Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 5/Chapitre 7

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LIVRE 5 CHAPITRE 7

CHAPITRE VII.

Premiers succès de Bélisaire, Général de Justinien. Traité entre les Francs & les Ostrogots qui reçoivent des premiers quelque secours. Justinien fait ensuite son second Traité avec les Francs, & par ce Traité il leur cede la pleine souveraineté de toutes les Gaules. Observations sur quelques points de ce Traité.


A juger de la durée de la guerre que Bélisaire commença en Italie contre les Ostrogots en l’année cinq cens trente-six, par les premiers évenemens, on croiroit qu’elle auroit dû être terminée dès la troisiéme campagne. D’abord les armes de Justinien furent heureuses par tout, mais bientôt la fortune parut se repentir de la constance qu’elle avoit euë ; et tantôt favorable à un parti, et tantôt favorable à l’autre, elle fit durer vingt ans une guerre qui sembloit devoir être terminée en trois années.

Bélisaire étoit encore en Sicile lorsque Théodat roi des Ostrogots offrit aux Francs pour les détacher de l’alliance des Romains d’Orient, de leur compter une grosse somme d’argent et de leur délaisser tout ce qu’il tenoit au-delà des Alpes par rapport à l’Italie, moyennant qu’ils s’obligeassent de leur côté à lui donner du secours : mais le traité n’ayant pas été conclu, et Bélisaire ayant mis le pied dans le continent de l’Italie, Théodat épouvanté en vint jusques à capituler secrettement avec lui : Théodat offrit donc aux Romains d’Orient de leur livrer ses propres Etats à certaines conditions. Enfin l’accord étoit prêt d’être conclu quand les Ostrogots indignés de la foiblesse de leur roi, le massacrerent et mirent Vitigès en sa place au commencement de l’année cinq cens trente-sept. On ne sera point fâché de trouver ici un fragment de la lettre que Cassiodore écrivit au nom de Vitigès à tous les Ostrogots pour leur donner part de son élection. Rien de ce qui peut donner quelque notion des usages et de la maniere de penser des nations barbares qui avoient envahi n’est étranger dans un ouvrage de la nature de celui que je compose : voici cette lettre Le Roi Vitigès à tous les Ostrogots, Salut. Nous vous donnons, part après en avoir rendu grace à Jesus-Christ Auteur de tout bien, que l’armée des Ostrogots campée en front de Bandiere, nous a élevé suivant la coutume de nos ancêtres sur un Pavois, & que par l’effet de la Providence, elle nous a proclamé Roi, nous regardant comme une personne capable de faire la guerre avec succès, parce que nous y avons acquis déja quelque sorte de réputation. Ce n’a donc point été dans une chambre, mais en rase campagne que nous avons été fait Roi. » Voilà une censure de la maniere dont Theodat avoit été élevé.

Vitigès aussi-tôt qu’il eut été élû, tâcha de faire la paix avec Justinien, mais les démarches qu’il hasarda dans ce dessein ayant été infructueuses, et ce prince voyant bien d’ailleurs qu’il lui étoit impossible de faire tête en même tems aux Romains et aux Francs, il prit le parti de rechercher les derniers et de leur offrir de nouveau ce que Théodat leur avoit offert déja. Les Francs écouterent cette fois-là, les propositions de Vitigès au préjudice de leur traité avec Justinien. La promptitude des progrès de Bélisaire avoit ouvert les yeux aux successeurs de Clovis. Elle avoit fait comprendre à ces princes qu’ils étoient perdus, si loin de mettre des obstacles à la rapidité du torrent, ils continuoient à en hâter le cours. Voyons ce que Procope écrit concernant le traité que les Ostrogots et les Francs firent en cette conjoncture. » Dans le tems que Vitigès fut élû, il y avoit dans la partie des Gaules qui étoit sous la domination des Ostrogots, un corps de troupes considérable, composé des meilleurs Soldats de cette Nation & commandé par Martias, qui avoit charge de veiller à la conservation de ce Pays-là & de le défendre contre les Francs. Qu’arriva-t’il ? Bélisaire étant entré dans Rome, à la fin de la premiere année de la guerre, Vitigès résolut au commencement de l’année suivante, de marcher à Rome avec les plus grandes forces qu’il lui seroit possible de rassembler, pour reprendre au plûtôt une Ville dont la perte décréditoit les armes des Ostrogots. En faisant réflexion sur les suites de son expédition, ce Roi comprit aisément que Martias, lorsqu’il ne pourroit plus être soutenu de proche en proche, ne conserveroit pas long-tems le Pays qu’il gardoit. Vitigės craignoit encore avec raison que les Francs, après avoir conquis en quelques mois ce Pays-là, ne se livrassent à leur impétuosité naturelle, & que se trouvant tout assemblés, ils ne descendissent en Italie pour y attaquer encore les Ostrogots d’un côté, tandis que les Romains les attaqueroient de l’autre. Dans ces conjonctures, le Roi des Ostrogots assembla les principaux de la Nation pour déliberer avec eux sur le parti qu’il convenoit de prendre, & voici le discours qu’il leur tint.

» Je ne vous ai point assemblés ici, vous qui m’êtes tous attachés par les liens les plus étroits, pour avoir vos avis sur plusieurs projets de campagne, & choisir avec vous celui qui seroit le plus avantageux à la gloire de notre Nation : C’est au contraire pour voir ce que nous pouvons faire de moins mal dans les tristes conjonctures où nous sommes. Ne nous laissons pas éblouir par l’état où se trouvent actuellement nos troupes campées sous Ravenne. J’en tombe d’accord, nous voilà en état d’entrer en campagne & de faire tête aux Romains d’Orient : Mais les Francs ne feront-ils pas diversion en faveur de nos ennemis ? La Nation des Francs n’aime point les Ostrogots. Vous sçavez combien il nous a fallu répandre de sang pour arrêter les progrès, & qu’encore ce n’a été qu’à grand peine que nous lui avons résisté en des tems où nous n’avions point à combattre d’autre ennemi qu’elle. Il est donc nécessaire, si nous voulons marcher avec confiance contre les Romains, de terminer auparavant la guerre que nous avons avec la Nation des Francs, qui sans cette sage précaution uniroit bientôt ses enseignes à celles de Bélisaire. La raison naturelle apprend aux hommes qui ont le même ennemi, qu’il leur faut l’attaquer de concert. Si pour nous opposer à la jonction des Francs & des Romains, nous séparons nos forces, en les partageant en deux corps, les Francs, battront une de ces armées tandis que les Romains déferont l’autre. Par-tout nous serons vaincus. Ne vaut-il donc pas mieux céder une petite portion de nos domaines pour nous mettre en état de bien défendre l’autre, que de tout perdre en nous efforçant de tout conserver ? Ainsi mon avis est, que nous cédions aux Francs la partie des Gaules que nous tenons, laquelle il nous est si difficile de défendre contre eux, & que nous leur donnions les deux mille livres pesant d’or qui ont été déja offertes par Theodat, mais à condition qu’ils signeront avec nous un traité de paix & d’alliance. Il seroit inutile de raisonner à present sur ce que nous pourrons faire un jour, pour recouvrer la Province que nous céderons aujourd’hui. A chaque jour suffit la peine.

» Tout le monde fut de l’avis de Vitigės & sur le champ on fit partir des Ambassadeurs avec commission d’offrir aux Francs la cession des Gaules, & de leur promettre encore cent mille sols d’or en argent comptant, moyennant qu’ils s’engageassent par un traité à secourir les Ostrogots. Theodebert, Childebert, & Clotaire, qui regnoient alors sur les Francs, agréerent ces propositions & ils conclurent le traité. Aussitôt les Ostrogots en exécuterent les conditions. (comme il est justifié par la suite de l’Histoire.) Ils firent donc une cession des Gaules aux Francs, ils leur remirent les Cités qu’ils y tenoient encore, & ils leur compterent la somme promise. Les trois Princes que je viens de nommer, partagerent également entr’eux & l’argent qu’ils avoient reçû, & le pays qui leur avoit été remis. Cependant dès qu’il fut question d’exécuter les conditions d’un traité si avantageux, ils dirent que lers engagemens précédens avec Justinien, à qui depuis peu ils avoiens promis de favoriser les armes, ne leur permettoit pas de se déclarer hautement contre lui, & d’envoyer un corps composé de Francs naturels, joindre l’armée des Ostrogots, mais qu’ils leur alloient envoyer un puissant secours composé de Soldats des Nations que les Francs avoient subjuguées.

Procope ne dit point comment les ambassadeurs Ostrogots prirent la restriction que les princes Francs voulurent mettre au traité dont ils venoient de recueillir le fruit. Cet historien finit le récit de ce mémorable événement, en disant : que les ambassadeurs des ostrogots partirent pour revenir en Italie, où ils ramenerent avec eux le corps de troupes commandé par Martias, et qui venoit d’évacuer la province des Gaules remise aux successeurs de Clovis.

Il est facile d’imaginer les raisons dont les ambassadeurs de Vitigès s’étoient servis pour faire valoir leurs offres et pour engager les rois des Francs à signer le traité dont nous venons de parler. Je crois néanmoins à propos de rapporter ici ce que dirent aux Francs en une occasion à peu près semblable d’autres ambassadeurs des Ostrogots. On y verra encore plus distinctement et plus précisément qu’il n’est possible de l’imaginer, quelles étoient les maximes politiques des nations barbares dans le tems que l’empire Romain dont elles avoient envahi les provinces subsistoit encore, et qu’elles pouvoient craindre qu’il ne les chassât de leur nouvelle patrie.

Agathias rapporte, que vers l’année cinq cens cinquante, tems où les Ostrogots vivement pressés par les troupes Romaines, en étoient aux abois, quelques-uns d’entr’eux qui s’étoient liés par une conféderation particuliere, envoyerent des ambassadeurs à la cour de Theodebald le fils et le successeur de Theodebert, pour tâcher de faire entrer dans leur querelle ce prince qui étoit encore fort jeune. Notre historien ajoute, que ces ministres s’adresserent à tous les grands de cette cour-là pour les engager à leur tendre une main secourable et qui les tirât de l’état malheureux où l’empereur Romain les avoit réduits. » Ils ne cessoient de representer à ces Seigneurs l’interêt que les Francs avoient de ne point souffrir que la puissance des Romains d’Orient s’augmentât autant qu’elle étoit sur le point de s’acroître. Dès qu’ils auront subjugué la Nation Gothique, disoient nos Ministres, ils attaqueront la vôtre. Les Ambassadeurs, les Rhéteurs de Justinien se déchaîneront par tout contre vous, ses Officiers réveilleront toutes les anciennes querelles, & ses Généraux entreront à main armée dans votre Pays : La violence des Romains manque-t’elle jamais de prétexte ? Vous les verrez alleguer pour justifier leurs armes jusqu’aux droits que les Camilles, les Marius & ceux des Césars qui ont fait des conquêtes au-delà du Rhin, leur ont acquis, à ce qu’ils s’imaginent, sur les Nations Germaniques. Enfin les Romains diront, qu’en se rendant maîtres des Pays que vous occupez, ils ne font que se remettre en possession de leur ancien patrimoine, & que du moins on ne sçauroit les accuser d’envahir le bien d’autrui : Quelle autre raison ont-ils alleguée du traitement qu’ils nous ont fait, quand ils nous ont chassés de nos maisons, quand ils ont égorgé la plus grande partie de notre Nation, & quand ils ont vendu à l’encan les femmes & les enfans de nos principaux Citoyens, si ce n’est celle-ci ? Que le Roi Theodoric, qui nous avoit établis en Italie, s’étoit emparé de ce Pays-là sans avoir un titre suffisant. Cependant Theodoric ne se rendit le maître de l’Italie, que de l’aveu de l’Empereur Zenon, qui regnoit pour lors sur les Romains d’Orient. » On a déja rapporté à l’occasion de cet évenement même, la suite de ces représentations des ambassadeurs Ostrogots auprès de Theodebald. Elles finissent par cette exhortation aux Francs. « Ne laissez donc point passer sans en profiter, la belle occasion que vous avez aujourd’hui de mettre obstacle à l’agrandissement des Romains en les empêchant de nous subjuguer. Il en est encore tems. Envoyez-nous des troupes à qui nous donnerons de bons guides, & bientôt elles auront chassé de notre Terre vos véritables ennemis. »

Retournons à la cession faite aux Francs par les Ostrogots, l’année cinq cens trente-sept. Comme on le verra, non-seulement elle contenoit le délaissement de toutes les cités que les Ostrogots tenoient encore dans les Gaules, ou dans la Germanie, mais aussi le transport et l’abandonnement total de tous les droits que les Ostrogots pouvoient, comme seigneurs de la ville de Rome, prétendre sur les autres pays de ces deux grandes provinces de l’empire d’Occident. Entrons en discussion de ces deux points-là.

Quant au premier point, le lecteur se souviendra bien de ce qui a été dit en parlant des suites de la bataille de Tolbiac : qu’une partie des Allemands lesquels y avoient été défaits, se soumit à Clovis ; que l’autre se retira dans les pays que les Ostrogots tenoient entre les Alpes et le Danube, et que là cette partie fut encore séparée en deux portions ; dont l’une resta en deça des Alpes, et l’autre fut transplantée en Italie. Or, nous voyons qu’à la fin du sixiéme siécle, le gros de la nation des Allemands étoit aussi-bien que le pays situé entre les Alpes et le Danube, sous la domination de nos rois, sans que nous apprenions en quel tems ils y étoient passés. Ainsi je conclus que ce fut en vertu de la cession faite aux Francs par les Ostrogots, en cinq cens trente-sept, que les Allemands et le pays désigné ci-dessus, devinrent sujets à notre monarchie. Cette conjecture se change en certitude, lorsqu’on lit dans Agathias que Théodebert, peu de tems aprés avoir succedé à son pere, assujettit les Allemands et quelques nations voisines. En effet, suivant nous, Theodebert se sera mis en possession des contrées dont il s’agit vers la fin de l’année cinq cens trente-sept, et quand il n’y avoit qu’environ trois ans qu’il avoit succédé au roi Thierri. D’un autre côté Theodebert aura trouvé quelque résistance de la part des Allemands, qui peut-être n’étoient pas contens d’avoir été cédés sans leur participation ; et cette resistance aura fait dire à l’historien grec, que Theodebert avoit soumis par force les Allemands.

Quant à la cession de tous les droits que les Ostrogots prétendoient avoir sur les Gaules, et que suivit la remise actuelle qu’ils firent de la province qu’ils y tenoient encore, elle sera suffisamment prouvée par le texte de Procope, et par tout ce que nous dirons bientôt concernant la confirmation que Justinien fit de cette cession. Je vais reprendre le fil de l’histoire.

Le corps de troupes commandé par Martias, joignit Vitigès, après avoir évacué la province des Gaules délaissée aux Francs par les Ostrogots, et mit le roi de ces derniers en état d’assieger durant la campagne de cinq cens trente-sept, la ville de Rome, que l’armée de Justinien avoit prise l’année précédente ; mais ce roi fut obligé de lever son siege à la fin du mois de mars de l’année cinq cens trente-huit, et quand ce siege avoit déja duré douze mois et neuf jours. Une si grande disgrace ne fut point la seule que les Ostrogots essuyerent cette campagne-là. Les Romains d’Orient surprirent Milan ; et par-là ils porterent la guerre dans celles des provinces de l’ennemi, qui pouvoient, si elles fussent demeurées tranquilles, l’aider à la soutenir. Les Ostrogots comprirent donc d’abord la nécessité de reprendre Milan, et ils demanderent à nos rois le secours qu’ils étoient obligés de leur donner. Voyons ce que dit Procope à ce sujet.

» Vitigès étant informé de ce qui venoit d’arriver, fit incontinent filer du côté de Milan beaucoup de troupes, dont il donna le commandement à un de ses neveux nommé Vraïa. Le Roi des Ostrogots demanda en même tems du secours à Théodebert, qui pour lors étoit comme le Chef de la Nation des Francs. Théodebert envoya bien un corps de dix mille hommes joindre l’armée des Ostrogots, mais ce corps n’étoit point composé de Francs naturels, parce que Théodebert craignoit, s’il faisoit passer des Soldats de la Nation au secours de Vitigès, qu’on ne lui reprochất d’avoir enfreint le traité qu’il avoit conclu avec Justinien, & qui subsistoit encore. Le corps de troupes que le Roi des Francs envoya aux Ostrogots ne fut donc composé que de Bourguignons, qui devoient dès qu’ils seroient arrivés en Italie, y publier que ce n’étoit point par ordre de Théodebert, dont ils ne se soucioient gueres, qu’ils venoient faire la guerre contre les Romains d’Orient, mais que c’étoit de leur plein gré & de leur propre inclination qu’ils avoient pris ce parti-là. »

L’armée des Ostrogots accruë par ce secours, reprit Milan dans la même année. » En cinq cens trente-huit, dit l’Evêque d’Avanches, les Ostrogots & les Bourguignons emporterent d’assaut la Ville de Milan, où ils passerent au fil de l’épée les Habitans, sans épargner même les Sénateurs & les Prêtres. »

La conduite que les rois des Francs tinrent en cette occasion, étoit du moins conforme aux regles de la politique ordinaire des souverains. Si nos princes eussent envoyé des Francs au secours de Vitigès, ils auroient eux-mêmes, comme on l’a déja dit, trahi leur secret. D’un autre côté, s’ils y eussent envoyé des Romains du nombre de leurs sujets, ç’auroit été envoyer des soldats à Bélisaire. Au contraire, en faisant passer des Bourguignons au service de Vitigès, ils lui envoyoient des soldats que leur qualité de barbares devoit lui attacher. D’ailleurs on pouvoit désavouer ces Bourguignons en gardant quelqu’apparence de bonne foi. On aura écrit à Bélisaire, qu’il ne devoit pas imputer aux rois des Francs, le parti qu’avoient pris quelques Bourguignons, qui s’en alloient servir Vitigès : qu’il étoit bien vrai que ces Bourguignons étoient de leurs sujets ; mais qu’ils n’étoient subjugués que depuis quatre ans, et qu’ils n’étoient pas encore bien soumis : qu’ainsi le corps de troupes dont il s’agissoit n’étoit composé que d’hommes inquiets et de brouillons, qui après s’être évadés de leurs quartiers, malgré toutes les précautions qu’on avoit prises pour l’empêcher, s’étoient attroupés dans les gorges des Alpes, pour aller chercher fortune sous des chefs qu’ils s’étoient eux-mêmes choisis : que tous ces gens-là n’avoient aucune commission de leur souverain, et que Bélisaire, s’il le jugeoit à propos, seroit le maître, lorsqu’ils tomberoient entre ses mains, de les faire tous pendre comme gens sans aveu ; qu’on lui conseilloit cependant de ne point user de ce droit, parce qu’au fond ces Bourguignons étoient de braves gens, et que d’ailleurs ils étoient assez brutaux pour user de représailles sur les prisonniers de guerre qu’ils ne manqueroient pas de faire.

Enfin les rois Francs, en faisant passer au-delà des Alpes dix mille Bourguignons, se défaisoient d’un grand nombre de sujets audacieux, ennuyés de leur condition presente, et par conséquent toujours disposés à s’attacher au premier brouillon qui voudroit remuer. Ces princes firent dans le sixiéme siécle la même chose que fit dans le dernier siecle Charles Second roi de la Grande-Bretagne, lorsqu’immédiatement après l’heureuse restauration de la royauté dans sa monarchie, il eut la politique d’envoyer au secours du roi de Portugal Don Alphonse Le Victorieux, les vieilles bandes angloises qui avoient servi sous Olivier Cromwel.

Quoique nos rois désavoüassent les Bourguignons qui avoient joint l’armée de Vitigès, il étoit impossible que Justinien ne vît bien que ces barbares n’avoient rien fait que par ordre de leurs souverains, d’autant plus que l’exécution du traité de cession, qui n’avoit pû être cachée, mettoit en évidence qu’il y avoit une secrete et très-intime liaison entre les Francs et les Ostrogots. Mais supposé que l’empereur attendît quelque preuve encore plus claire, pour se convaincre que les Francs ne se croyoient plus obligés, par des raisons que ses historiens auront supprimées, de tenir le premier traité qu’ils avoient fait avec lui, il ne l’attendit pas long-tems. L’année suivante, c’est-à-dire, en cinq cens trente-neuf, Théodebert descendit en personne en Italie. Il s’y empara de la Ligurie, et pénétra même dans le Plaisantin, où la température de l’air et la mauvaise qualité des eaux firent beaucoup souffrir son armée.

On peut voir dans Procope un récit beaucoup plus long de cette premiere expédition de Théodebert, laquelle il ne faut pas confondre avec l’expédition que Buccellinus fit plusieurs années après en Italie, sous les auspices de ce prince.

Gregoire de Tours fait mention de ces deux expéditions différentes des Francs en Italie, sous le regne de Théodebert, et il dit positivement, que dans la premiere ce prince commandoit en personne son armée, au lieu que dans la seconde, elle étoit commandée sous ses auspices, par Buccellinus. Notre historien, après avoir raconté, à sa maniere, la fin tragique d’Amalasonthe, et après avoir parlé de l’accommodement des Francs et des Ostrogots, écrit : » Theodebert passa en Italie, où d’abord y il fit de grands progrès ; mais comme le Pays est malsain, son armée y fut attaquée de fiévres de toutes especes ; ce qui lui fit prendre le parti de s’en revenir dans les Gaules, où lui & ses troupes ils arriverent gorgés de butin. On prétend que dans cette expédition, Théodebert se soit avancé jusques à la Cité de Pavie. Dans la suite il renvoya en Italie Buccellinus, qui après avoir subjugué plusieurs Contrées en-deçà des Appennins, passa ces montagnes, & pénétra dans l’Italie proprement dite. » Cette seconde expédition, celle dans laquelle Buccellinus commandoit en chef l’armée des Francs, ne se fit, autant qu’il est possible d’en juger par l’endroit de son histoire, où Procope en place le récit[1], que vers l’année cinq cens quarante-sept, c’est-à-dire, après le second traité de Justinien avec les Francs, qui est le traité dont nous allons parler, et peu de tems avant la mort de Théodebert arrivée en cinq cens quarante-huit.

On ne sçauroit presque douter, que ce n’ait été entre ces deux expéditions des Francs en Italie, c’est-à-dire, entre l’année cinq cens trente-neuf et l’année cinq cens quarante-sept, que Justinien fit avec eux ce second traité, dont l’explication doit être le dernier chapitre de la partie historique de mon ouvrage. Il est probable que ce fut peu de mois après la premiere des deux expéditions de Théodebert, que Justinien persuadé qu’il ne pourroit point venir à bout des Ostrogots tant qu’il auroit la guerre contre les Francs, voulut profiter, pour faire un second traité avec eux, du dégoût qu’ils devoient avoir en cinq cens quarante pour les entreprises en Italie, qui venoient d’être le cimétiere des plus braves soldats de leur nation. Dans ce dessein Justinien se sera adressé à quelqu’un des Romains qui étoient dans la confiance des rois Francs, et par leur entremise il aura conclu son second traité avec ces princes. Peut-être le traité dont il est question aura-t’il été négocié par un Secundinus, qui, suivant Gregoire de Tours avoit beaucoup de crédit sur l’esprit de Théodebert, et qui se glorifioit beaucoup d’avoir été plusieurs fois l’ambassadeur de ce prince auprès de Justinien.

Si Procope avoit rapporté ce qu’il nous apprend concernant le traité dont il s’agit, dans la narration des évenemens de la guerre dont il écrit l’histoire. En un mot, s’il avoit parlé de ce traité en suivant l’ordre des faits, on pourroit peut-être en trouver la date précise. On pourroit la découvrir, en examinant quand seroient arrivés les évenemens qu’il auroit placés immédiatement avant ce qu’il écrit sur ce traité, ainsi qu’en examinant quand seroient arrivés les évenemens qu’il n’auroit placés qu’après ce récit ; mais ce que Procope dit concernant notre traité, il le dit dans des réflexions générales sur les suites funestes qu’avoit eues la guerre entreprise contre les Ostrogots. Ainsi on ne sçauroit asseoir aucune conjecture chronologique sur l’endroit de son histoire, où Procope a placé ce qu’il nous apprend touchant la cession absoluë des Gaules faite aux rois Francs par Justinien. Tout ce qu’il m’est possible de dire de plus précis ou plûtôt de moins vague sur la date de cet évenement[2], c’est qu’il est arrivé peu de tems après, ou peu de tems avant que Totila fut proclamé roi des Ostrogots, ce qui se fit en l’année cinq cens quarante-un. Ma raison, c’est que Procope dit dans le passage qu’on va lire, que cette cession n’empêcha point les Francs, sitôt qu’ils virent que Totila donnoit beaucoup d’affaires à Justinien, de l’attaquer de nouveau, et de pousser leurs conquêtes jusques sur les bords de la mer Adriatique. Ainsi comme les progrès de Totila suivirent de près son élevation au trône, comme les Francs attaquerent les Romains d’Orient dès qu’ils les virent mal menés par Totila, et comme la cession dont il s’agit, étoit déja faite quand les Francs sous le regne de Totila, attaquerent les Romains, il paroît qu’elle a été faite en l’année cinq cens trente-neuf, ou dans l’une des deux années suivantes. écoutons enfin Procope. » Ce fut à la faveur de la guerre entreprise par Justinien contre les Ostrogots, que les Barbares qui avoient des quartiers dans les Provinces de l’Empire d’Occident s’en rendirent les véritables maîtres, & que levant le masque, ils s’en firent reconnoître Souverains. Tandis que les Romains qui avoient eu un si grand air de supériorité dans les commencemens de cette guerre, s’épuisoient sans aucun fruit d’hommes & d’argent pour la soutenir & pour ravager l’Italie, les Francs s’assuroient la possession des Gaules ; & d’un autre côté, les Barbares qui s’étoient établis sur la frontiere de la Thrace & de l’Illyrie, dévastoient ces Provinces : Voici comment tout cela se fit. Dès la premiere année de la guerre Gothique, l’Ostrogot, comme nous l’avons dit dans le premier Livre de notre Histoire, voyant bien qu’il ne pouvoit point faire têre à la fois aux Romains d’Orient & aux Francs, céda les Gaules entieres qui étoient de sa dépendance, à ces derniers. (Le texte original dit positivement les Gaules entieres.) Non-seulement les Romains ne se trouverene point alors en état de traverser cette cession, mais il fallut encore que Justinien, qui ne vouloit pas donner aux Francs aucun sujet de lui déclarer la guerre, confirmât par un acte autentique la cession dont je viens de parler. Les Francs exigeoient cette confirmation, persuadés qu’ils étoient, que les Gaules ne pouvoient devenir une possession permanente entre les mains de leur Nation, que par le moyen d’un Diplome de l’Empereur expedié en bonne forme. En effet, dès que les Rois Francs l’eurent obtenu, ils furent reconnus pour Souverains dans Marseille, qui est une Colonie de nos Phocéens, ainsi que dans les Cités adjacentes, & par-là ils devinrent encore les maîtres de la mer des Gaules. Aussi ces Princes ont-ils donné depuis dans Arles des jeux à la Troyenne, & ont-ils même fait frapper avec l’or qui se tire des mines de cette grande Province, des monnoyes où ils ont mis leur effigie, au lieu d’y mettre, comme il le pratiquoit, celle de l’Empereur. On sçait bien que le Roi des Perses, quoiqu’il puisse faire fabriquer des especes d’argent à son coin, ne peut pas non plus les autres Rois Barbares, mettre la tête & son nom sur les especes d’or qu’ils font frapper, quand bien même on auroit fouillé dans leur Pays les mines dont le mécail a été ciré. » Dumoins s’ils en usoient autrement, leurs especes n’auroient aucun cours, même parmi les Barbares. Voilà les avantages que tirerent les Francs de la situation où se trouvoit Justinien pour s’être engagé dans la guerre Gothique. Cependant dès que les Ostrogots eurent sous le regne de Totila, repris quelque supériorité sur les Romains, les Francs firent de nouveau la guerre aux Romains, & ils s’emparerent sans beaucoup de peine, d’une partie considérable du Pays des Vénétes. » J’interromprai ici pour un moment la narration de Procope, afin de faire souvenir le lecteur de ce qu’il a vû dans le chapitre précédent : que Justinien avoit fait demander par Léontius son ambassadeur auprès de Théodebald fils de Théodebert, la restitution d’un canton de l’Italie, que Théodebert avoit occupé contre la teneur des traités faits entre les Francs d’une part, et les Romains d’Orient de l’autre. Suivant les apparences, ce canton fit redemander aux Francs sous le regne de Théodebald, étoit le pays des Vénétes, dont ils s’étoient emparés sous le regne de Théodebert, et à la faveur du désordre où les succès de Totila mettoient les affaires des Romains d’Orient. Procope reprend la parole. » Les Romains n’étoient point en situation de se défendre contre les Francs quand cette invasion fut faite, & les Ostrogots qui partageoient alors l’Italie avec les Romains, ne pouvoient point faire face à la fois à deux ennemis. Dans le même tems les Gépides à qui Justinien avoit donné des quartiers auprès de Sirmich & dans toute la Dace dès qu’il en avoir eu chassé les Ostrogors, s’érigerent en Tyrans dans ces Contrées. Ils y réduisirent en servitude les Romains qui les habitoient, & ils coururent ensuite & saccagerent les Provinces voisines. »

On concevra facilement que les successeurs de Clovis avoient un grand interêt à exiger de Justinien, qu’il ratifiât et qu’il validât, en la confirmant, la cession que les Ostrogots leur avoient faite en cinq cens trente-sept ; parce qu’elle n’étoit pas un titre valable contre l’empire, qui ne reconnoissoit point ces barbares pour possesseurs légitimes des pays et des droits qu’ils avoient cédés ou transportés aux Francs : mais quelque caduque que fût la cession faite aux Francs par les Ostrogots, elle devint bonne et valable par le consentement positif qu’y donna Justinien. D’ailleurs, cette confirmation qui étoit une véritable rénonciation aux droits de l’empire sur les Gaules faite en faveur des Francs, les autorisoit à exiger des Romains de cette grande province, ce qu’ils n’avoient pas encore pû leur demander, je veux dire un serment de fidélité absolu et sans aucune restriction. Jusques-là les Romains des Gaules avoient pû se regarder comme étant toujours sujets de l’empire, et comme n’étant tenus d’obéir aux rois Francs, qu’à cause du pouvoir que Clovis avoit reçû de l’empereur Anastase, et qu’il avoit transmis à ses enfans. Or ce pouvoir n’étoit, si j’ose m’expliquer ainsi, qu’un pouvoir administratif, un pouvoir précaire, un pouvoir emprunté et émané d’un autre souverain, et sujet par conséquent à inspection dans son exercice, comme à révocation dans sa durée. Mais après que Justinien eut cédé pleinement les Gaules aux enfans de Clovis, les habitans de cette vaste contrée durent reconnoître nos rois pour leurs seuls et légitimes maîtres. La pleine souveraineté des Gaules appartint dès-lors à ces princes en toute propriété. Il paroît même que Justinien se sçut gré en quelque sorte d’avoir donné aux Francs cette riche contrée. Procope rapporte qu’un ambassadeur de ces Gépides, à qui Justinien avoit, comme on vient de le dire, donné des quartiers auprès de Sirmich, et qui avoient abusé de cette concession, dit dans son audience à cet empereur : qu’il se flate que quelques contrées occupées par sa nation sur le territoire Romain, ne seront pas un sujet de guerre sous le regne d’un prince qui sent si bien qu’il a plus besoin d’amis que de terres, qu’il vient de céder aux Francs, et à d’autres peuples des provinces entieres.

Avant que de perdre de vûë le passage de Procope, dans lequel la cession des Gaules aux Francs est rapportée, il est à propos de réflechir sur quelques détails qu’il contient, et de dire pourquoi cet historien affecte de les écrire.

Dès qu’on est au fait des coutumes et des usages des Romains, on n’est pas surpris que Procope observe que les princes Francs voulurent aussitôt qu’ils eurent été reconnus souverains des Gaules par l’empereur, donner dans Arles des jeux à la troyenne. En effet, ces jeux qui ressembloient en plusieurs choses à nos carouzels, avoient été inventés par les Troyens, de qui les Romains se faisoient honneur de descendre, et ce spectacle national, s’il est permis de le dire, leur étoit d’autant plus agreable, qu’il étoit en quelque maniere une preuve de leur origine. C’étoit celui des jeux du cirque à qui cette nation si éprise des spectacles, étoit le plus affectionnée. Dans les autres, on voyoit ordinairement des esclaves, ou tout au plus des personnes à gages qui divertissoient le peuple, au lieu que dans les jeux à la troyenne, c’étoit les enfans des meilleures maisons, qui, pour ainsi dire, donnoient eux-mêmes cette fête domestique. D’ailleurs, les magistrats, les simples citoyens pouvoient bien donner au peuple à leurs dépens, des combats de gladiateurs, des representations de tragédie ou de comédie, et d’autres fêtes, mais il n’y avoit que l’empereur qui pût le faire jouir du plaisir de voir les Jeux équestres dont nous parlons. Auguste, suivant le conseil de Mecenas, avoit reservé au prince seul le droit de donner ce spectacle. Il est vrai que Mécenas avoit aussi conseillé à Auguste de ne point celebrer ces jeux si distingués ailleurs que dans la capitale. Les Romains étant aussi épris des spectacles qu’ils le furent toujours, c’étoit les mettre en quelque façon dans la nécessité de venir de tems en tems dans une ville, où le souverain devoit être encore plus le maître qu’ailleurs. C’étoit donner un lustre particulier à la capitale. Mais les rois Francs devenus souverains indépendans des Gaules, ne se seront point tenus obligés à l’observation de cette loi. Au contraire ils auront été bien aises d’attacher à la ville d’Arles qui leur appartenoit, les droits et les prérogatives de Rome. Ainsi nos rois, en présidant à ce spectacle dans Arles, qui sous les derniers empereurs, avoit été comme la capitale des Gaules, faisoient connoître qu’ils étoient revêtus de tous les droits des césars, et que c’étoit le pouvoir impérial qu’ils exerçoient sur cette grande province de la monarchie Romaine.

Notre seconde observation roulera sur ce qu’écrit Procope, que les rois Francs ne commencerent qu’après cette cession à faire fabriquer des especes d’or à leur coin. Nous remarquerons pour confirmer ce qu’avance Procope, que comme il a été observé déja[3], nous n’avons aucunes médailles d’or des prédecesseurs de Clovis Premier, et qu’il est très-incertain que les monnoyes d’or qu’on voudroit lui attribuer, ainsi que celles qu’on veut attribuer à Thierri son fils, portent sa tête, et qu’elles appartiennent à ces princes morts avant que Justinien eût cédé la pleine souveraineté des Gaules aux Francs ; mais au contraire nous avons plusieurs monnoyes d’or[4] qui portent le nom et la tête de Theodebert, de Childebert et des autres princes qui regnoient quand cette cession fut faite, ou qui ont regné depuis. Je crois donc conformément au récit de Procope, que tous les princes qui avoient regné sur les Francs avant la cession dont il s’agit, n’avoient point fait frapper aucune espece d’or à leur coin, c’est-à-dire, avec leur nom et leur tête. Ils auront laissé les monétaires des villes où leur autorité étoit reconnue, en liberté de fabriquer les especes d’or au coin de l’empereur regnant qui étoit toujours réputé le seigneur suprême du territoire où ils s’étoient établis. Voilà pourquoi toutes les médailles d’or qu’on trouva en grand nombre dans le cercueil de Childeric lorsqu’il fut découvert à Tournai au milieu du dernier siecle, sont des monnoyes frappées au coin des empereurs romains. Si Childeric eut fait fabriquer des especes d’or avec son nom et son effigie, on auroit plûtôt enterré avec lui de ces especes-là, que des monnoyes sur lesquelles il n’y avoit rien qui pût servir à perpétuer sa mémoire.

Pourquoi les rois barbares s’abstenoient-ils de faire battre dans les pays où ils étoient les maîtres, des monnoyes d’or à leur coin ? Procope nous le dit. Les barbares eux-mêmes les eussent rebutées, parce qu’ils auroient douté de la bonté de semblables especes. A plus forte raison, les Romains qui habitoient avec eux, auroient-ils refusé de recevoir ces monnoyes. Comment venir à bout de la repugnance que les uns et les autres ils auroient eue à les prendre pour bonnes ? Les remedes propres à la vaincre n’étoient gueres connus de nos premiers Francs peu instruits dans cette partie du gouvernement civil qu’on appelle la Police des marchés. Ainsi les premiers rois Francs élevés dans une sorte de vénération pour le nom Romain, auront mieux aimé tolerer que les monnoyes des villes, où ils étoient les maîtres, et dont les officiers étoient probablement Romains, continuassent à frapper au coin des empereurs les especes d’or qu’ils fabriquoient, que de se jetter dans un embarras dont ils n’étoient pas assurés de sortir à leur honneur.

Monsieur Le Blanc croit que Procope a tort quand il écrit que les autres rois barbares, et même celui des Perses n’osoient faire frapper de la monnoye d’or à leur coin.

» Quelque peu vraisemblable, dit cet Auteur dans son Traité historique des Monnoyes de France[5], que soit ce que Procope dit du Roi de Perse, dont la puissance étoit si redoutable aux Empereurs d’Orient, que Justinien même fut obligé de lui demander la paix, & de lui payer un tribut annuel, les Sçavans n’ont pas laisse de croire cer Historien sur sa parole….. Pour moi l’avantage que Procope donne à nos Rois au dessus de celui des Perses, qui en écrivant aux Empereurs Romains, prenoit le titre de Grand Roi & de Roi des Rois, ne sçauroit m’empêcher d’être d’un sentiment contraire, & d’assurer que » ce qu’il dit, est un effet de la vanité Grecque, & qu’il a voulu dans cet endroit flatter les Empereurs aux dépens de la verité. Il n’en faut pas aller chercher des preuves plus loin que dans le Cabinet de Sa Majesté, où il y a vingt-quatre sols d’or très-fins & très-conservés, qui portent le nom & l’image de plusieurs Rois Visigots qui ont regné en Espagne. »

Il ne me paroît point difficile de justifier la sincerité de Procope contre les reproches fondés sur les deux faits allegués par l’auteur moderne qui vient d’être cité. Quant au premier, je dirai que l’historien grec n’entend point parler du roi qui regnoit sur la monarchie des Perses, du prince qui s’intituloit le Roi des rois ou le Grand roi, mais bien du chef de quelque peuplade de sujets de la monarchie des Perses sortis de leur pays par differens motifs, et qui s’étoient ensuite établis dans un certain canton du territoire de l’empire d’Orient, où ils vivoient sur le même pied que les barbares hôtes de l’empire d’Occident vivoient sur le territoire de cet empire avant son renversement arrivé sous Augustule. Qu’il n’y eut plusieurs peuplades de sujets du roi des Perses, qui fussent alors établies sur le territoire de l’empire d’Orient, c’est de quoi il n’est pas permis de douter. On voit en lisant le panégyrique de Maximilien Hercule, que dans les pays situés au-delà de l’Euphrate et qui après avoir été long-tems une partie du royaume des Perses se donnerent volontairement à l’empereur Diocletien, il étoit demeuré un nombre de Perses qui avoient reconnu volontairement son pouvoir, à condition qu’on les laissât vivre sous le gouvernement de chefs de leur nation, qui, conformément à l’usage de ces tems-là, avoient pris le titre de roi. C’est ce qu’il me paroît que signifie Regna Persarum dans le passage que je rapporte. Priscus Rhétor auteur du cinquiéme siecle dit, que de son tems, l’empereur Léon reçut des ambassadeurs que le roi des Perses lui envoyoit pour se plaindre que ses sujets, qui se réfugioient sur le territoire de l’empire d’Orient, y fussent reçus, et que les romains lui débauchassent même tous les jours ceux qui habitoient sur la frontiere de ses Etats. Il paroît en lisant une des lettres de Sigismond roi des Bourguignons à l’empereur Anastase, que le chef ou le roi particulier de la nation des Parthes, qui pour lors étoit un des peuples soumis à la monarchie des Perses, traitoit actuellement pour se retirer à certaines conditions sur le territoire de l’empire d’Orient.

Il se peut faire encore que ce roi des Perses, dont parle Procope, fut un des descendans d’Hormisdas frere aîné de Sapor le roi des Perses, contre qui l’empereur Julien fit la guerre où il fut tué. Cet Hormisdas qui s’étoit établi dans l’empire, laissa certainement un fils qui s’appelloit Hormisdas comme lui, et de qui Ammien Marcellin et Zosime parlent dans leurs histoires[6].

Ce qui acheve de prouver que Justinien avoit des Perses, quels qu’ils fussent, au nombre de ses sujets, c’est qu’il employa un grand nombre de soldats et d’officiers de cette nation dans la guerre contre les Ostrogots. Procope parle en plusieurs endroits des Perses qui portoient les armes pour le service de ce prince en Italie. Il dit dans un de ces endroits : « Cabadés fils de Zamis et petit-fils de Cabadés roi de Perse, s’étoit réfugié depuis long-tems sur le territoire de l’empire, pour éviter les embuches de son oncle Chosroés, et il commandoit un corps composé de Perses transfuges. Comme on appelloit en Occident roi des Francs absolument un des rois qui regnoit sur les Francs, comme on y appelloit absolument roi des Bourguignons un des rois qui regnoient sur les Bourguignons, on aura de même appellé dans l’Orient roi des Perses tous les rois qui regnoient sur les Perses. Ainsi l’on aura nommé abusivement si l’on veut, rois des Perses, les chefs des peuplades de Perses établies sur le territoire de ce partage. C’est de ces chefs que Procope aura dit, qu’ils ne pouvoient point faire battre de la monnoye d’or à leur coin.

Quant aux rois des Visigots, les vingt-quatre monnoyes d’or de ces princes, lesquelles M. Le Blanc cite, et dont même il donne l’estampe, ne prouvent en aucune façon que les rois Visigots ayent fait fabriquer des monnoyes d’or à leur coin, dans les tems où de leur aveu, ils n’étoient encore que les Hôtes de l’empire d’Occident, et que par conséquent Procope ait tort d’avancer ce qu’il avance. La plus ancienne de ces vingt-quatre médailles d’or est du roi de Liuva, qui commença son regne en cinq cens soixante et sept, et quand il y avoit déja près d’un siecle que les Visigots possedoient en toute souveraineté la portion du territoire de l’empire dont ils s’étoient rendus les maîtres. M. Le Blanc pouvoit alleguer quelque chose de plus plausible contre Procope. ç’auroit été de dire que long-tems avant que les rois Francs fissent fabriquer des especes d’or avec leur nom et leur effigie, Alaric Second roi des Visigots qui monta sur le trône en quatre cens quatre-vingt-quatre, et qui fut tué à la bataille de Vouglé en cinq cens sept, avoit fait battre des especes d’or d’un titre plus bas que le titre en usage dans l’empire, et qui devoient être marquées à son coin, puisque les auteurs du tems les désignent par l’appellation d’especes gothiques ou de sols d’or Alaricains . On peut voir dans l’endroit de notre ouvrage où il est parlé des motifs qu’eut le roi Clovis de faire la guerre contre Alaric, ce que disent concernant ces especes, les lettres d’Avitus et la loi nationale des Bourguignons. Mais cela ne prouveroit rien contre Procope, qui n’a entendu parler que des rois barbares établis dans un territoire dont les empereurs étoient encore reconnus souverains par les barbares mêmes qui s’y étoient cantonnés. Or nous avons vû que dès l’année quatre cens soixante et quinze Julius Népos avoit cédé les Gaules à Euric le pere et le prédecesseur d’Alaric. Après cette cession quelle qu’en fut la validité, les rois des Visigots se seront regardés comme pleinement souverains des Gaules, et ils y auront dès-lors fait frapper des especes d’or à leur coin, comme le pratiquerent les rois Francs après leur second traité avec Justinien. Alaric Second, comme on l’a vû, ne s’érigea-t’il point en législateur, je ne dis pas des Visigots, mais des Romains habitans dans son territoire ? On peut dire la même chose des especes d’or frappées au coin des rois Ostrogots qui prétendoient avoir la pleine souveraineté de l’Italie.

Procope n’est pas le seul historien du sixiéme siecle qui parle de la cession de Marseille, qui fut faite aux premiers successeurs de Clovis par Vitigès. Il est encore fait mention de cette cession dans l’histoire d’Agathias. Je vais rapporter l’endroit de son ouvrage où il en est parlé. D’ailleurs il se trouve encore très-propre à donner une idée du caractere géneral des Francs et de ce qu’ils étoient durant le sixiéme siecle, et par conséquent à disposer le lecteur à croire plus aisément ce que nous allons exposer concernant l’état et le gouvernement des Gaules sous Clovis et sous ses premiers successeurs.

Les Franċs[7], dont le territoire confine avec l’Italie, étoient autrefois connus sous le nom de Germains, & ce n’est que depuis quelques années qu’ils se sont rendus maîtres de presque toutes les Gaules. Ils sont même présentement en possession de la Ville de Marseille bâtie par les loniens. Cette Colonie Grecque qui s’est long-tems gouvernée suivant les coutumes & les usages de ses Fondateurs, obéit donc aujourd’hui à des Princes Barbares, sans qu’on puisse dire néanmoins que ses Citoyens soient devenus pour cela de pire condition. En effet les Francs ne ressemblent point aux autres Barbares qui ne veulent habiter que les campagnes, & qui ont en horreur le séjour des Villes. Au contraire les Francs qui sont tous Catholiques, pratiquent non-seulement le culte de la Religion en la même maniere que les Romains, non-seulement ils ont des Loix & des usages semblables aux nôtres concernant les ventes, les achats, & la maniere de rendre la Justice ; mais il y a encore plusieurs d’entr’eux qui exercent dans les Villes les Charges Municipales, & qui se sont engagés dans l’état Ecclésiastique. Les Francs chomment aussi les Fêtes comme nous. Enfin pour des Barbares, ils sont très-soumis aux loix, très-polis, & ils ne different guéres des Romains, que par la Langue qu’ils parlent, & par l’habillement qu’ils portent. »

Il seroit superflu de faire ici un long raisonnement pour montrer que l’Ostrogot dans sa cession validée par Justinien, et dont il s’agit ici, délaissa aux Francs non-seulement la province qu’il tenoit encore dans les Gaules, et qui ne faisoit pas la dixiéme partie de cette vaste contrée, mais aussi ses droits et prétentions sur toutes les Gaules. Si la cession faite par l’Ostrogot eut été aussi peu considerable, Procope n’eut point dit comme il l’a dit : que l’ostrogot avoit cedé les Gaules entieres qui étoient de sa dépendance. Il auroit écrit simplement : Que l’Ostrogot avoit cedé les Gaules, ou la partie des Gaules qu’il possedoit. L’Ostrogot remit donc aux Francs les pays qu’il tenoit actuellement, et il leur transporta ses droits, sur ce qu’il ne tenoit pas.

  1. De bello Got. lib. quarto.
  2. Petav. Rat. temp. lib. 7. cap. quinto.
  3. Liv. 4. Ch. 17.
  4. Le Blanc, Tr. hist. des Monnoyes de France, pag. 14, 19, & 21.
  5. Pag. 32.
  6. Am. Mar. lib. 26. Zos. Lib. 4. p. 209.
  7. Agath. de rebus Juf. lib. pr.