Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 2

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LIVRE 6 CHAPITRE 2

CHAPITRE II.

De la royauté de Clovis & de celle de ses successeurs. Etablissement de la Loi de Succession. Que l’Article de cette Loi qui exclut les Filles de France de la Couronne, est contenu implicitement dans les Loix Saliques.


Le pouvoir de Clovis et celui des rois ses successeurs consistoit en ce que ces princes étoient non-seulement souverains et rois des Francs, mais aussi en ce qu’ils étoient en même tems les rois ou les chefs suprêmes de chacune des nations dont le peuple de leur monarchie étoit composé. Par exemple, Theodebert étoit non-seulement roi des Francs Saliens et des Francs Ripuaires établis dans son partage, mais il étoit encore roi des Bourguignons, roi des Allemands, roi des Romains, en un mot, roi particulier de chacune des nations établies dans ce partage. C’est ce qui fut dit à ce prince même par Aurelianus évêque d’Arles dans la lettre dont nous nous sommes servis à la fin de notre cinquiéme livre. » Je ne parlerai point, écrit ce Prélat à Theodebert, de la gran deur de votre Maison. Je ne m’amuserai point à faire valoir que vous gouvernez avec le même Sceptre plusieurs Societés differentes, que votre Royaume renferme diverses Nations unies sous un seul Maître, & que d’un Trône solidement établi vous donnez des ordres également respectés dans des Pays éloignés les uns des autres ; mais je ne puis me refuser de parler de vos vertus encore plus grandes que votre élevation. On a vû que Saint Remi écrivoit à Clovis peu de tems après le Baptême de ce Prince. Vous avez un grand État à conduire, & si la Providence le permet, à rétablir : Vous êtes le chef & le conducteur de plus d’une Nation. »

Comme nous voyons aujourd’hui que plusieurs Etats indépendans les uns des autres, n’ont tous cependant qu’un seul et même chef politique, et qu’ils composent ainsi cette espece d’assemblage de souverainetés que les jurisconsultes du droit public des nations, appellent un systême d’Etat  : comme nous voyons, par exemple, que le royaume de Hongrie, le royaume de Bohême, le duché de Brabant, et les autres souverainetés qui composent le patrimoine ou le Mayorasque de l’aîné de la maison d’Autriche, n’ont toutes qu’un seul et même chef politique, l’empereur Charles Sixiéme ; quoiqu’elles ne soient point incorporées ensemble ; quoiqu’elles ayent chacune son sceau particulier, et qu’elles soient même indépendantes l’une de l’autre : de même on voyoit dans les Gaules durant le sixiéme siecle et durant les siecles suivans, les differentes nations qui les habitoient, n’avoir toutes, quoiqu’elles fussent distinctes l’une de l’autre, qu’un seul et même chef ou prince qui s’intituloit simplement suivant l’usage de ce tems-là, roi des Francs, parce que ce titre étoit le plus ancien titre dans la maison dont il sortoit. Voilà même pourquoi, lorsqu’il arrivoit qu’il y eût plusieurs rois de cette maison, parce que la monarchie étoit partagée en plusieurs royaumes, tous ces princes portoient alors le même titre. J’ajouterai encore, que comme les Bohêmiens n’obéïssent point à Charles VI parce qu’il est roi de Hongrie, mais parce qu’il est roi de Bohême ; de même les Romains des Gaules n’obéïssoient point à Dagobert I par exemple, parce qu’il étoit roi des Francs ; mais parce qu’il étoit leur souverain, leur chef suprême, ou si l’on veut, le prince des Romains des Gaules. C’est le titre que donne à Dagobert un auteur son contemporain qui le qualifie expressément de roi des Francs et de prince des Romains. Dès le tems du haut empire la dénomination de Princeps ou de prince, étoit celle par laquelle on désignoit dans l’usage du monde, le souverain, et pour parler notre style, l’empereur, celui qui réunissoit sur sa tête toutes les dignités dont l’on a pû voir dès le premier livre de cet ouvrage que le diadême impérial, étoit pour ainsi dire composé. Quand l’empereur Othon veut faire entendre à ses soldats qu’ils doivent respecter le Sénat, l’ouvrage des dieux et de Romulus le fondateur de Rome, et qui après avoir subsisté avec splendeur sous les autres rois ainsi que dans les tems que Rome se gouvernoit en République, avoit encore continué de subsister dans son éclat sous les empereurs : Othon dit que le sénat a continué de fleurir sous les princes. Enfin prince signifioit la même chose que le nom d’Auguste absolument dit. Aussi voyons-nous, que si la vie de saint Martin de Vertou donne à Dagobert le titre de prince des Romains, quelques médailles de Theodebert, donnent aux enfans de Clovis le nom d’Auguste. Quelqu’avantage qu’ils avoient remporté, s’y trouve désigné par la légende, Victoria Augustorum. Si l’empereur d’Orient trouva mauvais à deux cens ans de-là, que Charlemagne prît aussi-bien que lui le titre d’Auguste et d’empereur, c’est que nos rois n’avoient point encore pris ces titres dans les lettres qu’ils avoient écrites à l’empereur d’Orient.

On ne sçauroit dire que l’appellation de Princeps n’eût pas conservé sous le Bas empire la même acception qu’il avoit sous les premiers Césars. On seroit démenti par Severe Sulpice qui a vêcu dans le cinquiéme siecle de l’ère commune. Cet auteur voulant dire que Constantin Le Grand a été le premier empereur chrétien, il écrit que Constantin a été le premier prince des Romains qui ait professé la religion chrétienne.

Comme la réunion du droit de succéder à plusieurs Etats indépendans l’un de l’autre, laquelle se fait sur une seule et même tête, ne les incorpore point ; comme elle ne fait, pour user de l’expression usitée en cette occasion, que les vincoler en leur donnant toujours le même maître à chaque mutation de souverain, de même la réunion du droit de regner sur plusieurs nations, faite sur la tête des rois de la premiere race, n’incorporoit point ces nations. Ce droit laissoit subsister chacune d’elles en forme de societé distincte. Par exemple, si la loi de succession obligeoit les Romains des Gaules à reconnoître pour souverain le prince, qui étoit appellé à la couronne des Francs, ce n’étoit point parce qu’il devenoit roi des Francs, mais c’étoit parce qu’il se trouvoit en même tems appellé à la principauté des Romains en vertu des conventions qu’ils avoient faites avec Clovis, et en vertu des diplomes des empereurs.

Personne n’ignore que dans les monarchies héréditaires on appelle Loi de succession absolument, la loi qui regle la succession à la couronne, et qu’on y regarde avec raison comme leur plus ferme soutien, parce qu’empêchant les interregnes, et dispensant des élections, elle prévient la plus dangereuse des contestations qui puissent naître dans un Etat ; celle de sçavoir, qui doit y succeder. Elle est d’autant plus funeste, qu’il est ordinaire qu’elle dégenere en guerres civiles, durables et fatales souvent à l’Etat même : en effet la loi de succession oblige non-seulement le peuple à reconnoître pour souverain celui des princes de la famille regnante, que l’ordre de succeder tel qu’il est établi dans l’Etat, appelle à remplir le trône dès qu’il est devenu vacant ; mais elle oblige aussi le prince dont le rang pour monter au trône est venu, à se charger du poids du gouvernement, sans qu’il puisse se refuser à sa vocation, ni même abdiquer la couronne, qu’avec le consentement du peuple. Dès que le pacte qui engage réciproquement un certain peuple à une certaine famille, et une certaine famille à un certain peuple, a été fait, dès que la loi de succession dont ce pacte est la baze a été une fois établie : d’un côté le mort saisit le vif, qui n’est point obligé à demander le consentement de personne pour exercer un droit qu’il ne tient plus que de Dieu seul, qui par une providence particuliere l’a fait naître dans le rang où il est né, et dont par consequent il n’y a point de pouvoir sur la terre qui puisse le dépouiller malgré lui : d’un autre côté les sujets ont droit de proclamer ce successeur sans attendre son consentement, et de le déclarer chargé de tous les soins attachés à la royauté. Si ceux qui composent le peuple sont nés pour être ses sujets, il est né pour être leur pere.

La monarchie Françoise ayant été héreditaire dès son commencement, il doit y avoir eu une loi de succession dès le regne de Clovis qu’on peut regarder en quelque maniere comme son fondateur. Tâchons donc d’expliquer en premier lieu comment cette loi y a été établie par la réunion de tous les droits acquis par son fondateur, et faite par lui à la couronne des Francs Saliens qui étoit héréditaire. Nous examinerons ensuite de quels articles elle pouvoit être composée.

On a pû observer déja que la nation des Francs tandis qu’elle habitoit encore dans la Germanie, étoit divisée en differentes tribus, dont chacune avoit son chef ou son roi particulier, et qu’il est très probable que toutes elles choisissoient leurs rois entre les princes d’une même famille, dans la famille qu’on avoit nommée à cause de cela la maison royale, lorsqu’il arrivoit un interregne. On voit encore plus distinctement en lisant le commencement de nos Annales, que les couronnes des diverses tribus des Francs étoient héréditaires, du moins en ligne directe, et que les fils des princes qui avoient été une fois élûs, succedoient à leur pere, sans avoir besoin pour cela d’une élection personnelle. Ils étoient réputés avoir été compris dans la vocation de leur pere. En effet, lorsque Clovis proposa aux Ripuaires de le prendre pour roi, il appuya sa demande de la raison : que la posterité de Sigebert qu’ils avoient élû pour regner sur eux étoit éteinte. Le discours de Clovis à cette tribu suppose qu’elle n’auroit point été en droit d’élire Clovis, s’il fût resté quelque descendant mâle de Sigebert. Quand Gregoire de Tours fait mention de l’avenement de Clovis à la couronne des Saliens, il se sert d’expressions qui donnent l’idée d’une succession et non point d’une élection. Childeric étant mort, dit cet historien, son fils Clovis regna en sa place. Si ces preuves ne paroissent point décisives, qu’on fasse attention, qu’elles deviennent telles par la nouvelle force qu’elles tirent de l’usage observé dans la monarchie depuis la mort de Clovis ; et cette force est d’autant plus grande, qu’il ne se trouve rien dans les monumens de notre histoire qui les contredise.

Lorsque Clovis réunit un an avant sa mort à la couronne des Saliens, les couronnes des autres tribus de la nation des Francs, ce fut des couronnes héréditaires qu’il réunit à une couronne héréditaire. Le nouveau diadême se trouva donc être pleinement héréditaire par sa nature. Il étoit composé d’Etats déja héreditaires avant leur reunion.

Il est vrai que la couronne de la monarchie Françoise n’étoit pas formée uniquement des couronnes de toutes les tribus des Francs. Elle étoit composée de ces couronnes, et, pour user de cette expression, du diadême consulaire que l’empereur Anastase avoit mis sur la tête de Clovis, et qui rendoit ce dernier le chef des Romains des Gaules, non-seulement pendant la durée de cette magistrature, qui, comme on le sçait, étoit annuelle, mais pendant un tems indéfini ; car il est vrai-semblable, comme nous l’avons déja insinué, qu’Anastase en conferant à Clovis le consulat pour une année, lui avoit conferé en même tems la puissance consulaire pour les tems postérieurs à cette année-là. Clovis devoit très-probablement continuer après que cette année auroit été expirée, à jouir de l’autorité consulaire, quoiqu’il ne fût plus consul. C’est ce qu’on peut inferer de la narration de Gregoire de Tours, dans laquelle on lit, qu’on s’adressoit à Clovis, après qu’il eut été revêtu de cette dignité, comme on s’adressoit au consul, comme on s’adressoit à l’empereur. En effet, ces derniers mots paroissent se rapporter aux tems posterieurs à l’année du consulat de Clovis, après laquelle on ne se sera plus adressé à lui comme au consul, mais comme à celui qui exerçoit toujours l’autorité impériale. Dans cette supposition, Anastase n’aura fait pour Clovis qu’une chose à peu près semblable à celle que l’empereur Arcadius avoit faite pour Eutrope, qui après avoir été consul en l’année trois cens quatre-vingt dix-neuf, et après être sorti de charge en l’année quatre cens, puisque Stilicon et Aurelianus, se trouvent inscrits sur les Fastes consulaires de cette derniere année, conserva encore long-tems le pouvoir consulaire. Zosime ne dit-il pas positivement : que le consulat d’Eutrope étant expiré, on ne laissa point de s’adresser toujours à lui, comme à un consul, et qu’il fut dans la suite revêtu de la dignité de patrice. Si mon opinion ne justifie point quelques auteurs d’avoir supposé, que Clovis n’eût point été consul, du moins elle les justifiera d’avoir écrit que Clovis avoit été patrice.

Il semble que ce pouvoir confié à Clovis personnellement, ne dût point être hereditaire. J’en tombe d’accord. Mais il se peut faire que le diplome de l’empereur Anastase n’eût point nommé Clovis personnellement consul, et qu’attendu l’état où étoient les Gaules en cinq cens neuf, il eût conferé cette dignité au roi des Francs Saliens absolument, et quel qu’il fût. Il se peut faire qu’Anastase eût uni le pouvoir consulaire sur les Gaules à la couronne des Francs, ainsi que l’empereur Gallien avoit uni l’administration d’une portion de l’Asie à la couronne des Palmireniens. Du moins est-on porté à croire, qu’il s’étoit fait dès-lors quelque chose d’approchant, quand on observe qu’après la mort d’Odénat roi des Palmireniens, à qui Gallien avoit conferé ce pouvoir, Ermias Vabalatus fils d’Odénat s’en mit en possession, et même que Zenobie femme d’Odénat et mere de Vabalatus, l’exerça durant le bas âge de son fils.

Dans la supposition que nous hazardons ici, concernant le contenu au diplome, par lequel le consulat fut conferé à Clovis, les enfans de ce prince auroient eu droit de succeder au pouvoir consulaire, parce qu’ils avoient droit de succeder à la couronne de leur pere. C’est ainsi que les princes qui ont droit de succeder à l’électorat de Baviere, ont droit de succeder en même tems à la dignité de Grand maître de l’empire, attachée à cet électorat. Il en est de même des princes appellés aux autres électorats par rapport aux grandes charges de l’empire, réunies aux bonnets de ces principautés.

Quoi qu’il ait été statué dans le diplome de l’empereur Anastase, la question à laquelle il aura pû donner lieu, fut pleinement décidée par la cession des Gaules, que Justinien fit aux rois des Francs. Après la cession dont je viens de parler, les Romains de cette grande province devinrent pleinement sujets de nos rois, et le droit de souveraineté sur ces Romains fut totalement réuni à la couronne des Francs, et la portion du diadême imperial à laquelle les Gaules étoient, pour parler ainsi, annexées, furent joints indissolublement. Il en fut de même du droit de souveraineté sur les Bourguignons et sur les Turingiens, dès que les enfans de Clovis eurent subjugué ces nations. Je reviens à Clovis.

Si l’on pouvoit douter que ce prince et ses prédecesseurs eussent été des rois héreditaires, on ne sçauroit douter du moins que ses successeurs ne l’ayent été. Il est évident par l’histoire, que ces princes monterent sur le trône par voye de succession, et non point par voye d’élection.

En premier lieu, Gregoire de Tours ne fait aucune mention d’élection dans les endroits de son ouvrage, où il parle de vingt mutations de souverains des Francs, arrivées dans les tems dont il écrit l’histoire. Combien de fois cependant, auroit-il eu occasion de parler des assemblées tenues pour l’élection d’un roi, si l’on en avoit tenu à chaque mutation de souverain ? Nos assemblées se seroient-elles passées si tranquillement, qu’elles n’eussent jamais fourni aucun de ces évenemens, tels qu’un historien sous les yeux de qui ils sont arrivés ne peut les passer sous silence ? Ne sçait-on pas bien que les plus tumultueuses de toutes les assemblées, sont celles où se rendent les citoyens d’une nation belliqueuse pour nommer leur roi ? Aucun des prélats dont Grégoire de Tours écrit la vie avec tant de complaisance, n’auroit-il jamais eu assez de part à quelqu’une de ces élections, pour engager notre historien à en parler ? Il est vrai, et nous l’avons dit, on ne sçauroit fonder aucune objection solide sur le silence de Gregoire de Tours : on ne sçauroit nier en s’appuyant sur ce silence, la vérité d’aucun fait particulier dont on a quelque connoissance tirée d’ailleurs. Mais pour faire usage ici de ce principe, il faudroit que Gregoire De Tours n’eut eu à parler que de deux ou de trois mutations de souverain, et il a eu à parler de vingt mutations. Ainsi son silence profond, quand il a eu tant d’occasions de parler, prouve beaucoup dans la circonstance où nous l’alleguons comme une bonne raison, quoiqu’il ne prouve rien lorsqu’il s’agit seulement de la verité d’un seul fait.

En un mot, quoique nous ne sçachions point parfaitement l’histoire du sixiéme siécle, neanmoins nous la sçavons assez bien pour ne pas ignorer, que de tems en tems, il s’y seroit fait des assemblées pour l’élection d’un roi, si pour lors il s’en fût fait de telles. Il nous reste trop de monumens litteraires de ce tems-là, pour n’être pas instruits de quelques circonstances de ces élections. Gregoire de Tours n’est pas le seul auteur qui auroit dû parler de ces élections. Fredegaire l’auteur des Gestes, les Legendaires, Marculphe même, en auroient dû dire quelque chose ; cependant ils n’en disent rien. En verité, plus on réflechit sur le silence de Gregoire de Tours, et sur le silence de tous les auteurs ses contemporains, concernant les élections, plus on se persuade que ce silence suffiroit seul pour montrer que dès l’origine de la monarchie Françoise, sa couronne a été hereditaire.

J’observerai en second lieu, qu’un peuple qui élit son souverain à chaque vacance du trône, se choisit ordinairement pour maître un prince en âge de gouverner, et non point un enfant. Les sujets ne veulent pas au sortir d’un interregne, essuyer encore une minorité. Or en faisant attention sur toutes les mutations de souverain, arrivées dans la monarchie Françoise durant le sixiéme siecle, on trouve que les enfans du dernier decédé n’ont jamais été exclus de la couronne de leur pere, parce qu’ils n’étoient point en âge de regner. En quelque bas âge que fussent ces enfans, ils ont toujours succedé à leur pere. Lorsque Clovis mourut, Clodomire l’aîné des trois garçons qu’il avoit eus de la reine Clotilde, n’avoit gueres que dix-sept ans, et l’on peut juger par-là, de l’ âge de Childebert, et de l’ âge de Clotaire, freres puînés de Clodomire. Cependant ces trois princes furent reconnus pour rois immediatement après leur pere. Ils s’assirent sur le trône dans un âge où les particuliers n’avoient point encore l’administration de leur patrimoine. Il ne paroît point en lisant ceux des écrits du cinquiéme siecle et des deux siecles suivans, que l’injure des tems a épargnés, qu’il y ait eu pour lors aucune loy qui déclarât les souverains majeurs, plûtôt que leurs sujets. La loi en vigueur aujourd’hui, et qui déclare nos rois majeurs à quatorze ans commencés, et par consequent beaucoup plûtôt que ne le sont leurs sujets, n’a été faite que sous la troisiéme race. Elle est le fruit d’une longue experience et de la prudence de notre roi Charles V[1]. Il est même certain que dans le tems où ce prince publia sa loy, nos rois n’étoient réputés majeurs qu’à vingt ans révolus, âge prescrit en plusieurs provinces pour être celui de la majorité des sujets.

On voit par le récit que Gregoire de Tours fait du meurtre des fils de Clodomire, et qui a été rapporté en son lieu, que le troisiéme de ces fils ne pouvoit avoir à la mort de son pere que cinq ou six ans. Cependant, quoiqu’ils n’administrassent point encore par eux mêmes les Etats de leur pere, ils étoient regardés comme successeurs de leur pere. Leurs oncles ne crurent pas qu’il leur fût possible de s’emparer des Etats de Clodomire, avant que de s’être défait de ses fils. Ce ne fut qu’après le meurtre de ces enfans, que Childebert et Clotaire partagerent entr’eux les Etats de Clodomire. Il paroît seulement en lisant dans Grégoire de Tours, la catastrophe des enfans de ce prince, qu’ils n’avoient point encore été proclamés, et même que ce fut sous prétexte de les inaugurer, que leurs oncles les demanderent à sainte Clotilde qui les avoit en sa garde. En effet, on voit par le contenu en l’édit[2] de notre roi Charles VI. où ce prince ordonne : que tous ses successeurs rois, en quelque petit âge qu’ils soient, soient appellés, leurs peres decédés, rois de France, et soient couronnés et sacrés ; que l’ancien usage de la monarchie n’étoit point que les successeurs, bien que reconnus pour tels, fussent proclamés et inaugurés, suivant le cérémonial en usage de leur tems, avant qu’ils eussent atteint un certain âge. Mais ces successeurs ne laissoient pas d’être rois de fait et de droit dès l’instant de la mort de leur prédécesseur, quoiqu’avant Charles VI celui qui étoit regent durant la minorité d’un roi, gouvernât l’Etat non pas au nom du roi mineur, mais en son nom. Ce regent scelloit avec un sceau où étoit son nom et ses armes, et non point avec le sceau du roi pupille, et il faisoit les fruits siens. Je remonte au sixiéme siecle.

Theodebalde n’avoit que treize ans lorsqu’il succeda à son pere le roi Theodebert. Childebert II n’avoit que quatre ans lorsqu’il succeda au roi Sigebert son pere. Clotaire II étoit encore moins âgé, lorsqu’il succeda à son pere Chilperic. Quand Thierri II commença son regne, il n’avoit encore que huit ans. Je supprime bien d’autres exemples.

Enfin Agathias auteur du sixiéme siecle, dit positivement en parlant de la constitution de la monarchie des Francs : Le fils y succede à la couronne de son pere. En rapportant l’avenement de Theodebert au trône, cet historien dit encore : » Peu de tems après, Thierri fut attaqué de la maladie dont il mourut, & laissa tous ses biens & tous ses Etats à son fils Theodebert. »

Le passage suivant est encore bien plus positif. » Theodebert étant mort, Theodebalde son fils qui étoit si jeune qu’il avoit encore son Gouverneur, ne laissa point de monter sur le Trône, parce que tout enfant qu’il étoit, il s’y trouvoit appellé par la Loi de la Nation. »

Agathias nous apprend même que la couronne de la monarchie Françoise, étoit héreditaire non-seulement en ligne directe, mais qu’elle l’étoit aussi en ligne collaterale. Or une couronne qui passe de droit non-seulement aux descendans du dernier possesseur, mais aussi à ses parens collateraux, est du genre de celles qu’on appelle pleinement héreditaires. Notre historien dit donc, en parlant de la mort de Clodomire, que dès qu’elle fut arrivée, ses freres partagerent ses Etats entr’eux, parce que ce prince n’avoit pas laissé de fils. Il est vrai que notre auteur se trompe sur le tems de ce partage, qui n’eut lieu qu’aprés la mort ou l’abdication des enfans de Clodomire, ainsi que nous l’avons expliqué. Mais cette erreur n’empêche point qu’on ne voye qu’il raisonne sur le principe : que suivant le droit public de la monarchie Françoise, la couronne y étoit pleinement héreditaire. » Après la mort de Théodebalde, écrit Agathias, la Loi de la Monarchie appelloit à la succession de ce jeune Prince qui ne laissoit pas d’enfans, Childebert & Clotaire ses grands Oncles, en qualité de ses plus proches parens. »

Enfin l’autorité du pape saint Gregoire le Grand qui a pû voir des hommes qui avoient vû Clovis, suffiroit seule à prouver que la succession à la couronne de France a été héreditaire dès le tems de ses premiers rois. Une homélie prononcée par ce pape un jour de l’Epiphanie, dit : combien dans le royaume des Perses et dans le royaume des Francs, où les rois parviennent à la couronne par le droit du sang, naît-il d’enfans destinés à l’esclavage, au même instant que ces princes destinés à regner, viennent au monde ?

L’exhéredation des filles est un autre article de la loi de succession en usage dès l’origine de la monarchie. Il est vrai que nous n’avons point cette loi, qui peut-être ne fut jamais redigée expressement par écrit ; mais en pareil cas, un usage suivi constamment et sans aucune variation, suffit pour prouver l’existence de la loi qu’il suppose. Or non-seulement les filles de nos rois morts durant le sixiéme siecle, n’ont point partagé la monarchie avec leurs freres, quoiqu’elle fût alors divisible, mais ces princesses ont même toujours été excluses du trône, quoique leurs peres n’eussent point laissé d’autres enfans qu’elles. Les rois qui n’ont laissé que des filles, ont été reputés morts sans descendans, et leur succession a été deferée à ceux de leurs parens collateraux, qui étoient issus de mâle en mâle de l’auteur de la ligne commune.

Après la mort de Clovis, sa fille Clotilde ne partagea point avec ses freres le royaume de son pere. Quand Childebert, le fils de ce prince mourut, les filles que Childebert laissa, ne lui succederent point, et sa couronne passa sur la tête de Clotaire son frere. Charibert fils de Clotaire étant mort sans garçons, ce ne furent point les filles de Charibert qui lui succederent, ce furent ses parens mâles collatéraux. à la mort du roi Gontran frere de Charibert, Clodielde fille de Gontran, et qui lui survêcut, n’hérita point de la couronne de son pere, cette couronne passa sur la tête de Childebert II neveu de Gontran. Enfin tout le monde sçait que notre histoire fait mention fréquemment de princesses excluses de la succession de leur auteur par des parens collatéraux, et qu’on n’y trouve pas l’exemple d’une fille qui ait succedé, ni même prétendu succeder au roi son pere. En voilà suffisamment pour rendre constant l’article de notre loi de succession, lequel exclut les filles de la couronne. Ainsi ce sera par un simple motif de curiosité que nous examinerons ici, s’il est vrai, que suivant l’opinion commune, le texte des Loix Saliques contienne implicitement l’article de notre loi de succession, qui jusqu’ici a toujours exclu les femelles de la couronne. C’est dans le titre soixante et deuxiéme de ces loix, lequel statue sur les biens allodiaux ou sur les biens appartenans en toute proprieté au particulier leur possesseur, que se lit le paragraphe, où l’on croit trouver la sanction qui exclut de la couronne les filles de la maison de France. Il ne sera point hors de propos de faire d’abord une observation, c’est que la plûpart des Francs possedoient alors, comme il le sera expliqué plus au long dans la suite, des biens-fonds de deux natures differentes ; les uns étoient des terres Saliques, ou des terres dont la proprieté appartenoit à l’Etat, et dont la jouissance avoit été donnée par le prince à un particulier, à condition d’aller servir à la guerre quand il seroit commandé. On a vû que ces Benefices militaires, dont il y en avoit un grand nombre dans les Gaules, dès le tems qu’elles obéïssoient encore aux empereurs Romains, passoient aux descendans du gratifié, lorsqu’ils pouvoient et qu’ils vouloient bien remplir les mêmes fonctions que lui. La seconde espece de biens-fonds que les Francs possedoient, étoient des terres dont ils avoient acquis la pleine et entiere proprieté par achat, par échange, par succession ou autrement. Voici donc enfin le contenu du titre de notre loi.

» Si le mort ne laisse point d’enfant, & que son pere ou sa mere le survivent, que son pere ou fa mere héritent de lui. »

» Si le mort n’a point de tante maternelle, qu’alors sa succession passe à sa tante paternelle. Au défaut d’héritiers dans les degrés énoncés ci-dessus, que les plus proches parens paternels du défunt héritent de lui. Mais pour ce qui regarde la terre Salique qui se trouvera dans les successions, il n’en sçauroit jamais appartenir aux femmes aucune portion ; ces terres doivent en toute sorte de cas passer aux mâles comme étant un héritage acquis spécialement à leur sexe, » Voilà le contenu de l’article des Loix Saliques, devenu si celebre par l’application qu’on en a faite à la couronne de France, qu’il s’imprime en lettres majuscules dans les éditions de ces loix, même dans celles qui se font en pays étranger. Au reste, cet article se trouve dans la premiere rédaction que nous ayons des Loix Saliques, celle qui fut faite par les ordres des rois fils de Clovis, ainsi que dans les rédactions faites postérieurement au regne de ces princes.

De quoi est-il question dans le titre que nous venons de rapporter ? De deux choses. Quels sont les cas où les femmes héritent de leurs parens autres que leurs ascendans ? Et quels sont les biens dont les femmes ne sçauroient hériter en aucun cas ? Ainsi le législateur, après avoir exposé quels sont les cas où les femmes héritent de leurs parens collatéraux, statue que néanmoins dans les cas allegués spécialement, et dans tous autres, elles ne pourront hériter des terres Saliques, appartenantes à celui dont elles sont héritieres, parce que ces terres ne sçauroient jamais appartenir qu’à des mâles. En effet, les possesseurs des terres Saliques, qui, comme nous le dirons, étoient des biens de même nature que les benefices militaires établis dans les Gaules par l’empereur, étant tenus en conséquence de leur possession, de servir à la guerre ; et les femmes étant incapables de remplir ce devoir, elles étoient excluses de tenir des terres Saliques, par la nature même de ces terres-là ; ce n’a été qu’après que les désordres arrivés, sous les derniers rois de la seconde race, eurent donné atteinte à la premiere constitution de la monarchie, et que les terres saliques furent devenues des fiefs, qu’on trouva l’expédient de les faire passer aux femmes, en introduisant l’usage qui leur permettoit de faire, par le ministere d’autrui, le service dont ces benefices militaires étoient tenus envers l’Etat, qui étoit le véritable proprietaire de ces sortes de biens. En un mot, les Loix Saliques ne font que statuer sur les terres Saliques, ce qu’avoit statué l’empereur Alexandre Severe concernant les benefices militaires qu’il avoit fondés ; sçavoir, que les héritiers de celui auquel un de ces benefices auroit été conferé, n’y pourroient point succeder, à moins qu’ils ne fissent profession des armes. C’est de quoi nous avons parlé dans notre premier livre.

Cela posé, est-ce mal raisonner que de dire ? Si la loi de la monarchie a voulu affecter les terres Saliques, ou pour parler abusivement le langage des siecles postérieurs, les fiefs servans aux mâles, comme étant seuls capables des fonctions, dont seroient tenus les possesseurs de ces fiefs, à plus forte raison la loi de la monarchie aura-t’elle voulu affecter aux mâles, le fief dominant, celui de qui tous les autres releveroient, soit médiatement, soit immédiatement, et qui ne devoit relever que de Dieu et de l’épée du prince qui le tiendroit. Ainsi l’on ne sçauroit gueres douter que l’article des Loix Saliques dont il s’agit, ne regarde la couronne. Les Castillans disent, que leur couronne est le premier majorasque de leur royaume. Qui nous empêche de dire aussi qu’en France, la couronne est le premier benefice militaire, le premier fief du royaume, et partant, qu’il doit être reputé compris dans la disposition que la loi nationale des Francs fait, concernant les benefices militaires. Monsieur le Bret qui avoit fait une étude particuliere de notre droit public, et qui a exercé les premieres charges de la robe, ne dit-il pas[3] : Que la couronne de France est un fief masculin, et non pas un fief feminin  ? Maître Antoine Loysel, un autre de nos plus celebres jurisconsulies, dit dans ses institutes coutumieres : Le roi ne tient que de Dieu et de l’épée. Si dans l’article dont il est question[4], les Loix Saliques n’avoient pas statué sur la masculinité de notre couronne, point cependant incontestable dans notre droit public, il se trouveroit qu’elles n’auroient rien statué à cet égard, parce qu’aucun autre de leurs articles, n’est applicable à l’exhéredation des filles de France. Or il n’est pas vrai-semblable que les Loix Saliques n’ayent rien voulu statuer sur un point d’une si grande importance, ni qu’il eût toûjours été exécuté sans aucune opposition, ainsi qu’il l’a été, si ces loix n’eussent rien statué à cet égard.

On ne voit pas, dira-t-on, que sous la premiere et sous la seconde race, on ait jamais appliqué à la succession à la couronne, l’article des Loix Saliques dont il est question. Voilà ce que je puis nier. Il est vrai que les historiens qui ont écrit dans les tems où plusieurs princesses ont été excluses de la couronne par des mâles, parens plus éloignés qu’elles du dernier possesseur, n’ont pas dit expressément qu’elles eussent été excluses en vertu de la disposition contenue dans le soixante et deuxiéme titre des Loix Saliques ; mais le silence de ces historiens, prouve-t-il qu’on n’ait point appliqué cette disposition aux princesses dont il s’agit pour les exclure de la couronne ? Un historien s’avise-t-il de citer la loi toutes les fois qu’il raconte un évenement arrivé en conséquence de la loi, quand cet évenement n’a causé aucun trouble ? Tous les historiens qui ont écrit que Charles IX n’ayant laissé qu’une fille à sa mort, arrivée en mil cinq cens soixante et quatorze, il eut pour son successeur Henri III son frere : se sont-ils amusés à expliquer que ce fut en vertu d’un article de notre loi de succession, qui statue que la couronne de France ne tombe point de lance en quenouille, que cette princesse avoit été excluse de la succession de son pere ? Lorsque nos auteurs rapportent qu’un certain fief fut confisqué à cause de la félonie de son possesseur, se donnent-ils la peine de nous apprendre que la confiscation eut lieu en conséquence d’une loi, qui ordonnoit que les fiefs des vassaux qui tomberoient en félonie, seroient confisqués ? Quand un évenement qui arrive en exécution d’une loi, ne souffre pas de contradiction, les historiens ne s’avisent donc gueres de citer la loi en vertu de laquelle il a lieu. D’ailleurs, il faudroit afin que l’objection, à laquelle je réponds, pût avoir quelque force, que nous eussions l’histoire des regnes des rois des deux premieres races, écrite aussi au long que nous avons celle de Charles VI dans l’Anonime de saint Denis. Qu’il s’en faut que cela ne soit ainsi ! Mais dès que l’exécution de la loi d’exclusion dont il s’agit, a donné lieu à des contestations, on a eu recours à l’article des Loix Saliques, lequel nous venons de rapporter, comme à la sanction, qui contenoit cette loi d’exclusion. Par exemple, lorsqu’il fut question après la mort du roi Charles Le Bel, arrivée en mil trois cens vingt-huit, de sçavoir si le mâle fils d’une fille de France, pouvoit en vertu du sexe dont il étoit, prétendre à la couronne nonobstant l’exclusion que la loi donnoit à sa mere, on eut recours aussi-tôt au titre soixante et deuxiéme des Loix Saliques. La partie interessée à nier que le sixiéme article de ce titre fut applicable en aucune façon à la succession à la couronne, n’osa point le nier. Elle tâcha seulement d’éluder par une interprétation forcée le sens qui se presente d’abord en lisant cet article-là.

Quand Charles Le Bel mourut, il n’avoit point de garçons, mais il laissoit la reine enceinte. Il fut donc question de nommer un régent, en choisissant selon l’usage, celui des princes du sang que la loi appelloit à la couronne, supposé que la reine n’accouchât que d’une fille. Edouard III roi d’Angleterre, et Philippe De Valois, prétendirent chacun être le prince à qui la couronne devoit appartenir, au cas que la veuve de Charles Le Bel mît au monde une princesse, et par consequent qu’il étoit le prince à qui la régence devoit être déferée.

Voici les moyens, ou le fondement de la prétention de chacun des deux princes. Edouard étoit neveu du dernier possesseur, et son plus proche parent, mais il ne sortoit de la maison de France, que par une fille sœur de Charles Le Bel. Philippe De Valois n’étoit que cousin du dernier possesseur, mais il étoit issu de la maison de France par mâle[5]. Il étoit fils d’un frere du pere de Charles Le Bel. On voit l’interêt sensible qu’avoit le roi Edouard, à soutenir que la Loi Salique n’étoit point applicable aux questions concernant la succession à la couronne. Cette loi étoit le seul obstacle qui l’empêchoit d’exclure, et par la prérogative de sa ligne, et par la proximité du degré, son compétiteur, Philippe De Valois. Edouard se crut obligé néanmoins de convenir que l’article des Loix Saliques qui fait le sujet de notre discussion, étoit applicable à ces questions-là, et il se retrancha seulement sur la raison, que cet article excluoit bien les femelles, mais non pas les mâles issus de ces femelles. Voici ce qu’on trouve sur ce point-là dans un auteur anonime, qui a écrit sous le regne de Louis XI. L’origine des differens qui étoient entre les rois de France et les rois d’Angleterre, et qui fait voir bien plus de capacité et bien plus d’intelligence du droit public, qu’on ne se promet d’en trouver dans un ouvrage composé vers mil quatre cens soixante.

» Au contraire, disoit le Roi Edouard[6], que nonobstant toutes les raisons alleguées par ledit Philippe de Valois, la Couronne devoit lui appartenir, tant par la Loi Salique qu’autrement. Premierement par la Loi Salique, parce qu’elle met toit, plus prochain hoir mâle doit succeder à la Couronne. Or, disoit-il, qu’il étoit mâle & étoit le plus prochain du Roi Charles ; car étoit son neveu, & ledit Philippe de Valois n’étoit que son cousin germain, & par conséquent qu’il devoit être prefere audit Philippe de Valois. Et si tant vouloit dire qu’il venoit par fille, ce disoit-il, qu’il ne servoit de rien ; car a la Loi Salique ne disoit point d’où doivent descendre les hoirs mâles, mais seulement dit, le plus prochain hoir mâle doit venir à succession. »

Comme la couronne n’étoit plus divisible en mil trois cens vingt-huit, qu’eut lieu la contestation entre Philippe De Valois et le roi Edouard, ce dernier appliquoit au seul plus proche parent mâle, la disposition faite dans les Loix Saliques, en faveur de tous les mâles qui se trouveroient parens au même degré du dernier possesseur.

Sur le simple exposé du droit des deux princes contendans, on se doutera bien qu’Edouard perdit sa cause, et qu’il fut jugé que les princesses de la maison de France ne pourroient pas transmettre à leurs fils le droit de succeder à la couronne, puisque la Loi Salique leur ôtoit ce droit-là, et qu’ainsi le roi d’Angleterre n’y avoit pas plus de droit qu’Isabelle De France sa mere. Mais plus la Loi Salique étoit opposée aux prétentions d’Edouard, plus il avoit interêt à nier qu’elle fût applicable aux questions de succession à la couronne, ce qu’il n’osa faire neanmoins.

D’autant que Monsieur Leibnitz, qui a fait imprimer dans son Code diplomatique du droit public des nations, l’ouvrage dont j’ai rapporté un passage, ne dit rien concernant l’autenticité de cet ouvrage ; on pourroit le croire supposé par un sçavant du dernier siecle, qui auroit mis sous le nom d’un contemporain de Louis XI un écrit qu’il auroit composé lui-même à plaisir. Ainsi pour lever tout scrupule, je dirai qu’il se trouve dans la bibliotheque du roi plusieurs copies manuscrites de l’ouvrage dont il s’agit ; et qu’il est marqué à la fin d’une de ces copies[7], qu’elle a été transcrite en mil quatre cens soixante et huit, et qu’elle appartient à Madame De Beaujeu fille du roi Louis XI. Cette apostille est aussi ancienne que le manuscrit. Ainsi l’on peut regarder l’ouvrage dont nous parlons comme ayant été composé dans un tems où la tradition conservoit la mémoire des raisons qu’Edouard et Philippe De Valois avoient alléguées pour soutenir leurs prétentions, et où l’on avoit encore communément entre les mains des pieces concernant la contestation de ces deux princes, lesquelles nous n’avons plus, ou qui du moins ne nous sont pas connues.

Il y a plus. Nous avons encore la lettre qu’Edouard III écrivit au pape le seiziéme juillet mil trois cens trente-neuf pour informer Sa Sainteté du droit sur la couronne de France, et des raisons qu’il avoit aussi de faire la guerre à Philippe De Valois qui la lui retenoit. Cette lettre nous a été conservée par Robert de Aversbury, qui vivoit sous le regne de ce roi dont il a écrit l’histoire. Monsieur Hearn la fit imprimer à Oxford en mil sept cens vingt. Or Edouard dit dans cette lettre : qu’il sçait bien que les femmes sont excluses de la couronne par la loi du royaume de France, mais que la raison qui en a fait exclure les filles, ne doit point en faire exclure les mâles issus des filles : qu’on ne sçauroit reprocher à un pareil mâle qui se trouve être le parent le plus proche du roi dernier mort, l’exclusion de sa mere, ni alleguer qu’une fille de France ne sçauroit lui avoir transmis un droit qu’elle n’avoit pas, d’autant que le parent dont il s’agit ne tire point son droit de sa mere. Il le tire immédiatement du roi son grand-pere. Veritablement la Loi Salique n’est pas nommée dans ce passage, mais il est clair que c’est de cette loi qu’Edouard entend parler.

Je ne vois pas qu’on ait jamais révoqué en doute que l’article des Loix Saliques dont il s’agit ici, fut applicable à la couronne, avant les tems de la Ligue. On sçait qu’après la mort d’Henri III les plus factieux de ceux qui étoient entrés dans la sainte-union, vouloient de concert avec le roi d’Espagne Philippe II faire passer la couronne de France sur la tête de l’infante d’Espagne Isabelle Claire Eugenie, née de sa majesté catholique et d’Isabelle De France, fille aînée de Henri II. Roi très-chrétien, et par consequent sœur des trois derniers rois morts sans garçons. Il falloit pour préparer le peuple à voir tranquillement cette usurpation, le tromper, en lui donnant à entendre qu’il étoit faux que les filles de France fussent excluses de la couronne, par une loi écrite et aussi ancienne que la monarchie. Ainsi les auteurs de ce complot s’imaginant qu’il seroit possible de venir à bout d’énerver la force des preuves résultantes des exemples des filles de France excluses de la couronne, et qui sont en grand nombre dans notre histoire, s’ils pouvoient une fois dépouiller de son autorité la loi qui rend incontestable l’induction tirée de ces exemples, ils attaquerent l’autorité de cette loi par toutes les raisons que l’esprit de parti est capable de suggerer. Le docteur Inigo Mendoze, l’un des ambassadeurs de Philippe II auprès des Etats de France durant l’interregne qui eut lieu dans le parti de la Ligue quelque tems après la mort de Henri III. composa même contre l’autorité de la Loy Salique un discours que l’on a encore, et où il se trouve autant de connoissance du droit Romain, que d’ignorance de notre histoire. Il semble donc que l’opinion qui veut que la Loy Salique ne soit point applicable à la succession à la couronne, dût disparoître avec la Ligue.

Je ne crois pas que dans le sixiéme siecle notre loi de succession contînt d’autre article qui fût de droit positif, que celui qui donnoit l’exclusion aux femmes, en ordonnant que la couronne ne tomberoit point de lance en quenouille. La preference des descendans du dernier possesseur à ses parens collatéraux, et la préference des parens collatéraux les plus proches aux plus éloignés, lorsque le dernier possesseur n’avoit point laissé de garçons, sont des préceptes du droit naturel.

Certainement l’article de notre loi de succession qui rend la couronne indivisible, n’a été mis en vigueur que sous les rois de la troisiéme race. Tant que les deux premieres ont regné, la monarchie a toujours été partagée entre les enfans mâles du roi décédé. L’article de cette même loi qui statue que les mâles issus des filles de France n’ont pas plus de droit à la couronne que leur mere, étoit bien contenu implicitement dans la disposition qui en exclut les femelles ; mais comme il ne s’étoit pas encore élevé de question sur ce point-là avant la mort de Charles Le Bel, on peut dire que cet article ne fut bien et parfaitement développé qu’alors. On peut dire la même chose d’un autre article de droit positif qui se trouve dans notre loi de succession, et qui ordonne que lorsque la couronne passe aux parens collatéraux du dernier possesseur, elle soit déferée suivant l’ordre des lignes, et non pas suivant la proximité du degré. Cet article qui préfere le neveu à un oncle frere cadet du pere de ce neveu, ne fut aussi clairement et pleinement développé que lorsqu’il y eut contestation entre Henri IV fils d’Antoine roi de Navarre, et le cardinal de Bourbon, oncle de Henri, et frere puîné d’Antoine, concernant le droit de succeder au roi Henri III. Cette question-là ne s’étoit pas presentée avant la fin du seiziéme siécle. On ne doit pas douter neanmoins que si l’une et l’autre question eussent été agitées dès les premiers tems de la monarchie, elles n’eussent été decidées, ainsi qu’elles le furent en mil trois cens vingt-huit et en mil cinq cens quatre-vingt-neuf.

C’est le tems, c’est l’expérience, qui ont porté les loix de succession jusques à la perfection qu’elles ont atteinte dans les monarchies héreditaires de la chrétienté. Si les fils puînés des derniers possesseurs sont réduits à des apanages ; s’il ne sçauroit plus y naître aucun doute concernant la succession à quelque degré que ce soit que l’heritier présomptif se trouve parent de son predecesseur ; enfin si le successeur en ligne collaterale se trouve toujours aujourd’hui désigné aussi positivement que peut l’être un successeur en ligne directe, c’est que la durée de ces royaumes a déja été assez longue pour donner lieu à differens évenemens qui ont developpé et mis en évidence tous les articles contenus implicitement dans les loix de succession. Il faut que tout le monde tombe d’accord de ce que je vais dire : le genre humain a l’obligation de l’établissement et de la perfection de ces loix qui préviennent tant de malheurs, au Christianisme, dont la morale est si favorable à la conservation comme à la durée des Etats, parce qu’il fait de tous les devoirs d’un bon citoyen, des devoirs de religion.

L’on ne doit point être surpris que notre loi de succession ne fût point plus parfaite dans le sixiéme siecle, qu’elle l’étoit. L’empire Romain, la mieux reglée de toutes les monarchies dont les fondateurs de la nôtre eussent pleine connoissance, n’avoit point lui-même, lorsqu’il finit en Occident, une loi de succession encore bien établie et bien constante. En effet, lorsqu’on examine le titre en vertu duquel ceux des successeurs d’Auguste dont l’avenement au trône a paru l’ouvrage des loix et non pas celui d’un corps de troupes revolté, sont parvenus à l’empire, on voit qu’en quelques occasions la couronne impériale a été déferée comme étant patrimoniale, qu’en d’autres occasions elle a été déferée comme étant une couronne héreditaire, et qu’en d’autres enfin elle a été déferée comme étant une couronne élective.

On sçait qu’en style de droit public on appelle couronnes patrimoniales, celles dont le prince qui les porte peut disposer à son gré, et de la même maniere qu’un particulier peut disposer de ses biens libres. Les couronnes de ce genre si rares dans le siecle où nous sommes, étoient très-communes dans la societé des nations avant l’établissement des monarchies Gothiques. C’est le nom que quelques peuples donnent communément aux royaumes qui doivent leur origine aux nations qui envahirent les domaines de l’empire d’Occident, et qui formerent de ses débris des Etats héreditaires dès leur origine. On a vû que les Gots furent long-tems la principale de ces nations.

Pour revenir à la couronne de l’empire Romain, on croit qu’elle étoit une couronne patrimoniale, quand on voit les empereurs s’arroger le droit d’appeller à leur succession les enfans qu’il leur avoit plû d’adopter ; quand on voit Auguste l’ôter au jeune Agrippa son petit-fils pour la laisser à Tibére ; ce même Tibére exclure de sa succession son propre petit-fils, pour la faire passer à Caligula son neveu, et Claudius la déferer au préjudice de son fils Britannicus à Neron, qu’il n’avoit adopté que plusieurs années après la naissance de Britannicus. On voit encore dans l’histoire Romaine des associations à l’empire, qui montrent que plusieurs empereurs se sont crûs en droit de disposer à leur plaisir de la couronne qu’ils portoient. Enfin, lorsqu’après la mort d’Aurelien, le Sénat reconnut Tacite pour empereur, il n’exigea point de lui qu’il ne disposât jamais de l’empire, mais qu’il n’en disposât jamais, même quand il auroit des enfans, qu’en faveur d’une personne capable de bien gouverner ; enfin qu’il imitât Nerva, Trajan et Adrien, qui dans le choix de leur successeur, n’avoient consulté d’autre interêt, que celui de la république.

Nous voyons d’un autre côté des enfans encore très-jeunes succeder à leur pere, sans qu’il y eût eu aucune disposition faite en leur faveur par le peuple, mais comme les fils des particuliers succédent à l’héritage de leur pere : on voit même des freres succeder de plein droit à la couronne de leurs freres. Ce fut ainsi que Domitien monta sur le trône après la mort de Titus. Quand on fait attention à ces évenemens, il semble que la couronne imperiale ait été héreditaire.

Enfin d’autres évenemens semblent prouver que cette couronne fut élective. Je n’entends point parler des proclamations d’empereur faites dans des camps révoltés. Ce qui se passe durant une rébellion, ne fait point loi dans le droit public d’une monarchie, j’entends parler de ce qui s’est passé dans plusieurs mutations paisibles de souverains, de ce qui s’est fait dans Rome par le concours de tous les citoyens. Nerva après la mort de Domitien, et Pertinax après la mort de Commode, furent élus et instalés comme le sont les souverains électifs. Quand le Sénat eut appris la mort des Gordiens Afriquains, il ne proclama point empereur Gordien Pie, qui auroit été leur successeur de droit, si la couronne impériale eût été pleinement héreditaire. Le Sénat élut pour regner en leur place, Balbin et Pupien. Ce ne fut que quelques jours après leur installation que le jeune Gordien fut proclamé César, et qu’il fut ainsi déclaré leur successeur, sans égard aux enfans que ces deux empereurs pouvoient laisser.

Enfin je crois qu’un jurisconsulté interrogé sous le regne d’Augustule touchant le genre dont étoit la couronne impériale, n’auroit pû donner une réponse bien positive. L’usage ne prouvoit rien, parce qu’il n’avoit jamais été uniforme ni constant ; et d’un autre côté, il n’y avoit point de loi génerale écrite, qui statuât sur ce point de droit public. Il y a bien dans le droit Romain plusieurs loix qui statuent sur l’étendue du pouvoir donné à chaque empereur par la Loy royale, par la loy particuliere qui se faisoit pour instaler le nouveau prince ; mais je n’y en ai point vû qui décide en général et positivement, si la couronne étoit patrimoniale, héreditaire ou élective. Dès qu’alors il n’y avoit point encore de loi de succession certaine dans l’empire Romain qui subsistoit depuis quatre siécles, on ne doit pas être surpris que celle du royaume des Francs n’ait point été parfaite dès l’origine de la monarchie.

  1. Edit de 1374.
  2. Donné en 1407.
  3. Souveraineté des Rois, Liv. 1. Ch. 4. pag. 17.
  4. Art. 2.
  5. Voyez le Songe du Vergier, Liv. 1. Chap. 142.
  6. Leibnitz, cod. Dipl. Tom. 2. pag. 66.
  7. Numero neuf mille six cens soixante & dix-huit.