Histoire d’un conscrit de 1813/21

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J’ai raconté jusqu’à présent les grandes choses de la guerre : des batailles glorieuses pour la France, malgré nos fautes et nos malheurs. Quand on a combattu seul contre tous les peuples de l’Europe — toujours un contre deux et quelquefois contre trois —, et qu’on a fini par succomber, non sous le courage des autres, ni sous leur génie, mais sous la trahison et le nombre, on aurait tort de rougir d’une pareille défaite, et les vainqueurs auraient encore plus tort d’en être fiers. Ce n’est pas le nombre qui fait la grandeur d’un peuple ni d’une armée, c’est sa vertu. Je pense cela dans la sincérité de mon âme, et je crois que les hommes de cœur, les hommes sensés de tous les pays du Monde penseront comme moi. Mais il faut maintenant que je raconte les misères de la retraite, et voilà ce qui me paraît le plus pénible. On dit que la confiance donne la force, et c’est vrai surtout pour les Français. Tant qu’ils marchent en avant, tant qu’ils espèrent la victoire, ils sont unis comme les doigts de la main, la volonté des chefs est la loi de tous ; ils sentent qu’on ne peut réussir que par la discipline. Mais aussitôt qu’ils sont forcés de reculer, chacun n’a plus de confiance qu’en soi-même, et l’on ne connaît plus le commandement. Alors ces hommes si fiers — ces hommes qui s’avançaient gaiement à l’ennemi pour combattre —, s’en vont les uns à droite, les autres à gauche, tantôt seuls, tantôt en troupeaux. Et ceux qui tremblaient à leur approche s’enhardissent ; ils avancent d’abord avec crainte, ensuite, voyant qu’il ne leur arrive rien, ils deviennent insolents. Ils fondent sur les traînards à trois ou quatre pour enlever, comme on voit les corbeaux, en hiver, tomber sur un pauvre cheval abattu, qu’ils n’auraient pas osé regarder d’une demi-lieue lorsqu’il marchait encore. J’ai vu ces choses… J’ai vu de misérables Cosaques — de véritables mendiants, avec de vieilles guenilles pendues aux reins, un vieux bonnet de peau râpé tiré sur les oreilles, des gueux qui ne s’étaient jamais fait la barbe et tout remplis de vermine, assis sur de vieilles biques maigres, sans selle, le pied dans une corde en guise d’étrier, un vieux pistolet rouillé pour arme à feu, un clou de latte au bout d’une perche pour lance —, j’ai vu des gueux pareils, qui ressemblaient à de vieux Juifs jaunes et décrépits, arrêter des dix, quinze, vingt soldats, et les emmener comme des moutons ! Et les paysans, ces grands flandrins qui tremblaient quelques mois auparavant comme des lièvres, lorsqu’on les regardait de travers… eh bien, je les ai vus traiter d’un air d’arrogance de vieux soldats, des cuirassiers, des canonniers, des dragons d’Espagne, des gens qui les auraient renversés d’un coup de poing ; je les ai vus soutenir qu’ils n’avaient pas de pain à vendre, lorsqu’on sentait l’odeur du four dans tous les environs, et qu’ils n’avaient ni vin ni bière, ni rien, lorsqu’on entendait les pots tinter à droite et à gauche comme les cloches de leurs villages. Et l’on n’osait pas les secouer, on n’osait pas les mettre à la raison, ces gueux qui riaient de nous voir battre en retraite, parce qu’on n’était plus en nombre, parce que chacun marchait pour soi, qu’on ne reconnaissait plus de chefs et qu’on n’avait plus de discipline. Et puis la faim, la misère, les fatigues, la maladie, tout vous accablait à la fois ; le ciel était gris, il ne finissait plus de pleuvoir, le vent d’automne vous glaçait. Comment de pauvres conscrits encore sans moustaches, et tellement décharnés qu’on aurait vu le jour entre leurs côtes comme à travers une lanterne, comment ces pauvres êtres pouvaient-ils résister à tant de misères ? Ils périssaient par milliers ; on ne voyait que cela sur les chemins. La terrible maladie qu’on appelait le typhus nous suivait à la piste : les uns disent que c’est une sorte de peste, engendrée par les morts qu’on n’enterre pas assez profondément ; les autres, que cela vient des souffrances trop grandes qui dépassent les forces humaines ; je n’en sais rien, mais les villages d’Alsace et de Lorraine, où nous avons apporté le typhus, s’en souviendront toujours : sur cent malades, dix ou douze au plus revenaient ! Enfin, puisqu’il faut continuer cette triste histoire, le soir du 19 nous allâmes bivaquer à Lutzen, où les régiments se reformèrent comme ils purent. Le lendemain, de bonne heure, en marchant sur Weissenfelds, il fallut tirailler contre les Westphaliens, qui nous suivirent jusqu’ au village d’Eglaystadt. Le 22, nous bivaquions sur les glacis d’Erfurt, où l’on nous donna des souliers neufs et des effets d’habillement. Cinq ou six compagnies débandées se réunirent à notre bataillon ; c’étaient presque tous des conscrits qui n’avaient plus que le souffle. Nos habits neufs et nos souliers nous allaient comme des guérites ; mais cela ne nous empêchait pas de sentir la bonne chaleur de ces habits : nous croyions revivre. Il fallut repartir le 22, et les jours suivants nous passâmes près de Gotha, de Teitlèbe, d’Eisenach, de Salmunster. Les Cosaques nous observaient du haut de leurs biques ; quelques hussards leur donnaient la chasse, ils se sauvaient comme des voleurs et revenaient aussitôt après. Beaucoup de nos camarades avaient la mauvaise habitude de marauder le soir pendant que nous étions au bivac, ils attrapaient souvent quelque chose ; mais il en manquait toujours à l’appel le lendemain, et les sentinelles eurent la consigne de tirer sur ceux qui s’écartaient. Moi, j’avais les fièvres depuis notre départ de Leipzig ; elles allaient en augmentant et je grelottais jour et nuit. J’étais devenu si faible, que je pouvais à peine me lever le matin pour me remettre en route. Zébédé me regardait d’un air triste, et me disait quelquefois : « Courage, Joseph, courage ! nous reviendrons tout de même au pays » Ces paroles me ranimaient ; je sentais comme un feu me monter à la figure. « Oui, oui, nous reviendrons au pays, disais-je ; il faut que je revoie le pays !… » Et je pleurais. Zébédé portait mon sac ; quand j’étais trop fatigué, il me disait : « Soutiens-toi sur mon bras… Nous approchons chaque jour maintenant, Joseph… Une quinzaine d’étapes, qu’est-ce que c’est ? » Il me remontait le cœur, mais je n’avais plus la force de porter mon fusil, il me paraissait lourd comme du plomb. Je ne pouvais plus manger, et mes genoux tremblaient ; malgré cela, je ne désespérais pas encore, je me disais en moi-même : « Ce n’est rien… Quand tu verras le clocher de Phalsbourg, tes fièvres passeront. Tu auras un bon air, Catherine te soignera… Tout ira bien… vous vous marierez ensemble. » J’en voyais d’autres comme moi qui restaient en route, mais j’étais bien loin de me trouver aussi malade qu’eux. J’avais toujours bonne confiance, lorsqu’à trois lieues de Fulde, sur la route de Salmunster, pendant une halte, on apprit que cinquante mille Bavarois venaient se mettre en travers de notre retraite, et qu’ils étaient postés dans de grandes forêts où nous devions passer Cette nouvelle me porta le dernier coup, parce que je ne me sentais plus la force d’avancer, ni d’ajuster, ni de me défendre à la baïonnette, et que toutes mes peines pour venir de si loin étaient perdues. Je fis pourtant encore un effort lorsqu’on nous ordonna de marcher, et j’essayai de me lever. « Allons, Joseph, me disait Zébédé, voyons… du courage !… » Mais je ne pouvais pas, et je me mis à sangloter en criant : « Je ne peux pas ! — Lève-toi, faisait-il. — Je ne peux pas… mon Dieu… je ne peux pas ! » Je me cramponnais à son bras… des larmes coulaient le long de son grand nez… Il essaya de me porter, mais il était aussi trop faible. Alors je le retins en lui criant : « Zébédé, ne m’abandonne pas ! » Le capitaine Vidal s’approcha, et me regardant avec tristesse : « Allons, mon garçon, dit-il, les voitures de l’ambulance vont passer dans une demiheure… on te prendra. » Mais je savais bien ce que cela voulait dire, et j’attirai Zébédé dans mes bras pour le serrer. Je lui dis à l’oreille : « Ecoute, tu embrasseras Catherine pour moi… tu me le promets !… Tu lui diras que je suis mort en l’embrassant et que tu lui portes ce baiser d’adieu ! — Oui… fit-il en sanglotant tout bas, oui… je lui dirai !… — Ô mon pauvre Joseph ! » Je ne pouvais plus le lâcher ; il me posa lui-même à terre et s’en alla bien vite sans tourner la tête. La colonne s’éloignait… je la regardai longtemps, comme on regarde la dernière espérance de vie qui s’en va. Les traînards du bataillon entrèrent dans un pli de terrain… Alors je fermai les yeux, et seulement une heure après, ou même plus longtemps, je me réveillai au bruit du canon, et je vis une division de la garde passer sur la route au pas accéléré, avec des fourgons et de l’artillerie. Sur les fourgons, j’apercevais quelques malades et je criais : « Prenez-moi !… Prenez-moi !… » Mais personne ne faisait attention à mes cris… on passait toujours… et le bruit de la canonnade augmentait. Plus de dix mille hommes passèrent ainsi, de la cavalerie et de l’infanterie ; je n’avais plus la force d’appeler. Enfin la queue de tout ce monde arriva ; je regardai les sacs et les shakos s’éloigner jusqu’à la descente, puis disparaître, et j’allais me coucher pour toujours lorsque j’entendis encore un grand bruit sur la route. C’étaient cinq ou six pièces qui galopaient, attelées de solides chevaux — les canonniers à droite et à gauche, le sabre à la main — ; derrière venaient les caissons. Je n’avais pas plus d’espérance dans ceux-ci que dans les autres, et je regardais pourtant, quand, à côté d’une de ces pièces, je vis s’avancer un grand maigre, roux, décoré, un maréchal des logis, et je reconnus Zimmer, mon vieux camarade de Leipzig. Il passait sans me voir, mais alors de toutes mes forces, je m’écriai : « Christian !… Christian !… » Et malgré le bruit des canons il s’arrêta, se retourna et m’aperçut au pied d’un arbre ; il ouvrait de grands yeux. « Christian, m’écriai-je, aie pitié de moi ! » Alors il revint, me regarda et pâlit : « Comment, c’est toi, mon bon Joseph ! » fit-il en sautant à bas de son cheval. Il me prit dans ses bras comme un enfant, en criant aux hommes qui menaient le dernier fourgon : « Halte !… arrêtez ! » Et, m’embrassant, il me plaça dans ce fourgon, la tête sur un sac. Je vis aussi qu’il étendait un gros manteau de cavalerie sur mes jambes et sur mes pieds, en disant : « Allons… en route… Ça chauffe là-bas ! » C’est tout ce que je me rappelle, car, aussitôt après, je perdis tout sentiment. Il me semble bien avoir entendu depuis comme un roulement d’orage, de cris, des commandements, et même avoir vu défiler dans le ciel la cime de grands sapins au milieu de la nuit ; mais tout cela pour moi n’est qu’un rêve. Ce qu’il y a de sûr, c’est que derrière Salmunster, dans les bois de Hanau, fut livrée ce jour-là une grande bataille contre les Bavarois, et qu’on leur passa sur le ventre.