Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 11

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LIVRE 6 CHAPITRE 11

CHAPITRE XI.

Du Gouvernement particulier de chaque Cité, sous le Regne de Clovis, & sous le regne de ses premiers Successeurs. Que chaque Cité avoit conservé son Senat, & que ces Senats avoient été maintenus dans leurs principaux Droits. Que chaque Cité avoit aussi conservé sa Milice.


Nous avons suffisamment expliqué dans les chapitres précedens, que les rois Mérovingiens étoient à la fois chefs, souverains, ou rois de chacune des nations Barbares qui habitoient dans les Gaules ; qu’ils étoient outre cela princes des Romains de cette grande province, et qu’en cette qualité ils exerçoient en leur propre nom sur ces Romains la même autorité que le préfet du prétoire et le maître de la milice exerçoient sur eux dans les tems précedens, au nom de l’empereur. Nous avons aussi rapporté que nos rois envoyoient dans chaque cité pour y être le principal officier, un comte ; ainsi c’étoit à ce comte que devoient répondre tous les supérieurs locaux, s’il est permis d’employer cette expression, pour désigner l’officier qui étoit le chef ou le supérieur des Romains du lieu, et celui qui étoit le chef ou le supérieur de chaque essain de Barbares établi dans le territoire de la cité, et cela de quelque nation que ces Barbares pussent être. L’autorité du comte émanoit directement du roi, et tous les sujets du roi, quels qu’ils fussent, devoient par conséquent la reconnoître.

C’étoit donc au comte de chaque cité, que les magistrats municipaux des Romains, ainsi que leurs officiers militaires devoient s’addresser dans les affaires importantes. C’étoit au comte que les sénieurs des Francs et les autres chefs des essains de Barbares devoient recourir. C’étoit lui qui dans les occasions leur intimoit les ordres du roi, et qui avoit soin que la justice fût rendue et les revenus du prince payés. C’étoit encore lui qui commandoit dans les occasions, les troupes que son district fournissoit pour servir à la guerre, et qui par conséquent ordonnoit aux Barbares comme aux Romains, de prendre les armes et de marcher. Le pouvoir civil, comme on l’a déja remarqué, n’étoit point séparé du pouvoir militaire sous les rois Mérovingiens, ainsi qu’il l’avoit été sous les empereurs successeurs de Constantin Le Grand.

Nous avons déja observé que la division des Gaules en dix-sept provinces, n’avoit point eu de lieu sous nos rois, du moins par rapport au plus grand nombre de ces provinces. Ainsi l’on voit bien que les comtes devoient répondre directement au roi, et qu’en campagne ils devoient commander la milice de leur district immédiatement sous lui ou sous le général qu’il avoit nommé. Il faut cependant en excepter les comtes dont les cités se trouvoient enclavées dans les especes de commandemens que nos rois érigeoient de tems en tems, en mettant plusieurs cités sous les ordres d’un seul officier. Celui à qui l’on confioit ces especes de gouvernemens, dont la durée et les bornes ont été d’abord purement arbitraires ; et qui avoit plusieurs comtes sous ses ordres, s’appelloit du même nom qu’on donnoit dans le bas empire à ceux qui commandoient dans un Tractus ou commandement militaire, et il se nommoit duc. Par exemple sous le regne des petits-fils de Clovis on forma de la Touraine et du Poitou un de ces gouvernemens, dont Ennodius fut fait duc. Mais comme je viens de le dire, il ne paroît point que ces gouvernemens ayent jamais fait un département stable, ni pour user de cette expression, une Province permanente, ainsi que le faisoient les gouvernemens de même genre, que les empereurs romains avoient érigés dans les Gaules, et qui s’appelloient Tractus. Il arrivoit donc que quelquefois un comte avoit un duc pour supérieur, et quelquefois qu’il n’y avoit personne entre le comte et le prince, auquel cas le comte recevoit immédiatement les ordres du roi, et s’adressoit directement au souverain.

Voilà pourquoi Fredegaire, parlant d’une armée nombreuse que le roi Dagobert I fit marcher contre les Gascons, dit, après avoir fait l’énumération des ducs qui l’avoient jointe avec les troupes de leur département : » Qu’il s’y trouvoit encore plusieurs Comtes, qui sous leurs propres auspices, y avoient amené les Milices de leurs Cités, parce qu’ils n’avoient point un Duc au-dessus d’eux. »

Quoique les rois conferassent les emplois de comte suivant leur bon plaisir, ils avoient néanmoins quelquefois la complaisance de laisser le choix de cet officier au peuple de la cité même, qu’il devoit gouverner. Gregoire de Tours rapporte comme un évenement assez ordinaire, que son diocèse se plaignant du gouvernement de Leudastés, le roi Chilperic premier donna commission à Ansoaldus de s’y rendre, pour mettre ordre au sujet de ces plaintes. Ansoaldus, ajoute l’historien, vint à Tours le jour de saint Martin, et il defera au peuple et à nous le choix d’un nouveau comte ou gouverneur. En conséquence de cette grace, Eunomius fut revêtu de l’emploi de comte : cela sent-il l’esclavage ?

Nous avons vû, en parlant de l’état des Gaules sous les empereurs, qu’il y avoit dans chaque cité un Senat, qui en étoit comme l’ame, et qui dans ce district, avoit la même autorité et le même crédit que le Senat de Rome avoit dans Rome sous le bas empire. Ainsi dans chaque cité, le Senat, comme nous l’avons dit, étoit du moins consulté par les officiers du prince, sur les matieres importantes, comme étoit l’imposition des subsides extraordinaires. C’étoit encore lui, qui sous la direction des officiers du prince, rendoit ou faisoit rendre la justice aux citoyens, et qui prêtoit la main à ceux qui faisoient le recouvrement des deniers publics.

Que ces Senats ayent subsisté sous les rois Mérovingiens, on n’en sçauroit douter. On vient de lire dans le neuviéme chapitre de ce livre, et on avoit lu déja dans d’autres endroits plusieurs passages de Gregoire de Tours, où il donne la qualité de senateur de la cité d’Auvergne ou d’une autre, à des hommes qu’il a pû voir, et dont quelques-uns devoient être nés comme il l’étoit lui-même, depuis la mort de Clovis.

Il paroît que quelques-uns de ces Senats ont subsisté non-seulement sous les deux premieres races, mais encore sous la troisiéme, et que c’est à leur durée que plusieurs villes ont dû l’avantage de conserver dans tous les tems le droit de commune, et de se maintenir dans sa jouissance, quoiqu’elles fussent enclavées dans les domaines des grands feudataires de la couronne. C’est parce que ces villes avoient conservé leur Senat, et que leur Senat avoit conservé la portion d’autorité dont il jouissoit dès le tems des empereurs Romains et sous les deux premieres races, qu’on trouve que sous les rois de la troisiéme race, ces mêmes villes étoient déja en possession du droit de commune d’un tems immémorial. En effet, on voit que certainement elles en jouissoient sous le regne de tous ces princes, sans voir néanmoins qu’elles l’eussent jamais obtenu d’aucun roi de la troisiéme race, sans voir sous quel roi elles ont commencé d’en jouir. C’est ce qu’il faut exposer plus au long ; et pour l’expliquer mieux, je ne feindrai point d’anticiper sur l’histoire des siecles postérieurs au sixiéme et au septiéme. On ne sçauroit, et j’ai déja plus d’une fois allegué cette excuse, éclaircir avec le peu de secours qu’il est possible d’avoir aujourd’hui, tout ce qui s’est passé dans ces deux siecles-là, sans s’aider quelquefois de lumieres tirées de ce qui s’est passé dans les siecles posterieurs.

Un des évenemens les plus memorables de l’histoire de notre monarchie, est celui qui arriva sous les derniers rois de la seconde race, et sous Hugues Capet, auteur de la troisiéme. Ce fut alors que les ducs et les comtes, abusans de la foiblesse du gouvernement, convertirent dans plusieurs contrées leurs commissions qui n’étoient qu’à tems, en des dignités heréditaires, et qu’ils se firent seigneurs proprietaires des pays, dont l’administration leur avoit été confiée par le souverain. Non-seulement, ces nouveaux seigneurs s’emparerent des droits du prince, mais ils usurperent encore les droits du peuple qu’ils dépouillerent en beaucoup d’endroits de ses libertés et de ses privileges. Ils oserent même abolir dans leurs districts les anciennes loix, pour y substituer des loix dictées par l’insolence ou par le caprice, et dont plusieurs articles aussi odieux qu’ils sont bizarres, montrent bien qu’elles ne sçauroient avoir été mises en vigueur que par la force. Les tribunaux anciens eurent le même sort que les anciennes loix. Nos usurpateurs se reserverent à eux-mêmes, ou du moins ils ne voulurent confier qu’à des officiers qu’ils installoient ou qu’ils destituoient à leur bon plaisir, l’administration de la justice. Enfin, ils se mirent sur le pied d’imposer à leur gré les taxes, tant personnelles que réelles. Ce fut alors que les Gaules devinrent véritablement un pays de conquête.

Les successeurs de Hugues Capet persuadés avec raison que le meilleur moyen de venir à bout de rétablir la couronne dans les droits qu’elle avoit perdus, étoit de mettre le peuple en état de recouvrer les siens, accorderent aux villes qui étoient capables de les faire valoir, des chartres de commune qui leur donnoit le droit d’avoir une espece de senat ou une assemblée composée des principaux habitans nommés et choisis par leurs concitoyens, laquelle veillât aux interêts communs, levât les revenus publics, rendît ou fît rendre la justice à ses compatriotes et qui eût encore sous ses ordres une milice reglée, où toutes les personnes libres seroient enrollées. C’étoit proprement rendre aux villes, qui du tems des empereurs romains avoient été capitales de cité, et qui avoient eu le malheur de devenir des villes seigneuriales, le droit d’avoir un senat et des curies. C’étoit l’octroyer à celles d’un ordre inferieur et qui ne l’avoient pas du tems des empereurs, à celles que Gregoire De Tours désigne souvent par le nom de Castrum.

Les seigneurs s’opposerent bien en plusieurs lieux à l’érection des communes ; mais il ne laissa point de s’en établir un assez grand nombre sous le regne de Louis Le Gros et sous celui de Philippe Auguste. En quelques contrées les seigneurs ne voulurent acquiescer à l’établissement des communes qu’après qu’il eût été fait. En d’autres, les seigneurs consentirent à l’érection des communes en conséquence de transactions faites avec leurs sujets, ou pour parler plus correctement, avec les sujets du roi qui demeuroient dans l’étenduë de leurs fiefs, et ces transactions laissoient ordinairement les Communiers justiciables du seigneur territorial en plusieurs cas. Qui ne sçait les suites heureuses de l’établissement des communes ?

Or comme je l’ai déja dit, on trouve dès le douziéme siecle un grand nombre de villes du royaume de France, et capitales de cité sous les empereurs, comme Toulouse, Reims, et Boulogne, ainsi que plusieurs autres, en possession des droits de commune, et sur tout du droit d’avoir une justice municipale, tant en matiere criminelle qu’en matiere civile, sans que d’un autre côté on les voye écrites sur aucune liste des villes à qui les rois de la troisiéme race avoient, soit octroyé, soit rendu le droit de commune ; en un mot sans qu’on voye la chartre par laquelle ces princes leur auroient accordé ce droit comme un droit nouveau.

Il y a plus. Quelques-unes des chartres de commune accordées par les premiers rois de la troisiéme race, sont plûtôt une confirmation qu’une collation des droits de commune. Il est évident par l’énoncé de ces chartres que les villes ausquelles les princes les accordoient, étoient en pleine possession des droits de commune lors de l’obtention des chartres dont il s’agit, et que ces villes en jouissoient de tems immémorial, c’est-à-dire, dès le tems des empereurs, où elles étoient capitales de diocèse. La chartre accordée en l’année onze cens quatre-vingt-sept par Philippe Auguste à la commune de Tournai, dit dans son préambule ; qu’elle est octroyée aux citoyens de Tournai, afin qu’ils jouissent tranquillement de leur ancien état et qu’ils puissent continuer à vivre suivant les loix, usages, et coutumes qu’ils avoient déja. Il n’est pas dit dans cette chartre où l’administration de la justice est laissée entre les mains des officiers municipaux : que les impetrans tinssent des rois predecesseurs de Philippe Auguste, les droits dans lesquels la chartre de Philippe Auguste les confirme. On peut faire la même observation sur la chartre de commune octroyée à la ville capitale de la cité d’Arras par le roi Louis VIII fils de Philippe Auguste. Elle ne fait que confirmer cette cité dans les droits de commune, qui s’y trouvent déduits assez au long, sans marquer en aucune façon que la cité d’Arras tînt ces droits-là d’un des rois predecesseurs de Louis VIII.

Ne doit-on pas inferer de-là que si Reims et les autres villes dont la condition étoit la même que celle de Reims, jouissoient dès le douziéme siecle des droits dont il est ici question, c’étoit parce qu’elles en étoient déja en possession lors de l’avenement de Hugues Capet à la couronne. Or elles n’en étoient en possession dès ce tems-là, que parce que sous la premiere et sous la seconde race, elles avoient toujours continué d’être gouvernées par un senat, qui s’étoit apparemment chargé des fonctions dont les curies étoient tenues sous les derniers empereurs.

Je conclus donc que toutes les villes dont je viens de parler, tenoient le droit d’avoir un senat et une justice municipale, des empereurs mêmes, et que plus puissantes ou plus heureuses que bien d’autres, elles avoient sçû s’y maintenir dans le tems où la plus grande partie du royaume devint la proye des officiers du prince. Comme ces capitales étoient le lieu de la résidence de l’évêque et des senateurs, elles auront eu toutes, des moyens de se deffendre contre les usurpateurs, qu’une petite ville n’avoit point, et quelques-unes d’elles se seront servies de ces moyens avec succès. Les unes se seront maintenues dans tous leurs droits contre le comte. Les autres lui auront abandonné le plat pays, à condition qu’elles conserveroient néanmoins leur autorité sur la portion de leur territoire voisine de leurs murailles qui depuis aura été appellée la banlieue.

En effet, on remarque, comme il vient d’être dit, que presque toutes les villes qu’on trouve en possession des droits de commune dans le douziéme siecle sans qu’il paroisse que veritablement elles ayent jamais été érigées en commune par aucun des rois de la troisiéme race, avoient été sous les empereurs Romains, ou du moins dès le tems des rois Mérovingiens, des villes capitales d’une cité. Entrons dans quelque détail.

Le comte de Flandre, un des anciens pairs du royaume, a toujours été l’un des plus puissans vassaux de la couronne de France, même dans le tems où il ne tenoit encore d’autre grand fief que ce comté. Cependant son autorité n’étoit point reconnue dans le territoire ni dans la ville de Tournai, qui du tems des empereurs étoit la capitale du pays des Nerviens et l’une des cités de la Seconde Belgique. Tournai s’est même maintenu dans la sujetion immédiate à la couronne, dans ses autres droits et dans l’indépendance du comté de Flandre en des tems que ce grand fief étoit tenu par des ducs de Bourgogne et par des rois d’Espagne. Ce ne fut qu’en mil cinq cens vingt-neuf que Tournai devint ville domaniale du comté de Flandre, et cela en vertu de la cession que François I. en fit à l’empereur Charles-Quint comte de Flandre, par l’article neuviéme du traité de Cambray.

Tout le monde sçait qu’Arras est aujourd’hui composé de deux villes contigues, mais cependant séparées l’une de l’autre par une enceinte de murailles. Celle de ces villes qui est l’ancienne, et dans laquelle la cathédrale est bâtie, s’appelle la cité. Elle est désignée par le mot Civitas abusivement pris, dans la chartre de l’érection ou plûtôt de la confirmation de sa commune octroyée par le roi Louis VIII en l’année mil deux cens onze, et qui vient d’être citée. On voit bien en effet que ce mot y est employé, ainsi qu’en d’autres actes, dans le sens qu’il a vulgairement aujourd’hui, c’est-à-dire, pour signifier l’ancien quartier d’une ville qui s’est aggrandie, et non pas dans l’acception où nous avons averti dès le commencement de cet ouvrage que nous l’employerons, c’est-à-dire, pour signifier un certain district gouverné par une ville capitale, pour signifier en un mot, ce que les anciens Romains entendoient par Civitas. L’autre ville d’Arras, celle qui a été bâtie sous la troisiéme race, attenant les murailles de l’ancienne, s’appelle la ville absolument, et se trouve désignée par le mot Villa dans la chartre par laquelle Robert comte d’Artois lui accorde une partie des droits dont jouissoit la cité d’Arras, et que ce prince octroya l’année mil deux cens soixante et huit. Or cette cité d’Arras, qui du tems des empereurs Romains étoit la capitale de la cité des Artésiens, l’une des cités de la Seconde Belgique[1], n’a jamais reconnu pour seigneurs les comtes d’Artois, quoiqu’ils fussent des princes puissans, quoiqu’ils fussent les maîtres de tous les environs, et même de la nouvelle ville, ou de la ville absolument dite. La vieille ville d’Arras n’a traité avec eux que comme avec un voisin puissant. Elle a toujours relevé immédiatement de nos rois qui en laissoient ordinairement le gouvernement aux évêques, et cela jusqu’en mil cinq cens vingt-neuf que François I. la ceda par le dixiéme article du traité de Cambray, à l’empereur Charles-Quint comte d’Artois.

Nous trouvons que Térouenne enclavée au milieu du pays qui s’apelle aujourd’hui l’Artois, n’a jamais reconnu les comtes d’Artois pour seigneurs, et que cette ville et sa banlieue, ont toujours joui des droits de commune sous l’autorité immédiate du roi, jusques à l’année mil cinq cens cinquante-cinq qu’elle fut prise par les armes de Charles-Quint, et rasée et démolie par ses ordres. Jusques-là cette ville avec sa banlieue a fait une espece de petite province au milieu du territoire du comte d’Artois, et connue sous le nom de la Regale de Terouenne. Aussi Térouenne est-elle inscrite sur la Notice de l’empire comme ville capitale de la cité des Morins, l’une des douze cités comprises dans la seconde des provinces Belgiques.

L’auteur contemporain qui a écrit la vie de Charles VI et qui est connu sous le nom de l’Anonime de saint Denys, parlant de plusieurs graces que le duc de Bretagne obtint de ce roi en mil quatre cens trois, dit[2] : » Mais le Duc de Bretagne fit encore un plus grand coup d’état de se faire donner par le Roi pour la réunir à sa Duché, la Ville de saint Malo, jusques-là toujours sujette & fidelle à nos Rois, & que l’on consideroit comme l’éperon le plus capable de dompter le Duc de Bretagne. » Sans entrer plus avant en discussion, nous nous contenterons de dire que le canton de la Troisiéme Lyonoise qui compose aujourd’hui le diocèse de Saint Malo, étoit devenu cité sous les rois de la premiere race. C’est ce qui avoit mis la ville capitale de ce canton en état de maintenir ses droits et de se conserver dans la sujetion immédiate à la couronne, toute située qu’elle étoit entre le duché de Normandie et le duché de Bretagne.

Enfin lorsque plusieurs villes de celles qui du tems des empereurs Romains étoient capitales de cités, ont été troublées dans le droit d’avoir une justice municipale, elles ont mis en fait dans les tribunaux, qu’elles étoient en possession de ce droit avant l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, et qu’elles le tenoient des successeurs d’Auguste et de Tibére.

L’année mil cinq cens soixante et six, le roi Charles IX ordonna par l’édit de Moulins : que tous les corps de ville, ou pour parler le langage du sixiéme siecle, que tous les senats qui rendoient encore la justice en matiere civile, en matiere criminelle, et en matiere de police, ne la rendroient plus qu’en matiere criminelle, et en matiere de police. Il est dit dans l’article soixante et onziéme de cette ordonnance : » Pour donner quelqu’ordre à la Police, & pourvoir aux plaintes qui sur ce nous ont été faites, nous avons ordonné que les Maires, Echevins, Consuls, Capitouls & Administrateurs des Corps de Ville qui ont eu ci-devant, ou bien ont présentement exercice des causes civiles & criminelles & de la Police, continueront seulement ci après l’exercice du criminel & de la Police, à quoi leur enjoignons, vacquer incessamment, sans pouvoir dorénavant s’entremettre de la connoissance civile des instances entre les Parties, laquelle leur avons interdite & défendue. »

Depuis le regne de Louis XII jusqu’en mil cinq cens soixante et six, le nombre des juges royaux gradués, s’étoit accru excessivement en France, soit par la multiplication des officiers dans les anciens tribunaux, soit par la création des sieges présidiaux dans chaque bailliage, soit par l’érection des nouveaux bailliages. Mais quel qu’ait été le véritable motif de la disposition contenue dans l’édit de Moulins et de laquelle il s’agit ici, il suffira de dire que cet édit n’a été mis pleinement en exécution qu’avec le tems.

Il est vrai cependant, que non seulement il a eu son effet[3], mais qu’il est encore arrivé que les successeurs de monsieur le Chancelier de l’Hôpital qui en avoit été le promoteur, ont dépouillé presque toutes les villes de leur justice en matiere criminelle, et en matiere de police, mais cela n’est point de notre sujet. Voyons comment quelques villes qui avoient été capitales de cité du tems des Romains se défendirent, lorsqu’en vertu de l’édit de Moulins, elles furent troublées dans le droit d’avoir une justice municipale qui connoissoit des contestations et des délits de leurs habitans.

Dans cette occasion, et même toutes les fois que la ville de Reims capitale d’une des plus illustres cités de la Gaule, a été troublée dans l’exercice de sa jurisdiction municipale, elle a mis en fait, qu’elle étoit en possession dès le tems des empereurs Romains, et qu’elle y avoit toujours été depuis. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans un Discours sur l’antiquité de l’échevinage de la ville de Reims, et des justes raisons qui ont mû les échevins à maintenir ses droits et sa jurisdiction. Nicolas Bergier si célébre dans la Republique des Lettres par son Histoire des grands chemins de l’empire Romain, et l’auteur de ce discours, y dit après avoir allegué, que même avant la conquête des Gaules par Jules Cesar, la ville de Reims étoit déja gouvernée par un senat. » Or la forme de cet ancien gouvernement est demeurée entiere à la Ville de Reims jusqu’aux tems que l’Etat des Romains étant dissipé, elle a reçu la gloire d’être soumise à l’Empire & domination de nos Rois, sous le regne desquels ce gouvernement a changé de nom & non de forme, ayant été appellé Echevinage, nom qui se trouve plus d’une fois dans les Capitulaires de Charlemagne. »

Ce sçavant homme rapporte ensuite plusieurs preuves convainquantes, pour montrer que dans tous les tems l’échevinage de Reims avoit administré la justice à ses habitans, non seulement en matiere criminelle, mais aussi en matiere civile, et entr’autres il produit un témoignage rendu en faveur de sa cause dès le douziéme siécle et rendu par une personne désinteressée. Ce témoignage mérite bien d’être rapporté.

Jean De Salisbury qui avoit suivi en France saint Thomas de Cantorbery, fut spectateur de plusieurs mouvemens qui arriverent dans Reims, à l’occasion des démêlés que l’archevêque Henri fils du roi Louis Le Gros, y eut avec les citoyens concernant leurs franchises et leur jurisdiction municipale. Or cet Anglois dit dans une lettre écrite à l’évêque de Poitiers pour l’informer de tous ces démêlés et de leurs suites : » Les Citoyens de Reims se sont d’abord humiliés devant leur Archevêque, & même ils prétendent qu’ils prirent alors la résolution de porter dans les coffres deux mille livres pesant d’argent, à condition qu’il n’entreprît point sur leurs droits, & qu’il les laissât en possession d’avoir une Justice telle qu’ils l’avoient dès le tems de saint Remi l’Apôtre des Francs. » Il est vrai que le texte de Jean De Salisbury dit Legem et non pas Justitiam. Mais comme Loyseau l’observe[4], Loi, signifie justice en nos coutumes.

Aussi le Parlement de Paris a-t-il jugé plusieurs fois que la ville de Reims étoit bien fondée dans ses prétentions lorsqu’il s’agit de l’exécution de l’édit de Moulins. La Cour, dit Bergier, ordonna par son Arrêt du vingt-cinquiéme Mai mil cinq cens soixante & huit, que lesdits Echevins jouiroient de leur Justice & de leur Jurisdiction nonobstant l’Edit de Moulins, ainsi qu’ils avoient fait ci-devant, parce qu’il fut reconnu qu’il ne se devoit étendre sur les Villes de cette qualité, qui en jouissoient avant que la France fût en Royaume.

Les jurisconsultes du seizième siecle qui ont eu occasion de parler des procès ausquels l’exécution de l’édit de Moulins donna lieu et qui furent portés devant les cours souveraines, écrivent que plusieurs autres villes alléguoient les mêmes raisons que celle de Reims, comme des moyens qui devoient les exempter de subir la loy générale. Voici ce qu’on trouve dans Loyseau à ce sujet-là.

» Or[5] quand on voulut exécuter cette Ordonnance de Moulins, & ôter en effet aux Villes la Justice civile, plusieurs Villes y formerent opposition, les unes disant que cette Justice leur appartenoit de toute ancienneté, même avant l’établissement de la Monarchie Françoise…… Les Habitans de Boulogne soutinrent hautement contre Monsieur le Procureur Général, qu’ils avoient leur Justice de toute ancienneté, qu’ils s’étoient donnés & joints à cette Monarchie à condition qu’elle leur demeureroit, & en avoient toujours joui depuis. Leur fait fut reçu, & neanmoins faute d’en faire apparoir promptement par titres, il fut dit par Arrêt du mois de Janvier mil cinq cens soixante & onze, que par provision l’Ordonnance seroit exécutée. Autant en fut ordonné dans la cause de ceux d’Angoulême en mil cinq cens soixante & douze. »

René Chopin dit : » Les Habitans de Boulogne sur mer soutinrent aussi un procès contre Monsieur le Procureur Général, & ils y mirent en fait, que leur Justice étoit plus ancienne que la Monarchie Françoise. La Cour ordonna qu’elle en délibereroit. » On aura peine à croire, attendu la qualité des parties, que le parlement de Paris eut sursi au jugement définitif du procès de Boulogne, comme à celui de quelques autres villes, si les habitans de ces villes-là n’eussent point appuyé leurs moyens par des preuves, du moins très-vraisemblables. Suivant la Notice des Gaules, rédigée du tems de l’empereur Honorius, Boulogne étoit la capitale d’une des douze cités de la seconde Belgique ; Angoulême, étoit celle d’une des six cités de la seconde Aquitaine.

Le Capitole de Toulouse qui est encore aujourd’hui en possession de rendre la justice en matiere criminelle, et qui n’a été dépouillé du droit de la rendre en matiere civile qu’en vertu de l’édit de Moulins, soutient qu’il jouissoit, et de la prérogative qu’il a conservée, et de celle qu’il a perdue, avant que la ville de Toulouse fût soumise à la domination de Clovis, et qu’il en a joui sous les trois races de nos rois[6]. Lyon prétend que son corps de ville ne soit originairement autre chose que le senat qui régissoit la cité de Lyon du tems des empereurs Romains, et qui auroit continué l’exercice des fonctions sous les rois Bourguignons, sous les rois Francs, sous les empereurs modernes, & enfin sous les Rois de France.

On sçait encore que jusques au regne de Charles VI. qui créa des Elus en titre d’Office, c’étoient les Corps de Ville qui imposoient & qui levoient les deniers des Tailles & ceux des Aides, mais l’entiere discussion de cette matiere, appartient à l’Histoire du Droit public, en usage sous les Rois de la troisiéme Race.

Comme les Francs eux-mêmes entroient dans les Senats des Villes, où ils exerçoient tous les emplois Municipaux, ainsi qu’il le paroît par le passage d’Agathias, que nous avons rapporté & que nous avons cité tant de fois, il n’est point étonnant que les Senats ayent subsisté sous nos Rois Mérovingiens. Il semble même qu’ils eussent quelquefois plus d’autorité que le Comte même.

En effet nous voyons des Comtes n’avoir point assez de crédit pour empêcher que les Cités où chacun d’eux commandoit, ne prissent les armes l’une contre l’autre. Nous voyons que ces Officiers du Prince ne peuvent venir à bout de faire cesser cette guerre privée, autrement que par voie de médiation. Quelles étoient donc les troupes avec lesquelles ces Cités s’entrefaisoient la guerre ? C’étoient les mêmes Milices qu’elles avoient sous les Empereurs Romains, & dont elles se servoient lorsqu’elles en venoient aux voies de fait l’une contre l’autre.

Comme les troupes que les Empereurs Romains soudoyoient dans les Gaules, ne les mettoient pas toujours en état de prévenir ces sortes de guerres civiles, de même les Milices des Francs & des autres Barbares, que les Rois Mérovingiens avoient dans cette vaste contrée, ne pouvoient pas toujours être mises sur pied assez tôt, pour empêcher que les anciens Habitans du Pays, que les Romains, Sujets de ces Princes, ne répandissent le sang les uns des autres. Quelquefois les Francs, dont les quartiers étoient dans le voisinage des lieux, où s’allumoit la querelle, seront restés neutres. Ils auront attendu, les bras croisés, que le Gouvernement la terminât. En quelques occasions, les Francs auront épousé la querelle du Romain leur Compatriote, & par un malheur qui ne leur arrivoit que trop souvent, ils se seront battus les uns contre les autres. Peut-être même que la Nation des Francs qui n’étoit pas bien nombreuse, & qui cependant avoit à tenir en sujetion un Pays fort étendu, & dont les Habitans sont naturellement belliqueux, ne voyoit pas avec beaucoup de peine les Romains prendre les armes contre les Romains. Leurs dissentions et leurs querelles faisoient sa sûreté. Les faits que nous raconterons dans le chapitre suivant, mais qui ne sont pas les seuls que nous pourrions rapporter, prouveront suffisamment tout ce qui vient d’être avancé.

  1. Notit. Gall.
  2. Hist. de Ch. VI. Liv. 23. ch. 11.
  3. Voyez les nottab. & observ. de Louis Revin. pag. 951.
  4. Des Seig. ch. 16. art. 47.
  5. Des Seig. ch. 16. art. 82.
  6. La Faille, Ann. de Toulouse, tom. 3. pag. 55.