Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 14

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LIVRE 6 CHAPITRE 14

CHAPITRE XIV.

Que les Revenus de Clovis & des autres Rois Mérovingiens étoient les mêmes que ceux que les Empereurs avoient dans les Gaules lorsqu’ils en étoient les Souverains. Du produit des Terres Domaniales & du Tribut public. Que les Francs étoient assujettis à la derniere de ces impositions.


Nous avons dit dans le chapitre onziéme du premier livre de cet ouvrage, que le revenu dont les empereurs Romains jouissoient dans les Gaules, étoit composé de quatre branches principales ; sçavoir du produit des terres dont l’Etat ou la république étoit le proprietaire, du produit du tribut public ou du subside ordinaire, payable géneralement parlant par tous les citoyens, à raison de leurs conditions, biens et facultés, du produit des douanes et péages établis en plusieurs lieux, et enfin des dons gratuits ou reputés tels, que les sujets faisoient quelquefois au prince. Nous avons même exposé un peu au long dans ce chapitre-là et dans les chapitres suivans, quelle étoit la maniere de lever tous ces revenus, afin qu’à la faveur des circonstances que cette déduction nous donnoit lieu de rapporter, il nous fût plus aisé de justifier dans la suite, que nos rois lorsqu’ils furent devenus les maîtres des Gaules, jouirent precisément des quatre branches de revenu dont les empereurs y avoient joui precédemment. C’est ce qu’il s’agit à present de montrer, en ramassant ce qu’on trouve à ce sujet dans les monumens litteraires de la monarchie.

S’il n’est point dit expressément et formellement dans tous ces écrits, que nos rois ont eu dans les Gaules les mêmes revenus dont y jouissoient avant eux les empereurs Romains, c’est qu’il a paru inutile à ceux qui les ont composés d’y faire mention d’une chose, que tout le monde voyoit aussi-bien qu’eux, et qui d’ailleurs étoit dans l’ordre commun. En effet, lorsqu’une province change de maître, le nouveau possesseur y entre aussitôt en jouissance de tous les revenus qui appartenoient precédemment au souverain dépossedé. C’est l’usage ordinaire, et même les historiens qui se plaisent le plus à charger leurs narrations de détails et de circonstances, ne daignent point faire mention de cet incident. Ils supposent avec fondement qu’avoir dit, par exemple, que Louis XIV conquit en mil six cens quatre-vingt-quatre le duché de Luxembourg sur le roi d’Espagne Charles II c’est avoir dit suffisamment, que le roi très-chrétien s’y mit en possession de tous les domaines, droits, et revenus dont le roi catholique y jouissoit avant la conquête.

On devroit donc supposer, quand bien même on n’en auroit pas de preuve, que lorsque Clovis et ses successeurs se rendoient maîtres d’une province des Gaules, ils s’y mettoient aussi-tôt en possession de tous les biens et droits appartenans au souverain. Nous avons vû qu’il n’y eut point alors dans les Gaules une subversion d’Etat, et encore moins un bouleversement de la societé. Comme les sujets y resterent en possession de leurs droits et revenus, le sceptre y demeura aussi en possession des siens, quoiqu’il eut changé de main. La nouveauté qu’il y eut, c’est que les droits et les revenus établis, devinrent les droits et les revenus des rois des Francs, au lieu qu’auparavant ils étoient ceux des empereurs Romains.

Parlons donc du produit de la premiere branche de ces revenus. Tous les fonds de terre qui appartenoient aux empereurs, devinrent le corps du domaine de nos rois. On lit dans Gregoire de Tours, que le roi Charibert petit-fils de Clovis, prétant l’oreille à des courtisans avides qui lui insinuoient que la métairie de Nazelles dont l’église de saint Martin de Tours jouissoit depuis long-tems, étoit du domaine, il l’y réunit, et qu’il y établit un haras. Ce prince s’obstina même à garder Nazelles comme un bien de la couronne, nonobstant les évenemens miraculeux qui chaque jour y arrivoient et qui lui devoient faire reconnoître l’injustice de la réunion qu’il avoit faite. Ce ne fut qu’après la mort de Charibert que cette métairie fut restituée à saint Martin par le roi Sigebert devenu maître de la Touraine.

Si le corps de domaine que nos rois possedoient dans cette cité, n’eût été formé que lorsque Clovis s’en rendit maître vers l’année cinq cens huit, il n’auroit pas été incertain sous le regne de Charibert qui parvint à la couronne en cinq cens soixante, si Nazelles étoit, ou s’il n’étoit pas du domaine royal. Le fait eut été notoire, et supposé qu’il eût été bien averé que Nazelles n’étoit pas du domaine, Charibert ne l’eut pas usurpé sur l’église de saint Martin pour laquelle nos rois Mérovingiens avoient le même respect qu’avoient les Juifs pour le temple de Salomon. Gregoire de Tours ne dit pas même que Nazelles ne fût point du domaine. Il se contente d’alleguer que l’église de S. Martin étoit en possession de ce lieu-là depuis plusieurs années, ce qui montre que réellement il y avoit lieu de douter dans cette affaire. Je conclus donc que le corps de domaine royal dont il étoit incertain vers l’année cinq cens soixante, si Nazelles faisoit partie ou non, devoit avoir été formé dans des tems fort éloignés, et par conséquent qu’il n’étoit autre que le corps du domaine des empereurs Romains. Les rois Visigots se l’étoient approprié en Touraine aussi-bien que dans les autres provinces qu’ils avoient occupées ; et Clovis lorsqu’il les eut conquises sur Alaric Second, s’y sera mis en possession des biens dont ces princes s’étoient emparés. Les rois des Francs, dit Dominici, avocat au parlement de Toulouse, dans son livre de la Prérogative de l’Alleu » ont eu de grands Domaines dans les Provinces de notre voisinage ; & ces Domaines venoient probablement de celui des Rois Visigots sur lesquels ils les avoient conquises. C’est ce qu’on peut voir par le Testament de Saint Remi, & par l’acte de la donation que fit le Roi Chilperic de deux Métairies assises dans le territoire de Cahors. »

L’histoire des rois Mérovingiens est remplie de preuves qui font voir que ces princes possedoient en proprieté une infinité de fonds de terre, et qu’ils étoient, comme on le dit en parlant des particuliers, de grands Terriens. Voilà ce qui leur a donné le moyen d’enrichir tant d’églises, et de fonder tant de monasteres dans un tems où il falloit assigner aux religieux des revenus un peu plus solides que ne le sont des loyers de maisons ou des rentes constituées à prix d’argent. On sçait encore par l’histoire et par les capitulaires que ces princes faisoient valoir les terres de leur domaine par des intendans, et par cette espece d’esclaves qu’on appelloit les serfs Fiscalins, parce qu’ils appartenoient au fisc. Il y a même dans les capitulaires tant d’ordonnances faites à ce sujet, qu’il suffit d’avoir ouvert le livre pour en avoir lû quelques-unes. Ainsi je ne les rapporterai point. Je ne rapporterai pas même plusieurs endroits de Gregoire de Tours ou des auteurs qui ont écrit peu de tems après lui, et qui montrent que le fisc des rois Mérovingiens avoit tous les droits que le fisc des empereurs avoit eus, et qu’il s’approprioit les biens des criminels et les biens abandonnés, parce que j’ai déja fait lire en parlant d’autres sujets un grand nombre de passages qui prouvent suffisamment cette verité.

Quand nous avons traité des revenus de l’empire Romain dans les Gaules, nous avons vû que la premiere branche de ce revenu, laquelle provenoit du produit des terres dont la proprieté appartenoit à l’Etat, avoit outre le rameau dont il vient d’être parlé, deux autres rameaux ; sçavoir un droit qui se levoit sur le gros et sur le menu bétail qu’on menoit pâturer dans les bois et autres pâturages dont le fond appartenoit en propre à l’Etat, et un autre droit qui se levoit sur ce qu’on tiroit des mines et carrieres. Nous allons trouver nos rois Mérovingiens en possession de ces deux droits-là.

Gregoire de Tours après avoir raconté plusieurs miracles arrivés à Brioude au tombeau du martyr saint Julien, dans le tems que Thierri le fils du grand Clovis regnoit sur l’Auvergne, ajoute ce qui suit : » Il y eut aussi un Diacre qui après avoir abandonné les fonctions de son état, étoit entré au service de ceux qui faisoient le recouvrement des revenus du Prince, & qui abusoit tellement de la commission qu’ils lui avoient donnée, qu’il s’étoit rendu odieux par ses vexations à tous les Pays circonvoisins. Il arriva que s’étant transporté dans la montagne pour y lever le droit du Fisc sur les troupeaux qui suivant la Coutume y étoient allés paître durant l’été, il y fit plusieurs malversations. »

Quant aux droits que nos rois levoient sur le produit des mines qui se fouilloient en vertu des concessions que le souverain avoit faites. Voici ce qu’on lit dans la vie de Dagobert Premier » Outre les autres presens, que le Roi Dagobert fit à l’Eglise de Saint Denys en France, il lui donna encore pour l’entretien de sa couverture la quantité de huit mille livres de plomb à prendre tous les deux ans dans le produit du droit de marque qu’il levoit en nature sur ce métail. Ce Prince ordonna même que cette quantité de plomb seroit voiturée jusqu’à l’Eglise de Saint Denys par des corvées dont il chargea aussi-bien les Métairies Royales que celles dont il avoit déja fait present aux Saints Martyrs, & que dans cette Eglise le plomb seroit délivré aux Agents des Religieux qui la désservoient. »

La seconde branche du revenu dont les empereurs jouissoient dans les Gaules, consistoit dans le tribut public, ou dans le subside qui comprenoit la taxe par arpent et la capitation. Tous les citoyens payoient ce subside à proportion de leurs biens et facultés, et conformément à un cadastre qui contenoit la cotte-part à laquelle chaque particulier d’une cité devoit être imposé, par proportion aux sommes que le prince vouloit y être levées. C’est ce que nous avons exposé plus amplement dans le premier livre de cet ouvrage où nous avons encore expliqué que ces cadastres se dressoient en conséquence des descriptions de chaque cité qui se renouvelloient de tems en tems, et qui contenoient le nombre de ses citoyens avec l’état des biens et des revenus d’un chacun. Les rois Mérovingiens qui vouloient se rendre agréables aux Romains leurs sujets, conserverent à cet égard l’ancien usage. La maxime qui ordonne aux souverains dont la monarchie est fondée depuis peu, de faire ressembler autant qu’il est possible, le nouveau gouvernement à l’ancien, n’est jamais plus utile, que lorsqu’on la suit dans la levée des deniers nécessaires à la dépense de l’Etat.

On sçait bien que les Vandales qui envahirent la province d’Afrique au milieu du cinquiéme siecle, en userent bien autrement dans le dessein qu’ils avoient d’en faire un Etat tout nouveau. Afin d’y être plus absolument les maîtres de la fortune des Romains qu’ils avoient assujettis, ils jetterent au feu les cadastres qu’ils y trouverent. Voici ce que nous apprend à ce sujet Procope en parlant de la conduite que tint Justinien pour rétablir l’ordre ancien dans cette Province, après qu’il l’eût réunie à l’Empire Romain. » D’autant qu’on ne pouvoit plus trouver le cadastre dressé par les Officiers des Empereurs d’Occident tandis qu’ils étoient encore les maîtres en Afrique, parce que Genseric avoit entierement supprimé les registres publics peu de tems après la conquête, Justinien y envoya Tryphon & Eustatios avec commission d’y faire une nouvelle Description des fonds & héritages, ainsi qu’un nouveau recensemene general. Il leur enjoignit en même tems d’asseoir les impositions en conséquence de ces cadastres. » Mais tous les Barbares n’ont pas traité les Romains des Provinces où ils se cantonnerent aussi durement que nos Vandales les traiterent. Les Visigots & les Bourguignons ne jetterent point au feu les cadastres dressés par l’autorité des Empereurs. Nous sçavons positivement par plusieurs endroits des lettres de Cassiodore qui seront rapportés dans la suite, que les Ostrogots conserverent aussi lorsqu’ils se furent rendus les maîtres de l’Italie, les registres publics de cette Province de l’Empire. Quant à nos Francs, nous avons outre le préjugé general qui leur est favorable, des preuves qu’en cela ils se conduisirent comme les Ostrogots, & qu’ils leverent les revenus publics dans les Gaules conformément aux anciens Canons & recensemens. Il paroît même que c’étoit en se conformant à l’esprit du gouvernement qui regnoit dans les Gaules du tems qu’elles étoient sous les Empereurs, que les Rois Mérovingiens faisoient faire, lorsqu’ils vouloient augmenter leur revenu, de nouvelles Descriptions relatives aux précedentes[1]. La plus célebre de ces Descriptions a été celle que fit faire Clotaire premier apparemment lorsqu’il eut réuni les partages de ses trois freres au sien, & qu’il fut ainsi devenu Souverain de toute la Monarchie Françoife. Rapportons les passages qui servent à prouver ce qui vient d’être avancé.

Gregoire de Tours dit en parlant d’un des fils & des successeurs de ce Clotaire : » Le Roi Chilpéric ordonna que dans tous les Etats il fût dressé une nouvelle Description, & que les taxes y fussent ensuite imposées sur un pied bien plus haut que celui sur lequel on s’étoit reglé dans tes cadastres précedens. Cela fut cause que plusieurs de ses Sujets abandonnerent leurs biens pour se retirer dans les autres Partages, aimant mieux y vivre dans la condition d’étrangers, que d’être exposés en demeurant dans la Cité dont ils étoient Citoyens, à des contraintes dures & inévitables. En effet, suivant le pied sur lequel on s’étoit reglé en asseoyant les taxes en conséquence de la nouvelle Description, celui qui possedoit une vigne en toute proprieté, se trouvoit taxé à un tonneau de vin par arpent, & il étoit encore comme imposable que les contribuables acquitrassent les charges mises sur les terres d’une autre nature. D’ailleurs ce qui étoit demandé à raison de chaque Esclave qu’on avoir, étoit excessif. Aussi les Habitans du Limousin, qui étoient réduits au désespoir par ces impositions exhorbitantes, ayant été assemblés le premier jour de Mars par un Officier des Finances, nommé Marcus, qui avoit pris la commission d’établir le nouveau cadastre dans leur Pays, ils voulurent le mettre en pieces ; ce qu’ils auroient exécuté, si l’Evêque Ferreolus ne l’eût fait sauver. Cependant on ne put empêcher le Peuple de se saisir des registres de la nouvelle Description, & de les brûler. »

Chilperic fit punir sevérement les mutins, et même il fit traiter cruellement quelques ecclesiastiques, accusés d’avoir été les boutefeux de la sédition ; mais les malheurs qui pour lors arriverent coup sur coup dans sa famille, l’engagerent enfin à annuler le nouveau cadastre, et à remettre en vigueur le cadastre précedent. Il avoit été attaqué lui-même d’une infirmité dangereuse, et à peine en avoit-il été guéri que ses deux fils étoient tombés malades, et avoient été réduits à l’extrémité. Tant d’accidens firent donc rentrer en elle-même Frédegonde la mere de ces princes. » Ce sont les gémissemens des orphelins, dit-elle au roi son mari, qui soulevent le ciel contre nous, & qui attirent sa colere sur nos enfans. Ce sont les larmes des veuves qui tuent ces Princes. Ils vont mourir : Pour qui donc amasser des richesses ? N’y avoit-il pas avant cette nouvelle Description assez de denrées dans nos greniers ou dans nos celliers, & assez d’argent & de pierreries dans notre trésor ? Coyez-moi, jettons au feu tous ces registres odieux, & renonçons au dessein d’augmenter les revenus de notre Fisc. Contentons-nous de lever sur nos Sujets les mêmes impositions que Clotaire notre Pere & votre Roi levoit sur eux. Aussi-tôt Frédegonde se fit apporter ceux des cahiers de la nouvelle Descriptions, qui contenoient les cadastres, des Cités dont le revenu lui avoit été aligné pour en jouir par elle-même, & qui avoient été dressés par Marcus le Réferendaire. La Reine après les avoir jettés au feu, exhorta encore son mari à suivre un si bel exemple, pour meriter en premier lieu le salut de leurs ames & pour obtenir, s’il le pouvoir, la guérison de leurs enfans. Chilperic se laissa toucher. Il brûla ceux des cahiers du nouveau cadastre qui étoient déja achevés, & il ordonna qu’on eût à discontinuer le travail dans les lieux où il n’étoit pas encore fini. »

Comme les empereurs faisoient faire quelquefois de nouvelles descriptions, non point dans l’idée d’augmenter leurs revenus, mais dans la vûe de connoître mieux l’état present, ou de leur monarchie en géneral, ou de quelque province particuliere, afin d’asseoir ensuite le tribut public avec équité, les rois Mérovingiens faisoient aussi dresser quelquefois de nouvelles descriptions uniquement dans la seule vûe de procurer le bien de leurs sujets. » Sur la réquisition de Maroveus évêque de Poitiers, le Roi Childebert le jeune y envoya Florentius Maire du Palais, avec la commillion d’y faire à la Description, suivant laquelle le Tribut avoit été payé sous le regne de Sigebert son pere, tous les changemens qu’il conviendroit d’y faire à cause des mutations survenues dans le Pays depuis qu’elle avoir été dressée. En effet, depuis ce cems là plusieurs Chefs de famille qui portoient une grande partie du Tribut public, étoient décedés, & leur cotte-part se trouvoit être retombée sur des veuves, sur des orphelins, & sur d’autres personnes qui avoient besoin d’être soulagées. Les Commissaires après avoir examiné sur les lieux l’état des choses, soulagerent les pauvres, & ils repartirent les sommes ausquelles se montoient les diminutions faites à ces cottes-parts-là, sur des contribuables, qui suivant les regles de l’équité, devoient payer une portion de ce rejet. »

Nous verrons ce que les mêmes commissaires firent en Touraine, où ils se rendirent au sortir de Poitou, quand nous parlerons de ceux qui étoient exempts, ou qui se prétendoient exempts du tribut public.

Le prince dont nous venons de parler, je veux dire, Childebert le fils du roi Sigebert fit apparemment dans tous ses Etats la même réformation du cadastre, que nous sçavons positivement qu’il fit dans le Limousin et dans la Touraine. C’est ce qu’il me paroît naturel d’inferer d’un passage de Gregoire de Tours que je vais rapporter. Cet historien, après avoir parlé d’une exemption du tribut public accordée à quelques ecclésiastiques par ce prince, et dont nous ferons mention en son lieu, ajoute : » Le ciel porta encore Childebert à faire une autre action de bonté. Plusieurs de ceux qui s’étoient trouvés chargés de la recette du Tribut public avoient été ruinés à cause de la difficulté du recouvrement. Elle provenoit principalement de ce que par succession de tems, & par les divisions & subdivisions qui s’étoient faites entre les co-héritiers d’un contribuable, les possessions sur lesquelles chaque cotte-part avoir été assise lors de la confection du dernier cadastre, se trouvoient partagées en de petites porcions, que pour toucher une seule cotte-part, il falloit actionner un grand nombre de personnes, qui souvent encore renvoyoient le Collecteur de l’une à l’autre. Childebert remédia au désordre que nous venons d’exposer, en asseoyant si judicieusement l’imposition, que personne n’avoit plus aucun pretexte de differer le payement de la taxe, & que celui qui étoit chargé du recouvrement le faisoit sans perte, parce qu’il sçavoit précisément à quel contribuable il devoit demander chaque cotte-part. »

Sous les empereurs Romains, c’étoit le comte de chaque cité qui se trouvoit chargé de faire faire le recouvrement des deniers du tribut public, et qui devoit à un jour marqué en faire porter les deniers dans la caisse du prince. Sous les rois Mérovingiens, c’étoit le même officier qui étoit chargé des mêmes soins. Si à l’échéance du quartier le comte n’avoit pas encore ramassé la somme qu’il devoit porter dans les coffres du prince, il falloit que le comte avançât le reste ; et s’il n’avoit pas d’argent à lui, qu’il en empruntât pour remplir une obligation, à laquelle il n’auroit pas manqué impunément.

On lit dans Gregoire de Tours, au sujet d’un évenement, où Macco comte de Poitiers eut la plus grande part, que Macco se rendoit à la cour, où suivant l’usage, il étoit obligé d’aller pour y porter les revenus du fisc.

On lit encore ce qui suit dans le même auteur. » En cette année-là, vint à Tours un Juif nommé Armentarius, suivi d’un autre homme de la Religion, & accompagné de deux Chrétiens. Le motif de son voyage étoit le dessein de se faire payer par Eunomius qui sortoit de l’emploi de Comte de la Cité & par Injuriosus qui avoit été Lieutenant d’Eunomius la somme portée dans une obligation signée d’eux, & qu’ils lui avoient donnée pour argent comptant en faisant le payement du Tribut public. Les débiteurs répondirent à la premiere sommation qui leur fut faire, qu’ils étoient prêts à payer le capital & les interêts. » Nous ne rapporterons pas ici la suite de cette avanture, parce qu’elle ne regarde point la matiere dont nous traitons. Quant au Juif, j’ai déja observé dans le premier Livre de cet ouvrage qu’ils étoient en grand nombre dans les Gaules sous les derniers Empereurs comme sous nos premiers rois, et qu’ils y exerçoient le même commerce qu’ils ont toujours fait dans tous les lieux où l’on les a soufferts et qu’ils exercent encore dans ceux où l’on les tolere. Ils y prêtoient à usure. Pour Eunomius, nous avons eu déja occasion de dire que c’étoit un Romain, qui à la recommandation de l’évêque et du peuple de Tours avoit été fait comte de cette cité. Nous avons dit aussi qu’il y avoit à Tours une famille Injuriosa dont étoit un des évêques prédecesseurs de notre historien.

Enfin c’étoit si bien le comte qui étoit chargé du recouvrement du tribut public, que lorsque la contestation qui étoit entre les rois et la cité de Tours qui se prétendoit exempte de cette imposition, comme nous allons le dire tout à l’heure, eut été terminé par la donation que le roi fit du produit de cette imposition au tombeau de saint Martin, l’évêque de Tours fut mis en possession du droit de nommer et d’installer les comtes, comme étant celui qui avoit le plus d’interêt à la gestion de ces officiers, et celui avec lequel ils auroient désormais à compter. Voici ce qu’on lit à ce sujet dans la vie de saint Eloy, écrite par Saint Ouen évêque de Rouen, et contemporain de saint Eloy. » Ce fut à la sollicitation du Serviteur de Dieu que le Roi Dagobert donna par une Chartre autentique à l’Eglise dont Saint Martin avoit été fait Evêque, le cens ou tout le produit du Tribut public, qui appartenoit au Fisc dans l’étendue de la Cité de Tours. Depuis ce tems-là l’Eglise de Tours est en possession de jouir du produit de l’imposition, & même c’est l’Evêque qui nomme les Comtes de cette Cité, & qui leur donne des provisions. »

Aucune personne n’étoit exempte par son état de payer le tribut public pour les biens qu’elle possedoit ; et l’église même n’avoit pas le droit d’affranchir de ce tribut les fonds dont elle étoit proprietaire. Il n’y avoit que ceux à qui le prince avoit par un privilege particulier, accordé une exemption spéciale, qui ne fussent point tenus d’acquitter le Census. En effet, le sixiéme canon du concile assemblé dans Orleans l’année cinq cens onze, parle de l’exemption du tribut public, que Clovis avoit octroyée à plusieurs fonds de terres, et autres biens que ce prince avoit donnés à l’église, comme d’une seconde grace, comme d’un second present qu’il lui avoit fait. Il est sensible par la maniere dont le canon allegué s’explique sur cette exemption, qu’elle n’étoit point de droit, et qu’un prince pouvoit donner un fonds à une église, sans que pour cela, l’église qui venoit à jouir de ce fonds-là, fut dispensée de payer la cotte-part du tribut public dont il étoit chargé. » Quant aux redevances & aux biens fonds, die notre Canon, que le Roi notre Seigneur a donnés aux Eglises, en leur accordant encore l’exemption du Tribut public pour ces fonds & pour les Ecclésiastiques qui en jouiroient. »

Nous avons une lettre écrite au roi Theodebert fils de Thierri I par une assemblée du clergé tenue en Auvergne, et dans laquelle cette assemblée lui demande de laisser jouir les recteurs des églises et les autres ecclésiastiques domiciliés dans les partages du roi Childebert et du roi Clotaire, des fonds que ces ecclésiastiques possedoient dans l’étendue de son partage, en acquittant les impositions dont ces biens étoient tenus envers le fisc, afin, dit encore notre lettre, que chacun jouisse sans trouble des biens qui lui appartiennent, en payant le tribut au prince, dans le royaume de qui ses fonds se trouvent.

Une des maximes des jurisconsultes est que rien ne prouve mieux l’existence d’une loi, que les dispenses qu’en prennent ceux qui s’y trouvent soumis. Or, notre histoire fait mention en plusieurs endroits de l’exemption du tribut public, accordée par les rois Mérovingiens à des ecclesiastiques. Par exemple, Gregoire de Tours dit, que le roi Theodebert remit en entier aux églises d’Auvergne le tribut qu’elles étoient tenues de payer au profit du fisc.

Il paroît même que ces exemptions ne duroient que pendant la vie du prince qui les avoit accordées, et que la redevance dont chaque arpent de terre se trouvoit être tenu envers l’Etat, étoit un patrimoine si sacré, qu’un roi n’eut point le pouvoir de l’aliener. Il pouvoit bien la remettre pour quelque tems, et en disposer à son gré comme d’une portion de son revenu, mais non pas l’éteindre et en priver la couronne pour toujours. En effet, nous voyons que les églises d’Auvergne, cinquante ans après que Theodebert les eut affranchies du payement du tribut public, en obtinrent une nouvelle exemption du roi Childebert Le Jeune. » Le Roi Childebert, dit Gregoire de Tours, exempta du Tribut public par une pieuse magnificence, les Monasteres & les Eglises d’Auvergne, comprenant dans cette grace les Clercs qui les déservoient, & même tous ceux qui étoient spécialement attachés au service de ces Temples. »

Il est vrai que les habitans de la cité de Tours se disoient exempts du tribut public ; mais comme j’ai déja eu occasion de le dire, ce privilege leur étoit contesté par nos rois. Ce ne fut pas même en déclarant la cité de Tours exempte du subside ordinaire, que Dagobert I fit cesser cette contestation. Ce fut en cedant et transportant, comme on vient de le voir, le produit de cette imposition à l’église de Tours, avec qui ce seroit désormais à ses diocésains de s’accommoder. Voici le passage de Gregoire de Tours qui concerne la contestation dont nous venons de parler, et dans lequel il s’agit d’un incident survenu environ quarante ans avant que Dagobert l’eût terminée. Ce passage sera peu long, mais il contient tant de circonstances propres à confirmer ce que nous avons à prouver, que j’ai jugé à propos de le rapporter en entier, après avoir averti que l’évenement dont il s’agit arriva quand notre auteur étoit déja évêque de Tours, et à l’occasion de la nouvelle description que Childebert le jeune fit faire dans ses Etats, c’est-à-dire, vers l’année cinq cens quatre-vingt-dix.

» Florentianus Maire du Palais, & Romulfus un des Comtes du Palais, à qui le Roi Childebert le jeune avoit donné la commission de faire une nouvelle Description, se rendirent à Tours après avoir dressé l’état des biens dans la Cité de Poitiers. Dès qu’ils furent à Tours, ils s’y mirent en devoir d’imposer le subside ordinaire sur le Peuple, en disant que leur intention n’étoit pas de lever une somme plus forte que celle qu’il paroissoit par les registres dont ils s’étoient saisis, avoir été imposée sous les Rois précedens. Je m’opposai à l’exécution de leur entreprise, alleguant qu’il étoit bien vrai qu’on avoit fait sous le regne de Clotaire fils de Clovis une Description de la Cité de Tours, & même que les cahiers de ce cadastre avoient éré envoyés au Roi, mais qu’il étoit vrai aussi que ce Prince par respect pour la mémoire de Saint Martin les avoit jettés au feu. J’ajoutai qu’après la mort de ce même Prince le Peuple de Tours, en prétant serment au Roi Charibert, avoit reçû de son côté un autre serment que Charibert lui avoit fait, & par lequel il avoit promis de laisser jouir les Tourangeaux de tous les privileges & franchises, dont ils avoient joui sous Clotaire son pere, & de ne publier jamais aucun Edit Bursal dans leur Patrie. J’ajoutai encore que s’il étoit vrai que Gaiso, qui pour lors exerçoit l’emploi de Comte dans mon Diocèse, ayant recouvré une copie des cahiers dont je viens de parler, il s’étoit mis en devoir d’y lever le Tribut, mais qu’il étoit vrai aussi que sur les oppositions formées par Eufronius mon prédecesseur, l’affaire avoir été portée devant le Roi ; Que Gaiso s’étoit même rendu à la Cour, pour y exhiber la copie du Canon en vertu de laquelle il avoit agi. Quelle fut, continuai-je, la fin de cette contestation. Charibert qui ne vouloir blesser en rien le respect dû à Saint Martin, brûla cette copie comme Clotaire en avoit brûlé l’original ; & de plus il donna ordre de faire present à l’Eglise de l’Apôtre de la Gaule des deniers qui avoient été déja perçûs, en protestant encore qu’il ne souffriroit jamais qu’aucune personne de la Cité de Tours fût imposée au Tribut public, à quelque titre que ce pût être. Après la mort de Charibert, continuai-je encore, nous avons été sous l’obéissance de Sigebert son frere, qui n’a point introduit le subside ordinaire dans notre Diocèse. Depuis quatorze ans que Sigebert est mort, & que nous sommes sous la domination de Childebert son fils, on ne nous a rien demandé à titre du Tribut public. Nous n’avons pas eu sujet de nous plaindre. Vous êtes aujourd’hui les dépositaires de l’autorité Royale, dis-je en apostrophant les Commissaires, & comme tels, vous avez le pouvoir d’établir ici le subside ordinaire, ou de nous laisser jouir de notre immunité : Mais songez combien l’injustice que vous commettriez, en allant contre la teneur du serment du Prince qui vous employe, seroit criante. Quand j’eus cessé de parler, les Commissaires répondirent en me montrant les registres qu’ils tenoient à la main : Voyez ces rôles ; Les Habitans de la Touraine n’y sont-ils pas employés au nombre de ceux qui doivent le Tribut public ? & n’y sont-ils pas cottisés comme tels ? Ces cahiers, repartis-je, ne viennent pas du Tresor Royal des Chartres, & jamais ils ne furent mis à exécution. Il est bien vrai que les cahiers originaux, où mon Diocèse étoit cottisé, furent envoyés au Roi Clotaire, dans le tems qu’il fit faire la Description, mais ce Prince les fit jetter au feu, sans vouloir qu’on s’en servît. Charibert a traité de même la copie que Gaiso lui en donna. Les rôles que vous representez ne font donc qu’une seconde copie conservée à mauvaise intention par quelque méchant Citoyen qui vous l’a livrée, & que Dieu punira de la perversité de son cœur. Dans le tems même de notre conférence, le fils d’Audinus, celui-là même qui avoit mis entre les mains des Commissaires cette seconde copie dont je parle, fut attaqué d’une fievre si violente, qu’il mourut le troisiéme jour de la maladie. Au sortir de la conférence, j’envoyai à la Cour un Exprès chargé d’une Lettre, dans laquelle je suppliois le Roi Childebert de faire sçavoir sa volonté sur le point qui étoit en question entre les Commissaires & moi. La réponse ne tarda point à venir. Peu de jours après avoir expedié mon Courier, il me fut mis entre les mains un ordre du Roi qui faisoit prohibition à ses Officiers de faire état de la Cité, dont Saint Martin avoit été Evêque, dans les rôles de l’imposition du Tribut public, & ces Officiers se retirerent dès que je leur eus presenté le Diplome du Prince. » Nous avons raconté d’avance qu’environ quarante ans après l’évenement dont on vient de lire le récit, Dagobert I termina toutes contestations, concernant l’exemption du tribut public prétendue par la cité de Tours, en faisant don du produit du tribut public dans la cité de Tours, à l’église de Tours.

On voit par les lettres de Cassiodore, que les Ostrogots, nonobstant tous les égards qu’ils affectoient d’avoir pour les églises des Catholiques, ne laissoient pas de lever le subside ordinaire sur tous les biens qui appartenoient à celles d’Italie. Il est statué dans une de ces lettres écrite au nom de Theodoric, que les biens qui appartenoient à une certaine église dans le tems que son exemption lui avoit été octroyée, ne seroient pas sujets aux taxes ordinaires ni aux superindictions, mais que les biens qu’elle avoit acquis depuis cette exemption, seroient tenus de les payer sur le même pied qu’ils étoient payés par le possesseur, de qui cette église les avoit eus.

Il se presente ici une question assez curieuse, et même de quelqu’importance dans l’explication de notre droit public. Les Francs payoient-ils sous le regne des enfans de Clovis le subside ordinaire, ou ne le payoient-ils pas ? J’avoue que l’opinion commune est qu’ils ne le payoient point, et qu’ils étoient même exempts de toutes charges, à l’exception de celle de porter les armes pour le service du roi, lorsqu’ils étoient commandés ? Combien de droits imaginaires n’a-t’on pas même fondés sur cette exemption prétendue ? Cependant je crois que sous la premiere ni sous la seconde race, les Francs n’ont pas été plus exempts que les Romains mêmes du subside ordinaire. Je crois que les Francs étoient tous assujettis au payement du tribut public, ainsi qu’ils l’étoient certainement, comme on le verra dans le chapitre suivant, au payement des douanes, des péages, et des autres droits de pareille nature, qui se levoient alors dans les Gaules. Si quelques Francs étoient exemptés de payer aucune de ces impositions, ce n’étoit pas en vertu de leur état, ce n’étoit point en vertu d’une immunité accordée à la nation des Francs en géneral, c’étoit en vertu d’un privilege particulier, accordé spécialement à quelques personnes. Entrons en matiere.

Il faudroit, pour montrer que nos Francs eussent été exempts du subside ordinaire, le faire voir par des preuves bien positives. Cette prétendue exemption nationale ne s’accorde gueres avec ce que nous sçavons positivement sur les usages et sur les coutumes du sixiéme et du septiéme siécle, et avec ce que nous venons de voir.

En premier lieu, l’usage des Romains n’étoit pas, lorsque le prince avoit remis à quelqu’un la cotte-part qu’il devoit payer, de rejetter la cotte-part de l’exempté sur les autres contribuables, ainsi qu’il se pratique aujourd’hui dans plusieurs Etats. L’usage des Romains étoit, que le prince passât en recette le produit de cette cotte-part. Supposé, par exemple, que la communauté de laquelle Lucius étoit membre, dût payer cent sols d’or, dont Lucius fût tenu de contribuer la dixiéme partie, et que l’empereur remît à Lucius sa cotte-part, alors l’empereur prenoit en payement les dix sols d’or dont il avoit déchargé Lucius. La communauté dont Lucius étoit membre, n’étoit plus tenue que de quatre-vingt-dix sols d’or. On voit dans les lettres de Cassiodore plusieurs preuves de cet usage, que les Ostrogots avoient conservé en Italie. Theodoric mande à la Curie de Trente, en lui écrivant sur l’exemption qu’il avoit accordée à un prêtre nommé Butilianus. » Nous avons exempté par ces Présentes Butilianus de payer au Fisc aucune redevance ; mais comme notre intention est, que la libéralité qu’il nous plaît d’exercer, soit faite à nos dépens & non pas aux dépens de nos bons Sujets, nous déduirons sur ce que vous nous devez pour les bois & taillis dont jouit votre Cité, autant de sols d’or qu’il se trouvera que nous en aurons remis à Butilianus. »

La nécessité où se mettoit le prince de donner une indemnité toutes les fois qu’il accordoit une exemption, devoit être cause qu’il en accordât très-peu. Aussi voyons-nous dans les lettres de Cassiodore, que de son tems le senat de Rome étoit ainsi que les autres ordres de citoyens, soumis aux impositions qui se levoient sous le nom de subside ordinaire. Theodoric dit dans une lettre adressée à cet auguste corps : » Il nous apparoît par l’état des payemens faits entre les mains de nos Oficiers pour le premier terme du Tribut public, & lequel a été envoyé des Provinces au Préfet du Prétoire d’Italie, que les Senateurs n’ont encore fait payer sur des lieux où ils ont du bien, qu’une petite partie des redevances dont ces biens sont tenus. » Theodoric ordonne ensuite à ceux qui composent ce Corps, de faire porter incessamment dans les caisses du Fisc ce qui restoit de dû. »

Les Ostrogots qui étoient alors en Italie ce que les Francs étoient dans les Gaules, payoient leur cotte-part du subside ordinaire, même à raison des benefices militaires dont ils jouissoient, et ils le payoient entre les mains des officiers préposés pour en faire le recouvrement. C’est ce qui paroît en lisant une lettre de Theodoric à Saturninus et à Verbasius deux senateurs chargés de cette commission. » Notre intention n’est pas de souffrir que les revenus publics soient arriérés, en permettant que les contribuables reculent le payement du Tribut, & nous aurons d’autant plus de fermeté à maintenir l’ancien usage, que nous n’avons jamais demandé que ce qui nous appartenoit & se trouvoit échu. C’est pourquoi nous vous enjoignons qu’après avoir pris les informations convenables des Citoyens d’Adria, vous contraigniez incessamment ceux des Ostrogots, qui sont en demeure, à payer tout ce qu’ils doivent encore au Fisc, afin qu’ils ne soient pas réduits à prendre un jour sur leur subsistance la plus nécessaire, de quoi faire un payement, dont ils sont également en obligation & en état de s’acquitter. Si par obstination quelqu’un d’eux differe de se conformer à nos ordres, qu’outre sa taxe, il paye encore une amende, pour avoir attendu les contraintes. »

Voici la substance d’une autre lettre du roi des Ostrogots, écrite à Gasilas un des Saio ou des Senieurs, de ceux de la nation des Ostrogots, qui s’étoient établis dans la Toscane et dans quelques provinces voisines. » Nous vous enjoignons de contraindre les Ostrogors établis dans la Marche d’Anconne & dans l’une & l’autre Toscane, à payer ce qu’ils doivent au Fisc, & vous vous servirez des voies les plus efficaces pour les y forcer, C’est pourquoi vous ferez saisir & annoter les Métairies de ceux, qui au mépris de nos ordres, négligeroient de remplir leur devoir. Vous ferez mettre ensuite sur ces Métairies les affiches ordinaires, & vous les ferez vendre au profit de notre Fisc, aux plus offrans & derniers encherisseurs. Tout le monde apprendra par de tels exemples, que celui qui refuse de payer une legere somme dont il est débiteur, mérite d’être puni par des pertes considérables. Qui doit acquitter plus volontairement les droits du Fisc, que ceux qui en tirent des gratifications ? »

Le roi Athalaric, en écrivant à Gildas qui exerçoit l’emploi de comte à Syracuse, pour lui enjoindre de faire cesser la levée de quelques nouvelles impositions, finit sa lettre en disant : » Il ne nous reste plus qu’à vous ordonner d’avertir votre Province, que notre intention est que ceux à qui nous avons conferé des benefices militaires, (un Roi & un Roi Arien n’en conferoit point d’autres), soient exacts à nous témoigner leur reconnoissance, en payant leurs redevances de si bonne grace, qu’ils paroissent nous offrir comme à un bienfaicteur, ce qu’ils nous doivent comme à leur Souverain. »

Les Visigots établis en Espagne et dans les Gaules, y étoient assujettis au payement du tribut public, ainsi que les Ostrogots l’étoient en Italie. C’est ce qui paroît en lisant les deux anciens articles de la loi nationnale des Visigots, que nous allons rapporter, et qui se commentent réciproquement l’un l’autre. Il est dit dans le premier de ces deux articles : » Tout particulier à qui la jouissance d’un fond aura été abandonnée, à condition d’acquitter la redevance dont le fond est chargé dans le Canon ou le Cadastre, jouira paisiblement de ce fond, en payant la redevance à l’acquit de celui qui est inscrit sur le Canon en qualité de Proprietaire de ce bien-là ; & moyennant le susdit payement, le veritable Proprietaire demeurera valablement déchargé de la redevance. Mais comme le payement de cette redevance ne doit pas être interrompu, s’il arrive que le particulier à qui un fond aura été délaissé, à condition d’acquitter la cotte-part du Tribut dûë par ce même fond, manque à payer ponctuellement chaque année ladite cotten part, qu’alors le Proprietaire du fond se presente afin de répondre pour le susdit fond, & s’il manque à se présenter, son benefice sera réputé n’avoir point acquitté les charges dont il est tenu suivant le Canon, & il sera confisqué comme étant dans ce cas-là. » Il est clair par cette loi, que les benefices militaires des Visigots étoient compris et taxés dans le canon. La seconde des loix que nous avons promis de rapporter, statue : » Dans chaque Cité, les Juges & autres Officiers feront déguerpir les Visigots qui seront trouvés détenir des terres, lesquelles suivant le partage general convenu entre les deux Nations doivent faire partie du tiers de toutes les terres qui a été laissé aux Romains, & les susdits Juges & Officiers remettront incessamment les Romains en possession des fonds, dont les Visigots auront été dépossedés, à condition toutefois que les Romains ainsi réintegrés payeront au Fisc la même redevance que payoient les Visigots qu’on auroit dépouillés. » Il faut que depuis le partage géneral il eût été fait un nouveau rôle, où les taxes étoient plus fortes qu’elles ne l’étoient dans l’ancien, et que le législateur craignît que les Romains qu’on rétabliroit dans les fonds usurpés sur eux, prétendissent n’acquitter les redevances des fonds qu’on leur rendroit, que sur le pied de l’ancien cadastre, c’est-à-dire, sur le pied qui avoit lieu lorsqu’ils avoient été chassés injustement de leurs possessions. La précaution que prend la loi que nous venons de rapporter, obvioit aux inconveniens qui pouvoient naître d’une prétention pareille.

Nous avons vû dans le livre précedent, que lorsque les Bourguignons reconnurent pour rois les enfans de Clovis, ils s’obligerent de payer à ces princes une redevance pour les terres qu’ils possedoient, c’est-à-dire, pour la moitié des terres qu’ils avoient ôtée à l’ancien habitant des provinces des Gaules où ils s’étoient établis. Cependant c’étoit à titre onéreux, c’étoit à condition de marcher lorsqu’ils seroient commandés, que les Bourguignons tenoient leurs terres. Les parts et portions Bourguignones devoient être un bien de même nature que les terres Saliques quant au service dont leur possesseur étoit tenu. En un mot, toutes les nations dont je viens de parler, n’avoient fait autre chose en laissant les fonds destinés à l’entretien de leur milice, chargés de la redevance dont ils étoient tenus envers l’Etat, conformément au cadastre de l’empire, que conserver et suivre l’usage qu’elles avoient trouvé établi dans les provinces où elles s’étoient cantonnées. Nous avons rapporté dans le premier livre de cet ouvrage, une loi faite par les empereurs Romains[2], vers le milieu du cinquiéme siecle, laquelle fait foi que les benefices militaires étoient sujets au tribut public.

Je conclus donc de tout ce qui vient d’être exposé, qu’il est contre la vraisemblance que les rois Mérovingiens ayent exempté les terres Saliques et les autres biens fonds, ou revenus des Francs, de payer le subside ordinaire ; et la chose paroît même incroyable, quand on fait réflexion que ces princes qui enrichissoient les églises avec tant de libéralité, ne les avoient point affranchies de ce tribut. On a vû que suivant la loi génerale elles y étoient soumises, et que si quelques-unes en étoient exemptes, si quelque portion du bien des autres étoit dispensée de cette charge, c’étoit par un privilege spécial. Ainsi, comme je l’ai déja dit, pour montrer que tous les Francs ayent été exempts du subside ordinaire en vertu d’un privilege national, il faudroit apporter des preuves positives, et telles qu’elles pussent faire disparoître un préjugé aussi légitime que celui qu’on deffend ici. Mais loin qu’on trouve ou dans les loix faites par les souverains des deux premieres races, ou dans l’histoire, rien qui établisse cette prétendue exemption des Francs, on trouve et dans ces loix et dans l’histoire, plusieurs sanctions et plusieurs faits, qui montrent que nos Francs ont été assujettis au payement du tribut public, ainsi que les autres sujets de la monarchie, et cela durant tout le tems que la distinction des nations y a subsisté. Voyons d’abord ce qu’on peut trouver dans les loix à ce sujet.

Il est vrai que dans les loix et capitulaires des rois de la premiere race, on ne voit rien qui prouve que du tems de ces princes, les Francs ayent été ou qu’ils n’ayent pas été assujettis au payement du subside ordinaire ; mais en lisant les capitulaires des rois de la seconde race, on y voit que nos Francs étoient assujettis à cette imposition. Or, comme on n’a jamais reproché aux rois de la seconde race d’avoir dégradé les Francs, comme au contraire, plusieurs d’entr’eux ont été très-jaloux de l’honneur de cette nation, dont ils se faisoient un mérite d’être, on doit inferer que les rois de la seconde race n’ont fait payer aux Francs le subside ordinaire, que parce que les Francs l’avoient payé sous les rois de la premiere race.

En parlant du tribut public dans le premier livre de cet ouvrage, j’ai exposé qu’il consistoit premierement, en une taxe mise sur le contribuable, à raison des fonds dont il étoit possesseur, et secondement, en une autre taxe mise sur lui, à raison de son état de citoyen, laquelle se nommoit capitation. Or il est dit dans le vingt-huitiéme article de l’édit, fait à Pistes par Charles Le Chauve : » Les Francs non exempts, & qui sont tenus de payer un cens au Roi, tant pour leur Capitation que pour leurs Possessions, ne pourront point donner corps & biens aux Eglises, ni se rendre Serfs de qui que ce soit, sans en avoir auparavant obtenu la permission du Prince, afin que l’Etat ne soit point privé du secours qu’ils lui doivent. » Cette loi suppose que les Francs étoient également soumis à l’imposition personnelle et à l’imposition réelle.

Il est évident que dans notre loi Charles Le Chauve entend parler des Francs de nation ; car après avoir statué touchant les contrevenans à son ordonnance ce qu’il juge à propos d’y statuer, il dit à la fin du même article : » Quant aux Romains, nous n’avons rien à ajouter à ce que leur Loi ordonne sur ce point-là. » Nous rapporterons encore à l’occasion des douanes et péages plusieurs capitulaires, faits par les rois de la seconde race, et qui sont très-opposés à l’idée qu’on se fait communément de l’exemption génerale des Francs.

Quant à present voyons ce qui se trouve dans l’Histoire concernant leur prétendue exemption du tribut public ou du subside ordinaire. Ceux qui la soutiennent, se fondent sur deux passages de Gregoire de Tours, qui vont être rapportés. Voici le premier. » Theodebert mourut enfin après avoir été long-tems malade. Les Francs haïssoient beaucoup un de ses Ministres appellé Parthenius, parce que du vivant du Roi, il les avoit surchargés d’impositions, & ils entreprirent de se défaire de ce Romain. Parthenius qui connue le danger, supplia deux Evêques d’appaiser par leurs remontrances le soulevement des esprits, & de le conduire à Tréves. » Gregoire de Tours ne dit point dans ce passage, que Parthenius eut soumis les Francs au tribut public dont ils devoient être exempts. Il dit seulement que Parthenius les avoit accablés d’impositions, c’est-à-dire, qu’abusant de la confiance de Theodebert, il l’avoit engagé à augmenter les taxes portées dans l’ancien cadastre. Voici le second passage de notre historien. Après avoir rapporté que Frédegonde se réfugia dans l’église cathédrale de Paris quand le roi Chilpéric son mari eut été assassiné[3], l’auteur ajoute : » Elle avoit auprès d’elle un Juge nommé Audoënus, qui avant qu’elle fut veuve, avoir été son complice dans plus d’un crime. C’étoit lui, qui de concert avec Mummolus, l’un des principaux Officiers des Finances, avoit obligé plusieurs Francs, qui sous le regne du Roi Childebert[4] premier, avoient été affranchis du Tribut public, à payer ce Tribut-là. » Il est vrai qu’ils s’en vengerent dès que Chilpéric eut les yeux fermés, et qu’ils pillerent si bien tous les effets de Parthenius, qu’il ne lui en resta que ce qu’il avoit sur lui.

Comme rien ne montre mieux l’existence d’une loy dont on n’a plus les tables, que des exceptions faites certainement à cette loi, il me semble que ce passage, loin de prouver que les Francs ne fussent pas sujets à payer le subside ordinaire, montre au contraire, que la loi générale les y assujettissoit. En effet, l’indignation des Francs qui en vouloient à Audoënus et à Mummolus, ne venoit pas, suivant la narration de Gregoire de Tours, de ce que nos deux Romains eussent exigé des Francs en général le subside ordinaire ou le tribut public, mais elle procédoit de ce qu’ils avoient exigé ce tribut de quelques Francs privilégiés, de ceux que le roi Childebert avoit affranchis du payement de l’imposition dont il s’agit.

Au reste, j’ai un bon garant quand je traduits ici Ingenuus par Affranchi en prenant ce dernier mot dans son acception la plus générale, quoiqu’Ingenuus signifie dans son acception ordinaire, un homme qui a toujours été libre. Ce garant est Gregoire de Tours lui-même, qui prend sensiblement le mot Ingenuus dans la signification d’affranchi, dans la signification d’un homme à qui l’on a ôté quelque joug. Notre historien fait dire à l’esclave que Frédégonde avoit gagné, pour tuer Prétextat évêque de Rouen : que la reine pour l’engager à commettre ce meurtre lui avoit donné cent sols d’or, et qu’elle lui avoit promis de les rendre sa femme et lui affranchis, Ingenui. On voit bien que cela signifie seulement, que la reine avoit promis de les affranchir. Toute la puissance de Frédégonde ne pouvoit pas faire que ces esclaves ne fussent point nés esclaves, et qu’ils fussent nés libres. J’avouerai, tant que l’on voudra, que le mot Ingenuus est employé ici abusivement par Gregoire de Tours. Mais on sçait que ni lui, ni ses contemporains n’ont pas employé toujours les mots suivant l’acception qu’ils avoient dans la bonne latinité. Il nous suffit qu’on ne puisse pas douter que cet historien n’ait employé le terme d’Ingenuus dans le sens où nous avons vû qu’il s’en étoit servi.

  1. Greg. Tur. Hist. Lib. 5. cap. 25. Ibid. L. 9. cap. 30.
  2. Cod. Just. LXI. tit. 74. Leg. 5.
  3. En 581.
  4. Mort en 558.