Histoire d’un annexé/Édition 1887/8

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Hachette (p. 37-44).


VIII

Après avoir remercié ces bonnes gens, je suivis un sentier en bas de la ligne ferrée, dans la direction de Metz. Je marchais depuis une demi-heure, lorsque je me trouvai devant une barrière, à la jonction de la route et du chemin de fer.

Tout le pays semblait avoir été dévasté, comme si une trombe puissante était passée là, peu de jours auparavant : les arbres étaient coupés ou arrachés, les maisons noircies par le feu n’avaient plus de toits : partout des ruines ! Je ne savais pas alors que j’étais arrivé sur les limites du champ de bataille de Borny.

À la barrière, je m’arrêtai pour demander à la femme du garde, qui était sur la porte de sa maisonnette, si je pouvais sans danger continuer à suivre la route vers la citadelle.

« Je ne sais pas, me répondit-elle, avec un fort accent allemand. Il y a deux uhlans à cheval, derrière la maison : vous avez dû les voir. Je vais leur demander si l’on peut passer.

— Non, non, m’écriai-je, s’il faut avoir affaire aux Prussiens, je préfère aller plus loin. »

Mais il n’était plus temps : les soldats que je n’avais pas vus, étaient déjà près de nous. Je les vois encore avec leurs grandes lances et leurs longs chevaux maigres. Ils demandaient déjà à la femme ce que voulait cet étranger avec son sac rouge sur l’épaule.

« Ce jeune homme me demandait si on pouvait aller à Metz, leur dit en allemand la femme du garde.

— Non, répondit un des uhlans.

— Alors je vais retourner, dis-je, et je me préparais à m’éloigner de cette barrière, où je ne me sentais pas en sûreté.

— Non, cria le même soldat, nous sommes ici de garde pour arrêter les étrangers qui se hasardent près des postes avancés. Il faut que vous nous suiviez jusqu’au premier poste. »

Je crus alors pouvoir me tirer d’affaire, en montrant mon sauf-conduit, mais les uhlans, après avoir bien lu et relu, ne voulurent pas entendre raison.

« C’est une simple formalité, répondirent-ils. Mais je vis bien qu’ils riaient en dessous : ils croyaient sans doute avoir fait une bonne capture ; peut-être pensaient-ils que j’étais un espion.

Il fallut donc les suivre jusqu’au premier poste, qui se trouvait à un kilomètre de là, dans les champs.

Un orage, qui menaçait déjà depuis quelque temps, venait d’éclater : la pluie tombait par torrents et venait rendre encore ma situation plus triste.

Nous arrivâmes bientôt au poste, qui se composait de quelques uhlans, étendus sur la paille humide, derrière un amas de feuillage qui ne les abritait guère.

Ils étaient là, couchés pêle-mêle, à la pluie, pleins de boue, dormant ou fumant, tandis que quelques vedettes surveillaient la campagne, dans la direction d’un village que je reconnus être Peltre[1].

J’étais venu là autrefois, lorsque j’étais élève du lycée de Metz et je commençais à entrer dans un pays que j’avais parcouru souvent. Quelle différence avec ce qu’il était autrefois et ce que je le voyais aujourd’hui !

Un sous-officier vint poliment me prier de m’asseoir, en attendant l’officier, qui était plus loin et qu’un soldat partit avertir. Tous les uhlans me regardaient en dessous, riant et chuchotant.

Moi je ne savais comment se terminerait mon aventure.

L’officier arriva : il était tout jeune, très grand et très pâle. Il s’entretint quelque temps avec les deux uhlans de la barrière, qui lui expliquaient sans doute comment ils m’avaient arrêté !

« Qui êtes-vous, d’où venez-vous, où allez-vous ? » me demanda l’officier en excellent français.

Je répondis simplement aux deux premières questions ; quant à la troisième, je ne pouvais dire que j’allais à Metz, ce qui eût fait soupçonner à l’instant ou que je voulais servir dans l’armée française, ou que j’avais une mission à remplir : l’un et l’autre cas étaient passifs de peine de mort, d’après les édits prussiens affichés partout.

Je répondis donc « que selon la liberté que me donnait un sauf-conduit, délivré par l’autorité allemande, je me rendais près de ma mère, veuve et infirme, sur la frontière du Luxembourg. » Je montrai en même temps ce papier que l’officier examina attentivement.

« Ce sauf-conduit m’étonne, dit-il, car votre pays n’étant pas encore occupé, vous pourriez être libre de rejoindre l’armée française.

— On le croyait occupé, à Nancy.

— Nous verrons : je vais écrire quelques mots au commandant du second poste, en haut de Jury : il décidera. Je ne puis rien faire par moi-même. » Il traça deux ou trois lignes sur une carte et ordonna à un uhlan de me conduire au second poste avancé.

Il me fallut traverser un long espace de champs détrempés par la pluie : le chemin était pénible, car nous montions une colline assez raide.

J’enfonçais à tout instant dans la terre, et mes souliers étaient devenus lourds comme d’énormes sabots.

Le uhlan prit mon sac devant lui, sur son cheval, et je pus marcher plus facilement.

Nous arrivâmes bientôt dans un bosquet, où se trouvait une troupe assez nombreuse de Prussiens. C’étaient des dragons : je les reconnus à leur tunique bleu de ciel et à leurs grands sabres, sur lesquels ils s’appuyaient.

Sous une espèce de longue tonnelle, près d’un chalet en bois, quelques officiers mangeaient et buvaient, assis devant une table garnie de jambon[2]. Le soldat leur remit le billet, qu’ils lurent sans me regarder. L’un d’eux y ajouta plusieurs mots, et le uhlan s’en retourna.

Un dragon prit sa place et me fit signe de le suivre.

Nous continuâmes à monter : je me rappellerai toujours qu’en arrivant en haut de la côte, la ville de Metz m’apparut tout à coup, bien plus rapprochée et plus visible que sur la route de Verny.

J’en étais à peine à deux lieues.

Je voyais briller les toits d’ardoise aux rayons du soleil, qui s’était montré de nouveau comme pour me faire voir une dernière fois cette ville encore libre et vierge !

Tout près, devant moi, étaient les forts noirs et terribles ! Il me semblait que d’un saut j’aurais pu m’élancer dans la ville. J’étais effrayé à la pensée que les Prussiens dominaient la ville de si près. Je ne pouvais comprendre comment on les avait laissés s’installer sur ce plateau.

Ils pouvaient de là voir tout ce qui se passait entre les remparts, et même avec une lunette, plonger dans les rues, car tout m’apparaissait en détail.

Cette vue m’avait tellement ému, que je ne songeai plus à suivre le dragon, qui me conduisait. Il me cria d’avancer. Je vis alors autour de moi, une foule de soldats de la ligne, à demi-cachés dans des trous circulaires, et surveillant la plaine.

Au pied de la côte, on tirait de temps à autre des coups de fusil et je voyais la fumée blanche sortir des massifs d’arbres, du côté de Metz. C’étaient des Français qui tiraillaient avec les Prussiens ! Souvent aussi une colonne de fumée s’élevait d’un des forts, et un coup de canon ébranlait l’atmosphère.

Je pensais en voyant tout cela :

Ils n’auront jamais une ville si forte, c’est impossible !

Cependant nous étions arrivés dans un ravin, au milieu d’un petit bois[3] où se trouvait une maison de garde-chasse. Là était une troupe nombreuse de soldats de la ligne, et près de la maison une grande table comme en haut de la côte.

Le dragon me conduisit devant un officier supérieur entouré d’une douzaine d’autres officiers de tous grades. Le chef avait de grosses épaulettes d’or : il était grand, sec, avec de longues moustaches blanches.

Il lut le billet que lui remit le dragon et me dit en français :

« Avez-vous quelques papiers qui puissent vous faire connaître ! »

Je lui présentai mon sauf-conduit.

Il regarda sur une petite carte qu’il avait dans sa poche et chercha du doigt le village de Daspich.

« Daspich ! dit-il, ce pays n’est pas encore occupé. On n’a pas pu vous délivrer un tel sauf-conduit.

— À Nancy, on croyait que les environs de Thionville étaient déjà en votre possession. J’ai reçu ce sauf-conduit au palais du gouverneur. Voici d’ailleurs le certificat d’identité donné par le maire de Nancy et plusieurs papiers qui vous prouveront la vérité ! »

L’officier lut tout avec attention et causa quelque temps à voix basse avec ses voisins.

« Comment se fait-il que vous soyez venu vous jeter dans les avant-postes prussiens ! Votre route était d’éviter Metz et de faire au moins un détour pour arriver chez vous.

— Je me suis trompé : je demandais quelques renseignements sur mon chemin à la barrière, en bas de la côte, quand vos soldats m’ont arrêté. Je voulais m’éloigner, mais ils m’ont conduit de poste en poste.

— Bien. Nous verrons tout à l’heure ce que nous avons à décider. »

Il commanda à deux soldats de me garder à quelques pas, pendant qu’on visitait soigneusement mon sac de voyage.

Rien de suspect ne s’y trouvant, je fus rappelé devant l’officier, qui m’ordonna de me déshabiller, et chacun de mes vêtements fut retourné avec minutie.

Enfin cette visite terminée :

« Ne vous étonnez pas, me dit l’officier, si nous avons procédé à une recherche si sévère. À tout moment, on nous amène des espions bien pourvus de papiers et de certificats. Pour vous, rien ne prouve le contraire de ce que vous avez dit. Aussi je vais vous faire remmener hors des postes, de là au camp de Courcelles-sur-Nied, d’où vous serez reconduit à Nancy, avec un corps de troupes, qui va s’y rendre. Quant à aller à Daspich, il n’y faut pas songer, avant que toute la vallée de la Moselle ne soit occupée. »

Je fus vivement contrarié en entendant ces paroles. Retourner à Nancy, recommencer ma route si longue, moi qui me croyais presque à mon but, moi dont les pieds ensanglantés n’avaient de force que par l’espoir d’être bientôt au milieu des Français !

« Monsieur, répondis-je à l’officier, je suis très fatigué de la marche forcée que j’ai faite depuis deux jours. Je pourrais retourner à Nancy moi-même, après m’être reposé dans un village voisin. Je suis incapable de recommencer à l’instant une pareille route.

— Le corps d’armée qui se rend à Nancy ne part que demain et il ira à petites journées. Vous ne serez en liberté qu’autant que, à Nancy, on aura expliqué votre sauf-conduit. »

Après ces mots, l’officier, qui avait tracé quelques lignes sur un papier, le donna au dragon, et lui fit signe de me reconduire.

Nous reprîmes la même route. Au dernier poste, près de la barrière, deux uhlans furent chargés de m’emmener à Courcelles-sur-Nied[4], qui se trouvait sur le chemin de fer, à une lieue de là.

  1. Ce pauvre village, qui se trouve sur la ligne de Metz à Forbach, a été incendié quelques jours après par les Prussiens. Les habitants étaient coupables d’avoir reçu les Français dans une sortie. Une heure leur fut donnée pour quitter le village et aussitôt le feu fut mis méthodiquement.
  2. C’était au château de Mercy. Il fut incendié le même jour que Peltre.
  3. Le bois d’Ars-Laquenexy.
  4. Sur le chemin de fer de Metz à Forbach. Courcelles était un des camps les plus importants de l’armée d’investissement.