l’environne. » Les Gaulois qui s’étoient établis dans le païs qu’on nomme aujourd’hui la Lombardie, y avoient porté l’art de construire ces sortes de barques. Il en est aussi fait mention dans Pline et dans Solin qui en disent la même chose que César et que Lucain, et qui en parlent comme de bâtimens d’un usage très-commun dans les mers septentrionales de l’Europe[1]. Le lecteur jugera bien par la légereté dont devoient être ces vaisseaux qu’ils alloient à rames et à voiles. On croira sans peine que leur construction n’étoit pas inconnuë aux saxons qui habitoient sur une côte de la Germanie si voisine de la Grande-Bretagne. Si l’on en pouvoit douter, il seroit facile de prouver par les auteurs du cinquiéme siécle, que les vaisseaux de course des saxons étoient d’une construction pareille à celle des bâtimens dont nous venons de parler.

Sidonius après avoir dit que le commandement armorique craignoit une descente des saxons sous le regne de Petronius Maximus, ajoute : « C’est un jeu pour eux que de naviger sur les mers britanniques dans des barques faites de cuirs cousus ensemble. » On pourroit croire que nos pirates avoient des vaisseaux construits plus solidement, et plus propres à résister aux violentes tempêtes des mers qu’ils fréquentoient. On pourroit se figurer que c’étoit sur des navires entierement construits de bonnes piéces de bois, qu’ils faisoient le trajet de leurs ports à l’embouchure des fleuves où ils prétendoient entrer, et qu’ils ne se servoient des barques fragiles, dont nous venons de donner la description, que comme nos vaisseaux de guerre se servent de leurs chaloupes. Mais on lit dans Pline que les bretons faisoient sur leurs bâtimens d’osier la traversée qu’il y avoit depuis leur isle jusqu’à celle de Mitis, qui cependant en étoit distante de six journées de navigation[2]. On voit encore dans d’autres histoires que les Saxons faisoient leurs voyages de long cours sur les bâtimens dont il est ici question. Le fait est certain, et deux observations que je vais faire le rendront plus vraisemblable qu’il n’aura pû le paroître d’abord.

La premiere est, que les Saxons, lors même qu’ils alloient jusqu’aux extrémités de l’Espagne, pouvoient toujours faire route sans perdre la terre de vûë, puisque leurs bâtimens tiroient si peu d’eau, que rien ne les empêchoit de ranger la côte où il leur étoit facile de trouver quelque abri s’il survenoit un gros tems. Ils ne se hazardoient de faire canal, ou de traverser un golfe en allant de la pointe d’un cap à la pointe de l’autre cap par la ligne droite, que lorsque le beau tems étoit assuré, et nous verrons bien-tôt qu’ils étoient grands navigateurs. Ainsi tout compensé, je crois que les navigations ordinaires des saxons, n’étoient gueres plus sujettes aux naufrages et aux autres disgraces de la mer, que celles des nations qui ne se servoient que de vaisseaux entierement construits de piéces de bois.

Ma seconde observation, c’est que l’équipage des vaisseaux saxons étoit excellent. Il étoit composé de gens accoûtumés à la mer, déterminés et robustes. Voici comment Sidonius Apollinaris en parle dans une de ses lettres. « Le moindre rameur d’entr’eux est capable de commander un vaisseau Corsaire. Ils ne laissent point passer une occasion de s’instruire réciproquement l’un l’autre, sans la mettre à profit, & ils font alternativement la fonction de Soldat & celle d’Officier. Vous ne sçauriez trop vous tenir sur vos gardes contre le plus dangereux des ennemis. S’il vous trouve en défense, il se retire ; Si ces Pirates vous surprennent, ils vous mettent en déroute. Ils laissent là ceux qui les attendent pour aller chercher ceux qui ne les attendent pas. Si le Saxon poursuit, il a bientôt gagné les devans ; s’il fuit, il échape. Les naufrages ausquels il se faut exposer en tentant quelque entreprise, lui paroissent des inconvéniens, mais non des obstacles. On croiroit que nos Saxons ayent vû la mer à sec, tant la connoissance qu’ils ont de tous ses bancs & de tous ses écueils, est précise ; l’Océan d’ailleurs n’a point de danger avec lequel ils ne soient, pour ainsi dire, familiarisés. Une tempête horrible augmente leur confiance, & c’est en se félicitant les uns les autres de ce que le Ciel leur accorde un tems si propre à rassurer contre la crainte d’une descente, le Pais qu’ils veulent surprendre & saccager, que nos Saxons luttent contre les ondes en fureur. »

Enfin, les exemples nous aprennent que des pirates qui font la guerre pour leur propre compte, et qui doivent partager entr’eux tout le butin, sont capables de tenter et d’exécuter des entreprises qui paroîtroient excessivement témeraires à des flottes montées par des matelots et par des soldats à gages, et qui ne doivent avoir qu’une petite part au pillage, parce que tout le profit de la guerre doit être pour le souverain qui les paye. Croit-on que des troupes reglées eussent jamais fait les expéditions que firent contre les Espagnols à la fin du dernier siécle, les flibustiers d’Amerique, si ces troupes avoient été en aussi petit nombre que l’étoient ces pirates ? Mais tout devenoit possible aux flibustiers animés par l’esperance de partager entr’eux, suivant leur charte-partie, tout le butin qu’ils pourroient faire.

Je reviens aux Saxons. Quelle expédition pouvoit paroître impossible à des flottes composées de bâtimens si legers qu’ils pouvoient aborder par tout, et si hardis qu’ils tenoient la mer aussi fierement que les gros vaisseaux, qui pour lors avoient peu d’avantage sur les petits bâtimens ?

Avant l’invention de l’artillerie, les gros vaisseaux ne pouvoient point avoir sur les petits la même supériorité qu’ils ont aujourd’hui. Cette supériorité de nos grands vaisseaux sur les petits, vient de ce que les premiers étant plus forts de bois, sont plus difficilement endommagés par l’artillerie des autres, et de ce qu’ils endommagent plus aisément les petits bâtimens qui sont moins épais. D’ailleurs, les gros vaisseaux portant une artillerie plus nombreuse et d’un plus gros calibre, que celle des petits vaisseaux ; ces derniers ne sçauroient demeurer sous le feu des autres, au lieu que les grands souffrent peu sous le feu des petits. Mais lorsque les combats de mer se faisoient à coup de pierres, à coup de flêches, ou à coups de main, la grosseur d’un vaisseau qui le rendoit moins propre à maneuvrer que les petits vaisseaux, ne lui donnoit pas un si grand avantage sur eux. Aussi voyons-nous qu’à la bataille d’Actium, les gros vaisseaux d’Antoine furent battus par les vaisseaux legers d’Auguste. La même chose étoit arrivée déja en plusieurs autres combats de mer.

Je reviens à nos flottes saxones. Elles faisoient tantôt des descentes sur les côtes de la mer, et tantôt elles remontoient des fleuves, sans que les machines de guerre placées sur la rive, pussent les empêcher d’aller plus loin. Le canon auroit certainement retenu les Saxons, à cause de la grande destruction de leurs bâtimens fragiles qu’il auroit faite. Mais il n’y en avoit point dans les tems dont nous parlons, et les machines de guerre dont on se servoit alors, ne pouvoient être que des foibles armes, soit pour défendre une plage, soit pour en imposer aux bâtimens qui voudroient couler le long de la rive où elles étoient disposées. Il étoit trop difficile d’ajuster si bien les balistes et les catapultes, que les pierres ou les traits qu’elles décochoient, vinssent en rasant la superficie de l’onde, entammer à fleur d’eau les barques ou les vaisseaux contre lesquels on les lançoit. Nous avons assez de connoissance de ces machines la plûpart très-composées, pour juger encore qu’il étoit difficile de les transporter d’un lieu à un autre, et qu’il falloit beaucoup de tems pour les y monter, et les y mettre en état de tirer.

Lorsque les vaisseaux saxons avoient remonté un fleuve jusqu’aux endroits où il n’y avoit plus assez d’eau pour les porter, on les allégeoit en faisant mettre pied à terre à une partie de leur monde, qui suivoit ensuite la flotte, en marchant le long de la rive, et qui pouvoit même remorquer à bras nos bâtimens legers, lorsque le tirage étoit bon. S’il falloit que cette infanterie eût à traverser une riviere qui entroit dans le fleuve, que toute l’armée corsaire remontoit, nos bâtimens la passoient d’un bord à l’autre. Il n’y avoit que les barques plates, dont les Romains tenoient un grand nombre dans les fleuves, et les ponts enclos dans les murailles des villes, qui fussent capables d’arrêter ces barbares. Encore surmontoient-ils quelquefois cette derniere digue, en faisant ce que nos François du Canada appellent un portage. Les Saxons transportoient donc par terre leurs barques, depuis l’endroit du fleuve où une ville fortifiée les empêchoit de le remonter plus haut, jusqu’au-dessus de cette ville, et là ils les remettoient à flot. Comment voituroient-ils leurs bâtimens ? Comme nous avons vû que César avoit fait voiturer les siens.

Ce fut ainsi que les Normands, qui la plûpart n’étoient autres que des Saxons qui n’avoient pas voulu vivre sujets de Charlemagne, en userent en plusieurs occasions, et principalement quand ils voulurent, en l’année huit cens quatre-vingt-huit, entrer dans la partie du lit de la Seine, laquelle est au-dessus de la ville de Paris, dont ils n’étoient pas maîtres[3]. L’histoire moderne parle même en plus d’un endroit des flottes à qui l’on a fait faire d’assez longs trajets par terre ; sur tout on ne sçauroit ne se pas souvenir que Mahomet II désesperant, lorsqu’il assiégeoit Constantinople, de faire entrer par mer ses galeres dans le port de cette ville, parce qu’il avoit plusieurs fois attaqué sans succès l’estacade et la chaîne de bâtimens qui en fermoient l’ouverture, ce sultan vint à bout enfin de les y introduire, en les y transportant par terre.

Les Saxons étoient payens, et même le culte qu’ils rendoient à leurs dieux étoit très-cruel. Lorsqu’ils avoient réussi dans une entreprise, ils avoient coûtume de sacrifier à ces divinités une partie des captifs, afin d’obtenir un heureux retour. Cette nation avoit même plus d’éloignement que les autres nations barbares pour le christianisme, et l’on sait que nos rois eurent encore plus de peine à la convertir, qu’à se rendre maîtres de son païs.

  1. Plin. hist. lib. 4. cap. 16. Solinus cap. 23.
  2. Hegesippus Hist. Ecl. lib. 5.
  3. Ana. Metenses ad annum 888.