Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 16

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LIVRE 3 CHAPITRE 16

CHAPITRE XVI.

Expédition de Childéric contre les Allemands. Sa mort. Son tombeau. Etat qu’il laisse à Clovis son fils. Explication d’un passage de la vie de sainte Géneviéve.


La critique veut que je place après la paix faite vers l’année quatre cens soixante et dix-sept entre Euric et les autres puissances des Gaules, l’expédition que fit Childéric contre quelques essains d’Allemands établis aux pieds des Alpes du côté de la Germanie. Il n’y a point d’apparence que Childéric, qui joüoit un personnage aussi considerable sur le théâtre des Gaules, que celui qu’on lui a vû joüer, ait fait une entreprise de fantaisie, pour ainsi dire, et telle que fut l’expédition dont nous allons parler, quand la guerre y étoit encore allumée, et quand sa presence pouvoit d’un jour à l’autre, devenir absolument nécessaire à son parti. D’ailleurs le dix-neuviéme chapitre du second livre de l’histoire de Gregoire De Tours, et c’est à la fin de ce chapitre que se trouve le recit de l’expédition dont il s’agit, n’est aussi-bien que le précedent, et nous l’avons montré, qu’un tissu de sommaires qui parlent d’évenemens arrivés en des années differentes. Ainsi, bien que Gregoire De Tours fasse mention de l’expédition de Childéric contre les Allemands immediatement aprés avoir rapporté la prise et le saccagement des Isles des Saxons, cela n’empêche point que cette expédition n’ait pû se faire long-tems après.

Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans notre historien. « Il y eut au mois de Novembre de cette année-là un grand tremblement de terre. Audoagrius fit alliance avec Childeric, & ils allerent ensuite faire passer sous le joug, une Tribu des Allemands, qui revenoit d’une incursion qu’elle avoit faite en Italie. »

On se souviendra bien qu’Audoagrius étoit roi des Saxons, et que c’étoit lui qui avoit fait deux descentes sur les rives de la Loire, pour favoriser les armes des Visigots.

Plusieurs auteurs ont cru qu’il fût nécessaire de corriger ici le texte de Gregoire De Tours, et qu’il fallût y lire… etc., et non pas… etc. Mais cette correction qu’aucun manuscrit n’autorise, n’est pas nécessaire, si l’on veut bien suivre mon sentiment. Nous avons vû à l’occasion d’un avantage que l’empereur Majorien remporta sur les Allemands au commencement de son regne, qu’il y avoit dès-lors plusieurs essains de cette nation établis dans les Alpes et sur le revers de ces montagnes du côté du septentrion, et qui, s’il étoit permis de s’énoncer ainsi, faisoient métier de courir l’Italie, et d’y aller faire leurs recoltes l’épée à la main. Ces brigands menoient encore le même train de vie, lorsque Childéric eut affaire à eux vers l’année quatre cens soixante et dix-neuf, et même ils le continuerent jusqu’à l’année quatre cens quatre-vingt-seize qu’ils furent en partie subjugués, et en partie chassés de ce pays-là par Clovis. Nous verrons en parlant de cet évenement, que Theodoric qui étoit déja roi d’Italie quand il survint, donna retraite à un nombre de ces Allemands, et voici ce que dit Ennodius de ceux à qui Theodoric donna retraite. » Vous avez, c’est à Theodoric qu’il adresse la parole, établi en Italie sans aliener aucune portion du territoire de l’Empire, un corps d’Allemands. Vous nous faites garder par ceux mêmes qui nous pilloient auparavant. Si dans le tems qu’ils méritoient d’être dispersés, ils ont trouvé en vous un Roi débonnaire, qui les a conservés en corps de Nation, de votre côté vous avez donné à l’Italie pour son ange tutelaire, & pour son conservateur un Peuple qui sans cesse y faisoit des incursions. Vous avez changé ses ennemis les plus dangereux en Citoyens des plus utiles. »

Revenons à l’expédition de Childéric. Il étoit arrivé à ce prince et au roi des Saxons Audoagrius, ce qui arrive aux grands capitaines qui font la guerre l’un contre l’autre ; c’est de concevoir réciproquement beaucoup d’estime pour son ennemi. Quand les Francs et les Saxons eurent fait la paix, Audoagrius et Childéric se seront vûs, et ils auront fait ensemble la partie d’aller détrousser une bande de brigands, et de lui enlever le butin qu’elle venoit de faire en saccageant un canton de l’Italie. Une expédition aussi périlleuse que celle-là, et entreprise pour un objet de très-petite importance, étoit une partie bien digne des deux freres d’armes qui la lierent, et qui sans doute ne s’y seront engagés, que vers la fin d’un repas. Cependant elle n’étoit pas aussi hazardeuse qu’elle le paroît d’abord. Comme il n’y avoit point en ce tems-là, de troupes reglées dans la Germanie, et comme cette contrée n’étoit point alors remplie de villes et de bourgades, ainsi qu’elle l’est aujourd’hui, un corps de troupes qui marchoit sans machines de guerre, sans gros bagage, et qui étoit accoutumé à ne point trouver des étapes sur la route, pouvoit, lorsqu’il étoit bien mené, traverser tout ce pays-là sans avoir un si grand nombre de combats à rendre. Dans des pays à moitié défrichés, et où les demeures des habitans étoient éparses et éloignées les unes des autres, il lui étoit facile de surprendre le passage des rivieres et des montagnes ou de les forcer avant qu’il se fût rassemblé un nombre de combattans assez grand pour les disputer long-tems. Ce corps pouvoit aussi après avoir percé jusqu’aux lieux où il vouloit pénetrer, prendre à son retour un chemin different de celui qu’il avoit tenu en allant, et revenir dans son pays sans avoir perdu beaucoup de monde. Audoagrius et Childéric se seront apparemment donné rendez-vous sur le Bas-Rhin, et après s’être joints, ils auront marché par la droite de ce fleuve jusqu’aux pieds des Alpes, où ils auront obligé les Allemands ausquels ils en vouloient, à capituler avec eux. Nos deux princes après avoir détroussé ces brigands, consternés de voir qu’il y eût à l’autre bout de la Germanie des hommes qui les surpassoient en audace, seront revenus sans accident chacun dans son royaume.

Voilà tout ce que nous sçavons concernant l’histoire de Childéric. La premiere fois que Gregoire De Tours reparle de ce prince, c’est pour faire mention de sa mort. Il n’est rien dit de Childéric dans les chapitres qui sont entre le dix-neuviéme chapitre du second livre de l’Histoire ecclésiastique des Francs, lequel finit par le récit de l’expédition dont nous venons de parler, et le vingt-septiéme chapitre de ce même livre. Or il commence par ces paroles : Childéric étant mort sa place fut remplie par son fils Clovis. Cependant Childéric a dû survivre quelques années à la pacification des Gaules, puisqu’il n’est mort qu’en quatre cens quatre-vingt-un ; comme nous l’apprenons de Gregoire De Tours. Véritablement il ne dit point positivement que Childéric mourut cette année-là ; mais il ne laisse pas de nous l’enseigner, en écrivant dans le dernier chapitre du second livre de son histoire, que Clovis le fils et le successeur de ce prince, mourut après un regne de trente ans. Or comme nous sçavons positivement que Clovis mourut en cinq cens onze ; nous apprendre qu’il regna trente ans, c’est nous apprendre que le roi son prédecesseur étoit mort en quatre cens quatre-vingt ou l’année quatre cens quatre-vingt-un.

Suivant l’auteur des Gestes Childéric mourut la vingt-quatriéme année de son regne, et comme il mourut en quatre cens quatre-vingt, ou l’année d’après, on voit bien qu’il falloit qu’il fut monté sur le trône en quatre cens cinquante-sept ou en quatre cens cinquante-huit.

Childéric fut enterré aux portes de Tournay où il faisoit sa résidence ordinaire, et qui peut-être étoit la seule capitale de cité, dans laquelle il fût véritablement souverain. Nous allons voir bien-tôt que Clovis son successeur fit aussi long-tems son séjour ordinaire dans cette même ville. Si le lieu où Childéric fut inhumé n’étoit point encore enclos dans l’enceinte de Tournay, lorsqu’on l’y enterra, il n’en faut point inférer que la ville ne lui appartînt pas. Les Francs auront enterré Childéric hors des murs de Tournay pour ne point déplaire aux Romains, qui ne vouloient pas encore souffrir qu’on enfreignît la loi si souvent renouvellée, laquelle défendoit d’inhumer les morts dans l’enceinte des villes. L’édit de Theodoric roi des Ostrogots et maître de l’Italie[1], lequel défend sous de grieves peines d’enterrer les corps dans la ville, montre que les Romains du sixiéme siécle avoient pour l’inhumation des morts dans l’enceinte des villes, autant d’aversion que leurs ancêtres. On observera même que les premiers évêques de Tours, de Paris, et des autres diocèses des Gaules, n’ont point été enterrés dans leur cathédrale, qui étoit dans la ville, mais dans des lieux qui pour lors étoient hors de l’enceinte des murs de la ville, et où l’on a bâti dans la suite des églises sur leurs sépultures.

Le tombeau de Childéric dont personne n’avoit plus connoissance fut découvert par hazard en mil six cens cinquante-trois[2], et quand Tournay étoit sous la domination du roi d’Espagne Philippe IV. On y trouva outre l’anneau de Childéric, où la tête de ce prince est representée, et où il y a pour légende Childerici Regis, un grand nombre de médailles d’or, qui toutes sont frappées au coin des empereurs Romains, et des abeilles de grandeur naturelle, faites aussi d’or massif. Childéric, suivant l’apparence portoit ces petites figures cousuës sur son vêtement de cérémonie, parce que la tribu des Francs sur laquelle il regnoit, avoit pris les abeilles pour son symbole, et qu’elle en parsemoit ses enseignes. Les nations Germaniques, et les Francs en étoient une, prenoient chacune pour son symbole, et parlant selon l’usage present, pour ses armes[3], quelqu’animal dont elle portoit la figure sur ses enseignes. D’abord elles n’auront mis dans ces drapeaux que les bêtes les plus courageuses, mais le nombre des nations et le nombre des tribus venant à se multiplier, il aura fallu que les nouvelles nations et les nouvelles tribus prissent pour leurs armes afin d’avoir un symbole particulier et qui les distinguât des autres, des animaux de tout genre et de toute espece. Je crois même que nos abeilles sont par la faute des peintres et des sculpteurs, devenuës nos fleurs de lys, lorsque dans le douziéme siecle la France et les autres Etats de la chrétienté commencerent à prendre des armes blazonnées. Quelques monumens de la premiere race qui subsistoient encore dans le douziéme ou treiziéme siecle, et sur lesquels il y avoit des abeilles mal dessinées auront même donné lieu à la fable populaire : que les fleurs de lys que nos rois portent dans l’écu de leurs armes, fussent originairement des crapauds. Elle n’a pas laissé néanmoins d’avoir cours long-tems dans quelques provinces des Pays-Bas où l’on vouloit rendre les François méprisables par toutes sortes d’endroits. On trouva encore dans le tombeau de Childéric un globe de crystal, que quelques auteurs modernes ont cru n’y avoir été mis que parce que durant la derniere maladie de ce prince, il lui avoit servi à se rafraîchir la bouche. Mais il me paroît plus raisonnable de croire, que ce globe n’aura été déposé dans le tombeau où il a été trouvé, que parce que le roi des Francs le tenoit à la main les jours de cérémonie, comme une des marques de sa dignité. Il est vrai que cette boule est deux ou trois fois plus petite que celles dont les souverains peuvent encore se servir pour un pareil usage, et que les peintres et les sculpteurs mettent aujourd’hui dans la main des empereurs et des rois. Mais il faut qu’insensiblement on ait augmenté le volume des globes dont nous parlons. Ce qui est certain, c’est que les globes qui sont employés dans les médailles antiques des empereurs Romains comme le symbole de l’Etat, ne sont pas plus grands, à en juger par rapport aux figures d’hommes qui sont sur ces mêmes médailles, que l’est le globe trouvé dans le tombeau de Childéric. J’ajoûterai même que nous avons encore plusieurs statuës de nos rois de la premiere race faites sous le regne de la troisiéme, qui representent ces princes tenans à la main un globe plus petit sans comparaison que les globes symboliques, ausquels les peintres et les sculpteurs des derniers siecles, ont accoutumé nos yeux. Il y a encore quelques autres pieces parmi les joyaux antiques trouvés dans le tombeau de Childéric, mais nous nous abstiendrons d’en parler, parce que nous n’en sçaurions tirer rien qui soit utile à l’éclaircissement de l’histoire. Ceux qui veulent en être plus amplement instruits[4], peuvent lire l’ouvrage que Monsieur Chiflet publia peu de tems après l’invention de ce tombeau, et dans lequel il donne la description et l’explication de toutes les curiosités qu’on y trouva. Je me contenterai donc de dire ici, que dès lors on ramassa toutes ces reliques prophanes avec grand soin et qu’elles furent mises dans le cabinet de l’archiduc Leopold D’Autriche, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne. Quelque tems après elles furent portées à Vienne, où l’on leur donna place dans le cabinet de l’empereur. Dans la suite, Leopold I voulut bien les donner à Maximilien Henri De Baviere, électeur de Cologne, dont le dessein avoit été quand il les avoit demandées, d’en faire présent au roi Louis Le Grand, comme de joyaux qui naturellement appartenoient à la couronne de France. Dès que l’électeur de Cologne eut les curiosités dont il s’agit en sa possession, il exécuta son dessein, et il les envoya au successeur de Childéric. Ils sont gardés aujourd’hui dans la bibliotheque du roi.

On verra par ce que nous dirons bientôt des acquisitions de Clovis, et du petit nombre des Francs ses sujets, que Childéric ne laissa point à son fils un grand Etat. Il est vrai que plusieurs historiens donnent à Childéric un royaume qui s’étendoit depuis le Vahal jusqu’à la Loire, et qui devoit renfermer un tiers des Gaules. Mais nous avons suffisamment détruit les fondemens de cette supposition en expliquant le passage de Gregoire De Tours où il est parlé de la mort du comte Paulus, et de la prise d’Angers. On ne trouve point qu’aucun autre des auteurs qui ont écrit dans le cinquiéme et dans le sixiéme siécles, ait dit que Childéric avoit étendu les bornes de son royaume jusqu’à la Loire ni même jusqu’à la Seine. La Somme lui aura toujours servi de limites.

Le seul livre écrit dans les deux siecles dont nous venons de parler, lequel puisse fournir une objection contre cette proposition, est la vie de sainte Geneviéve, patrone de Paris. Son auteur dit qu’il l’a composée dix-huit ans après le trépas de la sainte, morte sous le regne de Clovis. Quoiqu’il en soit, cette vie est d’une grande antiquité, puisque nous en avons des manuscrits copiés dès le neuviéme siecle. Voici donc ce passage qui doit avoir contribué à faire croire à plusieurs de nos historiens, que Childéric avoit été le maître de Paris, et que du moins, il avoit étendu son royaume jusqu’à la Seine. » Je ne sçaurois exprimer l'amitié ni la vénération que Childéric cet illustre Roi des Francs , a toujours euës pour Géneviéve, tant qu'il a vécu. Un jour qu'il vouloit faire exécuter des criminels qui méritoient la mort , il ordonna en entrant à Paris , qu'on tînt les portes de la Ville fermées dans la crainte que la Sainte n'y vînt pour lui demander la grace des condamnés. » Une porte s’ouvrit miraculeusement quand la sainte s’y présenta, et elle obtint leur grace de ce prince. Si Childéric, dit-on, a fait faire des exécutions dans Paris, s’il y a fait fermer de son autorité les portes de la ville, c’est qu’il y étoit le maître, c’est qu’il l’avoit soumise à sa domination.

Je réponds en premier lieu, que Childéric n’aura point agi dans cette occasion en qualité de souverain de Paris, mais en qualité de maître de la milice, dignité dont il aura été pourvû après Chilpéric un des rois des Bourguignons. Comme nous le dirons en son lieu, Chilpéric mourut vers l’an quatre cens soixante et dix-sept, et Childéric aura été nommé à cette dignité vacante, soit par les Romains des Gaules, soit par l’empereur d’Orient. Il est toujours certain, comme on le verra par la premiere lettre de saint Remy à Clovis, laquelle nous allons rapporter, que Clovis peu de tems après la mort de Childéric, et peu de tems après lui avoir succedé à la couronne des Francs Saliens, lui succeda encore à un emploi ou dignité autre que la royauté. La preuve, comme nous le dirons, est que saint Remy qualifie cet emploi d’administration, c’est-à-dire, de gestion faite au nom d’autrui ou pour autrui : cet emploi étoit certainement une des dignités militaires des Gaules. La lettre de saint Remy le dit positivement. Toutes les apparences sont donc que cette dignité de l’empire étoit celle de maître de la milice que les Romains dans les circonstances où ils se trouvoient vers quatre cens soixante et dix-sept, avoient eu interêt d’offrir à Childéric, et qu’il avoit eu aussi grand interêt d’accepter. Ç’aura donc été non pas comme roi des Francs, mais comme officier de l’empire, que Childéric aura donné dans Paris les ordres que la vie de sainte Génevieve dit qu’il y donna.

En second lieu, le passage de cette vie duquel il s’agit, ne prouveroit pas encore, quand même on ne voudroit pas convenir que Childéric eut été maître de la milice, que ce prince ait été souverain dans Paris ; en voici les raisons. Nous avons vû que Childéric étoit l’allié des Romains, et que souvent il faisoit la guerre conjointement avec eux. Ainsi, le bien du service demandoit qu’il pût dans l’occasion passer à travers leurs places, qu’il pût même y faire quelquefois du séjour, et qu’il campât souvent dans le même camp qu’eux. Ce prince pour ne point perdre le droit de vie et de mort qu’il avoit sur ses Francs, et pour ne les point laisser s’accoutumer à reconnoître d’autre supérieur immédiat que lui, se sera reservé en faisant sa capitulation avec les Romains, le droit de juger en quelque lieu qu’il se trouvât, ceux des soldats qui étoient ses sujets, du moins dans tous les cas où ils seroient accusés de délits militaires. La précaution que je suppose ici que le roi des Francs ait prise, est si sage, elle se présente si naturellement à l’esprit, qu’il n’y a point de souverain, qui lorsqu’il mene ou qu’il envoye ses troupes servir un autre prince, ne veuille en prendre une pareille, et à qui le potentat au service de qui les troupes passent, n’accorde de la prendre ; en effet c’est le meilleur moyen d’empêcher ceux qui composent ces troupes d’oublier quel est leur souverain naturel, comme de prendre l’idée qu’ils soient à tous égards les sujets de la puissance dont ils se trouvent être actuellement les soldats. C’est enfin le moyen le plus efficace d’entretenir parmi ces troupes l’esprit de retour dans leur patrie. D’ailleurs les hommes étant ce qu’ils sont, la reserve de sa juridiction que le souverain qui prête ou qui loue de ses troupes, fait en sa faveur et au préjudice des droits naturels du prince dans le territoire de qui elles vont servir, prévient plusieurs injustices, qui arriveroient sans cette réserve.

Les puissances qui envoyent des troupes auxiliaires dans un pays étranger, remettent ordinairement la jurisdiction qu’ils ont en vertu du droit naturel, sur leurs sujets, et qu’ils se sont réservée, entre les mains d’un conseil de guerre national, c’est-à-dire, composé d’officiers nationaux. Tel est par exemple l’ordre judiciaire établi parmi les troupes Suisses qui servent le roi très-chrétien, les Etats Géneraux des Provinces-unies et quelques autres potentats. Le canton qui permet la levée d’un regiment remet la jurisdiction qu’il a sur ceux qui le composent, entre les mains des officiers qui le commandent, pour être exercée conformément aux capitulations generales et particulieres faites à ce sujet. A plus forte raison, lorsqu’un prince qui fournit des troupes auxiliaires à un autre Etat, mene en personne ces troupes, peut-il exercer par lui-même la jurisdiction naturelle qu’il a sur ses sujets ; et peut-il les juger de même qu’il les jugeroit s’ils étoient sur son propre territoire, et cela nonobstant qu’ils soient actuellement sur le territoire d’autrui. Lorsque le roi d’Angleterre Guillaume III faisoit la guerre en Brabant, et sur le territoire du roi d’Espagne, n’y avoit-il pas l’exercice suprême de la justice sur les officiers et sur les soldats des troupes Angloises, comme il l’auroit euë si ces troupes eussent été en Angleterre ? Childéric ne fit donc rien à Paris que le roi Guillaume n’ait pû faire à Bruxelles en mil six cens quatre-vingt-douze, quoiqu’il ne fût pas cependant le souverain de cette ville-là. Childéric ne fit même rien dans Paris que ce que pourroit faire un colonel suisse en garnison à Lisle ou bien à Mastricht. Il est vrai que l’auteur de la vie de sainte Genevieve ne dit point que ce prince demanda qu’on fermât les portes ; il dit qu’il l’ordonna. Mais le style de l’auteur de cette vie est-il assez exact, pour fonder une objection sur ce qu’il n’aura point employé le terme propre dont il devoit se servir ?

Enfin une preuve que Childéric n’étoit pas le maître de Paris, et qui se tire de la vie même de sainte Genevieve, c’est que son auteur après avoir raconté dans le vingt-cinquiéme chapitre de l’ouvrage le fait que nous venons de commenter ; raconte dans le trente-quatriéme un miracle que fit la sainte durant le blocus de Paris par les Francs. Ce blocus dont nous parlerons en son lieu, étant un évenement posterieur à la grace obtenuë par sainte Geneviéve pour les coupables que Childéric vouloit faire exécuter ; je conclus que Paris n’étoit point au pouvoir de ce prince, lorsqu’il y fit grace à des criminels. Cette ville étoit encore alors une des villes Armoriques, et comme nous le dirons plus bas, elle ne vint au pouvoir des Francs que sous le regne de Clovis.

  1. Anicula cent. und.
  2. Valef. in add. ad To. prim. Rerum F.
  3. Vide Cluv. lib. pr. cap. quadragesimo nono Germ. antiq.
  4. Analasis Childerica Regis.