Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 3/Chapitre 18

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LIVRE 3 CHAPITRE 18

CHAPITRE XVIII.

Avenement de Clovis à la Couronne. Il est pourvû bientôt après d’une des dignités de l’Empire que son pere avoit tenuës. Lettre écrite à Clovis par saint Remy à ce sujet-là. Affection des Gaules pour les Francs. Histoire d’Aprunculus Evêque de Langres, & chassé de son Siége comme Partisan de Clovis. Justification de cet Evêque.


Clovis qui n’avoit que quarante-cinq ans lorsqu’il mourut en cinq cens onze[1], n’avoit par conséquent que quinze à seize ans en quatre-vingt-un, et lorsqu’il parvint à la couronne de la tribu des Francs établie dans le Tournaisis. Son âge ne l’empêcha pas néanmoins d’être encore revêtu peu de tems après son avenement au trône, de celle des dignités militaires de l’empire Romain que Childéric avoit exercée, et qui suivant les apparences étoit, comme nous l’avons déja dit, l’emploi de maître de la milice. La même puissance qui avoit conferé au pere la dignité dont il s’agit, la confera encore au fils, et Clovis qui ne fit point de difficulté d’accepter à l’âge de quarante-deux ans le consulat auquel l’empereur Anastase le nomma pour lors, peut bien aussi avoir accepté quand il étoit encore adolescent, le géneralat que l’empereur Zénon, ou les Romains des Gaules lui auront conferé. Quoiqu’il en soit, il est toujours certain que Clovis, quand il étoit encore dans sa premiere jeunesse, et par consequent peu de tems après la mort de son pere, lui succeda dans un emploi que ce pere avoit eu au service d’un autre prince, et qui donnoit l’administration des affaires de la guerre. Une des lettres de saint Remy à Clovis servira de preuve à ce que nous venons d’avancer. Nous observerons avant que de la rapporter, que saint Remy quand il l’écrivit, étoit déja évêque de Reims depuis vingt ans. Lorsqu’il mourut au mois de janvier de l’année de Jesus-Christ cinq cens trente-trois, il avoit déja siégé suivant Gregoire De Tours, plus de soixante et dix ans, et suivant Flodoard, il en avoit siégé soixante et quatorze. Ainsi saint Remy devoit avoir été élû évêque de Reims vers l’année quatre cens cinquante-neuf. Ses grandes qualités acquises et naturelles, et plus de vingt années d’épiscopat dans une ville métropolitaine et, qui dès le tems de Jules César étoit regardée avec respect par la plûpart des Belges, devoient donc avoir donné déja au saint une grande considération dans les Gaules, et cela d’autant plus que les tems difficiles survenus depuis son exaltation, n’avoient fourni aux grands hommes, que trop d’occasions de manifester leurs talens. Ainsi la réputation de notre saint que la providence avoit destiné pour être l’apôtre des Francs, et pour avoir plus de part qu’aucun des capitaines qui servoient Clovis, à l’établissement de notre monarchie, fleurissoit déja dans toutes les Gaules, lorsque ce prince parvint à la couronne. Sidonius Apollinaris qui mourut un an ou deux après cet avenement, ayant trouvé moyen d’avoir une copie de quelques discours prononcés par saint Remy, il écrivit à saint Remy pour le supplier de lui envoyer ses ouvrages à l’avenir, et nous avons encore cette lettre. » Vous êtes, lui dit-il dans cette Epître, l’homme le plus éloquent qui vive aujourd’hui. Si je compose mal, vous sçavez que je juge bien. » Voici enfin la Lettre de saint Remy au jeune Roy des Francs.

Remy évêque, à l’illustre seigneur le roi Clovis, célebre par ses vertus. Nous apprenons de la renommée que vous vous êtes chargé de l’administration des affaires de la guerre, & je ne suis pas surpris de vous voir être ce que vos peres ont été. Il s’agit maintenant de répondre aux vûës de la Providence, qui récompense votre modération, en vous élevant à une dignité si éminente. C’est la fin qui couronne l’œuvre. Prenez donc pour vos Conseillers des personnes dont le choix fasse honneur à votre discernement. Ne faites point d’exactions dans votre Benefice militaire. Ne disputez point la préséance aux Evêques dont les Diocèses se trouvent dans votre département, & prenez leurs conseils dans les occasions. Tant que vous vivrez en bonne intelligence avec eux, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi. Faites du bien à ceux qui sont de la même Nation que vous, mais soulagez tous les malheureux, & surtout donnez du pain aux Orphelins avant même qu’ils soient en âge de vous rendre quelque service. C’est le moyen de vous faire aimer par ceux mêmes qui vous craindront. Que l’équité préside à tous les jugemens que vous rendrez, & que l’injustice n’ose plus se promettre la dépoüille du foible & de l’étranger. Que votre Prétoire soit ouvert à tous ceux qui viendront demander justice à ce Tribunal, & que personne n’en sorte avec le chagrin de n’avoir point été entendu. Vous voilà possesseur de toute la fortune de votre pere. Servez-vous-en pour acheter des captifs, mais que ce soit afin de leur rendre la liberté. Que ceux qui auront affaire à vous, n’ayent point sujet de s’appercevoir qu’ils sont d’une autre Nation que la vôtre. Admettez de jeunes gens à vos divertissemens, mais ne parlez d’affaires qu’avec vos Senieurs ou vos Vieillards. Enfin si vous voulez être toujours bien obéï, faites voir les inclinations d’un jeune homme digne de commander. »

Nous remarquerons en premier lieu, qu’il s’agit ici d’un emploi que les Peres de Clovis avoient tenu véritablement, mais où ce prince étoit parvenu à cause de sa modération ; c’est consequemment par une autre voye que celle de succession ; c’est ce qui ne convient gueres à la couronne des Francs Saliens, qui dès lors étoit successive ou comme successive. La lettre dit vos peres au pluriel, parce que peut-être Merovée grand-pere de Clovis avoit exercé durant quelque-tems l’emploi que Childéric exerçoit lorsqu’il mourut. Peut-être aussi saint Remy entend-il parler en disant à Clovis vos peres, et de Childéric, et de quelques-uns des rois Francs que nous avons vûs maîtres de la milice sous les empereurs d’Occident, et qui pouvoient être du nombre des ancêtres de Clovis. Nous ne sçavons que très-imparfaitement la généalogie de ce prince, dont nous ne connoissons certainement que le pere et l’ayeul ; ainsi l’histoire ne fournit rien qui contredise notre conjecture. En second lieu, l’emploi dont il s’agit, est qualifié d’administration, et nous avons déja eu l’occasion de dire que ce mot convenoit à la gestion d’un officier qui commande au nom d’autrui, et qui exerce une autorité déposée entre ses mains, mais non pas à un souverain qui exerce une autorité qui lui est propre, qui lui appartient personnellement. En troisiéme lieu, je remarquerai que le reste de la lettre appuye encore mes premieres observations. Il contient des conseils qui regardent la conduite que Clovis doit tenir, comme maître absolu du Tournaisis, et d’autres qui regardent la conduite que ce prince avoit à tenir comme maître de la milice Romaine dans les provinces obéissantes. Le conseil donné à Clovis de ne point faire d’exaction dans son bénefice militaire, regarde le Tournaisis, ou si l’on veut, le royaume de ce prince. Nous avons vû dès le premier livre de cet ouvrage que les bénefices militaires n’étoient autre chose que la joüissance d’une certaine étenduë de terres que les empereurs donnoient aux soldats, et aux officiers pour leur tenir lieu de solde, et de récompense. Nous avons vû aussi qu’il étoit devenu d’usage sous les derniers empereurs, de conferer aux barbares qui s’étoient attachés au service de la monarchie romaine, de ces sortes de bénefices, et que ceux qui en avoient obtenus s’appelloient les Létes , ou les Contents . Saint Remi qui étoit encore sujet de l’empire, pouvoit-il suivant ses principes donner un nom plus convenable à l’Etat que les auteurs de Clovis avoient conquis sur la monarchie Romaine, qu’en qualifiant cet Etat de bénefice militaire, c’est-à-dire d’une étenduë du territoire, dont on laissoit joüir Clovis et les Francs ses sujets en qualité de troupes auxiliaires. C’est encore sur la maniere de gouverner cet Etat que sont donnés les conseils qui concernent le traitement que Clovis doit faire à tous ses sujets, et sur l’obligation de laisser un accès libre à son prétoire. On peut bien penser que Clodion dès qu’il se fût rendu maître par force des pays qui sont au nord de la Somme, n’y souffrit plus aucun des officiers du préfet du prétoire des Gaules, et qu’il s’y mit en possession du pouvoir civil aussi-bien que du pouvoir militaire. Il y aura donc rendu la justice non-seulement aux Francs, mais aussi aux anciens habitans du pays, aux Romains. Tel est encore le conseil de ne parler d’affaires qu’avec les Senieurs, c’est-à-dire avec ceux des Francs, qui par les dignités où leur âge les avoit fait parvenir, étoient les conseillers nés de leur roi, et les meilleurs ministres qu’il pût consulter. Nous parlerons plus au long des Senieurs des Francs dans le dernier livre de cet ouvrage. Quant au conseil de ne point disputer la préseance aux évêques, de prendre leur avis, et de vivre en bonne intelligence avec eux, il regarde Clovis comme maître de la milice. En effet, et nous allons le voir incessamment, il n’y avoit point alors plusieurs évêchés dans le royaume de Clovis. Il n’y avoit que celui de Tournay ; au contraire il y avoit alors plusieurs évêchés dans le département du maître de la milice. Ce qu’ajoûte saint Remy confirme notre observation. Tant que vous vivrez, dit-il, en bonne intelligence avec les évêques, vous trouverez toute sorte de facilité dans l’exercice de votre emploi. Votre province sera beaucoup mieux affermie. on sçait que les Latins disoient souvent : La province de quelqu’un, pour dire son emploi, ou sa fonction, de quelque nature qu’elle fût. Si notre évêque qui parle si bien des vertus chrétiennes, et qui montre un si grand dévouëment pour son prince dans la lettre qu’il écrivit à Clovis quelque-tems après son batême[2], et que nous rapporterons en son lieu, ne parle dans celle que nous commentons à présent, que des vertus morales ; si ce prélat s’y explique moins en sujet qu’en allié, c’est par deux raisons. Clovis étoit encore payen lorsque saint Remy lui écrivit la lettre dont il est ici question, et d’un autre côté saint Remy n’étoit pas encore sujet de ce prince. Clovis n’étoit pour lors reconnu dans le diocèse de Reims, et dans les provinces obéïssantes que pour maître de la milice ; il n’y avoit encore aucune autorité dans les matieres de justice, police et finance, parce que le pouvoir civil y étoit toujours exercé par les officiers subordonnés au préfet du prétoire des Gaules. Quoiqu’il n’y eût plus alors dans Arles, qui étoit sous la puissance des Visigots, un préfet du prétoire, néanmoins les officiers qui lui répondoient, ses subalternes, continuoient d’exercer leurs fonctions chacun dans son district particulier, sous la direction ou du président de leur province, ou du sénat de chaque ville. Mais lorsque saint Remy écrivit sa seconde lettre à Clovis, celle que nous avons promis de rapporter ; Clovis s’étoit déja rendu maître, comme on le verra, de toute la partie des Gaules qui est entre la Somme et la Seine. Après y avoir exercé quelque-tems le pouvoir militaire seulement, il s’y étoit arrogé le pouvoir civil. Enfin Clovis étoit chrétien. Il est vrai que saint Remy donne déja dans la suscription de sa premiere lettre, de celle que nous avons rapportée, le titre de Dominus ou de seigneur à Clovis. Mais saint Remy vivoit dans le cinquiéme siécle, tems où les Romains donnoient déja par politesse le titre de seigneur à leurs égaux, et même à des personnes d’un rang inférieur. Combien de lettres de Sidonius Apollinaris écrites à des personnes dont le rang n’étoit pas supérieur au sien, sont adressées au seigneur tel . Mais et ceci seul décideroit ; nous avons dans le recueil de Duchesne des lettres écrites par saint Remy, à des évêques dont il se plaignoit amerement, ausquels il ne laisse pas de donner le titre de Dominus dans la suscription.

Est-il possible, dira-t-on, que les Romains des provinces obéissantes ayent pû nommer, et même qu’ils ayent voulu reconnoître pour maître de la milice un prince qui possedoit déja de son chef un royaume assez considerable, et limitrophe de leur territoire ? N’étoit-ce pas lui mettre en main un moyen infaillible de se rendre bientôt aussi absolu dans leur pays, qu’il l’étoit déja dans son propre état. Je tombe d’accord que les provinces obéïssantes, en reconnoissant le roi des Francs saliens pour maître de la milice, le mirent à portée de se rendre réellement souverain de leur pays, et d’exécuter ce que nous lui verrons faire en l’année quatre cens quatre-vingt-douze. Mais le fait me paroît prouvé ; il est encore rendu très-vraisemblable par l’exemple de Chilpéric roi des Bourguignons et par d’autres pareils, et nous ne sommes pas assez instruits sur l’histoire de ce tems-là pour blâmer ceux qui gouvernoient alors dans les provinces obéïssantes, et pour les traiter d’aveugles qui se guidoient les uns les autres. Ils auront bien prévu les suites que pouvoit avoir leur choix ; mais ce qui arrive tous les jours aux plus éclairés, ils auront pris un parti dangereux pour se tirer d’un pas encore plus dangereux. Quand les Etats Generaux des Provinces-unies, laisserent au prince d’Orange après qu’il eut été fait roi d’Angleterre sous le nom de Guillaume III la charge de capitaine general et d’amiral general : quand les états des cinq provinces dont il étoit statholder, lui laisserent l’autorité de gouverneur ? Ignoroient-ils les inconveniens du parti qu’ils prenoient. Non certes, mais en se conduisant comme ils se conduisirent, ils vouloient éviter des inconveniens qui leur sembloient encore plus à craindre que ceux auxquels ils sçavoient bien qu’ils s’exposoient. Il n’y a que les hommes qui n’ont jamais eu aucune part aux affaires publiques qui puissent ignorer, que les Etats sont très-souvent dans la triste nécessité de ne pouvoir choisir qu’un mauvais parti, et qu’on n’appelle quelquefois le bon parti celui qu’ils prennent, que parce qu’il est moins mauvais que les autres.

Je reviens aux Romains des Gaules. Si dans les conjonctures fâcheuses où ils se trouvoient à la fin du cinquiéme siecle ils n’eussent point ou pris ou accepté successivement Childéric et Clovis pour maître de la milice, il leur auroit fallu reconnoître en cette qualité quelqu’autre roi des Francs, qui n’aimoit pas les Romains autant que ces princes les aimoient. Peut-être les provinces obéïssantes, si elles n’eussent point pris le parti après la mort de Chilpéric, de reconnoître le roi des Francs pour maître de la milice, auroient-elles été obligées à se soumettre pleinement au gouvernement de Gondebaud frere de Chilpéric, et comme lui un des rois des Bourguignons. Nous avons vû que Gondebaud étoit patrice de l’empire d’Occident, et nous avons dit quel pouvoir donnoit le patriciat à ceux qui en étoient revêtus. Ils étoient après les empereurs et les consuls les premieres personnes de l’empire, et comme tels ils pouvoient s’arroger tout le pouvoir civil et le pouvoir militaire dans les lieux où l’empereur et le consul n’étoient pas. Il n’y avoit alors ni empereur en Occident, ni consul dans les Gaules.

Gondebaud étoit en état de soûtenir avec force les prétentions qu’il pouvoit avoir comme patrice, sur les provinces obéïssantes. Il étoit à la tête d’une nation brave et nombreuse. Nous allons voir qu’il étoit maître de la cité de Langres, qui tenoit en sujetion une partie des provinces obéïssantes, et il avoit assez de crédit à Constantinople pour obtenir les diplomes qu’il demanderoit à Zénon que les Romains des Gaules regardoient alors comme leur empereur légitime. Nous rapporterons dans la suite plusieurs preuves des liaisons étroites que Gondebaud entretenoit avec les empereurs d’Orient. Dans ces conjonctures, si les provinces obéïssantes n’eussent point choisi Clovis pour maître de la milice dès qu’elles eurent appris la mort de Childéric, elles eussent été de nouveau exposées à tomber sous le pouvoir de Gondebaud, qui auroit voulu comme patrice, être le maître du gouvernement civil aussi-bien que du gouvernement militaire. Du moins Clovis qui devenoit seulement maître de la milice, devoit-il laisser l’administration du pouvoir civil à ceux qui depuis plusieurs années étoient en possession de l’exercer.

D’un autre côté, les Romains des provinces obéïssantes, et surtout les ecclésiastiques, devoient mieux aimer, s’il falloit avoir un roi barbare pour maître, d’en avoir un qui fût payen, qu’un qui fût hérétique. Il y avoit moins à craindre pour eux, de Clovis idolâtre, que de Gondebaud arien. Le paganisme étoit sensiblement sur son déclin, et l’on pouvoit se promettre plûtôt la conversion d’un prince payen, que celle d’un prince arien. En second lieu, comme la religion payenne n’avoit rien de commun avec la religion chrétienne, les prêtres payens n’avoient aucun droit apparent de demander à leurs princes de les mettre en possession des églises bâties et dotées par les chrétiens. Au contraire les ecclésiastiques ariens, qui faisoient profession du christianisme, et qui même osoient prétendre que leur communion fût la véritable église chrétienne, avoient un prétexte plausible de demander les temples et les revenus du clergé catholique, et ils ne les demandoient, et ne les obtenoient que trop souvent. Ce qu’Euric qui vivoit encore pour lors, faisoit tous les jours dans les provinces où il étoit le maître, devoit faire appréhender encore plus aux catholiques des provinces obéïssantes de tomber sous la domination de Gondebaud. La persécution d’Euric devoit même inspirer aux catholiques qui se trouvoient sous la domination des Bourguignons, le dessein de secoüer, dès que l’occasion s’en présenteroit, le joug dangereux de tous les ariens.

Le témoignage de Gregoire De Tours que je vais rapporter, montrera bien que les Romains des Gaules pensoient alors, comme je viens de les faire penser, et qu’ils aimoient mieux être sous le pouvoir de Clovis encore payen, que sous celui de Gondebaud arien. Je dois même suivant l’ordre chronologique faire lire ici ce témoignage de Gregoire De Tours, puisque l’évenement à l’occasion duquel il le rend, arriva la premiere ou la seconde année du regne de Clovis. Nous avons vû que ce prince étoit monté sur le trône en quatre cens quatre-vingt-un, et le fait qu’on va lire arriva dans le tems de la mort de Sidonius Apollinaris dixiéme évêque de l’Auvergne, décedé en quatre cens quatre vingt-deux.

Gregoire De Tours parlant des cabales et des brigues ausquelles donnoit lieu la vacance du siége épiscopal de l’Auvergne arrivée par la mort de Sidonius, dit : » Ce Saint avoit prédit lui-même avant que de mourir, qu’il auroit pour son successeur immédiat Aprunculus qui étoit actuellement Evêque de Langres. Il y avoit si peu d’apparence à cet évenement, que ceux qui entendirent la prédiction de Sidonius, crurent que leur Évêque n’avoit plus l’usage de la raison. Dès qu’il eut les yeux fermés, les ambitieux qui prétendoient à l’Episcopat se mirent en possession des biens de l’Eglise par voye de fait. » Ils en furent punis miraculeusement, & notre Historien, après avoir raconté leur châtiment, ajoûte : » Qu’arrive-t-il cependant ? Le nom des Francs faisoit déja beaucoup de bruit dans tous les pays voisins de Langres, & chacun y souhaitoit avec une passion incroyable de passer sous leur domination. Cette inclination génerale rendit saint Aprunculus qui étoit Evêque de cette Cité, suspect aux Bourguignons, & la haine qu’ils conçurent pour lui en vint au point, qu’ils donnerent ordre de le faire mourir secretement. Saint Aprunculus qui en fut averti à tems, se fit descendre la nuit de dessus les murailles de Dijon où il se trouvoit alors, & il se réfugia en Auvergne. Aussitôt après son arrivée, il fût élû l’onziéme Evêque de ce Diocèse ; ainsi que le Seigneur l’avoit révelé à Sidonius Apollinaris. »

Bien des gens pourront penser que sa prophétie ne fut qu’une prédiction humaine, et fondée sur la connoissance qu’il avoit de la découverte que les Bourguignons venoient de faire des intelligences d’Aprunculus avec les Francs, comme de l’inclination que les Auvergnats avoient déja pour les derniers, et par consequent pour tous leurs partisans. L’aversion de Sidonius pour les Visigots, la crainte d’un nouvel éxil, et sa haine pour l’arianisme avoient bien pû le faire entrer lui-même dans les vûës d’Aprunculus. Nous verrons encore dans la suite de l’histoire trois autres évêques catholiques chassés de leurs siéges, comme coupables d’intelligence avec Clovis. On peut même croire que tous ceux qui étoient de ses amis dans les pays tenus par les Visigots, et par les Bourguignons, ne furent pas découverts, et que tous ceux qui furent découverts, ne furent point pour cela chassés de leurs siéges.

Au reste ces prélats ont pû faire tout ce qu’ils ont fait pour servir Clovis au préjudice des barbares qui s’étoient cantonnés dans leurs diocèses, sans mériter en aucune maniere le nom de rebelles. La condition de ces prélats n’étoit pas celle des évêques dont le souverain naturel a par un traité revêtu de toutes les formes, cedé les diocèses à un autre souverain, et qui en conséquence de ce traité par lequel ils ont été liberés de droit de leur premier serment, ont prêté un autre serment de fidélité à leur nouveau maître. L’empire n’avoit point encore cédé valablement la pleine souveraineté d’aucune portion des Gaules. Les Gaulois étoient donc encore dans les tems dont je parle, sujets de l’empire, et non pas sujets des rois Visigots et des rois Bourguignons. Au contraire nos évêques ne pouvoient regarder ces princes, que comme des tyrans, que comme des usurpateurs, qui vouloient se rendre souverains absolus dans les contrées où tout au plus ils devoient avoir des quartiers. Ainsi durant l’espece d’anarchie qui a eu lieu dans les Gaules depuis le renversement du trône d’occident, jusqu’à la cession formelle de cette grande province de l’empire, faite aux enfans de Clovis par Justinien vers l’année cinq cens quarante, et dont nous parlerons quand il en sera tems, les évêques qui n’y avoient d’autre souverain légitime, que l’empereur d’Orient dont l’éloignement ne leur permettoit pas de recevoir les ordres à tems, ont dû souvent agir de leur chef, et prendre dans les conjonctures pressantes, le parti qui leur paroissoit le plus convenable aux interêts de la religion catholique comme au salut de leur patrie. Ils ont pû favoriser des barbares au préjudice d’autres barbares, et appeller le Franc, lorsqu’ils avoient de justes sujets de plaintes contre le Visigot ou contre le Bourguignon, qui avoient envahi leurs diocèses. Ils ont pû faire en un mot en qualité de premiers citoyens de leurs diocèses, tout ce que peut faire un officier qui n’est point à portée de recevoir un ordre spécial de son prince, concernant des affaires imprévûës, et sur lesquelles il faut néanmoins prendre incessamment un parti.

  1. Greg. Tur. Hist. lib. 2. cap. 43.
  2. En l’année 496.