Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 2/Chapitre 3

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LIVRE 2 CHAPITRE 3

CHAPITRE III.

De la République des Armoriques.


La révolte ou la conféderation des provinces Armoriques doit être regardée comme un des principaux événemens de nos annales, puisqu’elle a plus contribué qu’aucun autre, à l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules. Voyons donc puisque nous n’avons plus ce que Frigeridus avoit écrit probablement touchant la constitution de cette république, ce que nous pouvons sçavoir ou conjecturer concernant la forme de son gouvernement.

On a vû dès l’entrée de cet ouvrage que le gouvernement ou le commandement armorique comprenoit cinq des dix-sept provinces des Gaules ; sçavoir, les deux Aquitaines, et la seconde, la troisiéme et la quatriéme des Lyonoises. Il renfermoit encore, comme on l’a vû aussi, une partie de la seconde Belgique, c’est peut-être de la seconde Belgique qu’entend parler Zosime, lorsqu’il dit : que d’autres cantons des Gaules adhererent à la conféderation du commandement armorique ou maritime. La partie de la seconde Belgique qui étoit du gouvernement armorique, aura entraîné dans la révolte la partie qui n’en étoit pas.

Comme il y a plusieurs degrés dans la soumission des sujets au souverain, il y en a aussi plusieurs dans leurs révoltes. Quelquefois un peuple passe de la désobéissance au souverain, à une rébellion ouverte contre lui. Ce peuple non content de secouer le joug de son maître légitime, va jusqu’à prêter serment de fidelité à un autre prince, ou ce qui est à peu près la même chose, il érige son païs en une république indépendante. Quelquefois aussi les sujets se soulevent sans en venir jusqu’à une révolte consommée, c’est-à-dire, sans faire de leur païs une république qui se dise indépendante, et sans se donner à un nouveau souverain. Ainsi quoique les séditieux de cette derniere espece, refusent d’obéir aux ordres du prince, quoiqu’ils établissent de leur autorité de nouveaux commandans, et de nouvelles loix, ils ne laissent pas néanmoins de le reconnoître toujours, du moins de bouche, pour leur véritable souverain. C’est en son nom qu’ils agissent, même quand ils agissent contre lui. Quoiqu’ils chassent ses officiers, et quoiqu’ils fassent la guerre à ses troupes, il n’a point cependant, à les entendre parler, de sujets plus fideles qu’eux. L’histoire fait mention de plusieurs révoltes de ce genre.

Le soulevement des provinces-unies des Païs-Bas contre le roi d’Espagne Philippe II, fut durant les neuf premieres années une révolte de ce genre-là. Ces provinces en conséquence de plusieurs résolutions prises par leurs Etats, et puis en conséquence de la pacification de Gand, et de l’union concluë à Utrech en mil cinq cens soixante et dix-neuf, firent long-tems la guerre contre les armées et contre les officiers avoués par Philippe II, en disant que néanmoins elles le reconnoissoient toujours pour leur prince légitime. Dans toutes les villes qui étoient entrées dans la conféderation, on prioit Dieu pour la prospérité du roi d’Espagne, immédiatement avant que de demander au ciel la victoire sur les troupes de ce prince. Les tribunaux faisoient en son nom le procès à ses sujets fideles, et l’on frappoit à son coin l’argent destiné à payer les armées qui agissoient contre lui. Enfin, on lui faisoit prêter serment de fidélité par des officiers, et par des magistrats qui ne pouvoient cependant lui obéir sans être punis comme traîtres. Ce ne fut qu’en mil cinq cens quatre-vingt-un que les Etats Generaux déclarerent Philippe II déchu de son droit de souveraineté sur leurs provinces, en publiant à cet effet un acte motivé et autentique, qui suppose que jusques-là ils fussent demeurés sous l’obéissance de ce prince.

L’état des Armoriques aura été, après qu’ils se furent soulevés contre l’empereur, sous le regne du tyran Constantin, le même qu’étoit l’état des provinces-unies, immédiatement avant l’acte d’abdication  ; c’est ainsi que se nomme la déclaration de mil cinq cens quatre-vingt-un. Les Armoriques auront dit dans leurs manifestes qu’ils ne se révoltoient point contre l’empire, et que c’étoit pour le servir mieux, qu’ils ne vouloient plus obéir à des officiers et à des magistrats à la fois exacteurs et dissipateurs, et à qui le prince, s’il les eût bien connus, n’auroit jamais confié les emplois dont ils avoient obtenu les provisions, par surprise. On aura peut-être avec fondement, imputé à la trahison, ou du moins à la négligence de ces officiers, les malheurs des Gaules, et principalement l’invasion de l’année quatre cens sept. Si nous n’eussions pas eu pour nos chefs, auront dit les factieux, des traîtres, des poltrons, ou des stupides, les Gaules qui ne manquoient ni de têtes, ni de bras capables de les bien défendre, ne seroient point devenuës la proye d’une multitude ramassée. Pourquoi le prince ne veut-il pas confier plûtôt son autorité aux gens du païs, qui connoissent de longue main ses forces, son foible et ses ressources, et qui ont tant d’intérêt à le conserver, que la remettre entre les mains de personnes d’un autre monde, souvent incapables des emplois que leur procure la faveur d’un courtisan en crédit, et toujours plus occupées du soin de s’enrichir, durant une administration passagere, que du soin de faire le bien d’un païs où elles ne sont pas nées, et qu’elles comptent même de ne plus revoir, dès qu’elles auront fait leur fortune à ses dépens ? Pour faire cesser les maux de la Gaule, il n’y a qu’à remettre ses forces entre les mains de ses enfans. Nous ne demandons à Rome ni argent, ni soldats. Qu’elle nous laisse seulement la liberté de faire un bon usage de nos hommes et de nos richesses. Dès que les deniers qui se levent dans notre patrie, ne seront plus maniés par des magistrats venus de Rome, dès que nos milices ne seront plus sous les ordres de géneraux qui ne les connoissent point, et qu’elles connoissent encore moins, il ne restera plus de barbares entre le Rhin et l’océan. Bien-tôt même nous serons en état de passer les Alpes, et d’aller noyer dans l’Arne et dans le Tibre les Visigots, qui menacent de près le Capitole. Nos ancêtres ont bien pû prendre Rome ; nous pourrons bien la délivrer des ennemis qui sont à ses portes. Enfin, à qui les Gaules obéissent-elles aujourd’hui ? à Constantin, à un tyran, dont le nom fait le plus grand mérite. Ce n’est point nous révolter contre l’empire, que de secouer le joug de cet usurpateur.

Nous verrons par plusieurs passages de Salvien, qui seront rapportés ci-dessous, que les concussions, et la mauvaise administration des officiers du prince, furent véritablement les causes de la conféderation des provinces Armoriques ; et nous verrons aussi par ces passages, et par ceux d’autres auteurs, que bien qu’elles se soient deffenduës, quelquefois les armes à la main, contre les officiers de l’empire, qui vouloient les remettre sous son obéissance par force, elles n’ont jamais cependant reconnu d’autres souverains que l’empire, ni refusé de l’aider lorsqu’il leur demandoit du secours, et cela jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-dix-sept qu’elles se soumirent à Clovis, en conséquence du traité qu’elles firent avec lui, aussi-tôt après son baptême.

Les apparences sont même que les Armoriques, c’est-à-dire, ici les peuples du commandement maritime, continuerent après qu’ils eurent érigé leur espece de république, à frapper leur monnoye au coin de l’empereur regnant. Voici quels sont les fondemens de cette conjecture. Les Armoriques doivent avoir frappé un grand nombre d’especes d’or et d’argent durant les quatre-vingt-sept années qui s’écoulerent depuis leur association jusqu’à leur incorporation à la monarchie des Francs. Quoique l’interregne qui eut lieu dans les Gaules durant la guerre civile allumée par la proclamation de Galba, ait été très-court, quoiqu’il ne puisse pas avoir duré une année entiere, nous ne laissons pas d’avoir encore des médailles romaines frappées durant ce court interregne, lesquelles ne portent ni le nom ni l’effigie d’aucun empereur, et qu’on connoît pourtant à leur fabrique être du tems de Neron et de Galba. Cependant parmi les médailles romaines qu’on reconnoît au goût de leur gravure pour être des monnoyes du cinquiéme siécle, il n’y en a point qui ne soit frappée au coin de quelqu’un des empereurs. Voici encore une autre raison qui me porte à croire ce que j’avance : des révolutions pareilles à celle qui se fit dans le gouvernement Armorique, quand les provinces dont il étoit composé, se souleverent contre le souverain, sont toujours suivies de besoins urgens, et qui contraignent d’avoir recours aux expédiens les plus équivoques. Celui de gagner sur la monnoye est ordinairement un des premiers qu’imaginent les Etats dont les finances tarissent.

Un souverain profite sur sa monnoye en deux manieres, qui au fond reviennent au même. Ou bien il augmente le prix des especes d’or et d’argent qui sortent de ses monnoyes, quoiqu’il ne reçoive que pour l’ancien prix, les matiéres d’or ou d’argent qu’on y apporte ; ou bien en laissant les matieres à leur ancien prix, il fabrique des especes moindres soit par le poids, soit par le titre, que les especes qui avoient cours lorsque le prix du marc d’or et le prix du marc d’argent ont été fixés, et néanmoins il donne cours à ces nouvelles especes pour le même prix dont étoient les anciennes. En effet, les provinces-unies du Païs-Bas, dès qu’elles se furent mises en république, userent du premier moyen de gagner quelque chose sur leur monnoye. Elles augmenterent la valeur de leurs especes de cinq pour cent, sans augmenter d’abord les matieres de ces cinq pour cent ; ils font encore la difference essentielle et permanente, bien que sujette à quelques variations dépendantes des conjonctures, laquelle se trouve entre le prix qu’ont aujourd’hui ces especes dans la banque d’Amsterdam, et celui qu’elles ont dans les payemens en deniers entre citoyen et citoyen. Elles ne sont reçûës que sur l’ancien pied dans les recettes que fait la banque qui les donne aussi pour le prix qu’elle les reçoit. Mais dans les payemens de particulier à particulier, elles sont données et reçûës sur le pied de leur nouvelle valeur. Les Armoriques auront pratiqué l’autre moyen, et ils auront, sans avoir augmenté le prix du marc, fabriqué des sols d’or, d’un titre plus bas que celui des anciens ; mais ausquels ils n’auront pas laissé de donner cours pour la valeur numeraire qu’avoient les anciens. Ce qui est certain, c’est que cinquante ans après la conféderation des Armoriques, il couroit dans l’empire des sols d’un titre plus bas, et qui s’appelloient les sols gaulois, parce qu’ils avoient été fabriqués dans les Gaules.

Nous avons déja cité l’édit que l’empereur Majorien, qui regnoit en quatre cens cinquante-huit, et environ cinquante ans après l’établissement de la république des Armoriques, publia, pour rémédier aux désordres, et aux abus qui faisoient gémir les sujets dans les Gaules et dans les autres provinces du partage d’occident. Un article de cette loi dit : « Nous défendons à ceux qui reçoivent nos deniers, de rebuter dans les payemens, sous quelque prétexte que ce soit, aucun sol d’or pourvu qu’il soit de poids, si ce n’est le sol gaulois, dont l’or est d’un titre plus bas que celui des autres sols. » Certainement la loi de Majorien ne statue point ici sur les especes d’or qui pouvoient courir dans les Gaules avant Jules-César. Lorsque Majorien regnoit, il y avoit déja cinq cens ans qu’elles étoient soumises aux Romains, trop jaloux des droits de la souveraineté pour avoir laissé courir si long-tems des especes frappées au coin des anciens princes : supposé qu’il y en eût encore, elles étoient devenues des médailles. D’ailleurs Majorien appelle lui-même sols d’or les especes dont il s’agit ; il suppose qu’ils sont du poids des autres sols d’or qui étoient alors la monnoye courante, puisque ce n’est qu’à cause de leur titre qu’il les décrie. Il s’agit donc d’especes courantes et frappées depuis que les Romains étoient les maîtres des Gaules. Mais, dira-t-on, Majorien désigne bien superficiellement les sols d’or, dont il interdit le cours. Je réponds que cette désignation étoit suffisante pour ceux qui vivoient quand il publia son édit. Des loix précédentes à la sienne avoient déja statué sur les sols d’or qui s’y trouvoient décriés. Enfin, tout le monde sçavoit dans le cinquiéme siécle ce que signifioient les lettres qui sont dans les exergues des monnoyes du bas empire, et que nous ne sçavons pas lire aujourd’hui. C’étoit apparemment à ces lettres qu’on reconnoissoit le sol d’or gaulois, et qu’on discernoit les especes de bon titre, lesquelles avoient été frappées dans les monnoyes imperiales, d’avec les especes fabriquées dans les monnoyes des provinces conféderées, et même d’avec les especes de même valeur et titre que celles des Armoriques, lesquelles les empereurs peuvent bien avoir fait fabriquer par une mauvaise politique. Nous parlerons incessamment de ces dernieres especes.

Je crois même que c’est de ces sols d’or armoriques dont il devoit y avoir un grand nombre de répandus dans les Gaules, que fait mention une loi particuliere que Gondebaud roi des Bourguignons y publia probablement vers l’année cinq cens sept. Elle parle des especes d’or alterées, quant au titre, et sur tout de celles qu’Alaric II roi des Visigots venoit de faire frapper. Or nous verrons dans la suite que ce fut vers l’année cinq cens six qu’Alaric fit fabriquer cette espece de fausse monnoye. Voici la loi de Gondebaud : » Nous défendons de rebuter dans les payemens aucun sol d’or pourvu qu’il soit de poids, à moins qu’il ne soit d’une des quatre fabrications suivantes : sçavoir, de celle de l’Empereur Valentinien, de celle de Genéve, de celle qui a été faite dans le pais tenu par les Visigots du tems d’Alaric, & dans laquelle le titre de l’espece a été empiré, & enfin de celle d’Ardaric. »

Il n’y a point de difficulté sur les trois premieres fabrications. Gondebaud décrie les especes frapées sous Valentinien, parce que sous le regne de ce prince on avoit probablement alteré dans les monnoyes impériales le titre des sols d’or qui s’y fabriquoient, afin de se mettre au pair, avec les sols armoriques, et d’éviter l’inconvénient plus apparent que réel qu’il y auroit eu, si les sujets des provinces obéïssantes eussent donné dans le commerce aux sujets des provinces confederées des sols d’or meilleurs que ceux qu’ils recevoient des sujets des provinces conféderées. Gondebaud décrie de même les sols d’or que son frere Godégisile avoit fait fabriquer à Genéve, lorsqu’il y tenoit sa cour, soit par aversion pour la mémoire de Godégisile, soit par d’autres motifs. Notre législateur met semblablement hors de tout cours les sols d’or fabriqués à Toulouse au coin d’Alaric II. Tout cela est sans difficulté. Mais quels sont ces sols d’or ardaricains, dont la loi de laquelle il s’agit, déclare qu’elle ne veut point autoriser l’exposition.

Je ne trouve dans le cinquiéme siécle qu’un prince qui ait porté le nom d’Ardaric, et qui ait pû donner le nom d’ ardaricains à des sols d’or courans dans les Gaules. C’étoit un roi des Gépides, qui au rapport de Jornandés et de Sigebert le chroniqueur, fut un des rois soumis à l’autorité d’Attila. Il est vrai qu’Ardaric ne voulut point obéïr aux successeurs d’Attila, qu’il se mit dans une entiere indépendance, et qu’il se rendit même célebre, en donnant à plusieurs autres rois, qui comme lui avoient été soumis au roi des Huns, l’exemple de secoüer ce joug. Mais nous ne voyons pas qu’Ardaric ait jamais eu aucun établissement ni dans les Gaules, ni dans les autres contrées voisines de cette province. Il regnoit entre le Danube et le Pont-Euxin. Est-il probable que ce prince ait fait frapper dans ces païs-là une quantité d’espéces d’or telle, qu’il en fut passé dans les Gaules un si grand nombre, que cinquante ans après il y en restât encore assez pour mériter que Gondebaud en fît une mention particuliere dans une loi génerale concernant les monnoyes.

Ce sont apparemment ces réflexions qui ont fait penser à M Du Cange[1] que le texte de la loi de Gondebaud étoit corrompu, et qu’au lieu d’y lire ardaricanos, on pouvoit lire alaricanos. Mais comme l’a très-bien observé M De Valois[2], cette correction n’est point admissible, parce qu’en l’adoptant il se trouveroit que Gondebaud auroit fait deux fois mention dans la même phrase, sous deux differentes désignations, des sols d’or d’Alaric, ce qui n’est pas soûtenable. En effet, Gondebaud ayant dit que son intention est de mettre hors de cours les sols d’or de quatre fabrications differentes ; sçavoir, ceux de la fabrication de Valentinien troisiéme, ceux de la fabrication de Genéve, ceux qu’Alaric avoit fait fabriquer avec trop d’alliage, et ceux d’une quatriéme fabrication, il est impossible que le nom par lequel il désigne cette quatriéme fabrication, soit le nom d’Alaric. En ce cas-là Gondebaud eût dit d’abord qu’il privoit de tout cours les especes d’or fabriquées dans trois monnoyes differentes. En faisant l’énumération des fabriques dont il décrioit les monnoyes, il auroit encore averti que les espéces d’or frappées au coin d’Alaric, lesquelles il mettoit hors de cours, étoient les mêmes sols d’or qui s’appelloient vulgairement alaricains.

Je crois donc que ce n’est point hazarder une conjecture sans fondement, que de lire dans la loi de Gondebaud armoricanos pour ardaricanos. Un copiste a pû changer aisément l’ m en d et l’ o en a. L’inattention des écrivains, qui comme nous le verrons dans la suite, a été cause qu’on lit aujourd’hui dans Procope arboricos pour armoricos, aura été cause aussi qu’on lit aujourd’hui dans la loi gombette ardaricanos pour armoricanos. Enfin, il est aussi probable qu’en cinq cens huit il restoit encore dans les Gaules une grande quantité de sols d’or, fabriqués dans les villes de la conféderation Armorique, où l’on avoit battu monnoye jusques à leur réduction à l’obéïssance de Clovis en quatre cens quatre-vingt dix-sept, qu’il l’est peu qu’il y eût encore alors un assez grand nombre de ces especes frappées au coin d’Ardaric, pour faire un objet aux yeux d’un législateur, et pour mériter qu’il les décriât expressément.

Quelle étoit la forme du gouvernement dans la république des provinces maritimes des Gaules, qui se confédérerent en quatre cens neuf ? Tout ce que nous en sçavons, c’est ce que Zosime nous apprend : qu’elles chasserent les officiers du prince, et qu’elles pourvûrent au gouvernement ainsi qu’elles le trouverent bon. Nous sommes réduits sur ce point-là aux conjectures. Il est donc probable que chaque cité aura conservé la forme de son gouvernement municipal. Chaque sénat aura exercé dans son district les fonctions de comte, et il y aura fait ce que firent les Etats de la province de Hollande dans leur territoire, lorsqu’après la mort du roi d’Angleterre Guillaume III ils se mirent en possession d’exercer par eux-mêmes, les fonctions attachées à la charge de statholder ou de gouverneur du païs, devenuë vacante par le décès de ce prince. On sçait bien que les fonctions et les droits attribués à cette charge, étoient les fonctions et les droits que les souverains de la province y avoient attachés eux-mêmes autrefois. Guillaume prince d’Orange, celui qu’on désigne par le surnom de Taciturne, et qui étoit gouverneur de la province pour Philippe II lorsqu’elle se révolta, avoit conservé, nonobstant la révolution, toutes les fonctions et tous les droits qu’il avoit comme statholder avant la révolution, et ses successeurs à cette dignité, en avoient joüi de même.

Peut-être que dans quelques-unes de celles des cités des Gaules qui entrerent dans la confédération, il se sera fait un nouveau conseil, à qui tous les citoïens auront attribué l’exercice des fonctions, qui précédemment appartenoient aux officiers nommés par le prince. Ce conseil extraordinaire aura été composé des députés des curies, d’un certain nombre de sénateurs, et de quelques ecclésiastiques. Comme on voit que les évêques eurent une trés-grande part à toutes les révolutions qui arriverent dans la suite, on ne peut guéres douter qu’ils n’eussent entrée dans ces nouveaux sénats, et même qu’ils n’y présidassent. Ils y auront tenu le premier rang, non point comme chefs de la religion dans leurs diocèses, mais en qualité de premiers citoïens. Au défaut de magistrats institués ou désignés par le prince, c’est à ses premiers sujets de se mettre à la tête du gouvernement.

Grotius, quoique protestant, ne laisse pas de reconnoître ce droit des évêques : » Ce fut avec raison, le Peuple Romain refusant de reconnoître l’autorité d’Iréne, s’élut un Empereur, & qu’il le proclama par la bouche de son premier Citoïen c’est-à-dire, de son Evêque. Le Grand-Prêtre n’étoit-il pas en Judée la premiere personne de l’Etat, quand il n’y avoit point de Roi ? Voilà, continuë Grotius, d’où vient le droit qu’a l’Evêque de Rome, de conférer les Fiefs Impériaux pendant la vacance de l’Empire. Durant ce tems-là, l’Evêque de Rome est la premiere personne du peuple Romain, & les droits appartenans à une societé, s’exercent ordinairement en son nom par la personne la plus apparente, par celle qui tient le premier rang dans cette societé. »

Les évêques des Gaules étoient chacun dans sa cité le premier citoïen, ainsi que le pape l’étoit à Rome. C’étoit donc à eux d’exercer pendant l’interregne, et au défaut de magistrats institués ou désignés par le prince, les droits appartenans à la societé, dont ils étoient la premiere personne, comme c’est au pape, suivant Grotius, à exercer, quand il n’y a point d’empereur, les droits qui appartiennent, ou qui sont censés appartenir au peuple Romain. Ainsi c’étoit à nos prélats à présider à l’administration temporelle de leurs diocèses, dès qu’ils n’avoient pas pû venir à bout d’empêcher que ces diocéses ne tombassent dans la funeste nécessité de se gouverner par eux-mêmes. Le droit de préséance emporte avec lui cette obligation. Voilà suivant mon opinion pourquoi plusieurs évêques saints, qui ont vêcu dans le cinquiéme siécle et dans le sixiéme, sont entrés si avant dans tous les projets et dans toutes les négociations qui se firent alors, pour rétablir l’ordre dans leurs diocèses, ou du moins pour y prévenir l’anarchie qui auroit operé leur entiere dévastation. Voilà pourquoi ils font une si grande figure dans l’histoire de l’établissement de la monarchie françoise. Le rang qu’ils tenoient dans leur païs, les obligeoit à se mêler de toutes les affaires, et nous verrons encore dans la suite qu’ils n’ont rien fait que leur conscience et leur honneur ne leur permissent pas.

Le conseil qui gouvernoit dans chaque cité, y aura institué un officier militaire pour commander les gens de guerre, c’est-à-dire, les milices et les troupes de frontiere, qui pour conserver leurs bénefices et leurs quartiers, se seront soûmises au nouveau gouvernement établi dans les païs où elles étoient réparties.

En quelles mains passa le pouvoir qu’avoit le préfet du prétoire des Gaules, et celui de géneralissime de ce département dans les Provinces-unies avant leur conféderation, après qu’elles se furent soustraites à l’autorité des officiers du prince ? L’un et l’autre pouvoir étoit-il exercé par le conseil qui gouvernoit chaque diocèse, et par ceux qui avoient commission de ce conseil, ou bien l’un et l’autre résidoient-ils dans quelque assemblée générale, composée de députés de chaque province ou de chaque cité ? Je n’ai point de peine à croire que du moins de tems en tems il ne se tînt, suivant l’ancien usage, une pareille assemblée ; mais je crois qu’elle ressembloit plûtôt aux dietes des cantons suisses, qui ne peuvent rien résoudre qui oblige tout le corps politique, à moins que le résultat ne soit fait d’un consentement unanime ; qu’elle ne ressembloit aux Etats géneraux des Provinces-unies, qui peuvent à la pluralité des suffrages faire touchant les monnoyes, touchant la conclusion de la paix, ou touchant les entreprises proposées contre une puissance qui a été déja déclarée ennemie d’un consentement géneral, plusieurs décisions ausquelles les provinces qui auroient été d’un avis contraire, sont tenuës de se conformer.

Mon opinion est fondée sur ce qu’on ne voit rien dans les auteurs du cinquiéme siécle et du sixiéme concernant la république des Armoriques, qui porte à croire qu’elle ait eu une assemblée representative qui gouvernât souverainement en décidant à la pluralité des suffrages : et qu’il est d’ailleurs très-probable que ceux des peuples des Gaules qui composoient notre assemblée, se conduisirent après avoir secoué le joug de l’empire romain, comme ils se conduisoient avant que Jules-César leur eût imposé ce joug. Or nous voyons par ce qu’il nous dit lui-même sur l’état où étoient la Gaule celtique et la Gaule belgique lorsqu’il les soumit à Rome, que le parti de Reims et le parti d’Autun qui partageoient les Gaules, avoient plûtôt la forme d’une ligue, ou d’une association de plusieurs petits Etats indépendans l’un de l’autre, et seulement engagés à donner du secours à celui d’entr’eux qui se trouveroit dans certaines conjonctures, qu’ils n’avoient la forme d’un corps politique régulier, dont tous les membres sont soumis au même sénat, et doivent obéir aux ordres de la même assemblée. Les cités qui s’étoient attachées à Autun, n’étoient pas ses sujettes, mais ses clientes. Il en étoit de même de celles qui s’étoient jettées dans le parti de Reims, ou dans celui des Auvergnats.

Comment les cités qui étoient entrées dans la conféderation Armorique, pouvoient-elles s’accorder lorsqu’il s’agissoit de faire une entreprise ? Comment pouvoient-elles seulement vivre en paix les unes avec les autres ? On sçait quelle fut toujours la légereté des Gaulois, et avec quelle promptitude ils ont toujours eu recours aux armes. Je répondrai en appliquant à la république dont il est ici question, ce que dit Grotius de celle de Hollande : que c’étoit une république formée au hazard, mais que la crainte que tous ceux dont elle étoit composée, avoient du roi d’Espagne, ne laissoit pas de tenir unie et de faire subsister. La crainte que les Armoriques avoient des officiers de l’empereur et des barbares, aura donc fait aussi subsister durant un tems leur république, toute mal conformée qu’elle pouvoit être. Les cités qui la composoient auront bien eu souvent des démêlés entr’elles, mais elles auront fait ce que font les personnes embarquées sur le même vaisseau, qui s’accordent, ou plûtôt qui suspendent leurs contestations à l’approche d’une tempête, pour les recommencer, dès que le beau tems sera de retour. Voilà comment il a pu arriver que la conféderation des Armoriques ait subsisté durant quatre-vingt ans et plus, véritablement en perdant de tems en tems quelques-uns de ses associés.

D’ailleurs comme la république des Provinces-unies a dû en partie sa conservation aux diversions que le hazard ou leurs amis firent en sa faveur, et qui souvent mettoient le roi d’Espagne hors d’état de pousser la guerre contr’elle avec vigueur ; de même la république des Armoriques aura dû sa conservation aux guerres civiles, aux guerres étrangeres, et aux autres malheurs qui affligerent l’empire d’Occident pendant le cinquiéme siécle. Une courte exposition de ce qui s’y passa durant les quatre années qui suivirent immédiatement celle où les provinces qui composoient le commandement maritime, s’érigerent en république, fera voir que l’empereur ne fut point pendant tout ce tems-là, en état de songer à les réduire, et qu’elles eurent ainsi le loisir de donner une espece de forme à leur nouveau gouvernement, et le tems de l’accréditer.

  1. Gloss. Latin. ad vocem Ardaricani
  2. Valesiana, page 24.