Histoire d’un annexé/Édition 1887/21

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Hachette (p. 92-95).


XXI

Je songeais à mettre ordre à mes affaires et à quitter le pays pour tâcher de retrouver la trace de mes pauvres amis, lorsqu’un soir du mois de mars, pendant que, tristement assis devant le feu, je rêvais aux moyens de réussir dans mon dessein, quelqu’un frappa doucement à la porte.

Magdeleine dormait déjà dans sa chambre, il était tard : aussi fus-je étonné de cette visite.

J’allai ouvrir et un homme parut, enveloppé dans un long manteau et ayant un gros chapeau sur les yeux.

« Que voulez-vous ? demandai-je.

— C’est moi, Christian, ton pauvre père Frank. »

Jugez de ma surprise. Je fis bien vite entrer le brave meunier, et je fermai la porte à double tour. Il ôta son manteau et son chapeau et je le reconnus, malgré le changement de sa figure. Il était bien maigri et ridé.

Nous nous embrassâmes tendrement, et je le fis asseoir près du feu.

« Tu es donc revenu, mon bon Christian ? Et ta mère, elle dort, sans doute ? »

Ce souvenir, ces paroles me firent sangloter. Je pris les mains du père Frank et je les lui serrai fortement.

« Elle est morte, monsieur Frank !

— Morte !… Et je n’ai pas pu lui dire adieu ! Morte… Et Wilhelmine n’était pas là pour l’embrasser une dernière fois ! Morte ! Ta pauvre et bonne mère !

— Oui ! Et j’étais aussi bien loin ! J’ai trouvé Magdeleine seule en rentrant ! »

Le pauvre homme ne répondit pas : il avait la tête penchée sur la poitrine, il pleurait.

Enfin il se leva.

« Christian, dit-il, j’ai peu de temps à moi : je suis revenu dans la nuit, parce que si on m’avait vu, j’aurais été emmené en Allemagne, et que deviendrait alors Wilhelmine ?

— Wilhelmine, m’écriai-je ! Où est-elle ? Elle ne vous a pas suivi ?

— Elle est à Luxembourg, chez une vieille tante qui habite depuis longtemps cette ville. Pauvre enfant ! Elle a été bien malade aussi et elle t’a bien souvent demandé, Christian ! Nous avions écrit à ta mère, nous t’avions écrit à Coblentz et nous n’avons reçu aucune réponse. Aussi ce silence redoublait notre inquiétude.

— Aucune lettre ne m’est parvenue ni à ma mère, car Magdeleine m’a assuré qu’elle ne connaissait pas votre résidence.

— Wilhelmine m’a supplié de venir à Daspich savoir au moins ce que vous étiez devenus l’un et l’autre : j’ai exaucé sa prière, malgré les dangers d’une telle démarche. Je repartirai avant le jour. Mais auparavant je veux aller au moulin chercher des papiers précieux cachés dans une boîte que j’ai enterrée au jardin.

— Je vais réveiller Magdeleine, je lui donnerai la garde de la maison, et je partirai avec vous à Luxembourg. »

Le père Frank me serra la main.

« Tu es un brave garçon. »

Il se leva et se dirigea vers la porte :

« Je ne serais pas longtemps : je connais ma cachette et je puis la trouver sans lumière. Tiens-toi prêt pour partir aussitôt, car il faut que nous soyons à la frontière avant le jour. »

Il sortit et je courus à la chambre de Magdeleine.

« Levez-vous, lui dis-je, M. Frank est venu et nous allons partir. »

La pauvre vieille s’habilla toute émue et bientôt elle vint près du feu.

« M. Frank est venu ! Où est-il ? Et Wilhelmine ?

— Elle est restée à Luxembourg. Quant à M. Frank, il va venir, il est au moulin. Préparez un sac de voyage, ma pauvre Magdeleine, je vais vous quitter et aller à Luxembourg. »

La bonne femme se mit à gémir, mais elle prépara tout ce qui m’était le plus nécessaire.

Pendant ce temps, je recueillais dans un portefeuille les papiers les plus précieux de ma famille et tout l’argent de ma mère. Je brûlai ce que je ne pouvais emporter.

Je mis un rouleau d’or dans la main de la vieille servante.

« Tenez, Magdeleine, voici pour vous : je vous laisse en garde la maison de mes parents. Conservez-la telle qu’elle est, afin que si je reviens quelquefois, je retrouve tous mes souvenirs chéris. »

En parlant ainsi je pleurais et Magdeleine était plus morte que vive.

M. Frank arriva en ce moment : il était tout consterné.

« Mon pauvre Christian, dit-il, on m’a tout volé : le jardin a été retourné et je suis ruiné. J’avais caché là dans une boîte des papiers importants et de l’or représentant une partie de ma fortune. Comment vivre maintenant ? Quel triste sort va menacer ma Wilhelmine ! Oh ! C’est trop de malheur à la fois ! »

Et le père Frank se tordait les mains.

« Ce n’est pas pour moi que je crains : je n’ai pas besoin de vivre longtemps, la vie d’exil m’est trop lourde, mais c’est pour vous, mes pauvres enfants, pour vous que j’espérais voir si heureux !

— Calmez-vous, monsieur Frank, j’ai assez de ressources pour attendre tous trois des temps meilleurs. La guerre ne durera pas toujours et alors je serai médecin, je gagnerai pour trois et nous ne nous quitterons plus. »

Il me pressa sur son cœur et dit :

« Partons, si j’étais pris, ce serait le comble de tous mes maux. »

J’embrassai une dernière fois la vieille Magdeleine et nous nous éloignâmes dans l’ombre.