Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 6/Chapitre 4

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LIVRE 6 CHAPITRE 4

CHAPITRE IV.

Des Nations differentes qui composoient le Peuple de la Monarchie, & de la Nation des Francs en particulier. Que la peine pécuniaire reglée dans les Loix Nationales, n’étoit point la seule que les Criminels subissent.


Aprés avoir vû que le peuple de la monarchie se divisoit d’abord en Barbares et en Romains, il faut exposer quel étoit l’état de chacune de ces nations sous les premiers successeurs de Clovis.

La nation Barbare, pour user de ce terme, se subdivisoit en plusieurs autres, dont les principales étoient celle des Francs Saliens, ou des Francs proprement dits, celle des Francs Ripuaires, celle des Bourguignons et celle des Allemands.

Nous avons déja vû que les Saliens n’étoient d’abord qu’une des tribus des Francs, mais que toutes les autres tribus, à l’exception de celle des Ripuaires, y furent réunies après que Clovis se fut fait reconnoître roi par chacun de ces essains. En effet, je ne me souviens pas que dans les historiens qui ont écrit postérieurement au regne de Clovis, il soit fait mention d’Ampsivariens, de Chamaves, ni d’aucune tribu des Francs autre que celle des Francs absolument dits, et celle des Ripuaires. Il n’est plus parlé dans cette histoire que des deux tribus qui viennent d’être nommées. Eghinard dit même que sous Charlemagne tous les Francs vivoient suivant deux loix, dont l’une, apparamment étoit la loi Ripuaire, et l’autre la loi Salique. Du moins il n’y a plus eu que les poëtes, comme Fortunat, qui ayent encore donné le nom de Sicambre aux Francs leurs contemporains, et l’on sçait que les poëtes désignent souvent les nations dont ils ont occasion de parler, par des noms que ces nations ne portent plus dans le tems qu’ils écrivent.

La loi Salique et la loi Ripuaire étoient-elles rédigées par écrit avant que les Francs se fussent établis dans les Gaules, ou bien étoient-elles simplement une tradition orale qui se transmettoit par les peres aux enfans, une tradition de même nature que l’étoient les coutumes qui ont force de loi dans la France, avant que l’édit de Charles VII qui ordonne qu’elles soient rédigées par écrit, eût été mis en exécution ? C’est ce que j’ignore. Je ne puis dire non plus, si la rédaction de la loi Salique faite par Clovis dans le tems qu’il étoit encore payen, et de laquelle il est parlé dans un passage du préambule de cette loi, qui va être rapporté, est sa premiere rédaction. Nos deux loix ont-elles été rédigées d’abord en langue latine ou en langue germanique ? C’est une seconde question qui dépend de la premiere. Si elles ont été mises par écrit dans le tems que toutes les tribus de la nation des Francs habitoient encore au-delà du Rhin, il semble qu’elles ayent dû être rédigées d’abord en langue germanique. Si leur premiere compilation ne s’est faite que dans les Gaules, il est probable qu’elles auront été d’abord écrites en latin, et telles que nous les avons aujourd’hui, c’est-à-dire, en un latin mêlé de plusieurs mots germaniques, qu’on aura regardés comme des termes de droit qu’il étoit bon de conserver en leur propre langue, dans la crainte d’en alterer le sens en les rendant par des termes latins qui ne pourroient pas toujours être parfaitement équivalens. Nous avons déja dit que les Francs, sujets de Clovis, entendoient le latin, et il n’y a point d’apparence que les Romains, concernant les interêts de qui nos deux loix statuent assez souvent, entendissent communément la langue germanique. Ainsi la convenance demandant que les loix dont il est question, fussent rédigées dans la langue la plus en usage parmi les habitans du pays où elles devoient avoir lieu, elles auront été rédigées en latin.

Quant au nom de Loi Salique que ce code a toujours porté, bien qu’au fond il fut la loi commune de toutes les tribus des Francs, à l’exception des Ripuaires, il est apparent qu’il lui venoit de ce que Clovis qui avoit réuni ces tribus à celle des Saliens ses premiers sujets, aura voulu qu’elles fussent régies selon la loi des Saliens avec qui elles devenoient incorporées. La plus ancienne rédaction de cette loi que nous ayons aujourd’hui, est celle qui fut faite par les soins du roi Clovis, et retouchée ensuite par les soins de Childebert et de Clotaire ses enfans. Il est dit dans le préambule de cette rédaction. » Avant que la Nation des Francs, dont l’assemblage est un effet de la Providence, & qui est stable aujourd’hui dans ses établissemens, en vertu de la convention qu’elle vient de faire avec les Empereurs, eût encore, ce qu’elle a fait depuis peu, embrassé la Religion Catholique : elle avoir déja par amour pour la Justice, fait rédiger la Loi Salique, laquelle fut compilée par les principaux de ses Citoyens, qui tinrent à ce sujet trois assemblées du Peuple. Mais étant arrivé heureusement que son Roi Clovis ait reçû le Baptême, ce Prince, & puis Childebert & Clotaire ont changé plusieurs choses dans cette Loi qu’ils ont renduë plus parfaite, & qu’ils ont mise dans l’état où elle est maintenant. »

La Loi Salique a eu la destinée de tous les codes nationaux, c’est-à-dire, que de tems en tems on y a fait quelque changement. En l’année sept cens quatre-vingt-dix-huit, Charlemagne en fit une nouvelle rédaction, dans laquelle il ajouta beaucoup de sanctions. C’est sur quoi, ainsi que sur plusieurs autres questions, concernant le lieu où la Loi Salique fut publiée, et qui furent ses premiers compilateurs, je renvoyerai le lecteur au livre que Monsieur Vendelin, official de Tournay a écrit sur le berceau de cette loi, et aux sçavantes notes de Monsieur Eccard sur la Loi Salique et sur celle des Ripuaires.

Quant à la loi des Ripuaires, je crois avec Monsieur Eccard, que ce fut Thierri fils de Clovis, qui la fit rédiger, ou qui la mit du moins dans un état approchant de celui où nous l’avons. Ce sçavant homme dit dans ses notes sur cette loi : » Clovis s’étant fait élire Roi des Ripuaires, il les aura maintenus dans leurs anciens usages & dans leurs anciennes Coutumes, & il les aura laissés subsifter en forme de Societé particuliere, & séparée gros de la Nation des Francs. Son fils Thierri dans le Partage de qui les Ripuaires entrerent, aura fait quelques changemens à ces usages & coutumes, après quoi il les aura rédigées en forme de Loi, & les tables de cette Loi sont celles que nous avons encore aujourd’hui. » Monsieur Eccard cite pour appuyer son sentiment concernant la Loi Ripuaire, une des notes qu’il avoit déja faites sur la Loi Salique. La note à laquelle il nous renvoye ici, est écrite à l’occasion d’un endroit de la préface ancienne, qui se trouve à la tête de la Loi Salique dans quelques manuscrits, et où l’on lit : Que le roi Thierri étant à Châlons, y avoit de son côté, fait travailler des personnages doctes, à mettre la loi des Francs dans une plus grande perfection. Or suivant la note que fait Monsieur Eccard sur ce passage, il faut y entendre par la Loi des Francs, non pas la Loi Salique, mais bien la loi des Ripuaires, laquelle étoit un des codes, suivant lesquels les Francs vivoient. « Thierri, ajoute-t’il, aura donné ses soins à la perfection de la loi des Ripuaires qui se trouvoient dans son partage, tandis que ses freres Childebert et Clotaire faisoient travailler sur la loi des Saliens. »

En effet, ce qui est dit concernant les soins du roi Thierri, dans cette préface des Loix Saliques, laquelle a donné lieu à la derniere des deux notes de Monsieur Eccard, dont nous avons rapporté le contenu, se trouve clairement expliqué dans le préambule même de la nouvelle rédaction de la loi des Ripuaires, faite par les ordres du roi Dagobert I. On y lit : » Le Roi Thierri étant à Châlons, il fit choix d’hommes sages & instruits dans les anciennes Loix de son Royaume, & ce Prince leur enjoignit ensuite de rédiger la Loi des Francs, ainsi que la Loi des Allemands & la Loi des Bavarois, afin de donner à chacune de ces Nations, qui toutes étoient sous son obéissance, un Code conforme à leurs anciens us & Coutumes, ausquels il ne fit que les additions & les changemens nécessaires, pour regler sur les principes de la Religion Chrétienne, plusieurs points qui n’avoient encore été reglés que suivant les principes de la Religion Payenne. Childebert perfectionna encore à cet égard, les Codes réformés par Thierri ; & dans la suite, Clotaire ajouta aussi quelque chose à l’Ouvrage de Childebert. Le Roi Dagobert a fait revoir de nouveau toutes ces Loix, par les très-illustres personnes, Claudius, Chaudus, Indomagnus & Agilusus, & il en a fait une nouvelle rédaction, après quoi il a délivré à chaque Nation les tables de la Loi, & c’est la rédaction dont on doit se servir aujourd’hui dans les Tribunaux. » Dès que cette préface se trouve à la tête de la rédaction de la Loi Ripuaire faite par Dagobert, il est évident que c’est de cette loi qu’il y est parlé sous la dénomination générale de Loi des Francs, ainsi que l’a pensé Monsieur Eccard.

On a encore vû par le passage d’Eghinard, qui vient d’être rapporté, que les Francs vivoient selon deux loix, la Loi Salique et la Loi Ripuaire. Ainsi l’une et l’autre loi pouvoit, quoique par abus, s’appeller également la Loi des Francs, et l’on peut suivant que les circonstances en décident, appliquer ce qui est dit de la loi des Francs en général, ou bien à la Loi Salique en particulier, ou bien à la Loi Ripuaire en particulier. Les loix des Francs, c’est-à-dire, la Loisalique et la Loi Ripuaire, ayant été imprimées plusieurs fois, je n’en donnerai point un abregé suivi : d’ailleurs je ne me suis point proposé d’expliquer ici le droit des particuliers, mais le droit public, le droit qui regloit la constitution de l’Etat sous les rois de la premiere race. Ainsi je rapporterai seulement ceux des articles de nos deux Loix, que les matieres que j’aurai à traiter me mettront dans l’obligation de rapporter.

La premiere division de la nation des Francs, ainsi que la premiere division de toutes les nations qui subsistoient alors, étoit celle qui se faisoit en hommes libres et en esclaves. La servitude de ces esclaves, ainsi que celle des esclaves qui appartenoient aux citoyens de toutes les nations Germaniques, étoit de differens genres. Quelques-uns de ces serfs étoient nés dans les foyers de leurs maîtres. D’autres étoient de véritables captifs, je veux dire, des prisonniers de guerre, que l’usage du tems condamnoit à l’esclavage. D’autres avoient été achetés. D’autres étoient des hommes nés libres, mais condamnés à la servitude par jugement porté contre eux, à cause qu’ils s’étoient rendus coupables des délits, dont la peine étoit, que l’offenseur fut adjugé comme esclave à l’offensé, ou bien, parce qu’ils n’avoient pas pû payer de certaines dettes. D’autres enfin, étoient des hommes libres qui s’étoient dégradés volontairement, soit en se vendant eux-mêmes, soit en se donnant gratuitement à un maître, qui s’obligeoit de son côté à fournir à leur subsistance et à leur entretien. On a remarqué ailleurs, qu’au tems où les francs s’établirent dans les Gaules, le nombre des esclaves étoit beaucoup plus grand dans tous les pays et parmi toutes les nations, que le nombre des citoyens ou des personnes libres. Ainsi lorsqu’on trouve que sous nos premiers rois de la troisiéme race, les deux tiers des hommes qui habitoient la France, étoient esclaves, ou du moins de condition serve, il ne faut point imputer ce grand nombre de personnes serves qui s’y trouvoient alors, à la dureté des francs, ni supposer qu’ils eussent réduit les anciens habitans des Gaules dans une espece d’esclavage. Cela procédoit de la constitution générale de toutes les societés politiques, dans le tems où les francs s’établirent dans les Gaules.

Nous avons déja dit qu’il y avoit plusieurs manieres de donner la liberté aux serfs, et que suivant le droit commun, l’affranchi devenoit citoyen de la nation dont étoit le maître qui l’avoit fait sortir d’esclavage. Venons au traitement que les peuples germaniques faisoient à leurs serfs. " les germains, dit Tacite, ne tiennent pas dans leurs maisons, ainsi que nous, leurs esclaves,… etc. " [...] lorsque les peuples germaniques furent une fois établis dans les Gaules, ils n’auront pas manqué d’y prendre l’usage de tenir chez soi des esclaves, pour les employer aux services domestiques. Ces nations ne furent que trop éprises de toutes les commodités et de toutes les délices que le luxe des Romains y avoit fait connoître. Mais il est aussi à croire que les Francs, les Bourguignons, et les autres nations Germaniques auront continué à donner des domiciles particuliers à une partie de leurs esclaves, comme à leur abandonner une certaine quantité d’arpens de terre pour les faire valoir, à la charge d’en payer une redevance annuelle, soit en denrées, soit en autres choses. Les Romains des Gaules auront eux-mêmes imité leurs Hôtes dans cette oeconomie politique, soit parce que, tout calculé, ils l’auront trouvée encore plus profitable que l’ancien usage, soit pour empêcher que la plûpart de leurs esclaves ne se réfugiassent chez ces Hôtes, afin de changer leurs fers contre des fers moins pésans. L’amour de l’indépendance si naturel à l’homme, fait préférer à ceux dont le sentiment n’est point entierement perverti, le séjour d’une cabane, où il n’y a personne qui soit en droit de leur commander, à une demeure commode dans un palais, où sans cesse ils ont un maître devant les yeux. La loi du monde ordonnoit bien que les esclaves fugitifs qui se seroient sauvés dans les métairies du roi, et même dans les aziles des églises, seroient rendus à leurs maîtres ; mais croit-on que la loi fût toujours exécutée ? Le Romain étoit-il toujours assuré d’obtenir justice des officiers du prince, qui certainement ne devoient rendre qu’à regret les esclaves qui s’étoient donnés à eux, et dont ils pouvoient souvent passer le prix dans les comptes qu’ils rendoient à ce prince, en y supposant qu’ils les avoient achetés ? Ce qui est de certain, c’est que les églises dont les ministres étoient presque tous alors de la nation Romaine, avoient imité l’usage des Germains dès le tems des empereurs, et qu’elles donnoient à leurs esclaves des domiciles particuliers et des terres à faire valoir, à charge d’une simple redevance. On voit enfin par une infinité de faits, qu’avant Clovis, l’usage dont il s’agit, étoit établi dans plusieurs provinces des Gaules ; il devint seulement plus général et plus à la mode quand les nations Germaniques s’en furent emparées.

On peut donc regarder l’introduction de l’esclavage Germanique dans les Gaules, en quelque tems qu’elle y ait été faite, comme l’origine de ce grand nombre de chefs de familles, ou de personnes domiciliées dans un manoir particulier et qu’on voit néanmoins avoir été dans le septiéme siecle et dans les siecles suivans, serves de corps et de biens. En effet, il paroît en lisant les monumens de nos antiquités, que sous les premiers rois Capétiens, les deux tiers des habitans du royaume étoient du moins serfs de biens. Personne n’ignore qu’on appelloit alors serfs de biens ou d’héritages, ceux qui tenoient de quelque seigneur une portion de terre qu’il ne pouvoit pas leur ôter arbitrairement, à condition de la bien faire valoir, et de payer à ce seigneur une redevance fixée, comme de lui rendre en certaines occasions plusieurs services, mais qui pouvoient, dès qu’ils en avoient envie, recouvrer leur indépendance, en délaissant la portion de terre dont il s’agit, au maître à qui la proprieté en appartenoit. Il est vrai que les serfs de corps étoient en quelque sorte de véritables esclaves, puisqu’ils ne pouvoient devenir libres que moyennant une manumission accordée volontairement par leur maître.

Quant à la servitude Romaine, il paroît qu’elle ait été abrogée sous les rois de la seconde race, et que dès lors on ait cessé d’acheter des esclaves pour les tenir dans sa maison soumis à toutes les volontés et à tous les caprices d’un maître despotique qui les employoit, les nourissoit, les châtioit ou recompensoit à son gré. On comprit dès-lors, qu’il étoit contre la religion, et même contre l’humanité, d’assujettir des hommes aux malheurs d’une condition aussi dure. Il est même si bien établi en France depuis plusieurs siécles, qu’il ne doit plus y avoir de serfs domestiques, ou de la condition dont étoient les esclaves des Grecs et des Romains, que tout esclave qui met le pied sur le territoire du royaume, devient libre de fait. Les exceptions faites à cette loi generale en faveur des François établis sur les domaines du roi en Amérique, suffiroient seules à prouver son existence. Mais lorsque les rois de la troisiéme race monterent sur le trône, il y avoit en France un si grand nombre de mains-mortables ou d’hommes de pote, c’est-à-dire, de serfs germaniques de tout genre et de toute espece, que nonobstant ce qu’ont fait ces princes pour les affranchir, il en reste encore dans plusieurs provinces. Il est vrai que lors de la tenue des derniers Etats Genéraux, faite à Paris en mil six cens quinze, sous le regne de Louis XIII le Tiers-état inséra dans son cahier une supplication, par laquelle il prioit le roi d’ordonner que les seigneurs seroient tenus d’affranchir dans leurs fiefs tous les serfs, moyennant une composition, mais cette demande du Tiers-état n’a point eu son effet. Je remonte au sixiéme siecle.

La condition de serfs n’empêchoit pas les esclaves des nations Germaniques, d’être capables du maniement des armes. Si ces serfs étoient nés dans l’esclavage, ils n’avoient point été élevés sous le bâton d’un maître, mais sous la discipline d’un pere. La loi des Visigots ordonne que le Barbare et le Romain, lorsqu’ils se trouveront mandés pour quelque expédition, seront obligés d’amener au camp avec eux, la dixiéme partie de leurs serfs, et de les y amener bien armés. C’est, comme on le dira dans la suite, de ces serfs armés, qu’il faut entendre plusieurs articles des capitulaires des premiers rois de la seconde race, dans lesquels il est fait mention des Hommes des seigneurs particuliers, soit ecclésiastiques, soit laïques. Ces hommes n’étoient point comme quelques auteurs se le sont imaginés, des sujets du roi de condition libre, qui reconnussent déja ces ecclésiastiques ou ces laïques pour leurs seigneurs naturels, ainsi que plusieurs sujets du roi et de condition libre, ont reconnu sous la troisiéme race, et reconnoissent encore aujourd’hui d’autres sujets du roi pour leurs seigneurs. Au commencement du huitiéme siécle, tous les citoyens de notre monarchie ne reconnoissoient d’autre jurisdiction et d’autre pouvoir, que la jurisdiction et le pouvoir du roi et celui des officiers qu’il avoit choisis personnellement, pour être à son bon plaisir, et durant un tems, les dépositaires de son autorité sur les autres citoyens. Les particuliers n’avoient point encore usurpé alors les droits de l’Etat, et personne ne pouvoit mener à la guerre, comme des Hommes à lui, que ses propres serfs.

L’usage de conduire ses serfs à la guerre, ou de les y envoyer, a même continué d’avoir lieu sous la troisiéme race de nos rois. On voit dans la relation que fait Guillaume Breton, de la bataille donnée à Bouvines par Philippe Auguste, que trois cens cavaliers armés de lances, et qui étoient serfs de l’abbaye de saint Médard de Soissons y enfoncerent un gros de noblesse Flamande, qui par mépris pour leur condition, n’avoit pas daigné s’ébranler, ni faire prendre carriere à ses chevaux, afin de mieux recevoir l’assaillant. C’est ainsi qu’en usoient les cavaliers armés de lances avant le milieu du seiziéme siécle, tems où ils prirent l’usage de combattre en escadrons.

Les combats en champclos, étant devenus sous les derniers rois de la seconde race, une des voyes juridiques de terminer les procès, plusieurs églises obtinrent du prince, que leurs serfs seroient reçûs à rendre le témoignage contre des personnes de toute sorte de condition, et que nul ne pourroit, sans être réputé convaincu du fait dont il étoit accusé, et sans perdre sa cause, refuser de combattre contre ces serfs, sous prétexte qu’ils ne seroient point des champions recevables. Cette loi est contenue expressément dans les chartres octroyées pour ce sujet, par le roi Louis Le Gros, à l’église de Chartres, comme à l’abbaye de saint Maur-Des-Fossés, et par plusieurs de nos rois à l’abbaye de saint Denis.

Venons aux Francs de condition libre. Ils étoient tous laïques. Ce n’est point que plusieurs Francs n’embrassassent tous les jours l’état ecclésiastique ; mais dès qu’un Franc ou un autre Barbare embrassoit cette profession, il étoit réputé avoir renoncé à être de la nation, dont il avoit été jusques-là, et avoit passé, pour ainsi dire, dans la nation Romaine[1]. Comme on a déja pû le remarquer, un Barbare qui se faisoit d’Eglise, commençoit par se faire couper les cheveux ; et comme nous le verrons dans la suite, durant le cinquiéme siécle et les quatre siecles suivans, tous les ecclésiastiques des Gaules, de quelque nation qu’ils fussent sortis, étoient tenus de vivre suivant le droit Romain.

Ainsi les Francs ne composoient tous qu’un seul et même ordre de citoyens, car on a déja vû que les princes de la maison royale n’étoient point citoyens en un sens, parce qu’ils partageoient tous entr’eux le royaume de leur pere, et qu’ainsi chacun d’eux devenoit un souverain. Il n’y avoit donc point alors de prince de la maison royale, qui ne fût fils de roi et héritier présomptif, au moins en partie de la couronne de son pere. Le reste des citoyens n’étoit point partagé en deux ordres, comme le sont aujourd’hui les sujets laïques de nos rois, qui se divisent en nobles et en non-nobles. Quoique les familles anciennes et connues depuis long-tems dans la nation, eussent plus de considération que celles dont l’illustration ne faisoit que de commencer ; cependant les premieres n’avoient point de droits qui leur fussent particuliers, ni de privilege spécial qui en fissent un ordre supérieur à un autre ordre de citoyens. Enfin la loi n’établissoit aucunes distinctions décidées entre les enfans qui naissoient dans certaines familles et les enfans nés dans les autres. Il ne faut point être bien versé dans le droit public des nations, pour sçavoir qu’il est bien different, d’avoir seulement de la consideration et des égards pour les citoyens des anciennes familles, ou d’attribuer par une loi positive des droits certains et des avantages particuliers aux citoyens nés dans ces familles, de maniere qu’ils jouissent en vertu de leur seule naissance, de plusieurs priviléges déniés aux citoyens nés dans les autres familles.

La consideration, ni même le respect volontaire du concitoyen, ne font point des familles qui en jouissent, un ordre de sujets, distinct et séparé. Ce sont les prérogatives et les droits attribués à certaines familles par les loix, qui font de ces familles un ordre particulier. Il y a bien, par exemple, parmi les Turcs quelques familles illustrées, pour lesquelles les autres ont beaucoup de considération ; mais comme ces familles ne jouissent point en vertu des ordonnances ou des statuts, d’aucun droit réel, et qui leur soit acquis par la loi, elles ne font pas dans l’empire Ottoman un ordre particulier de citoyens, et l’on dit avec raison, qu’il n’y a point un ordre de la noblesse parmi les Turcs. Quoiqu’on fasse à Venise, dans ce qui s’appelle le monde, une grande difference des nobles issus des anciennes familles, et des nobles issus des familles annoblies depuis peu par argent ; neanmoins la considération et les égards qu’on a pour les premiers et qu’on n’a point pour les seconds, n’étant pas fondés sur aucune loi ou Parté, qui établisse quelque difference légale entre les uns et les autres, personne ne dira que les nobles vénitiens soient divisés en deux ordres. Ils sont tous du même ordre, tant anciens nobles que nouveaux nobles. Ainsi quoiqu’on voye dès le sixiéme siecle parmi les Francs, des familles plus honorées et plus respectées que les autres, il ne s’ensuit point qu’il y eût parmi eux, deux ordres de citoyens. Ce n’étoit point une loi du droit public, c’étoient les dignités qui avoient été long-tems dans ces familles, c’étoient les sujets d’un mérite rare qu’elles avoient fournis à l’Etat, qui leur avoient attiré l’espece de distinction dont elles joüissoient. Prouvons ce que nous venons d’avancer, concernant la nation des Francs.

Suivant la loi naturelle, les hommes naissent tous égaux, et l’on ne doit pas supposer sans preuve, qu’une nation ait donné atteinte à cette loi, en attribuant aux citoyens, qui auroient le bonheur de naître dans de certaines familles, des distinctions et des prérogatives particulieres et onéreuses aux citoyens nés dans les autres familles. Si nous croyons avec certitude, que dans les tems dont il s’agit, une partie des Francs naissoit libre, et que l’autre partie naissoit esclave, c’est que la loi de cette nation nous le dit clairement et positivement. Nous y voyons plusieurs sanctions, qui prouvent manifestement qu’à cet égard, la loi des Francs avoit dérogé à la loi naturelle. Or il n’y a rien dans la loi nationale des Francs, qui montre qu’ils fussent divisés en deux ordres, et que les uns naquissent nobles, et les autres roturiers. Les distinctions que fait cette loi en faveur de quelques citoyens, y sont faites en faveur de leurs dignités, et non pas en faveur de leur naissance. Ces distinctions sont accordées à des emplois qui n’étoient point héreditaires, et non point comme on le dit en droit public, à une priorité d’ordre.

Au contraire, la loi nationale des Francs suppose manifestement en plusieurs endroits, que tous les Francs de condition libre, fussent du même ordre, parce que dans les occasions où elle auroit dû statuer différemment par rapport aux diverses conditions dans lesquelles chacun des citoyens seroit né, elle statue uniformément. Citons quelques exemples tirés de la Loi Salique et de la Loi Ripuaire, qui comme nous l’avons dit, sont en quelque maniere deux tables de la loi nationale des Francs.

Le quarante-quatriéme titre des Loix Saliques statue sur les interêts civils, ou sur la peine pécuniaire à laquelle doit être condamné le meurtrier de condition libre qui aura tué une personne de même condition que lui. Il est dit dans ce titre dont la substance est la même que dans toutes les rédactions de la Loi Salique. » Le Franc qui aura tué un Romain de condition à manger à la table du Roi (c’est de quoi nous parlerons plus bas) sera condamné à trois cens sols d’or. Celui qui aura tué un Romain de l’ordre de ceux qu’on appelle Possesseurs, c’est-à-dire, qui possedent des biens fonds dans le Canton où ils sont domiciliés, payera cent sols d’or. Celui qui aura tué un Romain tributairc, payera quarante-cinq sols d’or. » Les Loix Saliques ayant ainsi arbitré la peine pécuniaire du meurtrier d’un Romain libre par rapport à l’ordre dont le Romain étoit, parce que la nation Romaine étoit divisée en plusieurs ordres, il est évident qu’elles auroient de même arbitré la peine pécuniaire du meurtrier d’un Franc libre, par rapport à l’ordre dont auroit été le Franc mis à mort, supposé que les Francs eussent été divisés comme les Romains en differens ordres. Cependant les loix Saliques ne font point cette distinction. Dans le titre que je rapporte il est dit simplement : « Celui qui aura tué un Franc, un autre Barbare, ou un homme qui vit selon la Loi Salique, sera condamné à payer deux cens sols d’or. »

On trouve aussi dans la loi des Ripuaires, deux titres, où il est statué expressément sur le meurtre d’une personne libre. Il est dit simplement dans le premier : « L’homme libre qui tuëra un Ripuaire libre, sera condamné à deux cens sols d’or. » Ce titre ne contient rien de plus. Au contraire, le trente-sixiéme qui statue sur le meurtre commis par le Ripuaire, qui auroit tué une personne d’une autre nation, condamne le meurtrier à une somme plus ou moins forte, suivant la condition dont étoit le mort. Le Ripuaire qui auroit tué un Franc Salien, y est condamné à deux cens sols d’or. Celui qui auroit tué un Bourguignon, à cent soixante. Celui qui auroit tué un Romain citoyen d’un autre pays que celui que tenoient les Ripuaires, à cent sols d’or. Enfin le Ripuaire qui auroit trempé ses mains dans le sang d’un soûdiacre, doit payer quatre cens sols d’or ; celui qui les auroit trempées dans le sang d’un diacre, cinq cens sols d’or, et celui qui les auroit trempées dans le sang d’un prêtre, six cens sols d’or. Qui ne voit qu’une loi si jalouse de proportionner la peine d’un meurtrier à la qualité de la personne tuée, auroit infligé des peines plus ou moins fortes aux meurtriers des Ripuaires de differente condition, si les Ripuaires eussent été divisés en plusieurs ordres.

Ce qui démontre, à mon sentiment, que le silence de la loi des Francs, et celui des historiens sur la division des Francs libres en differens ordres, prouve contre cette division, c’est que les loix des nations, dont les citoyens ont été véritablement divisés en nobles et en non-nobles, dans les siecles dont il est ici question, parlent de cette division ; c’est que les historiens en font mention. Citons quelques exemples.

On trouve dans le recueil de Lindembrog la loi des Frisons, une des nations Germaniques, dont les citoyens étoient partagés en deux ordres ; celui des nobles, et celui des Frisons qui ne l’étoient pas. Il y est dit, au titre des Homicides  : » Le Noble qui aura tué un autre Noble, payera quatre-vinge sols d’or. Le Noble qui aura tué un simple Citoyen, payera cinquante-quatre sols d’or, & celui qui aura tué un affranchi, payera vingt-sept fols d’or au Patron de l’Affranchi, & neuf sols d’or aux parens de l’affranchi. Le simple Citoyen qui aura tué un Noble, sera condamné à quatre-vingt sols d’or, & à cinquante-trois sols d’or s’il a tué un Ciroyen du même Ordre que lui. L’affranchi qui aura tué un Noble, payera quatre vingt sols d’or, & cinquante-trois sols, s’il a tué un simple Citoyen. »

Le lecteur fera de lui-même toutes les réflexions qui sont à faire, sur les dispositions énoncées dans cette loi.

Il sera bon cependant d’observer ici, qu’il est contre toute sorte d’apparence, bien que des auteurs modernes ayent affecté de le croire, que les meurtriers et les voleurs en fussent quittes pour payer la somme à laquelle ils sont condamnés par nos loix nationales. Une societé où les voleurs et les meurtriers n’eussent point été punis plus séverement, n’auroit pas subsisté long-tems. Il faut donc regarder ces sortes d’amendes, comme des interêts civils, comme une satisfaction à laquelle le voleur ou le meurtrier étoit condamné envers ceux qui avoient souffert par son vol ou par son meurtre. Au cas que le délinquant fût exécuté à mort, la somme à laquelle se montoit cette satisfaction, se prélevoit sur tous les biens qu’il avoit laissés ; et dans les cas où la confiscation avoit lieu, les officiers du fisc ne pouvoient pas mettre la main sur ces biens-là, avant que l’homme qui avoit été volé, et que le maître ou les parens du mort eussent reçû la somme que la loi leur adjugeoit. » Si quelqu’un, dit la Loi des Ripuaires[2], a été traduit en Justice pour vol, & qu’après avoir été dûëment atteint & convaincu, il soit par Jugement du Prince pendu ou exécuté à quelque gibet que ce puisse être, ses héritiers entreront en possession de tous ses biens, dès qu’ils auront satisfait pour le vol, & payé tous les frais & dépens du Procès. » Au cas que le prince voulût faire grace de la vie au coupable, il ne pouvoit point apparemment l’accorder, que le coupable n’eût satisfait les personnes lezées. Ainsi qu’il se pratique encore aujourd’hui dans plusieurs Etats chrétiens, la grace du prince ne pouvoit valoir, que le criminel n’eût satisfait sa partie civile, c’est-à-dire ici, qu’il ne lui eût payé la somme à laquelle il étoit condamné par la loi.

Nous rapporterons ci-dessous une loi de Childebert le jeune, laquelle fait foi que les voleurs étoient exécutés à mort. Il est dit dans la loi des Bourguignons : » Si quelqu’un de notre Peuple, de quelque Nation qu’il soit, vient à tuer une personne de condition libre, ou même un de ceux des esclaves du Roi, à qui l’on a donné la même éducation que les Romains donnent à leurs Esclaves, que le sang du meurtrier soit versé. Si uni Esclave, ajoute cette même Loi, tuë sans que son Maître soit complice du crime, un homme de condition libre, que l’Esclave seul soit mis à mort ; mais si le Maître est complice, qu’on envoye au supplice & le Maître & l’Esclave. » Enfin un des capitulaires de Charlemagne, statuë positivement, que les homicides et les autres criminels, qui suivant la loi, doivent être punis de mort, ne recevront aucun aliment lorsqu’ils se seront réfugiés dans les églises, et que cet azile ne doit pas leur sauver la vie. Si nos loix nationales n’ordonnent pas la peine de mort dans tous les articles où elles arbitrent les interêts civils dûs pour chaque crime aux particuliers lézés par le crime, c’est qu’elles laissent au roi, qui comme nous le dirons, jugeoit souvent lui-même les accusés qui étoient de condition libre, le droit de décider si les circonstances du crime exigeoient ou non, que pour l’interêt de la societé on fît mourir le coupable et de quel genre de mort il devoit être puni.

Je reviens à mon sujet, qu’il n’y avoit point deux ordres dans la nation des Francs. Si les citoyens de la nation des Saxons étoient divisés en plusieurs ordres, les historiens anciens et les loix ont fait une mention expresse de la distribution des Saxons libres en differens ordres. Nithard, petit-fils de Charlemagne, dit en parlant des Saxons, que son ayeul avoit engagés à se faire chrétiens ; que les citoyens de cette nation étoient divisés en trois ordres ; celui des nobles, celui des hommes nés libres, et celui des esclaves. Adam De Bréme qui vivoit dans l’onziéme siecle, parle même de la constitution de la société, qui avoit lieu parmi les Saxons, comme d’un usage opposé à l’usage le plus ordinaire parmi les peuples germaniques. Voici ce qu’il en dit : » La Nation des Saxons prise en general, comprend quatre Ordres differens ; celui des Nobles, celui des hommes nés libres, celui des affranchis, & celui des serfs. Leur Loi deffend même à ceux d’un Ordre d’épouser des personnes d’un autre Ordre. Elle veut qu’un Noble épouse une fille de l’Ordre des Nobles ; que l’homme libre épouse une fille de son Ordre ; que l’affranchi se marie avec une affranchie, & le serf avec une esclave. » Enfin la loi nationale des Saxons condamnoit à mort l’homme qui auroit épousé une fille née dans un des ordres supérieurs à celui où il seroit né. On voit bien que toute la difference qui est entre nos deux auteurs, vient de ce que Nithard n’a point fait mention des affranchis, et qu’Adam De Bréme les compte pour un quatriéme ordre.

Venons aux loix. Nous n’avons plus, il est vrai, l’ancienne loi des Saxons ; ainsi nous ne sçaurions nous en servir pour confirmer ce que disent Nithard et Adam De Bréme, sur la condition des citoyens de cette nation en trois ordres, et sur la division des esclaves qui composoient en quelque maniere un quatriéme ordre. Mais nous avons encore un capitulaire fait du tems de Charlemagne, qui rend toute autre recherche inutile. Il est dit dans ce capitulaire, fait dans l’assemblée tenuë à Aix-La-Chapelle en sept cens quatre-vingt-dix-sept. » Les Saxons sont demeurés d’accord que dans les cas où la peine pécuniaire d’un Franc doit être de douze sols d’or, celle du Saxon Noble sera de douze fols d’or, celle du Saxon né libre de cinq sols d’or, & celle du Saxon affranchi de quatre sols d’or. » Ce passage à mon sens, prouve également et que les Saxons citoyens étoient divisés en differens ordres, et que les Francs ne l’étoient pas. Si les Francs l’eussent été notre statut auroit égalé chaque ordre de Saxons à un ordre de Francs.

Enfin mon sentiment sur la constitution de la societé parmi les Francs durant les premiers siecles de notre monarchie, est conforme à celui des écrivains françois ou étrangers, qui ont passé pour être les plus sçavans dans l’histoire des premiers tems de cette monarchie. Monsieur De Valois après avoir dit que les saxons et les frisons étoient divisés en plusieurs ordres, ajoute : » Il y avoit aussi trois Ordres differens dans la Nation des Anglois & dans celle des Verins, qui étoient des Peuples Germaniques ; celui des Nobles, celui des hommes nés libres, & celui des Serfs. Au contraire la Loi Salique ne fait aucune mention des Nobles, non point qu’il n’y eût parmi les Francs des familles illustres & pour lesquelles on avoit une considération particuliere, mais parce qu’il n’y avoit point dans cette Nation un Ordre de Nobles, distinct & séparé du reste des Citoyens. La seule division qui eût lieu parmi les Francs, étoit celle suivant laquelle ils étoient partagés en Ecclésiastiques & en Laïques. » A une page de là, Monsieur De Valois dit en parlant de ce qui s’est passé dans la monarchie Françoise, après que les differentes nations dont son peuple étoit composé, eurent été confonduës sous les derniers rois de la seconde race, et sous les premiers rois de la troisiéme. » Dans la suite des tems, les Nobles commencerent à faire un Ordre distinct & séparé du reste du Peuple, de maniere qu’il se trouva enfin trois Ordres dans le Royaume ; celui du Clergé, celui de la Noblesse, & celui des Communautés ou Communes des Bonnes Villes. C’est ce qu’on peut voir dans la continuation des Annales de Guillaume de Nangis, sur l’année mil trois cens trois. Gerson qui vivoir dans le même siecle, les nomme les trois principaux Ordres, ou les trois Etats de France. »

Il n’y a point de sçavant qui ne connoisse les ouvrages de Monsieur Hertius le pere, un des plus célébres jurisconsultes d’Allemagne en matiere de droit public. Voici ce qu’il écrit dans sa notice de l’ancien royaume des Francs, concernant l’état des citoyens de cette nation. » Les Francs n’étoient point divisés, ainsi que quelques autres Nations Germaniques, en Nobles & en hommes nés Libres & en Affranchis. En effet, il n’est fait dans la Loi Salique aucune mention de Nobles, non point parce qu’il n’y eût pas dans la Nation des personnes Nobles & Honorables, mais parce que ces personnes ne composoient point un Ordre séparé du reste des Citoyens, parce qu’il n’y avoit point dans la Nation des Francs, comme l’observe trés-bíen Adrien de Valois, un Ordre de la Noblesse distingué de celui du Peuple. L’Auteur de la Dissertation sur les Droits des Fiefs, publiée depuis peu, ose attaquer ces Observations de Monsieur de Valois, si dignes d’un homme profondément sçavant dans l’Histoire de France. Notre Critique reproche à cet Auteur, d’avoir avancé faussement que tous les Francs Libres, fussent du même Ordre, en se fondant mal-à-propos sur ce que dans les Assemblées représentatives de la Nation, ils n’étoient pas divisés en des Ordres differens. Or suivant le même Critique, cela ne prouve point que les Francs ne fussent point partagés en differens Ordres, ainsi que l’étoient les Citoyens d’autres Nations Germaniques. Mais ce Critique ne fait point reflexion que rien ne donne mieux à connoître, quelle est la condition des Sujets dans un Etat, que l’ordre qui s’observe dans les Assemblées générales du Peuple de cet Etat. D’ailleurs, que notre Critique montre par quelque preuve positive, que la distinction d’Ordres, ait jamais eu lieu dans la Nation des Francs, qui est celle dont parle Monsieur de Valois. Il seroit inutile de prouver contre cet Ecrivain célébre, que les Sénieurs & les Mayeurs étoient Nobles, à prendre ce mot dans le sens d’illustre, de relevé, d’homme qui est au-dessus des hommes du commun. M. de Valois en tombe d’accord. Ce qu’il nie, & ce qu’on ne sçauroit lui montrer, c’est que les personnes Nobles fissent parmi la Nation des Francs, une Classe à part, & un Ordre séparé de l’Ordre du simple peuple, ainsi qu’elles en faisoient un parmi d’autres Nations Germaniques. En cela, l’usage des Francs étoit different de l’usage de ces Nations, comme le fait voir Monsieur de Valois. Parmi les Francs, tous les Citoyens nés libres, quoique de la lie du Peuple, pouvoient par la valeur & par une bonne conduite, parvenir au grade de Sénieur & de Mayeur. Que les Francs ne missent une grande difference entre ceux de leurs Concitoyens, qui étoient nés Libres, & ceux qui étant nés Esclaves, avoient eu besoin d’être Affranchis pour devenir Citoyens, on n’en sçauroit douter ; il paroît même en lisant Théganus, que les Citoyens nés libres, étoient qualifiés de Nobles dans l’usage du monde. Cet Auteur qui a écrit l’Histoire de Louis le Débonnaire, dont il étoit contemporain, y fait dire ses Acteurs qui entend parler du Roi : il vous a rendu libre, mais il ne sçauroit vous faire Noble, parce qu’on ne sçauroit jamais faire un Noble d’un homme qui a été Serf. Grégoire de Tours fait même une grande distinction dans le neuvième Chapitre de sa vie des Peres, entre les Citoyens, qui n’avoient point d’autre avantage que celui d’être nés libres, & les Citoyens illustres par leur Noblesse. »

Il est bon de rapporter les deux passages que cite Monsieur Hertius, et d’examiner en quoi ils peuvent être appliqués à notre question. Commençons par celui de Theganus. Cet auteur parlant de la déposition de Louis Le Débonnaire, mis en pénitence par le conciliabule tenu à Compiegne, en huit cens trente-trois, dit : » Les évêques prirent parti contre Louis, & principalement ceux qu’il avoit éleves en ce rang honorable, après les avoir tirés de l’état de servitude, ainsi que ceux de ces Prélats qui étant nés dans une des Nations Barbares qui habitent les Gaules, n’avoient pas laissé de parvenir à l’Episcopat. Leur Chef étoit Heblés Archevêque de Reims, né, je ne dis point dans une famille tombée par quelque malheur dans la captivité, mais issu de parens Esclaves de père en fils depuis un tems immémorial. Il fut le principal instrument de la déposition & de l’humiliation du Prince son bienfaicteur. On peut bien appliquer à cet évenement la Prophétie de Jérémie ; nos Esclaves sont devenus nos Maîtres. Quelle reconnoissance Heblés témoignez-vous à votre Maître ? Il a fait pour vous tout ce qu’il a pû. Il vous a rendu libre. S’il ne vous a point rendu Noble, c’est qu’il est impossible de faire jamais un homme Noble d’un homme qui est né Serf. Il vous a fait Evêque, &c. »

Quant à ce passage, il est certainement applicable à la question présente, et il fortifie les raisons que nous avons rapportées pour montrer que les Francs laïques n’étoient point divisés en deux ordres dans le neuviéme siecle. En effet, il ne veut point dire que Louis Le Débonnaire n’eût pas pû faire entrer Héblés dans l’ordre des nobles. Héblés, comme archevêque de Reims, eût été membre du premier ordre, d’un ordre supérieur à celui de la noblesse, si la nation des Francs eut été divisée en plusieurs ordres. Ce passage énonce donc seulement que les citoyens nés libres, étoient qualifiés de nobles Hommes dans l’usage du monde. Noble homme, et homme né libre, ont signifié long-tems la même chose ; et comme nous pourrons le faire voir un jour, ils la signifioient encore du tems de notre roi Henri Trois. Peut-être aussi qu’Héblés n’avoit point été esclave dans la nation des Francs, mais dans la nation Saxonne ou dans une autre nation Germanique, dont les citoyens étoient divisés en plusieurs ordres. Théganus ne dit point de quelle nation étoit Héblés.

Pour ce qui regarde le passage de Gregoire De Tours, qui met de la difference entre un homme né libre et un homme illustre par la noblesse ; il paroît d’abord contredire le sentiment que Monsieur Hertius deffend, et je ne sçais pourquoi il a voulu s’en servir. Quoiqu’il en soit, il ne doit point embarasser, parce qu’au fond, il n’est applicable en aucune maniere à la question, Si la nation des Francs étoit divisée en differens ordres, ou si elle ne l’étoit pas. Gregoire De Tours dit en parlant d’un des peres, dont il écrit la vie : » Le Bienheureux Patroclus étoit fils d’Ætherius de la Cité de Bourges. Dès que notre Saint fut à l’âge de dix ans, on lui donna la commission d’avoir soin de plusieurs troupeaux de moutons appartenans à sa famille, parce qu’Antémius son frere avoit pris le parti de s’avancer par l’étude. L’un & l’autre, ils n’étoient pas Nobles, mais ils étoient nés libres. » Or il est sensible par le nom que portoit Patroclus, comme par le nom de son pere et par celui de son frere, que ce Patroclus étoit Romain. On verra quand il en sera tems, que Monsieur De Valois et les autres écrivains sçavans dans nos antiquités, enseignent qu’on reconnoît au nom propre de celui dont parlent les auteurs du cinquiéme siecle ou des siecles suivans, s’il étoit Romain. Ainsi le passage de Gregoire de Tours prouve seulement que de son tems, les citoyens de la nation Romaine, qui habitoient dans les Gaules, étoient encore divisés en trois ordres, comme nous l’avons déja dit au commencement de ce chapitre, et comme nous le dirons encore. Le passage dont il s’agit, ne prouve donc rien concernant la nation des Francs.

Ainsi je conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que dans la nation des Francs, il n’y avoit point aucunes familles de citoyens, qui en qualité de nobles, formassent un ordre particulier, et au sang desquelles il y eût des prérogatives et des droits tellement attachés, qu’ils s’acquissent par la seule filiation. La constitution de la societé dans la nation des Francs, étoit à cet égard la même qu’elle est encore aujourd’hui dans le royaume d’Angleterre. En Angleterre tous les citoyens sont du même ordre, en vertu de la naissance. Si les Lords ou les seigneurs y forment comme pairs, un ordre distingué de celui des citoyens communs, si ces lords jouissent de plusieurs prérogatives et droits qui leur sont particuliers, ils n’en jouissent qu’en vertu de la possession actuelle d’une dignité, qui bien qu’héréditaire, est originairement un emploi attributif de commandement et d’autorité dans une portion du royaume. C’est en vertu de cette dignité, qu’ils ont plusieurs privileges dans les affaires civiles, comme dans les procès criminels, et qu’ils ont acquis le droit d’entrer de leur chef dans les assemblées représentatives de la nation, où ils forment, sous le nom de Hhambre des Pairs ou de Chambre Haute, un college, un sénat particulier. C’est si bien à la possession de leur dignité, érigée en premier lieu par le roi, que les droits des lords sont attachés, que leurs freres, issus du même sang, ne jouissent point en vertu de leur naissance d’aucune prérogative qui ne leur soit pas commune avec tous les autres citoyens. Si ces freres entrent dans l’assemblée représentative de la nation, c’est seulement dans la Chambre Basse, et comme députés élus volontairement par leurs concitoyens. Les freres des lords, quelque titre que la courtoisie leur fasse donner dans le monde, n’ont aucun privilege dans leurs procés civils ou criminels, et les Anglois ne les comprennent pas sous le nom de noblesse. On ne comprend en Angleterre sous le nom de Nobilti, que les seigneurs. En un mot, le frere du premier pair ou du premier baron d’Angleterre, n’est que du second ordre, en vertu de sa filiation. Il y a plus ; le sujet, fils aîné d’un pair, et qui est appellé au titre de son pere, n’est que du second ordre, tant que son pere vit ; et si pour lors il entre dans le parlement, il n’y entre qu’en qualité de député, élu par ses concitoyens, pour servir dans la Chambre des Communes.

Quoique j’aye été un peu long à traiter la question ; si dans les premiers tems de notre monarchie, la nation des Francs étoit divisée ou non en plusieurs ordres, j’espere que le lecteur ne me reprochera point d’avoir été prolixe hors de propos. Comme je l’ai déja dit dans le discours que j’ai mis à tête de cet ouvrage, il est impossible de bien expliquer le droit public, en usage sous les rois de la troisiéme race : le droit public qui eut lieu dès que les nations differentes qui habitoient les Gaules eurent été confonduës, et n’en firent plus qu’une, si l’on n’a pas bien éclairci auparavant le droit public, en usage sous les rois des deux premieres races ; et le point que je viens de traiter, est un des plus importans dans tout droit public.

  1. Voyez encore ci-dessous, ch. 17.
  2. Gang. Gloff. Tom. 2. pag. 47.