Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 4/Chapitre 1

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LIVRE 4 CHAPITRE 1

CHAPITRE PREMIER.

Guerre entre les Visigots & les Bourguignons après la mort du roi Euric. Clovis la cinquiéme année de son regne, se rend maître de la portion des Gaules que tenoit Syagrius.


NOUS avons déja dit qu’Euric Roi des Visigots ne mourut que trois ans après l’avenement de Clovis à sa couronne, & environ sept ans après la paix ou la tréve qui se fit dans les Gaules vers l’année quatre cens soixante et dix-sept. Il est très-vraisemblable que cette cessation d’armes de quelque nature qu’elle pût être, aura duré jusqu’à la mort d’Euric. Tant que ce Prince aura vécu, les Gaules seront demeurées tranquilles. Si d’un côté, les autres Puissances de ce pays avoient assez de force pour se défendre, et pour faire perdre au Roi des Visigots l’esperance de les subjuguer ; d’un autre côté, elles n’étoient point en assez bonne intelligence pour faire une ligue offensive contre lui. La crainte d’Euric étoit même peut-être, la seule chose, qui empêchoit ces Puissances de faire la guerre l’une contre l’autre. Il ne reste du moins dans les monumens de l’antiquité aucun indice qu’il se soit donné des batailles, ni fait des sieges dans les Gaules depuis la pacification de quatre cens soixante & dix-sept, jusqu’à la mort d’Euric arrivée vers quatre cens quatre-vingt-quatre. La mort de ce Prince délivra tous ces Potentats de la crainte des Visigots, parce que son fils Alaric II qu’il laissoit pour successeur, étoit encore enfant, & hors d’état d’agir par lui-même. Ils furent donc en liberté après cette mort d’exécuter les projets de vengeance ou d’agrandissement qu’ils avoient formés, et dont une crainte commune leur avoit fait remettre l’exécution à d’autres tems.

Je crois pouvoir placer dans l’année de la mort d’Euric, ou dans l’année suivante, celle des guerres des Bourguignons contre les Visigots, durant laquelle les premiers conquirent sur les autres la Province Marseilloise. Cette Province n’est pas une des dix-sept qui se trouvent dans la Notice des Gaules ; au contraire Marseille, loin d’avoir une Province à qui elle donnât son nom dans le tems que cette Notice fut rédigée, étoit elle-même une des Cités de la Viennoise. Je crois donc que Gregoire De Tours, lorsqu’il dit que cette Province Marseilloise appartenoit aux Bourguignons en l’année cinq cens, parle le langage de son tems, et qu’en s’exprimant ainsi, il s’est conformé à la division de la Viennoise qui s’étoit faite sous les successeurs de Clovis.

Cette Province se trouva partagée sous le regne de ces Rois en plusieurs autres petites Provinces, dont une portoit le nom de Province Marseilloise. Elle comprenoit outre la cité de Marseille, Aix, & Avignon.

Il est certain, pour reprendre le fil de l’Histoire, qu’Euric roi des Visigots s’étoit emparé en l’année quatre cens soixante et dix d’Arles et de Marseille qu’il avoit unies à son Royaume, et qu’il mourut dans Arles. Les auteurs qui nous l’apprennent, et qui ont écrit environ un siecle après sa mort, ou n’auroient point parlé de l’acquisition de Marseille, ou bien ils auroient fait mention de la prise de Marseille par une autre puissance, si ce prince eût perdu Marseille avant que de mourir. Il est donc apparent qu’il avoit conservé Marseille jusqu’à sa mort, ainsi qu’il avoit certainement conservé Arles.

Nous trouvons cependant dans Gregoire De Tours, que lorsque Clovis fit la guerre aux bourguignons, ce qui arriva en l’année cinq cens, comme nous le dirons dans la suite, les Bourguignons étoient actuellement en possession de la Province Marseilloise. Notre Historien commence la relation qu’il nous donne de cette guerre par dire. « Dans ce tems-là le royaume de Gondebaud et de Godégisile son frère s’étendoit le long de la Saone & du Rhône, & il comprenait encore la Province Marseilloise. » Comme Gregoire De Tours ne fait ici aucune mention particuliere d’Arles, rien n’empêche de croire que les Bourguignons ne tenoient pas cette place en l’année cinq cens ; mais que les Visigots après avoir perdu la Province Marseilloise, n’avoient point laissé de conserver Arles, suivant l’apparence, à la faveur du Pont que cette Ville avoit sur le Rhône, & par lequel elle communiquoit librement avec la premiere Narbonnoise, & les autres contrées, où ils avoient leurs établissemens les plus solides. En effet Arles étoit encore soumise à leur roi Alaric II quand Césaire fut fait évêque d’Arles, ce qui arriva vers l’année cinq cens trois. Il est dit dans la Vie de ce Prélat qu’il fut accusé par un de ses Secretaires devant le roi Alaric, d’avoir voulu livrer Arles aux Bourguignons, et que ce Roi se prévint tellement contre lui, qu’il fut tiré de son Diocèse, et relegué à Bordeaux. Mais l’innocence de Césaire ayant été reconnuë à quelque tems de-là, il fut rappellé, et son calomniateur fut puni de mort par l’ordre du même prince, qui avoit exilé notre évêque. Or je ne crois pas pouvoir placer mieux la conquête de la province marseilloise faite certainement par les Bourguignons sur les Visigots entre l’année quatre cens quatre-vingt-quatre et l’année cinq cens, qu’en la plaçant durant la minorité d’Alaric II.

Je suis même persuadé que ce fut durant la guerre qui se fit alors entre les deux nations, qu’arriva un évenement dont il est parlé dans les opuscules de Gregoire De Tours. On y lit qu’un corps de Bourguignons s’étant avancé jusques dans l’Auvergne, qui pour lors étoit sous la domination des Visigots, il y pilla l’église de saint Julien martyr, bâtie à Brioude. Hellidius qui commandoit pour les Visigots dans le Velay, arriva comme par miracle à Brioude dans le tems que les ennemis y étoient encore, et il les défit. Ceux des Bourguignons qui purent se sauver, regagnerent leurs quartiers, emportant avec eux une partie du pillage qu’ils avoient fait dans l’église de saint Julien. Quand ils y furent arrivés, ils firent present d’une paténe et de quelques autres pieces de leur butin au roi Gondebaud, mais la reine sa femme se les fit donner, et elle les renvoya aussi-bien que tous les autres vases pris dans cette église, et qu’il lui fut possible de recouvrer, au lieu d’où ils avoient été enlevés. Elle joignit même des presens à cette restitution, disant au roi son mari, qu’il ne falloit point s’attirer l’indignation du ciel, à l’appetit de quelqu’argenterie .

Cet évenement doit être arrivé ou avant la paix faite entre Euric et les puissances des Gaules, ou bien dans la guerre durant laquelle les Bourguignons prirent sur les Visigots la province Marseilloise. En effet on ne sçauroit, suivant la vraisemblance, reculer l’évenement dont il s’agit jusqu’en cinq cens sept que les Bourguignons firent conjointement avec les Francs la guerre aux Visigots ; parce que les Francs conquirent l’Auvergne dès le commencement de cette guerre. S’il étoit bien prouvé que la reine dont il est parlé dans Gregoire de Tours, fût la reine Caretenès, il seroit hors de doute que l’exploit d’Hellidius auroit été fait avant cinq cens sept, puisque l’épitaphe de cette reine enterrée dans une église de saint Michel, qu’elle avoit bâtie à Lyon, nous apprend qu’elle mourut sous le consulat de Messala, c’est-à-dire, en cinq cens six.

Nous pouvons parler bien plus affirmativement sur la guerre de Clovis contre Syagrius, puisque les monumens de nos antiquités, nous en apprennent clairement la date, les principaux évenemens, et même les motifs. On a déja vû que la famille Afrania, dans laquelle il y avoit eu un consul[1], étoit l’une des plus considérables des Gaules, qu’Afranius Syagrius étoit fils d’Egidius, maître de la milice dans le département des Gaules, et mort en quatre cens soixante et quatre. En parlant de cette mort, nous avons dit encore que Syagrius n’avoit point succedé à son pere dans l’emploi de maître de la milice, et qu’apparemment Chilpéric un des rois des Bourguignons avoit été revêtu de cette dignité à la mort d’Egidius. En effet aucun auteur ancien n’en donne le titre à Syagrius. Mais Egidius outre la dignité de maître de la milice, avoit encore lorsqu’il mourut l’emploi de comte, ou le gouvernement particulier de la cité de Soissons, et son fils lui avoit succedé dans ce dernier emploi. On peut croire que Syagrius s’étoit rendu le maître absolu de cette cité durant l’anarchie qui eut lieu dans les Gaules après le renversement du thrône de l’empire d’Occident. » Clovis, dit Gregoire de Tours, marcha la cinquième année[2] de son regne contre Syagrius Roi des Romains & fils d’Egidius. Syagrius se tenoit à Soissons qui avoit été au » pouvoir de son pere Egidius dont je viens de parler. »

Suivant toutes les apparences, Gregoire De Tours donne le titre de roi à Syagrius, faute de trouver un titre dans la notice des dignités de l’empire, lequel pût convenir à cet officier, qui dans son district exerçoit l’un et l’autre pouvoir, sans être subordonné à aucun supérieur qui fût dans le pays. Il n’y avoit point alors ni de duc ni de proconsul dans la seconde Belgique, ou s’il y en avoit, Syagrius ne reconnoissoit point leur autorité. Il n’y avoit pas non plus alors de préfet du prétoire des Gaules ; et supposé qu’il y eut un maître de la milice dans ce département, cet officier étoit Clovis à qui nous allons voir que Syagrius n’obéïssoit pas. Autant qu’on peut conjecturer, Syagrius regnoit sur les Romains de son ressort, en la même maniere que les rois Francs établis sur le territoire de l’empire, regnoient sur les Francs leurs sujets. D’ailleurs on fera réflexion que le titre de roi autrefois si odieux aux Romains, étoit devenu parmi eux depuis le second siecle de l’ère chrétienne, un titre dont ils se servoient quelquefois pour désigner les personnes qui tenoient un rang supérieur dans l’Etat. La qualité de roi n’étoit plus, pour s’exprimer ainsi, incompatible avec celle de Romain. Monsieur De Valois rapporte un grand nombre d’exemples qui font voir que les auteurs latins du second siecle et ceux du siecle suivant, ont donné le titre de roi ou de reine à des impératrices, à des empereurs, et à des personnes sorties de leur sang. Nous observerons encore que le titre de roi des Romains que donne notre histoire à Syagrius, ne signifie pas plus que Syagrius fût roi de tous les Romains, ni même de tous les Romains des Gaules, que le titre de roi des Bourguignons qu’elle donne à Gondebaud, et celui de roi des Francs qu’elle donne à Clovis, signifient que Gondebaud fut roi de tous les Bourguignons, et Clovis roi de tous les Francs établis dans les Gaules. Ainsi le titre de roi que Gregoire De Tours donne à Syagrius, veut dire seulement que Syagrius regnoit sur une partie des Romains des Gaules, comme celui de roi des Bourguignons qu’il donne à Gondebaud, et celui de roi des Francs qu’il donne à Clovis, veulent dire uniquement que le premier regnoit sur une partie des Bourguignons, et le second sur une partie des Francs. La suite de l’histoire confirmera encore ce que nous disons ici concernant les bornes de la domination de Syagrius.

Un fait rapporté par l’abbreviateur, donne lieu de penser que Syagrius possedât outre la cité de Soissons, celle de Troyes ou du moins une partie de cette derniere. Nous verrons que Clovis durant le tems qui s’écoula entre la conquête des Etats de Syagrius faite en quatre cens quatre-vingt-six, et son mariage avec sainte Clotide fait en l’année quatre cens quatre-vingt-douze, ne fit point d’autre acquisition dans les Gaules, que celle de la cité de Tongres. Cependant l’abbreviateur dit que Clovis vint attendre à Villers ou Villery, lieu du diocèse de Troyes, cette princesse qui venoit de la cour du roi Gondebaud, et qui s’avançoit pour sortir du pays tenu par les Bourguignons, et entrer sur celui qui étoit tenu par les Francs[3]. Il semble donc que Clovis fût devenu le maître de la cité de Troyes, dès le tems qu’il s’étoit emparé des Etats tenus par Syagrius ; et par conséquent que cette cité fît partie du pays sur lequel Syagrius regnoit. Il est vrai que Gregoire De Tours ne dit point jusqu’où Clovis s’avança pour recevoir Clotilde, mais l’abbreviateur peut avoir appris cette circonstance de leur mariage, ou de la tradition, ou de quelqu’ouvrage que nous n’avons plus.

Il est toujours certain que l’autorité de Syagrius ne s’étendoit point sur toute la partie des Gaules qui étoit encore réellement soumise au pouvoir de l’empereur de Rome. Quelques écrivains modernes l’ont cru, mais le récit des évenemens de cette guerre montrera bien que l’opinion dont je parle est une erreur. On verra en premier lieu par ce récit, que des cités renfermées dans les provinces obéïssantes ne prirent aucune part à la guerre de Syagrius contre Clovis : elles ne tirerent point l’épée pour deffendre ce Romain. En second lieu on verra que les cités situées entre la Somme et la Seine, ne reconnurent le pouvoir de Clovis qu’en quatre cens quatre-vingt-douze, et que ce fut seulement en quatre cens quatre-vingt-dix-sept que les troupes Romaines prêterent serment de fidelité au roi des Francs, et qu’elles lui remirent la partie des provinces obéïssantes qui étoit sur la Loire. Cependant il est constant par l’histoire qu’immédiatement après la défaite et la mort de Syagrius, qui sont des évenemens appartenans à l’année quatre cens quatre-vingt-six, Clovis s’empara de tout le pays sur lequel regnoit Syagrius. Je crois trouver dans une des lettres écrites par Sidonius Apollinaris à Syagrius, le motif qui aura fait prendre les armes à Clovis contre le roi des romains en quatre cens quatre-vingt-six, c’est-à-dire, quatre ou cinq ans après que cette lettre eût été écrite. Le lecteur voudra bien se souvenir ici de ce que nous avons dit ci-dessus concernant la famille Syagria, et que dès l’année trois cens quatre-vingt-deux elle avoit eu un consul appellé dans les Fastes Afranius Syagrius.

» Etant arriere petit-fils en ligne masculine d’un Consul, comme vous l’êtes, & ce qui fait encore plus à notre sujet, étant descendu d’un Poëte, à qui ses Ouvrages chéris de tout le monde, auroient fait ériger des statuës, si ses dignités ne lui en eussent pas fait élever, comment avez-vous voulu devenir si sçavant dans la Langue Germanique ? J’étois bien informé que vous aviez étudié avec fruit les Lettres Latines, & que vous aviez donné plus d’une preuve du succès de votre applications mais comment avez-vous fait pour apprendre si parfaitement la prononciation, & pour prendre si bien l’accent d’une langue étrangere ? Comment s’est pû faire cette espece de métamorphose, qui a changé en un Germain, un Romain qui lisoit sans cesse Virgile & Ciceron. Vous ne sçauriez croire à quel point vos amis, au nombre desquels j’ose me mettre, se réjouissent quand ils entendent dire, que les Barbares craignent de faire des barbarismes, en parlant devant vous leur langue naturelle. Je vois les vieillards des Nations Germaniques vous regarder avec surprise quand vous leur rendez le sens des Lettres écrites en Latin. Ils vous prennent pour conciliateur dans leurs contestations, & pour arbitre dans leurs procès. Vous êtes le Solon des Bourguignons, lorsqu’il s’agit du veritable sens de leur Loi, Vous êtes l’Amphion qui accorde cette lyre mal montée. On vous aime, on vous souhaite, on vous recherche, on vous prend pour médiateur, pour juge, l’on en passe par votre avis, & l’on s’en tient à vos décisions. Quoique ces Peuples grossiers connoissent aussi peu les Arts qui forment l’esprit, que ceux qui dénouent le corps, vous ne laissez point en vous faisant admirer, de leur insinuer des sentimens de vénération pour la Nation Romaine ? Que peuvent-ils en effet penser de nous, quand c’est un Romain qui leur apprend à parler correctement leur propre langue. Je finis. Continuez à vous faire aimer & par eux & par nous. Continuez d’employer vos heures perduës à la lecture de nos bons Auteurs, afin de ne point vous exposer aux inconvéniens qui vous arriveroient, si vous alliez oublier votre langue naturelle ; mais aussi entretenez-vous toujours dans l’usage de la langue Germanique, afin d’en faire mieux accroire dans l’occasion. »

Avant que de faire mes observations sur cette lettre, il ne sera point hors de propos de dire que nous avons encore deux autres épîtres de Sidonius adressées à ce Syagrius, que toutes les convenances veulent être le même Romain contre qui Clovis eut affaire. Dans la premiere de ces deux épîtres, Sidonius recommande à Syagrius un citoyen distingué, nommé Projectus, qui vouloit épouser une fille de famille, et qui se trouvoit sous la dépendance de ce Syagrius, lequel étoit à la fois son patron et son tuteur. Dans la seconde de nos épîtres, Sidonius reproche à Syagrius un trop long séjour à la campagne, et il lui parle toujours comme à un homme de grande considération. Il l’appelle la fleur de la jeunesse des Gaules, il lui dit que la patrie attend de lui des services, et il le fait souvenir que ses ancêtres ont rempli les plus grandes dignités de l’Etat. Si la suscription de ces lettres Sidonius, Syagrio suo salutem, paroît un peu familiere, qu’on songe à l’usage des Romains, et qu’on pense que Sidonius étoit lui-même un homme de très-grande considération, et qu’il use de la même formule en écrivant à Riothame, qui avoit actuellement un commandement considérable. La lettre que Sidonius lui écrivit alors, a été rapportée ci-dessus. Il est donc faux qu’il y ait dans les lettres écrites par Sidonius à Syagrius, et qui ont été écrites en des tems differens, rien qui montre que ce Syagrius ne soit pas le Syagrius fils d’Egidius.

La fin de la lettre dont nous venons de donner la traduction et à laquelle je reviens, ne paroît qu’un badinage ; mais elle pouvoit bien renfermer un sens très-sérieux, et avoir rapport à quelque projet important que les Romains méditoient alors, pour chasser des Gaules toutes les nations barbares, en armant les unes contre les autres.

Comme les Bourguignons tenoient la cité de Langres, leurs quartiers touchoient à celle de Troyes, et ils s’avoisinoient du moins assez de la cité de Soissons où Syagrius faisoit sa résidence ordinaire, pour que ces barbares y vinssent le consulter ; mais comme Sidonius parle d’abord des Germains en général, on peut bien croire que les Francs du Tournaisis et ceux du Cambrésis étoient aussi du nombre des barbares qui prenoient Syagrius pour conciliateur et pour arbitre. On doit même le penser d’autant plus volontiers que son pere Egidius avoit gouverné durant un tems les sujets de Childéric devenus depuis ceux de Clovis. Les Etats de ce prince qui pouvoit bien tenir quelque canton du Vermandois, s’approchoient par conséquent de bien près des Etats de Syagrius, s’ils n’y confinoient pas. Il ne faut point croire que les rois barbares, quand ils avoient occupé une cité, respectassent beaucoup les bornes légales que les empereurs Romains avoient prescrites à son territoire, et que les convenances ne les portassent point souvent à envahir quelque canton des cités limitrophes. Childéric avoit bien pû non-seulement s’emparer de la partie du Vermandois qui est à la droite de la Somme, mais engager encore la tribu des Francs établie dans le Cambrésis, à lui céder une portion du Cambrésis, moyennant quelque compensation. Ainsi les sujets de Clovis n’avoient point un grand chemin à faire, lorsqu’ils vouloient aller porter leurs contestations devant Syagrius ; et ils y auront été d’autant plus volontiers, qu’outre qu’ils avoient été gouvernés autrefois par Egidius pere de ce Romain, leur roi sortoit à peine de l’enfance. Les hommes ne sont point prévenus en faveur des juges d’un pareil âge. Or Clovis ne pouvoit point avoir plus de seize ou dix-sept ans lorsque Sidonius écrivit la lettre que nous venons de rapporter. Ce prince qui, suivant Gregoire de Tours, avoit quarante-cinq ans lorsqu’il mourut en cinq cens onze, ne devoit pas avoir, comme on l’a vû, plus de quinze ans lorsqu’il succéda en quatre cens quatre-vingt-un à Childéric ; d’un autre côté, il faut que la lettre de Sidonius ait été écrite au plus tard en quatre cens quatre-vingt-deux ; Sidonius mourut cette année-là.

Dès qu’on expose à des hommes raisonnables, mais qui ne connoissent point encore les avantages des loix écrites et des tribunaux réglés, les bons effets de la jurisprudence qui prévient ou qui termine paisiblement des différends et des querelles qui sans elle ne finiroient que par des violences et par des combats, ils se préviennent naturellement en faveur de cette science, et ils conçoivent une espece de vénération pour ceux qui l’ont apprise. Aussi les Romains croyoient-ils que le moyen le plus efficace qu’ils pussent mettre en œuvre pour apprivoiser et pour accoutumer à l’obéïssance les barbares qu’ils subjuguoient, étoit celui de leur faire rendre la justice suivant une loi écrite et par des tribunaux reglés. En effet les barbares se prévenoient d’abord en faveur de ces nouveaux maîtres, qui faisoient regner l’équité, et une raison désinteressée à la place de la violence et des passions. Ce sentiment étoit si bien le sentiment général des barbares soumis de bonne foi à la domination de Rome, qu’Arminius voulant ébloüir et surprendre Varus qui commandoit pour Auguste dans une partie de la Germanie subjuguée depuis peu, commença par feindre, et par faire feindre à ses amis, ce sentiment de prévention et de respect pour les loix et pour les tribunaux romains. » Les Chérusques, die Paterculus, qu’on ne croiroit jamais, à les voir si féroces, pouvoir être aussi rusés qu’ils le sont en effet, feignoient sans cesse d’avoir des procès les uns contre les autres. Enfin soit en plaidant sur des contestations qu’ils n’avoient point, soit en remerciant Quintilius Varus de terminer paisiblement des differends qui n’auroient pas fini sans effussion de sang, s’il ne les eût pas décidés, soit en vantant l’équité des Loix Romaines si propres, disoient-ils, à civiliser les Nations les plussauvages, ils vinrent à bout de faire tomber le Général Romain dans une sécurité funeste. » Varus ne se tenoit pas mieux sur ses gardes dans un camp assis au milieu de la Germanie, que s’il eût été dans un tribunal dressé au milieu de Rome. Tout le monde sçait ce qui en arriva, et que l’armée d’Auguste fut surprise et taillée en pieces par les Chérusques, qui en avoient imposé à Varus, en témoignant pour la jurisprudence Romaine les sentimens de vénération que les barbares prenoient naturellement pour elle. On ne doit pas donc être surpris que les Francs et que les Bourguignons eussent recours si volontiers aux conseils et à l’arbitrage de Syagrius.

Les uns et les autres, il est vrai, avoient déja leurs loix nationales ; mais ces loix, autant que nous pouvons en être instruits, n’étoient encore que des coutumes non écrites. Leur loi n’étoit, comme le dit Sidonius, qu’une lyre mal montée. Nous avons rapporté ci-dessus un passage d’Isidore De Séville, qui dit positivement qu’avant le regne d’Euric, les Visigots n’avoient point de loi écrite, quoiqu’il y eut déja plus de soixante ans qu’ils étoient établis dans les Gaules, et que ce fut ce prince qui fit mettre le premier par écrit les anciens us et coutumes de sa nation. Il ne paroît point que la loi des Bourguignons ait été rédigée par écrit avant l’année cinq cens, où Gondebaud, comme nous le dirons, publia le code que nous avons encore, et qui porte son nom. Quant aux loix des Francs, je crois que la premiere de leurs compilations, qui ait été mise par écrit, fut celle qui se fit par les ordres et par les soins des fils de Clovis. Ce furent eux, autant qu’il est possible de le sçavoir, et c’est ce que nous exposerons plus au long dans la suite, qui réduisirent en forme de code la loi Salique et la loi Ripuaire. D’ailleurs les loix suivant lesquelles vivoient les Bourguignons et les Francs en quatre cens quatre-vingt, statuoient uniquement suivant les apparences, sur les contestations qui pouvoient naître parmi ces nations Germaniques dans le tems qu’elles habitoient encore au-delà du Rhin, où elles ne connoissoient gueres la proprieté des fonds ; en un mot, dans le tems que ces nations étoient encore sauvages à demi. Ainsi ces loix ne décidoient rien sur cent questions qui devoient naître tous les jours depuis que les nations dont je parle s’étoient transplantées dans la Gaule, et que les particuliers dont elles étoient composées y possedoient en proprieté des terres, des maisons, des meubles précieux, des esclaves à qui l’on avoit donné une éducation qui les rendoit d’un grand prix, et plusieurs autres effets de valeur arbitraire, et presqu’inconnus au-delà du Rhin. Les pactes des mariages que les Francs et les Bourguignons domiciliés dans les Gaules, y contractoient en épousant quelquefois des filles d’autre nation que la leur, et qui leur apportoient en dot des biens considérables dont elles étoient héritieres, ne pouvoient plus être des contrats aussi simples que l’avoient été ceux de leurs ancêtres, ceux dont parle Tacite. Les successions étoient devenuës plus difficiles à partager, principalement entre les héritiers en ligne collatérale. Enfin la loi des Francs et celle des Bourguignons, qui jusques-là avoient été comme les autres nations germaniques, des peuples parmi lesquels chaque particulier étoit son propre artisan dans la plûpart de ses besoins, et faisoit valoir lui-même son champ, ne pourvoyoit pas aux contestations qui, depuis que les uns et les autres ils s’étoient établis dans les Gaules, devoient y naître chaque jour, soit touchant le salaire des ouvriers de profession, et les honoraires dûs à ceux qui exerçoient les arts liberaux, quand on s’étoit servi de leur ministere, soit enfin concernant l’exécution des baux de quelque nature qu’ils fussent.

Ainsi le jurisconsulte Romain versé dans une loi qui statuoit sensément sur les contestations qui pouvoient s’émouvoir concernant toutes ces matieres, étoit un homme cher, un homme respectable pour tous nos barbares, principalement quand il pouvoit leur expliquer en leur propre langue les motifs de ses décisions, et leur en faire sentir toute l’équité. Il étoit pour eux un homme aussi admirable que l’a été pour les Chinois le premier astronome européen, qu’ils ont vû prédire les éclipses avec précision, et faire sur des principes démontrés, des calendriers justes et comprenans plusieurs années. Enfin un Romain tel que le jurisconsulte dont je parle, devoit faire souhaiter à nos barbares, d’être toujours conduits par un roi aussi juste et aussi éclairé que lui. Voilà en partie pourquoi les Francs Saliens avoient après la destitution de Childéric, choisi Egidius pour les gouverner.

Qui sçait si comme nous l’avons insinué déja, le dessein de ceux des Romains des Gaules, qui étoient bien intentionnés pour le Capitole, et qui ne désesperoient pas encore de sa destinée, n’étoit point alors de détacher les personnes d’entr’eux qui étoient les plus capables de s’acquerir l’amitié et la confiance des barbares pour la gagner, afin qu’elles pussent les engager ensuite à s’entredétruire. C’étoit le moyen de se défaire du Visigot par le Bourguignon, du Bourguignon par le Franc, et de renvoyer ensuite ce dernier vaincu pour ainsi dire, par ses propres victoires, au-delà du Rhin. Je sçai bien que les Romains du cinquiéme siécle de l’ère chrétienne, étoient bien inférieurs en courage et en prudence, aux Romains du cinquiéme siecle de l’ère de la fondation de Rome. Mais nous voyons par l’histoire, et la raison veut que cela fût ainsi, qu’il y avoit encore dans les Gaules à la fin du cinquiéme siecle de l’ère chrétienne plusieurs Romains capables d’affaires, et hommes de résolution. Auront-ils vû patiemment leur patrie en proye à des barbares, hérétiques ou payens, à qui la mauvaise administration des empereurs avoit donné le moyen d’y entrer, et le loisir de s’y cantonner ?

Comme il étoit évident que la paix ne seroit jamais solidement rétablie dans les Gaules, tant qu’il y auroit plus d’un souverain, tous nos Romains n’auront-ils pas songé aux moyens propres à faire passer leur pays sous la domination d’un seul maître. Si quelques Romains, comme Arvandus et comme Séronatus, ont cru que pour parvenir à ce but, il falloit livrer à Euric la partie des Gaules qui obéïssoit encore aux empereurs, d’autres Romains meilleurs compatriotes, auront pensé que l’expédient le plus sûr pour rétablir la paix dans les Gaules, étoit d’en chasser les barbares par le moyen des barbares mêmes. Le projet aura semblé possible à ces bons citoyens, qui auront fait toute sorte de tentatives pour l’exécuter. Il est vrai que les barbares demeurerent à la fin les maîtres des Gaules, mais cela prouve seulement que les menées, dont je parle, ne réussirent point, et non pas qu’elles n’ayent point été tramées, et que Sidonius n’entende point parler à la fin de sa lettre à Syagrius de quelque projet de pareille nature ; parce que depuis plus de deux cens trente années, divers peuples barbares ont toujours été successivement les maîtres des plus belles provinces de l’Italie, et le sont encore aujourd’hui : s’ensuit-il que ses habitans naturels dont j’emprunte ici les expressions, n’ayent point tâché de se défaire d’une nation étrangere par l’épée d’une autre, toutes les fois qu’ils ont cru les conjonctures favorables au projet de se délivrer de toutes ces nations ?

Je reviens à Clovis. Il dût craindre que s’il donnoit à Syagrius le loisir de s’accréditer davantage, ce Romain n’abusât de l’autorité qu’il s’acquéroit sur l’esprit des Saliens pour les engager à destituer leur roi. Il étoit naturel que le fils de Childéric craignît qu’on ne mît à sa place le fils d’Egidius, comme on avoit mis Egidius à la place de Childéric. Peut-être aussi la querelle vint-elle de ce que Syagrius se sera prétendu indépendant dans son gouvernement, et qu’il n’aura point voulu reconnoître Clovis comme maître de la milice romaine. Quoiqu’il en soit de cette derniere conjecture, la crainte des menées de Syagrius, et l’envie de s’aggrandir étoient des motifs suffisans pour déterminer un prince de vingt ans, c’est l’âge que pouvoit avoir Clovis la cinquiéme année de son regne, à entreprendre la guerre particuliere qu’il fit alors contre notre Romain. J’appelle cette guerre une guerre particuliere, parce qu’il n’y eut que Clovis et Syagrius, ou tout au plus leurs amis les plus intimes qui prirent les armes. On va voir par plusieurs circonstances de la querelle dont il s’agit, qu’elle ne fut point une guerre de nation à nation, ou une guerre générale entreprise d’un côté par toutes les tribus des Francs, et soutenue de l’autre par tous les Romains de la Gaule qui étoit encore libre ; c’est-à-dire, par tous ceux des Romains de cette grande province, qui étoient encore les maîtres dans leur patrie. Il est vrai que nos historiens ont cru que cette guerre avoit été véritablement une guerre de peuple à peuple, mais je crois qu’on doit regarder leur prévention, comme une des erreurs qui ont couvert d’épaisses ténébres l’histoire de l’établissement de la monarchie françoise. Je vais déduire mes raisons.

En premier lieu, Cararic roi de la tribu des Francs, dont les quartiers étoient dans la cité de Térouenne, refusa de prendre part à cette guerre. Clovis eut beau l’appeller à son secours, Cararic ne voulut pas le joindre. Quelle étoit son intention ? C’étoit, suivant Grégoire De Tours, de faire son allié de celui des deux champions qui demeureroit le maître du champ de bataille. Si Ragnacaire un autre roi des Francs se joignit avec Clovis, c’est qu’il étoit son allié.

En second lieu, les Romains dont le pays confinoit à celui que tenoit Syagrius, ne prirent point du tout l’allarme sur la nouvelle de la marche de Clovis, lorsqu’il se mit en mouvement pour aller attaquer son ennemi. Ils garderent la neutralité, sans vouloir prendre plus de part à cette guerre qu’en prendroit un Etat de l’empire d’Allemagne à celle qu’un autre Etat son voisin feroit de son propre mouvement contre un souverain étranger. C’est ce qui paroît manifestement par les circonstances de la marche de Clovis qui vont être rapportées.

Comme Ragnacaire qui secouroit Clovis dans la guerre contre Syagrius, étoit roi du Cambresis, nos deux princes auront joint leurs forces dans ce pays-là, et prenant le chemin du Soissonnois où Syagrius rassembloit son armée, ils auront effleuré le territoire de Laon, qui pour lors faisoit encore une portion du territoire de la cité de Reims. Ce ne fut que plusieurs années après l’évenement dont il s’agit ici, que saint Remy démembra la cité ou le diocèse de Reims, pour en annexer une partie au siége épiscopal qui fut alors érigé à Laon, et que Laon devint ainsi la capitale d’une cité particuliere. Clovis fit de son mieux pour épargner au plat pays de la cité de Reims, qu’on voit bien qu’il regardoit comme un pays ami, tous les désordres qu’une armée comme la sienne ne pouvoit gueres manquer de commettre. Il évita par ce motif de le traverser ; mais il ne lui fut pas possible de ne point effleurer du moins ce pays-là. D’un autre côté, le sénat de Reims prit si peu d’allarme à la nouvelle de l’approche de cette armée, qu’il ne daigna point faire prendre les armes à ses milices, pour leur faire cotoyer la marche des Francs, et cette sécurité fut même la principale cause qu’il s’y fit quelque pillage. » Clovis, dit Hincmar, en parlant de cette expédition, ne voulut point que son armée prît passage à travers la Citéde Reims, dans la crainte qu’elle n’y commît bien des desordres. Il la fit donc marcher le long du territoire de cette Cité, en lui faisant suivre la chaussée qu’on appelle encore aujourd’hui à cause de cela, le chemin des Barbares. Il arriva néanmoins sans que ce Prince en sçût rien, & même contre son intention, que des Maraudeurs qui se débanderent pour aller à la picorée, coururent le plat pays de la Cité de Reims, où ils pillerent plusieurs Eglises, parce qu’ils n’y rencontrerent point de gens de guerre qui leur fissent tête. » Le vase d’argent qui donna lieu à un incident des plus mémorables de la vie de Clovis, et dont nous parlerons dans la suite, fut pris en cette occasion.

Flodoard qui a écrit dans le dixiéme siecle l’histoire de l’église de Reims, semble dire que l’armée des Francs passa le long des murs de la ville de Reims. C’est ce qui a fait penser à quelques-uns de nos écrivains, que Clovis avoit traversé comme un pays ennemi, toute la cité de Reims, (nous prenons ici le mot de cité dans le sens où nous avons déclaré dès le commencement de cet ouvrage, que nous le prenions) et que ç’avoit été dans la ville de Reims uniquement, et non point dans le plat-pays de son district, qu’il avoit voulu que ses troupes ne missent pas le pied. Il s’ensuivroit, en adhérant à cette interprétation du texte de Flodoard, que les maraudeurs qui enleverent le vase d’argent dont nous parlerons bientôt, l’auroient pris dans une église de la ville de Reims, et non point dans une église de son plat-pays. A entendre le texte de cet historien à la rigueur, cet écrivain auroit même voulu dire que le vase en question eût été pris dans l’église de Reims absolument dite, dans la cathédrale. Le commentateur de Flodoard prétend que ce fut si bien le long des murs de Reims que passa l’armée de Clovis, qu’il veut que le chemin des Barbares dont il est parlé dans Hincmar, soit la ruë Barbastre [4]. C’est le nom que porte une des ruës de Reims, mais qui est dans le quartier de cette ville, qui n’a été renfermé dans l’enceinte de ses murailles, que long-tems après le regne de Clovis.

Pour plusieurs raisons, l’autorité de Flodoard ne sçauroit balancer ici celle d’Hincmar, qui dit que ce fut le long du territoire de Reims, et non pas le long des murs de la ville de Reims, que Clovis fit marcher son armée ; mais il est aisé de concilier ces deux écrivains, en supposant que Flodoard auroit écrit urbs pour civitas, ou la ville pour la cité. Cette supposition est appuyée de deux raisons, dont une seule suffiroit pour l’autoriser.

En premier lieu, dès le tems de Gregoire De Tours, on disoit déja quelquefois la ville, au lieu de dire la cité, en comprenant sous le nom de ville, tout ce qui se comprenoit ordinairement sous le nom de cité ; c’est-à-dire, la ville capitale de la cité et son territoire : on disoit une partie pour le tout. Comme je ne sçaurois ici renvoyer mon lecteur au glossaire latin de M. Du Cange, qui ne parle point ni sur l’un ni sur l’autre de l’acception abusive du mot d’Urbs, en usage dès le sixiéme siecle, il faut prouver au moins par deux ou trois passages ce que je viens d’avancer.

Gregoire de Tours parlant de Chinon à l’occasion du couvent que saint Meisme y avoit bâti, appelle Chinon, un château de la ville de Tours. On ne sçauroit dire que notre historien ait mal connu les lieux dont il parle ici, lui qui étoit évêque de Tours. Dans un autre endroit Gregoire De Tours dit que Couloumelle ou Coulmiers est un lieu de la ville d’Orleans. Ce même historien, lorsqu’il raconte la bataille donnée à Véseronce l’année cinq cens vingt-quatre entre les Francs et les Bourguignons, nomme Véseronce, un lieu de la ville de Vienne.

Quand notre historien parle du tombeau de saint Baudile qui avoit été inhumé auprès des murs de la ville de Nismes, et dans le lieu même où l’on bâtit dans la suite une église en l’honneur de ce martir, il appelle constamment Urbs, la cité ou le district de Nismes. Est apud Nemausensis urbis oppidum, Bandilii Beati Martyris gloriosum sepulchrum[5].

D’ailleurs est-il à croire, et c’est ma seconde raison, que le sénat de Reims n’eût pas fait monter la garde aux portes de la ville, si l’armée des Francs avoit coulé le long de ses murailles. Cette armée auroit-elle passé à la vûë de Reims, sans que les remparts et les toits des bâtimens élevés fussent couverts de curieux. Supposons que quelques pillards eussent trouvé moyen de se glisser dans la ville, sous un prétexte ou sous un autre, auroient-ils pû commettre les désordres qu’ils commirent dans plusieurs églises, au rapport des historiens, sans que les habitans, qui auroient été actuellement attroupés, s’y fussent opposés.

Ainsi je crois que ce fut le long de la cité, et non pas le long de la ville de Reims que passa Clovis, lorsqu’il alloit donner bataille à Syagrius, et que le chemin militaire que ce prince suivit, et à qui le nom de Chaussée des Barbares en étoit demeuré, n’est point la ruë Barbastre, mais bien quelque chaussée de l’extrémité de l’ancien territoire de Reims du côté de la cité de Noyon. Le nom que portoit cette chaussée du tems d’Hincmar aura été oublié, lorsqu’il lui sera arrivé, comme à tant d’autres voyes militaires, d’être détruite ? D’où peut donc venir le nom de la ruë Barbastre ? Je n’en sçais rien. J’ajoûterai même que les personnes qui ont eu la curiosité d’étudier l’analogie qui se trouve entre les mots de notre langue Françoise tirés du latin, et les mots latins dont ces mots françois sont dérivés, observent que la prononciation des mots dérivés est plus douce que celle des mots dont ils dérivent. La formation des mots françois s’est faite presque toujours en supprimant une partie des consonnes qui sont dans les mots latins, comme en y changeant ou inserant des voyelles qui rendent moins âpre la prononciation des consonnes demeurées. C’est ainsi, par exemple, que de magister, on a fait maître. Cependant il faudroit que pour faire barbastre de barbaricus, on eût mis à la place d’un c seul, trois autres consonnes, entre lesquelles encore on n’auroit inseré aucune voyelle. Voilà ce que ne sçauroient croire des personnes entenduës en fait d’étimologie, et que j’ai consultées.

Les autres circonstances de la guerre de Clovis contre Syagrius qui se lisent dans Gregoire de Tours, portent encore à penser qu’elle fut seulement la suite d’un démêlé particulier entre le roi des Francs et l’officier Romain, et que ces deux seigneurs qui se connoissoient depuis long-tems, ne terminerent leur differend par la voye des armes, que parce qu’il n’y avoit point alors dans les Gaules une personne assez autorisée pour les empêcher d’en venir jusques-là. « Clovis, dit cet historien, ayant été joint par Ragnacaire, qui étoit aussi-bien que lui un des rois des Francs, il marcha contre Syagrius, et il envoya lui demander journée  ». Qu’on me pardonne cette expression, qui est celle dont se servent communément les auteurs du quatorziéme siecle, pour dire qu’un parti avoit défié l’autre, et qu’il lui avoit fait sçavoir par ses héraults, qu’un tel jour il se trouveroit en un tel lieu, pour y livrer bataille. Cette expression rend avec justesse celle dont se sert Gregoire de Tours, qui traduite à la lettre, signifie que Clovis envoya dire à Syagrius, qu’il eût à préparer un champ où ils pussent combattre l’un contre l’autre. » Ce Romain, ajoûte notre Historien, accepta le défi, & il se rendit promptement sur le lieu où Clovis devoit venir l’attaquer. La bataille se donna. Syagrius voyant ses troupes rompues, se sauva, & après avoir pris la poste, il ne s’arrêta plus qu’il ne fût arrivé à Toulouse, où Alaric Roi des Visigots faisoit son séjour ordinaire. » Les expressions dont Gregoire de Tours se sert ici, signifient que Syagrius fit une course très-prompte pour se rendre à Toulouse, et nous verrons dans la suite de cet ouvrage, qu’il y avoit encore alors dans les Gaules une poste reglée, et servie suivant l’usage des Romains. Nous verrons même qu’elle y subsistoit encore sous le regne des petits-fils de Clovis.

Le lecteur fera de lui-même une observation sur ce qui vient d’être rapporté. C’est que Syagrius s’il eût commandé en chef dans toute la partie des Gaules, qui n’étoit pas encore occupée par les barbares, comme on le suppose ordinairement, n’auroit point été jusqu’à Toulouse pour trouver un azile. Si toute la partie des Gaules, qui étoit encore libre, lui eût obéï, au lieu de s’enfuir si loin après avoir perdu la bataille qu’il donna dans le Soissonnois, il se seroit retiré derriere la Seine, où il auroit pû avec le secours des Armoriques rassembler une nouvelle armée. Syagrius du moins se seroit jetté dans Orleans, dans Bourges, ou dans quelqu’une des places d’armes que les Romains avoient sur la Loire, et près desquelles la plûpart des troupes reglées qui leur restoient dans les Gaules, avoient leurs quartiers, comme nous le verrons bien-tôt. Ainsi puisque Syagrius se sauva d’abord à Toulouse, et qu’il ne sçut faire mieux que de se mettre au pouvoir d’un roi barbare au peril d’être bientôt livré à Clovis : on en peut conclure qu’il n’étoit le maître que dans son petit Etat, et que non-seulement, comme il a été dit ci-dessus, il ne commandoit point en chef dans la partie des Gaules qui étoit encore libre, mais qu’il n’étoit point même aussi accrédité que le roi des Francs dans les provinces obéïssantes et dans les provinces confédérées.

Dès que Clovis eût été informé du lieu où s’étoit réfugié Syagrius, il le fit demander par ses envoyés, qui menacerent Alaric des armes des Francs, s’il ne leur remettoit pas entre les mains l’ennemi de leur maître. Le roi des Visigots, nation qui suivant Gregoire de Tours étoit très-susceptible de crainte, appréhenda d’irriter contre lui les Francs, s’il s’obstinoit à proteger ce Romain infortuné, et il le livra aux ministres de Clovis. Dès que ce prince eut Syagrius en son pouvoir, il le fit garder étroitement jusqu’à ce qu’il se fût rendu maître des Etats du prisonnier, qu’il fit ensuite décapiter aussi secretement qu’il fut possible. La précaution même que prit Clovis de faire faire cette exécution en secret, est une nouvelle preuve des ménagemens qu’il avoit pour les Romains, et qu’alors il n’étoit rien moins que l’ennemi déclaré de leur nation.

Mais, dira-t’on, si Clovis ne conquit rien alors que le royaume de Syagrius, qui du côté du midi ne s’étendoit que jusqu’à la cité de Langres tenuë par les Bourguignons ; pourquoi Alaric eut-il tant de peur des armes de ce prince. Il y avoit encore bien loin des frontieres des Etats de Clovis, à celles des Etats du roi Visigot. Elles étoient séparées par les contrées qu’occupoient les Bourguignons, ou par celles des cités de la Gaule où les Romains étoient encore les maîtres. C’est qu’apparemment Clovis étoit allié pour lors de Gondebaud, qui peut-être faisoit actuellement cette guerre, dans le cours de laquelle il enleva la province de Marseille aux Visigots, et que ce roi des Francs avoit comme maître de la milice, une grande autorité dans les provinces obéissantes de la Gaule, et beaucoup de crédit dans les provinces conféderées.

  1. En 382.
  2. En 486.
  3. Valensii, notit. Gall. pag. 609.
  4. Notæ Colvenerii in Flod. pag. 28.
  5. De glor. Mart. lib. pr. cap. 78.