Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 12

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LIVRE 2 CHAPITRE 12

CHAPITRE XII.

De l’état malheureux où les Peuples soumis à l’Empire d’Occident, & principalement le Peuple des Gaules, étoient réduits au milieu du cinquiéme siécle.


Nous avons dit que le second des motifs que les Armoriques auront eu de rompre la négociation que saint Germain faisoit à Ravenne pour moyenner leur accommodement avec l’empereur Valentinien, étoit la crainte de rendre leur état aussi malheureux que l’étoit la condition à laquelle ils voyoient réduits ceux de leurs compatriotes, qui vivoient dans les provinces obéissantes. Elle étoit si misérable, que l’apprehension d’y tomber pouvoit bien déterminer les Armoriques à s’exposer plûtôt à tous les maux de la guerre, qu’à subir de nouveau le joug qui écrasoit leurs concitoyens. Ces concitoyens étoient même si mécontens de leur destinée, que les Armoriques pouvoient esperer qu’avant peu il se feroit un soulevement géneral dans les provinces obéissantes, et qu’elles entreroient dans la confédération maritime. Mais quelle que fût la fidélité des sujets obéissans, leur impuissance ne leur permettoit pas de fournir au prince de grands secours d’hommes ni d’argent contre les provinces confédérées. Entrons dans le détail.

Dès le tems d’Orose qui écrivoit vers la vingtiéme année du cinquiéme siécle, il y avoit déja dans les provinces soumises au gouvernement des officiers du prince, plusieurs citoyens que la misere réduisoit à se bannir eux-mêmes de leur patrie ; il leur paroissoit moins dur de vivre pauvres, mais libres dans les païs où l’empereur n’étoit plus le maître absolu de la destinée des sujets, que de continuer à vivre dans les païs pleinement soumis à son obéissance, et d’y être traités en esclaves par les exacteurs des deniers publics. Les évenemens arrivés dans les Gaules, depuis qu’Orose avoit écrit, n’y avoient pas certainement changé en mieux la condition de ceux des habitans qui étoient demeurés soumis au gouvernement des officiers de l’empereur.

En premier lieu, les Huns ou lesAlains, à qui l’on avoit donné des quartiers dans l’Orleanois, et sur la frontiere des Armoriques, y commettoient chaque jour tant de violences, qu’ils rendoient odieux le gouvernement du prince, dont les officiers y avoient appellé ces barbares. Sidonius Apollinaris dit, en parlant des désordres que ces troupes auxiliaires commirent dans leur marche, quand Litorius les menoit attaquer les Visigots : « Que ces alliés faisoient toutes les violences que peut commettre un soldat sans discipline, lorsqu’il traverse un païs ennemi. » Une seule raison empêchoit les sujets du prince que ces barbares servoient, de croire qu’ils fussent en guerre avec eux, c’est que nos Scythes se disoient les confédérés de l’empire romain.

Nous avons une vie de saint Martin en vers, composée par Benedictus Paulinus Petrocorius, auteur du cinquiéme siécle, et qu’on cite ordinairement sous le nom de Paulin de Perigueux, en le distinguant par-là de saint Paulin, évêque de Nole, qui vivoit dans le même siécle, qui étoit aussi poëte, et à qui l’on a même attribué long-tems l’ouvrage dont nous parlons. Cette vie a été écrite entre l’année quatre cens soixante et quatre et quatre cens quatre-vingt-un, puisque notre Paulin y apostrophe plusieurs fois Perpetuus, évêque de Tours, comme un homme encore vivant. Or Perpetuus fut installé sur ce siége en quatre cens soixante et quatre, et il mourut en quatre cens quatre-vingt-un. Paulin de Perigueux parle de nos Huns comme Sidonius. » Dans le tems, dit Paulin, que les Gaules épouvantées étoient réduites à se laisser piller par les Troupes auxiliaires composées de Huns, & à nourrir un Allié qui leur étoit plus à charge, que ne l’auroient été les ennemis contre lesquels on l’employoit. Qu’est-ce en effet qu’un ami qui fait plus de désordres qu’un ennemi n’en feroit, & qui ne répond que par des discours féroces aux representations fondées fur le contenu des Traités que nous avons avec lui ? » Notre poëte ajoute à ce qui vient d’être rapporté la punition et la guerison miraculeuse d’un de ces barbares. Cet homme, qui autant qu’on le peut juger, étoit entré comme ami dans l’église de saint Martin de Tours, ayant osé enlever la couronne posée sur le tombeau de l’apôtre des Gaules, il perdit soudainement la vûë qu’il recouvra subitement, dès qu’il eut restitué son vol. Gregoire de Tours fait aussi mention de deux miracles arrivés à l’occasion de ce sacrilége, qui n’aura pas manqué de faire beaucoup de bruit, et d’augmenter l’aversion génerale pour les Huns. On sçait en quelle vénération le tombeau de saint Martin a toujours été dans les Gaules, et que rien ne contribua plus à rendre les Huguenots odieux aux bons François, que les outrages que les prétendus-réformés firent aux reliques de notre saint, quand ils se rendirent maîtres de Tours durant les guerres de religion allumées sous le regne de Charles IX.

Nous avons déja rapporté en differens endroits de cet ouvrage quelques passages des écrits du cinquiéme siécle, qui suffiroient pour faire foi qu’alors les peuples de l’empire étoient réduits à une extrême misere par les taxes et par les impositions exhorbitantes qu’on levoit sur eux, de maniere qu’à parler en géneral, tous les ordres inférieurs étoient mal-intentionnés, et las du gouvernement present. Cependant je crois devoir encore rapporter ici quelques passages du Livre de la Providence écrit dans le milieu du cinquiéme siecle, par Salvien, prêtre de l’Eglise de Marseille. Ils peignent vivement quelle étoit alors la disposition d’esprit des sujets de l’empire dans les Gaules, et ils font connoître mieux qu’aucun autre monument litteraire de ce tems-là, les causes principales de la chute d’une monarchie, à qui ceux qui la virent dans son état florissant, avoient eu raison, suivant la prudence humaine, de promettre une éternelle durée. Ces passages mettent, pour ainsi dire, sous les yeux tous les symptômes qui annoncent la destruction prochaine d’un corps politique, dont la constitution est robuste, et qui périt uniquement par un mauvais regime, c’est-à-dire ici par une mauvaise répartition des charges publiques.

On ne sçauroit douter que Salvien n’ait écrit son Livre de la Providence après l’année quatre cens trente-neuf. Nous avons rapporté ci-dessus les passages où cet auteur parle de la défaite de Litorius Celsus par les Visigots, et de la prise de Carthage par les Vandales, deux évenemens arrivés constamment cette année-là. Quoique Salvien ait vêcu jusqu’à la fin du cinquiéme siecle, puisque Gennade qui composa ses éloges en ce tems-là, y parle de cet auteur, comme d’un homme encore vivant, il est néanmoins très-apparent que Salvien a écrit son Livre de la Providence avant l’année quatre cens cinquante-deux. La raison que j’en vais alleguer, paroîtra convaincante à ceux qui connoissent cet ouvrage. L’auteur, qui vivoit dans les Gaules, y parle à plusieurs reprises de l’invasion des Vandales, des entreprises des Visigots, de la rebellion des Armoriques, en un mot de tous les malheurs arrivés dans cette grande province de l’empire avant l’année quatre cens cinquante et un ; et cependant il n’y dit rien de l’invasion qu’y fit Attila dans cette année-là. Il auroit parlé d’un tel évenement, s’il n’eût pas écrit avant qu’il fût arrivé.

Je vais rapporter deux extraits de Salvien, en transposant l’ordre où sont les passages dans son livre, uniquement afin de parler de la cause, avant que de parler de son effet. L’auteur qui a écrit en orateur, et qui composoit pour des contemporains, qui avoient sous les yeux les choses dont il traite, a pû se dispenser de s’assujettir à l’ordre naturel.

« Les Citoyens des Ordres inférieurs sont traités si durement, qu’ils doivent tous aspirer à se délivrer du joug ; c’est le poids seul de ce joug qui les empêche de le secouer. S’ils n’en sont pas libres encore, croyons que ce n’est pas leur faute. Quels sentimens veut-on qu’ayent des Peuples exterminés, pour ainsi dire, par les impositions, & qui sont continuellement à la veille de devenir Esclaves, faute d’avoir acquitté des subsides, qu’ils se trouvent presque toujours hors d’état de payer, qui sont réduits à quitter leurs maisons, pour n’y être pas mis à la torture, & qui se condamnent souvent à l’exil, pour ne point souffrir les supplices ? L’ennemi ne leur est point aussi redoutable que l’Exacteur des revenus du Prince. Ils se réfugient donc chez les Barbares, pour éviter les persecutions des Collecteurs des deniers publics. Ces véxations pourroient encore paroître supportables, si tous les Citoyens les souffroient également. Ce qui acheve de les rendre telles qu’on ne sçauroit les endurer, c’est qu’il s’en faut beaucoup que tout le monde porte sa part des charges publiques. Le pauvre est obligé de payer pour lui-même & pour le riche. C’est sur les épaules des foibles qu’on mer le fardeau des plus robustes, & il faut bien ainsi qu’il écrase les premiers. Ces malheureux sont à la fois la victime de leur propre misere & de i l’envie des riches, deux fleaux dont il semble que l’un dût les garantir de l’autre. Pourquoi ne peuvent-ils point payer les charges publiques ? c’est qu’on leur demande plus qu’ils n’ont vaillant. A regarder ce qu’ils payent, on les croiroit dans l’opulence, mais à ne regarder que ce qu’ils possedent, ils sont dans l’indigence. Quelle iniquité de faire payer comme riche celui qui est pauvre ! Je n’ai pas encore dit ce qu’il y a de plus fort à dire. Il me reste à parler des impositions extraordinaires, ou des superindictions qui ne sont payées que par les foibles, & qui enrichissent les personnes en autorité ; mais comment les personnes qui sont en autorité, & qui ayant de grands revenus doivent payer par consequent un subside ordinaire proportionné à leurs biens, peuvent-elles accorder si facilement la levée de ces impositions extraordinaires qui doivent être assises, en augmentant au sol la livre le subside ordinaire : Elles consentent à ces sortes d’impositions, parce qu’elles sont bien assurées de n’en rien payer. Je vais dire comment ces affaires-là le traitent. Il arrive dans une Cité un Commissaire, un Officier extraordinaire dépêché par les Puissances supérieures qui recommandent les interêrs du Prince aux plus illustres de la Cité, afin qu’ils les fassent valoir au préjudice de ceux du pauvre Peuple. Dès que notre Commissaire a promis à ces Illustres de nouvelles graces de la Cour, la levée des superindictions est accordée. Le Senat de la Cité condamne volontiers les malheureux à payer, parce qu’il est indemnisé. Voulez-vous, die-il alors, qu’on n’ait aucun égard pour ceux qui nous sont envoyés par les Puissances supérieures ? Voulez-vous qu’on leur refuse tout ? Je consens que vous leur accordiez ce qu’ils viennent vous demander, pourvû que vous soyez les premiers à contribuer au payement de ce que vous accordez. » Salvien ajoute à ce qu’on vient de lire, une page entiere, où il dépeint vivement l’atrocité de cette injustice.

Notre Auteur employe le Chapitre suivant à parler d’autres injustices que les riches faisoient encore aux pauvres. » Vous croiriez, dit-il, que comme les pauvres sont les plus vexés dans l’imposition des superindictions ou surcharges, ils sont aussi les premiers qu’on soulage, lorsque le Prince fait quelque remise aux contribuables : point du tout. Les pauvres sont bien les premiers à se sentir des surcharges, mais ils sont les derniers à le sentir des remises. Car lorsqu’il arrive, comme nous l’avons vû depuis peu, que les Puissances remettent à quelque Cité désolée une partie des impositions qu’elle étoit tenue d’acquitter, les riches régalent sur leurs biens cette diminution. Qui prend alors le parti des miserables, qui ose soutenir que les indigens doivent avoir leur cote-part, dans le bienfait, dans l’indulgence du Prince ? Permet-on que ceux » qui sont les premiers qu’on a chargés du fardeau, soient du moins soulagés les derniers. Disons-le en un mot, il semble que le pauvre ne paye rien des impositions, s’il ne paye pas tout ce qu’il lui est possible de payer, & cependant quand on soulage les contribuables, on l’oublie, comme s’il n’étoit pas de leur nombre. Quand on est injuste à cet excès, croit-on qu’il y ait une Providence ? En effet, on ne trouve point parmi les Nations une iniquité pareille à la nôtre. Les Francs & les Huns ne sont point injustes. L’iniquité ne regne point parmi les Gots, ni parmi les Vandales. Tant s’en faut que les Gots fassent des injustices à ceux de leur Nation, qu’ils n’en font pas même au Citoyen Romain, qui habite dans les lieux où ils sont les maîtres. Aussi, tous les Romains dont le domicile est dans ces lieux-là, demandent-ils au Ciel comme une grande grace, de ne retourner jamais sous l’obéissance des Officiers de l’Empereur, & de pouvoir vivre toujours sous le Gouvernement des Gots. Quand les Romains mêmes aiment mieux vivre sous le pouvoir des Gots que sous le pouvoir de l’Empereur, pouvons nous être surpris que notre parti ne l’emporte pas sur le parti des Gots ? En effet, loin de voir nos Compatriotes qui vivent dans les lieux où ces Barbares sont les maîtres, abandonner leurs domiciles pour se réfugier parmi nous ; nous voyons au contraire les Romains qui demeurent dans les Contrées où l’Empereur est encore le maître, quitter leurs pénates, pour chercher un asyle dans celles où regnent les Gots. Il faudroit même s’étonner que tous les contribuables des Ordres inférieurs ne prissent point ce dernier parti, s’il étoit entierement à leur choix de le prendre, & s’ils pouvoient, en se transplantant, emporter leurs meubles avec leurs chaumieres, & emmener avec eux le petit nombre d’Esclaves qu’ils ont encore. Ne pouvant faire ce qu’ils voudroient, ils font ce qu’ils peuvent, en se mettant sous la protection de personnes puissantes, ausquelles ils se rendent, pour ainsi dire, en qualité de Prisonniers de guerre. »

Salvien invective ensuite contre les supercheries que le riche, en qualité de protecteur du pauvre, faisoit au pauvre, pour lui ôter ce qui lui restoit. Il dit même que plusieurs de ces malheureux citoyens que les cantonnemens des barbares sur les terres de l’empire, où les poursuites des exacteurs des deniers publics, avoient obligés à prendre le parti de délaisser leurs biens, et d’abandonner leurs maisons, se trouvoient réduits dans les métairies de quelque personne puissante, où ils se réfugioient, à se dégrader par les services bas qu’ils lui rendoient. C’est sur quoi Salvien insiste beaucoup, parce que les empereurs eux-mêmes n’osoient gueres par égard pour la dignité de citoyen romain, employer aucun de ceux qui l’avoient, à leur rendre les services purement domestiques, ils chargeoient des esclaves ou des affranchis de ce soin-là. Achevons de voir ce qu’on trouve encore dans le livre de Salvien concernant les suites funestes de l’injustice du gouvernement des derniers empereurs. Salvien, après avoir dit que les citoyens infortunés ne trouvoient personne qui voulût, ou qui osât prendre leur défense, et les proteger contre les oppresseurs, ajoute : » Voilà ce qui fait que les Citoyens sont dépouillés de leurs biens, que les Veuves gémissent, & que les Orphelins sont, pour ainsi dire, foulés aux pieds, de maniere que plusieurs personnes des meilleures familles, & qui ont reçu une éducation convenable à leur naissance, se jettent tous les jours parmi les ennemis, pour ne plus être exposés aux injustices de leurs Concitoyens. Ils vont chercher parmi les Barbares un gouvernement doux & conforme à l’esprit Romain, parce qu’ils ne sçauroient plus supporter l’esprit barbare avec lequel les Romains gouvernent aujourd’hui : Quoique nos infortunés ne professent pas la même Religion, quoiqu’ils ne parlent pas la même langue, que ceux sous la Domination desquels ils se retirent, quoique les mæurs & les usages des Barbares doivent les choquer, ils aiment mieux se faire à tout cela, que de rester exposés à l’injustice cruelle de leurs Compatriotes. Nous voyons donc tous les jours nos Concitoyens se réfugier dans les païs occupés, soit par les Bagaudes, soit par les Gots ou par les autres Barbares qui se sont rendus les maîtres en tant de Provinces differentes, du Territoire de l’Empire, & ces Concitoyens se sçavent bon gré du parti qu’ils ont pris. Ils aiment mieux être Sujets en apparence & Libres en effet, que d’être véritablement Esclaves, & de paroître Libres. Le nom de Citoyen Romain si beau & si recherché autrefois, est aujourd’hui dédaigné ; on a honte de le porter. Quelle preuve plus sensible peut-on avoir de l’iniquité du Gouvernement, que de voir des personnes nées dans les plus illustres familles, & qui doivent être contentes du rang qu’elles tiennent dans leur Patrie, réduites par les injustices criantes qu’elles essuyent, à renoncer aux droits de leur naissance ? C’est donc l’injustice du Gouvernement qui a contraint plusieurs Sujets de l’Empire à ne plus reconnoître son autorité, & à devenir des Etrangers à son égard, même sans sortir de son Territoire. Telle est aujourd’hui la condition des Peuples dans une grande partie de l’Espagne, dans une portion considérable des Gaules, & dans plusieurs lieux où l’injustice Romaine les a fait renoncer à la qualité de Sujets de la République Romaine. C’est des Bagaudes que j’entends parler, dit Salvien. Ces rébelles n’ont abjuré la qualité de Romain, qu’après avoir été privés des droits de leur naissance par les Magistrats qui les maltraitoient, les dépouilloient, & qui les égorgeoient plûtôt, qu’ils ne les faisoient mourir. Nous sied-il après cela de reprocher leur état present à ces Sujets infortunés ? Pouvons-nous leur imputer comme un crime de s’être rendus dignes du nom que nous les avons contraints de porter ? Devons-nous traiter, de gens sans foi, de rébelles, ceux que nous avons comme forcés à se révolter ? En effet, qui les a fait devenir Bagaudes : Ne sont-ce pas nos injustices : Ne sont-ce pas ces Sentences de confiscation & de proscription rendues par des Magistrats avides & corrompus, qui vouloient s’enrichir en levant les deniers publics, & qui moyennant quelques avances qu’ils avoient faites, étoient devenus les véritables Propriétaires des revenus du Prince ? Ces hommes féroces en ont usé avec les Habitans des Départemens dont on leur avoit confié l’administration, en bêtes carnassieres, & non pas en Bergers. Ils ont dévoré le Peuple dont ils devoient être les Pasteurs. Plus cruels que les Voleurs de grands chemins qui se contentent de détrousser le voyageur qui tombe entre leurs mains, ils s’en sont pris à la personne de l’infortuné qui n’avoit point ce qu’ils lui demandoient. Voilà pourquoi tant de Sujets de l’Empire, qu’on n’y traitoit plus comme des Citoyens, se sont lassés de souffrir les supplices ausquels l’avidité des Officiers du Prince & des Exacteurs, les condamnoit, & n’ont plus voulu demeurer Sujets de la Monarchie Romaine. Ils ont dépouillé par notre faute la qualité de Citoyen ; c’est par notre faute qu’ils sont devenus des étrangers pour nous. Ce n’est qu’après avoir perdu tous les droits de leur premier état, qu’ils y ont renoncé pour mettre leur vie en sureté. Eh ! que fair-on aujourd’hui ? Tout ce qu’il faut, afin que les Sujets de l’Empire qui ne sont point encore Bagaudes, le deviennent bientôt. On les traite assez mal pour leur en faire venir le dessein. Leur impuissance seule les fait vivre dans l’obéissance. Il n’y a plus d’autre lien entre le Prince & ses Sujets, que les liens qui retiennent on Peuple conquis sous le joug du Vainqueur : La force d’un côté, la crainte de l’autre. Ce n’est point l’affection, c’est la nécessité qui leur fait prendre leur mal en patience. Ils désirent de secouer leur joug, & ils le feroient, si sa pesanteur ne les rendoit pas comme immobiles.

Il n’y a pas de doute que la premiere cause de tous les maux que les peuples enduroient alors dans les provinces obéissantes, ne fût l’énormité des impositions : dès qu’elles sont montées à un certain point, les contraintes qu’il convient de faire pour les lever, sont tellement odieuses, que toutes les personnes ausquelles il reste encore quelques principes de justice et quelque humanité, ne veulent plus se mêler en aucune maniere du recouvrement des deniers publics. Il faut donc le confier à des magistrats sans pudeur et à des exacteurs sans pitié, ce qui doit irriter encore un mal déja dangereux, et donner lieu ensuite à toutes les violences dont parle Salvien dans les endroits de son livre que nous avons rapportés, et dans plusieurs autres. Les Armoriques ne sçauroient avoir publié un manifeste qui les excusât mieux, que ce livre-là.

Les maux sous lesquels gémissoit le peuple dans les provinces obéissantes, lui sembloient d’autant plus insuportables, qu’il voyoit les riches consumer sa substance en vaines sumptuosités et en débauches. Si les particuliers les plus riches de l’empire se trouvoient dans les Gaules, si les plus riches des Gaules étoient en Aquitaine, c’étoit aussi dans l’Aquitaine qu’il falloit chercher les citoyens romains les plus vicieux.

Sidonius Apollinaris fait dire par le génie de la ville de Rome à Majorien, qui fut élevé à l’empire environ douze ans après que Salvien eût écrit son Livre de la Providence : « Ma Gaule obéit depuis long-tems à des Empereurs qu’elle ne connoît pas & qui la connoissent encore moins. Voilà la source principale de les maux : Tandis que le Prince étoit inaccessible, on a chaque année pillé méthodiquement tout ce qui s’est trouvé sans appui. Que les Sujets de Valentinien étoient à plaindre, lorsque celui qui devoit les gouverner, avoit besoin lui-même d’être gouverné ! »

Voilà les désordres et les injustices qui faciliterent l’établissement de la monarchie des Visigots, de celle des Bourguignons, et finalement de celle des Francs. Ces étrangers qui ne s’embarrassoient pas du remboursement des avances faites à l’empereur, et qui n’avoient qu’à fournir aux dépenses courantes, n’étoient pas obligés à lever des sommes aussi fortes que l’empereur. D’ailleurs, comme ils étoient les plus forts, et dispensés par conséquent de tant ménager les citoyens romains puissans dans chaque cité, ils pouvoient faire asseoir les impositions avec plus d’équité qu’elles ne s’asseoient sous les ordres du préfet du prétoire, et des gouverneurs de province.