Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 18

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LIVRE 2 CHAPITRE 18

CHAPITRE XVIII.

Irruption d’Attila en Italie, & sa retraite. s’il est vrai qu’il ait fait une seconde invasion dans les Gaules.


Attila étoit à peine de retour sur le Danube, qu’il y fit les préparatifs d’une nouvelle expédition. Comme ce prince ne disoit point en quel païs il vouloit porter ses armes, les Gaules dûrent apprehender une seconde invasion, et cette crainte y aura entretenu la paix rétablie par Aëtius. Ainsi les differentes puissances qui partageoient entr’elles cette grande province de l’empire, auront observé les conditions de leurs traités, et les Romains se seront contentés des raisons que Sangibanus, qui peut-être n’avoit point été convaincu, quoiqu’il eût été soupçonné avec fondement, aura pû alléguer pour sa justification. Je raisonne ainsi, en supposant qu’il n’ait point été déposé, et qu’on n’ait point alors donné aux Alains un autre chef que lui ; car l’histoire qui parle encore plusieurs fois des Alains établis sur la Loire, ne nomme plus Sangibanus. Quoiqu’il en ait été de sa destinée, il est toujours certain par la suite de l’histoire, qu’Aëtius fut satisfait des raisons que ces Alains, qui la plûpart ne sçavoient rien de l’intelligence de leur roi avec Attila, ne manquerent pas d’alleguer pour se justifier, ou que ce général leur pardonna. En chassant des Gaules cette peuplade, il se seroit dénué d’un corps de troupes composé de soldats attachés à sa personne, et il auroit rendu les Armoriques et les Visigots trop audacieux.

L’année suivante, c’est-à-dire, en quatre cens cinquante deux, Attila ayant assemblé une nouvelle armée, se mit en marche, et traversant la Pannonie il se rendit aux pieds de celles des montagnes des Alpes qui couvrent de ce côté-là l’Italie. Aëtius sur qui Valentinien s’étoit reposé du soin de garder les passages de ces montagnes, et qui avoit promis à l’empereur tout ce qu’il falloit lui promettre pour le rassurer, n’avoit fait néanmoins aucune des dispositions nécessaires pour les mettre en état de défense. Il n’avoit ni coupé les voyes militaires, ni retranché les défilés. Ainsi les Huns entrerent en Italie sans obstacle et sans coup férir. Aëtius augmenta encore les soupçons que sa conduite devoit donner à l’empereur, en lui proposant d’abandonner l’Italie, et de se retirer avec sa cour dans les Gaules. Ce géneral se flattoit apparemment de gouverner plus à son gré la cour, lorsqu’elle seroit dans cette derniere province remplie des quartiers de confédérés, qui le regardoient comme leur ami particulier, que si elle continuoit à faire son séjour en Italie, où les barbares n’avoient point encore d’établissement : mais ce parti si deshonorant, et qu’on ne pouvoit prendre sans livrer à l’étranger la plus noble des provinces de l’empire Romain, celle qui avoit été son berceau, et où son trône étoit encore, ne fut point suivi.

Cependant Attila qui avoit pris Aquilée, s’avançoit toujours, et bien-tôt il alloit passer l’Apennin, le seul rempart qui couvroit encore la ville de Rome, aussi peu en état d’être défenduë que l’avoient été les Alpes. Il fallut donc demander la paix au roi des Huns. Le pape saint Leon consentit à se charger de la négociation. Sa presence majestueuse, et la force de ses représentations firent tant d’impression sur Attila, qu’il voulut bien accorder au souverain pontife la paix qui lui étoit demandée. Ce barbare qui s’étoit avancé jusques à Governolo sur le Mincio, où il donna audience à saint Leon, rebroussa chemin aussi-tôt. Après avoir ordonné à ses troupes de cesser tous actes d’hostilité, il regagna la Pannonie, et il se rendit sur le Danube, que même il repassa.

Pour finir ce qui concerne Attila, j’anticiperai sur l’histoire de l’année suivante, et je dirai qu’en quatre cens cinquante-trois ; ce prince mourut d’une hémorragie, et qu’il décéda dans ses propres Etats. C’est ce que nous apprenons des fastes de Prosper, ausquels le récit d’Idace est conforme. Ce dernier dit : » La seconde année du regne de Marcian, les Huns qui avoient fait une invasion en Italie, où ils avoient saccagé quelques Villes, furent si maltraités par les fleaux du Ciel, & si mal menés par les troupes auxiliaires que cet Empereur avoit prêtées à Aëtius ; & d’un autre côté ceux d’entre ces Barbares qui étoient restés dans leur païs, y furent aussi tellement affligés par les fleaux dont nous avons parlé, & si vivement attaqués par une autre armée de Marcian, laquelle y fit une puissante diversion, que la Nation se trouva réduite à faire la paix avec les Romains. En conséquence de la paix, ceux des Huns qui étoient entrés en Italie en sortirent, & se retirerent dans leur propre pais, où le Roi Attila mourut peu de tems après qu’il y eut été de retour. »

Il est facile de concilier Idace avec Prosper et avec Jornandès dans ce qu’ils écrivent concernant l’invasion qu’Attila fit en Italie, et dont nous venons de donner le récit tel qu’il se trouve dans les deux premiers. Si Prosper et Jornandès disent tous deux que saint Leon eut le principal mérite de la paix qui fut faite alors entre Valentinien et les Huns, ils ne disent pas que les Huns avoient été déja déterminés à faire bien-tôt cette paix par les infortunes et par les succès malheureux dont parle Idace. Il suffit que saint Leon l’ait concluë plûtôt qu’elle ne l’auroit été sans son entremise, et qu’il ait ainsi prévenu par sa médiation l’effusion de sang et les saccagemens qui se seroient faits encore si la guerre eût duré davantage. Que pouvoient prétendre les Romains de plus que l’évacuation de l’Italie ? Et ils l’obtinrent en moins de jours par l’entremise de saint Leon, qu’il ne leur auroit fallu de mois pour contraindre Attila par la voye des armes, à repasser les Alpes. Si la narration d’Idace dit qu’Attila mourut lorsqu’il fut de retour dans ses Etats, il ne s’ensuit pas pour cela qu’Idace veuille dire que ce prince soit mort dès l’année quatre cens cinquante-deux. Attila ne sera revenu dans son païs qu’à la fin de cette année, et il sera mort quelques jours après son retour, mais en quatre cens cinquante-trois, comme le disent les fastes de Prosper, qui écrivoit dans un lieu moins éloigné de la Pannonie que l’Espagne, où écrivoit Idace. Il est bien plus difficile de concilier sur un autre point Idace et Prosper avec Jornandès, qui prétend qu’Attila ait fait entre son retour d’Italie et le jour de sa mort, une nouvelle expédition, qui fut une seconde invasion dans les Gaules. L’historien des Gots, après avoir dit qu’Attila repassa le Danube au retour de l’incursion qu’il avoit faite en Italie, ajoute :

» Attila ne fut point plûtôt dans ses Etats, que se sentant incapable de mener une vie paisible, il chercha querelle à Martian. Le Roi des Huns envoya donc des Ambassadeurs à Constantinople, pour y déclarer que si l’on n’accomplisoit incessamment les promesses que Theodose lui avoit faites, il entreroit hostilement sur le territoire de l’Empire d’Orient, & qu’on verroit bien que tous les Huns n’avoient point été tués dans les champs Catalauniques, ni en Italie. Mais ce n’étoit pas ceux que ce Bárbare artificieux menaçoit, qu’il avoit envie de frapper. Son dessein qui ne lui réussit pas, comme lui avoit réusli l’Invasion qu’il avoit faite en Italie, étoit de rentrer dans les Gaules par un chemin different de celui qu’il avoit tenu en quatre cens cinquante-un, & de surprendre si bien ses ennemis, qui ne s’attendroient point à lui voir tenir cette route-là, qu’ils ne pussent pas l’empêcher de se rendre maître du païs occupé par ceux des Alains qui avoient leurs quartiers sur la droite de la Loire. Attila partit donc de la Dacie & de la Pannonie, Provinces que les Huns & plusieurs autres Peuples occupoient alors, & il se mit en campagne pour venir dans le païs tenu par les Alains, dont nous venons de parler. Thorismond Roi des Visigots, dont la pénétration n’étoit pas moindre que celle du Roi des Huns, devina ce projet, & usant de diligence, il s’assura du païs occupé par les Alains de la Loire ; de maniere qu’il y étoit déja posté lorsqu’Attila se presenta pour y entrer. Il se donna cependant entre ces deux Rois une grande bataille, dont l’évenement fut à peu-près le même que l’avoit été celui de la bataille des plaines de Châlons. Les Huns désabusés de l’esperance dont ils s’étoient flatés, s’en retournerent dans leur païs., & tout ce qu’avoit fait leur Roi pour recouvrer l’honneur que les Visigots lui avoient ôté dans les champs Catalauniques, ne servit qu’à le couvrir d’une nouvelle confusion. Ainsi Thorismond après avoir repoussé Attila & ses Sujets, revint à Toulouse sans que sa Nation eût rien perdu de ses conquêtes & de sa réputation. »

La narration de Jornandès est tellement circonstanciée, qu’on ne sçauroit dire qu’il y ait confondu les évenemens, et qu’il y ait pris l’invasion qu’Attila fit en Italie, pour une seconde invasion dans les Gaules. Jornandès, avant que de parler de cette seconde invasion d’Attila dans les Gaules, a fait une assez longue mention de l’invasion d’Attila en Italie. Nous avons même rapporté quelques circonstances particulieres de cette invasion-là, que nous avons tirées de notre auteur. D’un autre côté, comment concilier Jornandès avec Prosper et avec Idace, qui disent, comme nous l’avons observé, qu’au sortir de l’Italie Attila se retira au-delà du Danube, et qu’il mourut peu de tems après y être arrivé. Ma conjecture sur cette difficulté est, qu’il y a du vrai et du faux dans la narration de Jornandès, et qu’en la dépouillant des faits inventés à l’honneur des Visigots, dont cet auteur l’embellit, on la peut accorder avec le récit de Prosper comme avec celui d’Idace, tous deux auteurs contemporains.

Il y a du vrai dans la narration de Jornandès ; car il est certain, par l’histoire de Gregoire de Tours, que Thorismond roi des Visigots, fit après la mort de son pere Theodoric I la guerre aux Alains établis sur la Loire, et qu’il les mit à la raison. Cet historien, après avoir raconté la défaite d’Attila dans les champs Catalauniques, la mort de Theodoric I roi des Visigots, et l’avenement de Thorismond, fils de ce prince à la couronne, ajoute : » Le Thorismond de qui je viens de parler, est celui-là même qui défit les Alains, & qui, après avoir donné plusieurs combats, & après avoir eu plusieurs démêlés avec ses freres, périt dans les embûches qu’ils lui dresserent. » Ainsi comme Thorismond parvenu au trône vers le mois de juillet de l’année quatre cens cinquante-un mourut, comme on le verra, à la fin du mois d’août de l’année quatre cens cinquante-trois, il faut que ce soit précisément dans le tems où Jornandès fait faire au roi des Huns après son expédition en Italie, une seconde invasion dans les Gaules, c’est-à-dire, dans l’année quatre cens cinquante-deux, ou bien dans l’année suivante que Thorismond ait défait les Alains. Or, qu’il s’agisse dans le passage de Gregoire de Tours, qui vient d’être rapporté, des Alains établis sur la Loire, on n’en sçauroit douter. Jornandès dit positivement que ce fut contre les Alains qui habitoient au-delà de la Loire que Thorismond eut affaire : d’ailleurs, quels démêlez Thorismond, dont les Etats situés sur les bords de la Garonne ne s’étendoient pas encore jusques au Rhône, pouvoit-il avoir avec ceux des Alains qui demeuroient dans leur ancienne patrie ?

En second lieu, il y a du faux dans la narration de Jornandès. C’est qu’Attila soit revenu dans les Gaules en personne, et qu’il y ait perdu une bataille aussi sanglante que celle qu’il avoit perduë en quatre cens cinquante et un dans les champs Catalauniques. Premierement, le peu de tems qui s’est écoulé depuis le retour d’Attila dans ses Etats après son expédition d’Italie jusques à sa mort, ne permet pas de croire qu’il ait eu le loisir d’assembler une armée assez nombreuse pour tenter à sa tête une seconde fois la conquête de la Gaule. Enfin, cette seconde invasion des Gaules auroit été un évenement si considerable, que Prosper, Idace, en un mot tout ce qui nous reste d’historiens, et même les poëtes contemporains en auroient fait quelque mention. Aucun d’eux n’en a parlé. Si le silence d’un de ces auteurs ne prouve rien, du moins leur silence, si j’ose le dire, unanime, doit être réputé une preuve. J’ajoûterai même que la maniere dont s’explique Idace dans l’endroit où il parle de la mort d’Attila, et que nous avons rapporté, montre qu’Attila ne sortit point de ses Etats depuis son retour d’Italie.

Je crois donc qu’il est certainement faux qu’Attila soit jamais revenu dans les Gaules, et qu’il y ait perdu en personne une bataille aussi mémorable que celle des champs Catalauniques : mais je crois en même-tems, que ce prince aura dès qu’il eut évacué l’Italie à la fin de l’année quatre cens cinquante-deux, formé le projet d’une seconde invasion dans les Gaules. Il y aura fait passer des émissaires, dont les pratiques découvertes, auront été cause que Thorismond sera venu lui-même dans les quartiers de nos Alains, pour s’y assurer des traîtres qui s’étoient laissé gagner par ces émissaires une seconde fois. Cela ne se sera point fait sans effusion de sang. Les partisans d’Attila se voyant découverts, se seront défendus contre les Alains fidelles à l’empire, et contre Thorismond. Là-dessus Jornandès toujours désireux de faire honneur à ses Gots, aura imaginé celles des circonstances de l’évenement dont il s’agit, qui sont contraires à la vraisemblance. Peut-être même que Jornandès qui écrivoit cent ans après, n’a rien imaginé, et qu’il a seulement eu le malheur de s’informer à des personnes qui n’étoient pas bien instruites. Il n’y avoit dans le sixiéme siécle, ni gazettes, ni journaux politiques. Si l’on en croit Juvencius Coelius Calanus[1] qui a écrit la vie d’Attila dans le onziéme siécle, ce roi des Huns n’avoit encore que cinquante-six ans, lorsqu’il mourut dans son lit. Il sembloit destiné à périr d’une mort violente après avoir été pendant plusieurs années, le fleau dont la providence se servoit pour châtier les nations.

La monarchie formidable, dont Attila étoit le fondateur, ne subsista point long-tems après sa mort. Ses fils se broüillerent sur le partage des états qu’il leur laissoit, et la guerre civile, qui bien-tôt s’alluma entr’eux, fut pour les peuples subjugués par le pere, une occasion favorable de secoüer le joug qu’il leur avoit imposé. Ils en sçurent profiter, et les romains furent ainsi délivrés d’une puissance rivale, qui les menaçoit sans cesse, et qui les attaquoit souvent. On doit aussi regarder la dissipation des états qui formoient la monarchie d’Attila, comme un évenement favorable à l’établissement de celle des francs dans les Gaules, où les barbares qui habitoient les bords du Danube, ne furent plus en état de revenir.

  1. Editl. anni 1736. p ; 153.