Histoire d’un pauvre homme/Texte entier

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Histoire d’un pauvre homme
Histoire d’un pauvre hommeTechnique du Livre (p. 9-84).


I


Les Doutlof sont bien à plaindre, madame. Ce sont tous de braves gens. Si nous ne nous mettons pas sur la liste un des serfs attachés à la maison, ce sera le tour d’un des fils Doutlof. Mais il sera fait selon votre volonté.

Il posa sa main droite sur la gauche, les mit sur son ventre, courba légèrement sa tête, serra ses lèvres minces, ferma les yeux et se prépara évidemment à écouter avec patience toutes les sottises que lui débiterait sa maîtresse.

C’était un ancien serf devenu intendant, vêtu d’une longue redingote, qui, chaque soir, venait recevoir les ordres de sa maîtresse et lui faire son rapport.

Selon la maîtresse, le rapport consistait en ce que l’intendant lui communiquait ce que l’on avait fait dans la journée et demandait ce qu’il fallait faire le lendemain.

Selon l’intendant, Iégor Ivanovitch, le rapport était une cérémonie qui consistait en ce que, debout, dans un coin, il écoutait avec patience les sottises de sa maîtresse. Puis, une fois qu’elle avait terminé, il l’amenait à consentir à tout ce qu’il voulait bien — et à lui répondre avec impatience :

— C’est bon, c’est bon, Iégor.

Au moment où commence notre récit, il était question du recrutement.

Le village de Pokrofski devait fournir trois recrues. Deux étaient choisies par le sort et, par suite des conditions sociales et économiques, il ne pouvait y avoir aucune discussion pour ce qui les concernait, ni de la part des paysans, ni de la part de la maîtresse, ni de la part de l’opinion publique. Pour la troisième, c’était autre chose.

L’intendant prenait le parti du troisième garçon, neveu de Doutlof, et proposait à sa place le domestique Polikouchta, qui jouissait d’une mauvaise réputation, qui avait été pris en flagrant délit de vol. La maîtresse caressait souvent les enfants de Polikouchta et cherchait à lui relever le moral par des citations de l’Évangile. Aussi s’opposait-elle à ce qu’on le fît soldat. D’un autre côté, elle ne voulait aucun mal aux Doutlof, qu’elle n’avait jamais vus, mais elle avait de la peine à comprendre une chose bien simple pourtant, c’est que, si Polikouchta ne partait pas, Doutlof devait absolument partir.

― Mais je ne veux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof, disait-elle avec pitié.

― Si vous ne voulez pas leur malheur, payez pour le conscrit trois cents roubles, aurait-on dû lui répondre.

Mais la politique ne permettait pas de pareilles réponses. Et Iégor Ivanovitch écouta avec patience tout ce que débitait sa maîtresse.

Il examinait avec intérêt le mouvement de ses lèvres, l’ombre que faisait son bonnet à ruches épaisses, et ne cherchait même pas à comprendre le sens de ses paroles.

La maîtresse parla longtemps et beaucoup. Il commençait par éprouver le besoin de bâiller, mais, heureusement pour lui, il mit la main à sa bouche et fit semblant de tousser. Pendant tout ce temps, sa figure avait une expression d’obséquieuse attention.

J’ai vu, dernièrement, à une séance du Parlement anglais, lord Palmerston écouter le discours d’un de ses adversaires pendant trois heures, la figure recouverte de son claque. Aussitôt qu’il eut fini, lord Palmerston se leva et répondit au discours de son adversaire de point en point. Je ne m’en doutais nullement, parce que j’avais assisté souvent aux entretiens de Iégor Ivanovitch et de sa maîtresse.

Je ne sais s’il avait peur de s’endormir, mais il transporta le poids de son corps du pied gauche sur le pied droit, et commença de sa voix sacramentelle :

— Qu’il en soit fait selon votre volonté, madame, mais… mais le peuple est réuni devant la maison, et il faut que vous preniez une décision. Il est écrit, dans l’ordre que nous avons reçu, que les conscrits doivent être amenés en ville avant la Toussaint. Parmi les paysans, il n’y a personne d’autre que les Doutlof. Il va sans dire que les paysans ne prennent pas vos intérêts à cœur ; cela leur est bien égal si les Doutlof sont ruinés. Je sais quels efforts ils ont faits pour joindre les deux bouts. Les voilà enfin un peu à flot depuis que le neveu est revenu et nous allons les ruiner ! Vous savez, madame, que je prends vos intérêts à cœur comme si c’étaient les miens. C’est dommage, madame. Ils ne sont ni mes parents, ni mes compères, et ils ne m’ont rien donné pour prendre leur parti.

— Mais j’en suis sûre, Iégor, interrompit sa maîtresse, en se disant qu’il avait été corrompu par les Doutlof.

— C’est la meilleure famille de tout Pokrofski, tous des gens laborieux, pieux. Le vieux est marguillier à l’église depuis trente ans. Il ne boit jamais et se garde bien de prononcer une mauvaise parole. Il est toujours assidu à l’église. (Iégor savait bien ce qu’il fallait dire à sa maîtresse pour l’influencer.) Et surtout, madame, je dois vous rappeler qu’il n’a que deux fils. Les autres sont des neveux qu’il a recueillis. Si l’on voulait être juste, on aurait dû le mettre sur le même rang que les autres familles qui n’ont que deux fils. Faudrait-il que ce pauvre homme soit puni pour sa vertu ?

La pauvre maîtresse finit par ne plus rien comprendre. Elle écoutait le son de la voix sans saisir le sens des paroles. Au désespoir, elle examina les boutons de la longue redingote de son intendant.

— Le bouton supérieur se boutonne plus rarement que l’inférieur, qui risque de tomber et que l’on aurait dû recoudre depuis longtemps, pensait-elle.

On sait depuis longtemps qu’il n’est pas du tout nécessaire pour soutenir une conversation d’écouter son interlocuteur et il suffit de bien savoir ce que l’on veut dire soi-même.

C’était aussi l’opinion de la maîtresse d’Iégor.

— Comment ne peux-tu pas comprendre encore que je ne veux pas du tout le malheur de ces pauvres Doutlof. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce qui dépend de moi pour soulager mes paysans. Tu sais que je suis capable de faire les plus grands sacrifices pour n’envoyer ni Doutlof ni Koriouchkine.

Je ne sais s’il vint à l’idée de l’intendant qu’il ne fallait pas du tout faire de grands sacrifices pour sauver le paysan, mais donner simplement trois cents roubles.

— Je te déclare une chose seulement, c’est que je ne donnerai Polikei pour rien au monde. Lorsque, après l’affaire de la montre, il est venu m’avouer tout, lui-même, en pleurant, il m’a juré qu’il se corrigerait. J’ai longuement causé avec lui, et j’ai vu qu’il était vraiment touché et qu’il se repentait sérieusement.

— La voilà sur son dada, pensa Iégor Ivanovitch, et il examina le sirop qu’on avait préparé pour madame dans un verre d’eau.

— Est-elle au citron ou à l’orange ? Cela doit être légèrement amer, pensa-t-il.

— Sept mois se sont écoulés depuis lors, continue madame, et il ne s’est pas enivré une seule fois. Sa conduite est irréprochable. Comment veux-tu que je punisse un homme qui s’est repenti et corrigé ?… Ne trouves-tu pas que c’est inhumain de donner un homme qui a cinq enfants et qui est tout seul pour les nourrir ? Non, Iégor, ne m’en parle même pas, je t’en prie.

Et la dame avala une gorgée d’eau au sirop.

Iégor Ivanovitch suivit le trajet de l’eau à travers la gorge de madame et il répondit d’un ton sec :

― Vous ordonnez donc, madame, que je désigne Doutlof ?…

Madame leva les bras d’étonnement.

— Décidément tu ne peux pas me comprendre. Puis-je souhaiter le malheur des Doutlof ? Ai-je quelque chose contre lui ?… Dieu m’est témoin que je ferai tout au monde pour eux.

Elle regarda un tableau qui se trouvait vis-à-vis d’elle, puis baissa les yeux se souvenant que ce n’était pas une image.

— Mais il ne s’agit pas de cela maintenant, pensa-t-elle.

Décidément, l’idée de payer trois cents roubles pour le malheureux paysan ne lui venait pas à l’esprit.

— Que veux-tu que je fasse ? Est-ce que je connais toutes ces affaires-là ? Je me fie à toi complètement ; fais en sorte que tout le monde soit content. Que faire ? Ils ne sont ni les premiers, ni les derniers… c’est un mauvais moment à passer… Tout ce que je sais, c’est qu’il est impossible d’envoyer Polikei… Tâche donc de comprendre que cela serait terrible de ma part.

Elle aurait encore parlé longtemps sur le même ton, tellement elle s’était montée, mais à ce moment la porte s’ouvrit et la femme de chambre entra.

— Que veux-tu ? Dounachia ?

— Un paysan est venu demander à Iégor Ivanovitch si la foule devait l’attendre ou s’en aller ?… dit-elle en lançant un regard de colère à Iégor Ivanovitch.

— Cet intendant est insupportable, pensa-t-elle, il a chagriné madame, et elle ne me laissera pas dormir jusqu’à deux heures de la nuit…

— Eh bien ! va, Iégor, et fais en sorte que tout le monde soit content.

— Très bien, madame.

Et il ne parla plus de Doutlof.

— Qui faudra-t-il envoyer chez le marchand pour lui demander l’argent ?

— Piétroucha n’est pas encore revenu de la ville ?

— Non, madame.

— Nicolas ne pourra-t-il pas y aller ?

— Mon père est malade, madame, dit Dounacha.

— Madame désire-t-elle que j’y aille moi-même, demanda l’intendant.

— Non, Iégor, ta présence est nécessaire ici.

— Quelle somme est-ce ?

— Quatre cent soixante-deux roubles, madame.

— Envoie Polikei, dit madame, en regardant Ivanovitch.

L’intendant eut un sourire imperceptible et répondit :

— Très bien, madame.

Et Iégor Ivanovitch s’éloigna.


II


Polikei était un homme insignifiant, un étranger venu d’un autre village, il ne jouissait ni de la protection de la femme de charge, ni de celle du sommelier, ni de celle de la femme de chambre, aussi le coin qu’il occupait lui, sa femme et leurs cinq enfants, était-il des plus misérables. Ces coins avaient été construits par le défunt maître, sur le plan que voici :

Au milieu d’une cabane en pierre de dix archines, se trouvait un grand poêle russe, entouré d’un corridor, et chacun des quatre coins de la cabane était séparé des autres par des cloisons en planches. Quatre familles occupaient donc une cabane, chacune ayant son coin.

Polikei n’avait donc pas beaucoup de place dans son coin, pour lui, sa femme et leurs cinq enfants. Le lit nuptial, recouvert d’une couverture en perse, un berceau, une table boiteuse qui servait pour tous les besoins de la maison et pour Polikei qui était vétérinaire, composaient tout l’ameublement. Outre, les sept habitants, le coin était encombré, de tous les ustensiles de ménage, les habits, les poules, le petit veau. On pouvait à peine y circuler ; heureusement le poêle commun formait encore une annexe, sur laquelle venaient se coucher grands et petits. Il y avait aussi le perron, mais on ne pouvait l’utiliser qu’en été. Au mois d’octobre, déjà il faisait trop froid.

Toute la famille n’avait qu’une pelisse pour se vêtir et se couvrir. Il est vrai que les enfants pouvaient se réchauffer en jouant et en courant et les grandes personnes en travaillant. Il y avait un autre moyen de se réchauffer, c’était de grimper sur le poêle où la température atteignait 40 degrés.

Il paraîtrait que la vie dans ces conditions devait être insupportable ; il n’en était rien en réalité.

Akoulina, la femme, nettoyait les enfants, cousait tout ce qu’il leur fallait, filait, tissait, blanchissait la toile, faisait la cuisine sur le grand poêle commun, se querellait et cancanait avec les voisines.

La part mensuelle du seigle que leur donnaient les maîtres était suffisante pour faire tout le pain de la famille et nourrir les poules. Le bois était à discrétion, le fourrage pour les bêtes aussi. On avait un petit morceau de terre pour potager. La vache avait ses petits, les poules, pondaient.

Polikei était attaché à l’écurie. Il avait charge de deux étalons, soignait les chevaux et le bétail ; nettoyait les sabots des chevaux et en cas de besoin les frictionnait avec une pommade de son invention.

Pour tous ses services, il recevait de temps en temps quelque gratification en argent ou en provisions. Il jouissait aussi des restes d’avoine qui lui rendaient bien service, car un paysan dans le village lui fournissait vingt livres de mouton par mois pour deux mesures d’avoine. On aurait pu être heureux, si l’on n’avait pas eu de chagrin, et ce chagrin faisait souffrir toute la famille.

Dès son jeune âge, Polikei avait été attaché à un haras dans un village voisin. Le palefrenier, son chef immédiat était un voleur de premier ordre. Polikei fit chez lui son apprentissage et s’habitua tellement à voler, que, plus tard, il lui fut impossible de se défaire de cette mauvaise habitude. C’était un homme faible, il n’avait ni père ni mère pour lui apprendre à marcher dans la bonne voie. Il aimait à boire, et ne pouvait résister au besoin de voler tout ce qui n’était pas gardé assez soigneusement. La chose la plus inutile le tentait, il trouvait partout des personnes qui, en échange de l’objet volé, lui donnaient du vin ou de l’argent.

Ce moyen de gagner sa vie est le plus aisé, comme dit le peuple, et une fois qu’on s’y est fait, on n’a plus envie de travailler d’une autre manière.

Le seul inconvénient de ce métier, c’est qu’un beau jour on s’attaque à une personne méchante et désagréable qui vous cause des ennuis et vous fait payer cher le plaisir que vous avez éprouvé grâce à ce genre de vie.

C’est ce qui arriva à Polikei.

Il se maria. Dieu bénit son union. Sa femme, la fille du vacher, était une paysanne robuste, travailleuse et intelligente. Elle lui donnait chaque année un enfant superbe. Polikei continua son métier, et tout semblait aller bien, lorsqu’un beau jour il fut pris en flagrant délit, et pour une bagatelle. Il détourna les guides en cuir d’un paysan et on les trouva chez lui. On le battit. On se plaignit à la maîtresse. Des lors, on le surveilla. Il fut pris une seconde, puis une troisième fois, enfin une quatrième. Tout le monde cria. La maîtresse le gronda. Haro sur lui.

Comme nous l’avons dit, c’était un homme bon, mais faible qui aimait la boisson et ne pouvait se défaire de ce défaut. Lorsqu’il revenait ivre à la maison, sa femme le grondait, le rouait de coups même, et lui, pour toute réponse, il se mettait à pleurer comme un enfant.

— Je suis un homme bien malheureux, que vais-je devenir !… Que mes yeux crèvent si je recommence.

Au bout d’un mois il disparaissait tout à coup pour un jour ou deux et revenait ivre à la maison.

— Il doit trouver de l’argent d’une manière ou d’une autre pour s’amuser, disaient les paysans.

La dernière histoire qu’il eut, fut à propos de la pendule du comptoir.

Il y avait au comptoir une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Or, un beau jour, il s’y trouva tout seul. La pendule le tenta ; il l’emporta et alla la vendre en ville.

Pour son malheur, le marchand, à qui il l’avait vendue, était parent de l’un des serviteurs attachés à la maison. Il vint lui faire visite et lui raconta toute l’histoire. Le serviteur n’eut rien de plus pressé que de la communiquer à tout le monde. On fit une enquête et l’on découvrit le coupable.

L’intendant, qui n’aimait pas Polikei, s’occupa de cette affaire avec un acharnement tout particulier. La maîtresse en fut instruite, elle appela Polikei. Il se jeta à ses pieds (comme le lui avait recommandé sa femme), et lui avoua tout en sanglotant.

La maîtresse lui fit la morale, lui parla de Dieu, de la vertu, de la vie future, de sa femme, de ses enfants, elle finit par lui dire :

— Je te pardonne, promets-moi de ne plus recommencer.

— Je ne le ferai plus jamais ! Que je meure, que je crève si je recommence ! disait Polikei en sanglotant.

Il revint à la maison en hurlant comme un veau. Depuis lors, on ne put accuser Polikei d’aucune mauvaise action. Mais il perdit sa gaîté. Tout le village le considérait comme un voleur et, lorsque vint l’époque du recrutement, il fut désigné par tout le monde, comme ayant mérité d’être envoyé au régiment.

Polikei était vétérinaire, on le sait. Personne n’aurait pu dire comment il l’était devenu, lui moins que les autres.

Au haras, sa seule occupation consistait à enlever le fumier, à apporter l’eau et quelquefois à brosser les chevaux ? Plus tard, il devint tisserand, puis garçon jardinier. Il passait ses journées à ratisser les allées ; puis pour le punir on l’envoya à une briqueterie.

Lors de son dernier séjour dans son village, — on ne sait pas trop comment il acquit la réputation d’un vétérinaire distingué, — il saigna un cheval, une fois, puis une seconde fois, le renversa, lui gratta les sabots ; puis, l’ayant reconduit dans l’enclos lui incisa une veine sur la cuisse droite, prétendit, que pour guérir un cheval, il fallait aussi ouvrir la veine du côté opposé. Ensuite il pansa toutes les plaies avec du vitriol, et plus il tourmentait les pauvres bêtes, plus sa réputation grandissait.

Je sens moi-même que, nous autres gens instruits, nous n’avons pas le droit de nous moquer de Polikei. Les moyens dont il se servait pour inspirer la confiance, étaient les mêmes que ceux qu’on a employés avec nos pères, qu’on emploie avec nous et que l’on emploiera avec nos enfants.

Le paysan qui amène à Polikei son cheval souffrant, ce cheval qui n’est pas seulement toute sa richesse, mais un membre de sa famille, ce paysan, en suivant avec intérêt les manipulations de Polikei, en le voyant faire des incisions, ne peut s’imaginer que cet homme soit capable de tourmenter la pauvre bête sans savoir ce qu’il fait.

Je ne sais s’il vous est arrivé comme à moi, de suivre les mouvements d’un médecin qui tourmente un des miens à ma prière. En quoi les paroles du rebouteux diffèrent-elles des mots savants que nous lancent à la tête tous les médecins et de l’air important qu’ils prennent lorsqu’ils parlent de choses qu’ils ne connaissent pas du tout.


III


Pendant que les paysans réunis devant le comptoir, discutaient, lequel des deux candidats, de Doutlof ou de Polikei, il fallait que le village envoyât au régiment, Polikei, assis sur le bord du lit, triturait sur la table, avec les cul d’une bouteille, une drogue qui devait guérir infailliblement les chevaux de toute espèce de maladies.

Toutes sortes d’ingrédients y étaient mélangés ; du sublimé, du soufre et une herbe qu’il avait cueillie un soir, prétendant qu’elle jouissait de vertus miraculeuses.

Les enfants étaient déjà couchés, deux sur le poêle, deux sur le lit, le dernier né dans le berceau auprès duquel Akoulina filait.

Un bout de chandelle volé aux maîtres, brûlait sur la fenêtre dans un chandelier de bois. Pour ne pas déranger son mari, de ses occupations, Akoulina se levait de temps en temps et mouchait la mèche avec ses doigts.

Certains sceptiques considéraient Polikei comme un homme léger et un charlatan, d’autres, — et c’était le plus grand nombre, — prétendaient qu’il était un vaurien, mais un homme très fort. Quant à sa femme quoiqu’elle le grondât et le battît même parfois, elle pensait que c’était le premier vétérinaire et la tête la plus forte qu’il y eût au monde.

Elle le regardait avec admiration préparer sa drogue.

— Quelle tête ! Où a-t-il appris tout cela ?

Le papier dans lequel était enveloppé un des ingrédients tomba sur la table.

— Anioutka, cria-t-elle, tu vois que ton père a laissé tomber un papier.

Anioutka sortit de dessous la couverture ses petites jambes maigres, descendit avec la rapidité d’un chat, et ramassa le papier.

— Voici papa, dit-elle, en lui tendant le papier.

Puis elle courut se cacher sous la couverture.

— Tu pousses, méchante, cria la petite sœur qui partageait le lit avec elle.

— Voulez-vous vous taire ! Attendez un peu, cria la mère, et les deux têtes se cachèrent sous la couverture.

— S’il me donne trois roubles, dit Polikei en bouchant la bouteille, je guérirai son cheval. Et ce n’est pas cher du tout. Est-ce qu’ils sont capables d’inventer des drogues comme moi ! Akoulina, va demander un peu de tabac à Nikita. Je le lui rendrai demain.

Akoulina sortit sans rien bousculer, ce qui était assez difficile.

Polikei ouvrit la petite armoire, y serra sa bouteille et prit un litre vide qu’il renversa dans sa bouche, espérant trouver au fond quelques gouttes d’eau-de-vie.

Son espoir fut déçu.

La femme revint, apportant une pincée de tabac. Il en remplit sa pipe, s’installa sur le lit, et la figure épanouie se mit à fumer d’un air satisfait comme un homme qui a fait son devoir.

Pensait-il à la manière dont il ferait avaler son médicament au cheval malade, en lui tenant la langue, ou bien se disait-il qu’on ne refusait jamais rien à un homme aussi utile que lui ? On ne le sut jamais, car à ce moment la porte d’entrée s’ouvrit et une femme de chambre d’en haut entra.

Tout le monde savait qu’en haut voulait dire la maison de la maîtresse, quoiqu’elle fût située en bas, au fond d’une vallée.

Aksioutka était une petite fille que l’on envoyait faire les commissions. Elle était connue pour la rapidité avec laquelle elle exécutait les ordres qu’on lui donnait. Elle entra comme un ouragan dans le coin de Polikei et, se tenant au poêle on ne sait trop pourquoi, se mit à parler avec une volubilité extraordinaire, tâchant de prononcer deux ou trois mots à la fois.

— Madame a ordonné, dit-elle en s’adressant à Akoulina, que Polikei Illitch vienne en haut immédiatement. (Elle s’arrêta pour souffler.) Iégor Ivanovitch a longtemps parlé avec madame des conscrits… il fut question de Polikei Illitch… Madame veut qu’il vienne à la minute… (Elle souffla de nouveau) sans perdre de temps.

Elle examina pendant quelques secondes Polikei, Akoulina, les enfants, puis ramassent une coquille de noix, elle la jeta à Anioutka qui la regardait bouche béante et puis répétant : qu’il vienne tout de suite, elle sortit de nouveau comme un ouragan.

Akoulina se leva, prépara les bottes usées de son mari, son cafetan et, sans le regarder, lui demanda :

— Faut-il te préparer une chemise ?

— Non, répondit-il.

Akoulina ne jeta pas un seul regard à son mari, pendant qu’il faisait sa toilette, et elle eut raison de le laisser tranquille.

Il était d’une pâleur extrême. Sa lèvre inférieure tremblait, toute sa figure portait cette expression de tristesse et de soumission que l’on voit chez les personnes bonnes, mais faibles de caractère, qui se sentent coupables.

Il se coiffa et voulut sortir. Sa femme s’approcha de lui, arrangea les bouts de corde qui lui servaient de ceinture, et lui mit son chapeau sur la tête.

— Qu’est-ce qu’il y a, Polikei Illitch ? Est-ce Madame qui vous appelle ?… demanda la femme du menuisier de l’autre côté de la cloison.

La femme du menuisier avait eu une grande querelle avec Akoulina pour une cuve de lessive que les enfants de Polikei avaient renversée. Elle était enchantée que Madame fît appeler Polikei. Ce ne pouvait être que pour le gronder.

— On veut vous envoyer en ville, pour des commissions probablement, continua-t-elle d’une voix moqueuse. On veut envoyer un homme sûr et naturellement on ne peut trouver mieux. Vous aurez la bonté de m’acheter un quart de thé, n’est-ce pas, Polikei Illitch ?

Akoulina eut de la peine à retenir ses larmes. Avec quel plaisir elle se serait jetée sur cette tigresse et lui aurait secoué sa vilaine tignasse.

Puis, à l’idée que ses enfants allaient rester orphelins et qu’elle serait seule à les soigner, lorsque son mari irait au régiment, elle oublia et la femme du menuisier et toutes ses méchancetés, elle cacha sa tête dans l’oreiller et ne put retenir ses larmes qui coulaient à flots.

— Maman, tu m’écrases, cria la petite en se levant.

— Tenez, vous feriez bien de mourir tous tant que vous êtes !… Pourquoi vous ai-je mis au monde ?… cria-t-elle à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oublié sa cuve de lessive.


IV


Une demi-heure s’écoula ainsi.

Le bébé dans le berceau se mit à crier de toutes ses forces. Akoulina se leva pour lui donner à téter. Elle ne pleurait plus. Elle avait appuyé sa jolie figure amaigrie contre le rebord du lit, et fixait le bout de bougie, se demandant pourquoi elle s’était mariée, pourquoi il fallait tant de soldats, et comment elle ferait pour se venger de la femme du menuisier.

Elle entendit le pas de son mari, se leva rapidement, en essuyant ses larmes.

Polikei entra d’un air vainqueur, jeta son chapeau sur le lit et se mit à défaire la corde qui attachait son cafetan.

— Eh bien ! pourquoi t’a-t-elle fait venir ?

— Hum ! c’est toujours comme cela ! Polikouchka est le dernier des hommes, mais lorsqu’il s’agit d’une affaire sérieuse, à qui pense-t-on ? À lui naturellement.

— Quelle affaire ?

Polikei ne se hâta pas de répondre. Il allume sa pipe et cracha.

— Elle m’envoie chercher de l’argent chez un marchand.

— Chercher de l’argent ? demanda Akoulina.

Polikei sourit d’un air affirmatif.

— Elle est bien adroite quand elle s’y met, notre maîtresse. « Tu sais, Polikei, qu’on a eu des soupçons sur ton compte, m’a-t-elle dit, mais moi j’ai confiance en toi plus qu’en n’importe qui. »

Polikei parlait à voix haute pour que les voisins l’entendissent.

« — Tu as promis de te corriger, continua-t-elle. Eh bien ! voilà une occasion de le prouver ; va chez le marchand, demande l’argent qu’il me doit et apporte-le moi.

« — Nous sommes tous tes serfs, madame, lui ai-je répondu, nous devons te servir et nous dévouer à toi, je me sens capable de donner ma dernière goutte de sang, pour toi, maîtresse, et tout ce que tu m’ordonneras de faire, je le ferai, parce que je suis ton esclave.

Il sourit de son sourire d’homme faible bon et coupable.

« — Tu comprends, me dit-elle, que ton sort dépend de cela ?

« — Certainement, maîtresse, comment ne comprendrais-je pas que vous voulez mon bien. On m’a calomnié, c’est le moment de montrer que jamais je n’ai même eu l’idée de vous faire du tort, maîtresse. »

J’ai tant et si bien parlé, qu’elle s’est complètement attendrie.

« — Tu es mon meilleur serviteur, m’a-t-elle dit. »

Le même sourire éclaira de nouveau la figure de Polikei.

— Je sais bien, moi, parler aux maîtres.

— Est-ce une grande somme ? demanda sa femme.

— Quatre cent soixante-deux roubles, répondit Polikei d’un air indifférent.

Elle secoua la tête.

— Quand y vas-tu ?

— Elle m’a ordonné d’y aller demain. « Prends, a-t-elle dit, le cheval que tu voudras… va au comptoir demander les ordres de l’intendant, et que Dieu t’accompagne. »

— Que Dieu soit loué, dit Akoulina avec ferveur. Que Dieu te protège, Polikei, ajouta-t-elle à voix basse, pour ne pas être entendue des voisins. Illitch, écoute-moi, au nom du Christ, je te supplie de me promettre que tu ne boiras pas une seule goutte d’eau-de-vie.

— Voyons, voyons, est-ce qu’on boit quand on a une somme pareille, dans sa poche ? lui répondit-il en ricanant. Si tu avais entendu comme on jouait du piano, là-bas, je ne te dis que cela, continua-t-il d’un ton calme. Ça doit être Mademoiselle. J’étais là devant Madame comme un piquet, et derrière la porte de sa chambre on entendait Mademoiselle jouer. Cela m’a donné envie ; si j’avais eu l’occasion, je l’aurais appris moi aussi ; tu sais que je suis un malin… Il me faudra une chemise propre pour demain.

Et ils se couchèrent heureux et contents.


V


Les paysans réunis devant le comptoir continuaient à discuter.

L’affaire était grave.

Lorsque Iégor Ivanovitch fut chez Madame, ils se couvrirent la tête et les voix s’élevèrent. Ces voix semblaient gronder. De loin elles arrivaient comme le tonnerre jusqu’aux oreilles de madame et la rendaient nerveuse.

Elle s’attendait toujours à ce que ces voix devinssent de plus en plus menaçantes et qu’il arrivât un malheur quelconque.

— Est-ce que tout ne pourrait se passer doucement, convenablement, sans bruit ni querelle, pensait-elle ; comme s’ils ne pouvaient pas se conduire comme de vrais chrétiens.

On entendait le son de beaucoup de voix qui parlaient en même temps.

L’une d’elles, cependant, dominait les autres, c’était celle du charpentier Fédor Riézoun.

Il n’avait que deux fils et attaquait Doutlof avec acharnement.

Le vieux Doutlof se défendait, il s’était avancé et de sa voix chevrotante cherchait à prouver que ce n’était pas son tour.

Il y avait une trentaine d’années de cela, son frère avait été fait soldat, et Doutlof voulait à tout prix que cela fût compté aujourd’hui et que ses enfants fussent libérés.

Outre Doutlof, il y avait quatre familles qui avaient trois garçons, mais l’un était bailli du village et la maîtresse l’en avait exempté. La seconde famille avait donné un fils au recrutement précédent. Quant aux deux dernières, elles donnaient chacune un garçon.

Le père de l’un n’était même pas venu à la réunion. Seule la mère se tenait à l’écart et attendait qu’un miracle vînt sauver son enfant.

Le garçon de la quatrième famille, sur lequel le sort était tombé, était venu lui-même. Il assistait à la réunion la tête baissée, sachant que son sort était décidé depuis longtemps. Toute sa personne portait l’empreinte d’une douleur profonde.

Le vieux Semen Doutlof était de ces hommes auxquels on aurait confié des centaines et des milliers de roubles ; sérieux, pieux, riche, et, comme nous l’avons déjà dit, marguillier à l’église. L’état de surexcitation, dans lequel il se trouvait, paraissait d’autant plus extraordinaire chez cet homme calme.

Le charpentier Riézoun était, au contraire, un homme violent, un buveur sachant parler en public, se faisant écouter par la foule. À ce moment-là, il parlait avec calme et ironie. Profitant de son talent oratoire, il fit perdre la tête au pauvre marguillier ordinairement sérieux et tranquille.

Outre ces deux adversaires, plusieurs jeunes paysans prenaient part à la discussion, ils étaient tous de l’avis de Riézoun.

Les autres paysans ne prenaient aucune part à la discussion, ils se parlaient à voix basse de leurs affaires.

― Moi, disait Doutlof, j’ai été pendant dix ans maire, j’ai souffert deux fois de l’incendie, personne ne m’est venu en aide ; et parce que ma famille est l’une des plus tranquilles, que nous sommes unis, on veut nous ruiner ! Rendez-moi mon frère qu’on a fait soldat. Il est probablement mort depuis longtemps, loin de son pays. Soyez justes et jugez selon Dieu et la vérité, ne prenez pas en considération les paroles des ivrognes.

— Ton frère a été fait soldat, non pas parce que le sort l’a désigné, mais parce qu’il était un vaurien. Aussi les maîtres, pour s’en débarrasser, l’envoyèrent au régiment.

Un paysan, maladif et irritable, entendit ces paroles, fit un pas en avant et dit :

— C’est toujours ainsi. Les maîtres désignent qui bon leur semble. Pourquoi nous appellent-ils donc et nous demandent-ils de choisir nous-mêmes nos candidats ?… Est-ce de la justice, cela ?

Un des pères, dont le fils était déjà désigné, dit en soupirant :

— Que veux-tu ? c’est toujours ainsi !

Il y avait aussi, dans la foule, des bavards qui ne se mêlaient de la querelle que pour le plaisir de parler. Un tout jeune paysan, entre autres, saisissant au vol les dernières paroles de Doutlof, s’écria :

— Il faut juger en vrais chrétiens. C’est en chrétiens qu’il faut juger, mes petits frères !

— Il faut juger selon sa conscience, répondit un autre. La volonté des maîtres a été cause que ton frère a été envoyé au régiment, dit-il au vieux Doutlof, nous ne pouvons pas prendre cela en considération.

— C’est juste ! crièrent plusieurs voix.

— Qui est-ce qui est ivre ici ? répliqua Riézoun au vieux Doutlof. Est-ce toi ou tes mendiants de fils qui m’ont donné à boire ?

— Il faut en finir d’une fois, mes frères. Si vous trouvez bon de libérer Doutlof, désignez donc des familles qui n’ont que deux et même un seul garçon ; c’est lui qui va joliment se moquer de vous !

— C’est Doutlof qui doit être désigné ! Il n’y a pas à dire !

— Certainement ; ce sont les familles qui ont trois garçons, qui doivent tirer au sort, crièrent plusieurs voix.

— Nous allons voir ce que dira Madame. Iégor Ivanovitch a fait espérer qu’on désignerait un des serfs attachés à la maison, dit une voix.

Cette remarque suspendit quelques instants la discussion, mais bientôt elle recommença de plus belle ; on en vint aux personnalités.

Le fils de Doutlof, Ignate, que Riézoun avait accusé de mendier, l’accusait à son tour d’avoir volé une scie et d’avoir battu sa femme au point qu’elle avait manqué en mourir.

Riézoun répliqua que, ivre ou non, il battrait toujours sa femme, et qu’elle le méritait bien.

Cette remarque égaya la foule.

L’accusation d’avoir volé une scie mit le charpentier en colère, aussi, s’approchant d’Ignate, lui demanda-t-il :

— Qui a volé ?

— Toi, répondit l’autre sans broncher, faisant aussi un pas en avant.

— Qui a volé ? toi, peut-être, criait Riézoun.

— Mais non, c’est toi ! criait à son tour Ignate.

Après la scie, vint le tout d’un cheval, d’un lopin de terre, d’un sac d’avoine, d’un cadavre enfin.

Les deux paysans s’accusèrent de crimes si terribles, que, s’ils en étaient vraiment coupables, ils méritaient tous deux d’être envoyés en Sibérie.

Doutlof n’était pas content de la conduite de son fils ; il fit tout son possible pour le calmer :

— C’est un péché de se quereller ainsi, disait-il. Cesse donc.

— Pourquoi n’achèterais-tu pas un conscrit à la place de ton garçon ? dit enfin Riézoun à Doutlof.

Doutlof s’éloigna d’un air mécontent.

— As-tu compté mon argent, par hasard ? lui répondit-il. Attendons la réponse de Madame.


VI


À ce moment, Iégor Ivanovitch descendait les marches de la maison seigneuriale. À mesure qu’il approchait, toutes les têtes se découvraient. Iégor Ivanovitch s’arrêta et fit semblant de vouloir parler.

L’intendant, du haut du perron, dans sa longue redingote, les deux mains dans ses poches, la tête couverte d’une casquette, dominant la foule de ces paysans qui, tête découverte, le regard fixé vers lui, beaux pour la plupart, attendaient le résultat de sa conversation avec Madame, n’était pas le même homme qui avait parlé à Madame d’un air humble et obséquieux.

Ici, il avait l’air imposant.

— Voici, mes enfants, la décision de Madame. Elle ne veut pas désigner de serfs attachés à la maison ; elle vous laisse choisir vous-mêmes vos candidats…

— C’est bien ça ! crièrent quelques voix.

— Selon moi, Dieu lui-même désigne le fils de Kourachkibe et celui de Mitiouchkine.

— C’est juste, lui répondit-on.

— Quant au troisième, il faudra désigner ou bien Doutlof ou bien choisir parmi les familles qui ont deux fils. Qu’en pensez-vous ?

— Il faut désigner Doutlof, il a trois garçons, dirent plusieurs voix à la fois.

Et la discussion recommença de plus belle.

Iégor Ivanovitch était intendant depuis vingt ans. Il connaissait bien son monde. Aussi, après les avoir laissés crier pendant un quart d’heure, leur ordonna-t-il de se taire.

Il appela les trois Doutlof et leur dit de tirer au sort. — On coupa trois branches. Sur l’une d’elles on fit un signe et on les mit dans un chapeau.

Il se fit un silence parfait.

Un jeune paysan tira les branches l’une après l’autre et sortit le nom de Iliouchka, le neveu de Doutlof, — un jeune homme qui venait de se marier…

— Est-ce le mien ? dit-il d’une voix éteinte.

Tout le monde se taisait.

Iégor Ivanovitch ordonna à chacun des paysans d’apporter l’argent pour les conscrits, sept kopeks par personne et leur dit que la réunion était terminée.

La foule s’ébranla et se dispersa peu à peu. L’intendant, resté toujours sur le perron, les regardait s’éloigner. Lorsque les jeunes Doutlof s’en allèrent, il appela le vieux et le fit entrer au comptoir…

— Je te plains bien, mon vieux, dit Iégor Ivanovitch, en s’asseyant devant son bureau… mais c’est ton tour. Achètes-tu quelqu’un à la place de ton neveu ou non ?

— Je voudrais bien acheter quelqu’un, mais je n’en ai pas les moyens, Iégor Ivanovitch. J’ai perdu deux chevaux cet été. J’ai marié mon neveu. C’est notre sort probablement, c’est parce que nous sommes honnêtes.

— Allons vieux ! nous savons ce que nous savons. Cherche un peu sous le plancher de ta chambre, tu trouveras peut-être des anciennes monnaies pour trois ou quatre cents roubles. J’achèterai pour toi un remplaçant superbe.

— Au gouvernement ? dit Doutlof.

C’est ainsi que les paysans désignent les chefs-lieux du gouvernement.

— Eh bien, l’achètes-tu ?

— J’aurais bien voulu, Dieu le voit, mais…

— Eh bien, écoute-moi, mon vieux, fais bien attention qu’il n’arrive rien à Iliouchka. Aussitôt que je l’enverrai chercher, il faudra qu’il soit prêt. C’est toi qui me réponds de lui, et s’il lui arrive malheur, c’est ton fils aîné qui sera désigné à sa place. Tu m’entends bien ?…

— Est-ce qu’on ne pourrait pas chercher parmi les familles qui ont deux garçons, recommença le vieux. Pensez donc, mon frère est mort à l’armée, et maintenant on prend son fils. Pourquoi nous persécute-t-on ? continua-t-il, les larmes aux yeux, prêt à se jeter aux pieds de l’intendant.

— Allons, va-t’en, laisse-moi tranquille. On ne peut faire autrement. Et fais bien attention : tu me réponds d’Iliouchka.

Doutlof s’éloigna tête baissée.


VII


Le jour suivant, au matin, une petite charrette, attelée d’un gros cheval de fatigue, appelé on ne sait trop pourquoi Tambour, attendait devant la porte du comptoir.

Anioutka, la fille de Polikei, malgré une pluie fine d’automne, se tenait pieds nus devant le cheval. Une vieille jaquette lui couvrait la tête.

Une animation extraordinaire régnait dans le coin de Polikei.

Le jour commençait, seulement à poindre ; Akoulina, laissant de côté son ménage et ses enfants, qui grelottaient dans leur lit, s’occupait des préparatifs de voyage de son mari.

Une chemise propre était étendue sur le lit.

Les bottes déchirées donnaient beaucoup de souci à Akoulina. Elle avait pris une vieille couverture que son mari avait trouvée dans l’écurie, et cherchait à bourrer les trous afin de garantir les pieds d’Illitch contre l’humidité.

Elle ôta l’unique paire de bas de laine que possédait la famille et les donna à son mari.

Illitch, assis au bord du lit, tournait et retournait entre ses mains sa vieille ceinture, se demandant ce qu’il pourrait faire pour qu’elle ne ressemblât pas à une vieille corde.

On enveloppa la toute petite fille dans l’unique pelisse de la famille, et on l’envoya chez Nikita lui demander son chapeau.

Tous les domestiques venaient donner des commissions pour la ville à Illitch : l’un avait besoin d’aiguilles, l’autre de sucre, de thé, d’huile.

Nikita refusa de prêter son chapeau, il fallut donc arranger celui de Polikei qui était en loques. Les bottes raccommodées par Akoulina, étaient devenues trop étroites. Anioutka, transie de froid, lâcha le cheval et ce fut la petite Machka, enveloppée dans la grosse pelisse, qui alla tenir Tambour, impatienté de rester si longtemps à attendre.

Enfin, après avoir endossé tout ce qu’il y avait de vêtements dans la famille, sauf la jaquette verte qui recouvrait la tête d’Anioutka, Polikei monta dans la charrette, arrangea la paille, prit les guides et se prépara à partir.

À ce moment, son petit garçon Michka et Anioutka se mirent à courir derrière lui, en chemise, pieds nus, le priant de les mener un petit peu en voiture, disant qu’ils n’auraient pas froid. Polikei les prit en souriant et les conduisit jusqu’au bout du village.

Au moment où il montait en voiture, sa femme s’approcha de lui et le supplia de ne pas oublier le serment qu’il avait fait de ne pas boire une seule goutte d’eau-de-vie.

Le temps était horrible.

Une pluie mêlée de neige tombait et glaçait la figure et les mains de Polikei. Même Tambour baissait ses oreilles et frissonnait.

Par moments, il y avait des éclaircies. Un vent terrible s’élevait, chassait les nuages, le soleil éclairait pour quelques instants la terre humide, et ce rayon de soleil rappelait le sourire indécis de Polikei.

Malgré le mauvais temps, Polikei était plongé dans des pensées agréables.

Lui, qu’on voulait exiler, lui, qu’on voulait faire soldat, que tout le monde, sauf quelques ivrognes, maltraitait et humiliait, lui qu’on envoyait toutes les fois qu’il y avait quelque chose de désagréable à faire, il était installé dans la charrette de l’intendant, et chargé par sa maîtresse de réclamer une grosse somme d’argent.

Et Polikei se redressait d’un air fier, arrangeait son vieux chapeau et se croyait un cocher, un grand homme, un marchand pour le moins.

Cependant, il faut dire qu’il se trompait bien, ce pauvre Polikei en s’imaginant avoir l’air d’un marchand. Tous ceux qui l’auraient examiné de près auraient tout de suite reconnu en lui un simple serf, un pauvre déguenillé…

Il aura quatre cent soixante deux roubles dans sa poche ! S’il veut, il fera tourner bride à Tambour et s’en ira loin, bien loin, mais il ne fera pas cela, il portera l’argent à sa maîtresse et dira que ce n’est pas la première fois qu’on lui confie des sommes considérables.

Lorsqu’ils arrivèrent devant le cabaret. Tambour, par habitude, voulut s’arrêter, mais Polikei lui donna un coup de fouet et continua son chemin. Il fit de même en passant devant le second cabaret, et ne s’arrêta que vers midi dans la maison du marchand, où s’arrêtaient ordinairement tous les envoyés de Madame.

Il détela son cheval, lui donna du foin, dîna avec les ouvriers du marchand et ne perdit pas l’occasion de se vanter de la confiance dont il jouissait auprès de sa maîtresse.

Aussitôt qu’il eût fini de dîner, il porta la lettre chez le marchand qui, connaissant Polikei de longue date, le regarda d’un air méfiant et lui demanda si c’était vraiment à lui qu’on avait confié la tâche de réclamer l’argent.

Illitch voulut s’offenser, mais il se ravisa et sourit humblement.

Le marchand relut la lettre encore une fois et lui remit la somme.

Quand il reçut l’argent, Polikei le mit dans sa poche et s’éloigna.

Rien ne le tenta, ni les marchands de vin, ni les cabarets qui se trouvaient sur son chemin. Il s’arrêtait avec complaisance devant les magasins d’habillement, admirait les bottes neuves, les cafetans, les ceintures, palpait l’argent dans sa poche et se disait avec fierté :

— J’aurais pu acheter tout cela, mais je ne veux pas le faire.

Il alla au marché, fit toutes les commissions qu’on lui avait données, entra dans un magasin de fourrures et marchanda une pelisse en peau de mouton. Le marchand le regarda d’un air méfiant ; mais Polikei lui dit en lui montrant sa poche :

— Si je voulais j’achèterais toute ta marchandise.

Il essaya la pelisse, la regarda, la retourna, puis déclara que le prix ne lui convenait pas et s’en alla heureux et content.

Quand il eut soupé et rempli la mangeoire de Tambour, il monta sur le poêle, ôta l’enveloppe de sa poche, l’examina longuement, pria le portier de lui lire l’adresse et les mots « ci-inclus quatre cent soixante-deux roubles. »

L’enveloppe était faite avec une feuille de papier et cachetée avec de la cire brune ; il examina tous les cachets et repalpa l’enveloppe avec délices.

Il éprouvait une joie enfantine de se trouver en possession d’une si grosse somme d’argent. Il cacha l’enveloppe dans la doublure de son chapeau, mit le chapeau sous sa tête et s’endormit, mais plusieurs fois dans la nuit il se réveilla et palpa l’enveloppe pour se bien persuader qu’elle s’y trouvait toujours.

Chaque fois qu’il la palpait, il éprouvait un sentiment de profonde satisfaction à l’idée que lui, Polikei, maltraité de tout le monde, il ferait parvenir l’argent à sa maîtresse avec autant de fidélité que l’intendant lui-même.


VIII


Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikei furent réveillés par des coups violents à la porte.

C’étaient les trois conscrits venus de Pokrofsky, Kourachkine, Mitiouchkine et Ilia (le neveu de Doutlof), accompagnés du bailli et de leurs parents.

Une veilleuse brûlait dans la cuisine. La cuisinière dormait sur le banc placé sous les Images. Elle se leva en hâte et alluma une chandelle. Polikei se réveilla aussi et examina les nouveaux arrivés du haut de son poêle.

À mesure qu’ils entraient, ils faisaient le signe de la croix et s’installaient sur le large banc sous les Images.

Tous calmes et tranquilles ; ils causaient de choses indifférentes et, au premier coup d’œil, on avait de la peine à distinguer quels étaient les conscrits.

— Eh ben, mes enfants, soupons-nous, ou bien nous couchons-nous à jeun ?

— Nous soupons, dit Ilia, d’une voix avinée ; envoie chercher de l’eau-de-vie.

— Tu as déjà assez bu, lui répondit le bailli, et s’adressant aux autres :

— Mangeons du pain sec pour ne déranger personne.

— Donne-nous de l’eau-de-vie, insista Ilia sans regarder personne. Les paysans sortirent de leur bissac du pain qu’ils avaient, apporté avec eux ; ils le mangèrent, burent quelques gorgées d’eau et se couchèrent les uns sur le poêle, les autres par terre.

Ilia répétait de temps en temps :

— Veux-tu me donner de l’eau-de-vie ?

Il aperçut tout à coup la tête de Polikei.

— Illitch ! eh ! Illitch, tu es ici ; cher ami ? Je suis l’un des conscrits, le sais-tu ? j’ai fait mes adieux à ma pauvre vieille mère et à ma femme. Ce qu’elles ont hurlé… Oui, me voilà soldat ; veux-tu m’offrir de l’eau-de-vie ?

— Je n’ai pas d’argent, répondit Polikei. Espère en Dieu, peut-être te réformera-t-on ? continua-t-il pour le consoler.

— Non frère, je suis comme un jeune sapin, jamais je n’ai été malade. On ne peut souhaiter un meilleur soldat que moi.

Polilcei raconta comment un paysan avait donné un papier bleu (billet de cinq roubles) au médecin qui le libéra… Ilia s’approcha du fourneau et bavarda.

— Non, Illitch, tout est fini. Je ne veux pas rester moi-même. Mon oncle m’a sacrifié. Crois-tu que nous n’aurions pu acheter un remplaçant, mais non, il n’a pas voulu, il a plaint l’argent. Moi, on me sacrifie, je ne suis qu’un neveu… Ce qui me fend le cœur, c’est la douleur de ma mère ! Ma pauvre femme ! Elle ne démenait, la pauvrette : la voilà femme de soldat !… pourquoi nous avoir mariés ?… Elles viendront toutes les deux demain.

— Mais pourquoi vous a-t-on déjà amenés ? il n’en était même pas question et tout à coup…

— Ils ont peur que je me tue, répondit Ilia en souriant… Il n’y a pas de danger. Je saurai toujours me tirer d’affaire, même étant soldat. La seule chose qui m’afflige, c’est de penser à la douleur de ma pauvre mère et de ma femme… Pourquoi m’ont-ils marié ? continua-t-il d’une voix triste et mélancolique.

La porte s’ouvrit, puis se referma sans bruit. C’était le vieux Doutlof qui entrait, secouant ses habits, son chapeau couvert de neige, les pieds chaussés de laptis[1].

— Afonassi, dit-il en s’adressant au portier, avez-vous une lanterne ? je voudrais donner de l’avoine aux chevaux.

Doutlof jeta un regard sur Ilia et allume un petit reste de chandelle. Ses gants et son fouet étaient enfoncés derrière sa ceinture, sa figure paisible et tranquille comme s’il ne s’agissait que d’une simple commission qu’il venait de faire en ville.

Ilia, en voyant son oncle, se tut instantanément, puis s’adressant au bailli, il lui dit d’une voix sombre :

— Ermile, donne-moi de l’eau-de-vie ?

— De l’eau-de-vie ! Ce n’est pas le moment ; tout le monde est déjà couché. Toi seul, tu es turbulent.

Ce mot « turbulent » lui inspira l’idée de l’être.

— Bailli, si tu ne me donnes pas de l’eau-de-vie, je ferai du scandale.

— Cesse, Ilia, cesse donc, lui répondit le bailli avec douceur.

Il n’avait pas fini, qu’Ilia se leva précipitamment, s’approcha de la fenêtre, et, la brisant d’un coup de poing, s’écria :

— Ah ! si vous ne voulez pas faire ce que je vous demande, eh bien ! tenez, je vais briser l’autre.

Polikei, en un clin d’œil, se cacha au fond du poêle. Le bailli jeta son morceau de pain et accourut vers la fenêtre. Doutlof mit sa lanterne par terre, ôta sa ceinture et s’approcha d’Ilia qui se débattait entre les bras du bailli et du portier. Ils le tenaient déjà, lorsqu’il aperçut son oncle qui s’approchait, la ceinture en main, et fut pris d’un accès de rage. Il se débarrassa de ses deux adversaires et les yeux injectés de sang s’avança vers Doutlof.

— Je te tuerai, ne t’approche pas, être barbare ! tu m’as perdu. Toi et tes brigands de fils, vous m’avez perdu ! Pourquoi m’avez-vous marié ? N’approche pas, te dis-je, ou je ne réponds pas de moi.

Iliouchka était effrayant à voir, tout son jeune corps tremblant, la figure bleue, les yeux lui sortant de l’orbite. Il semblait capable de tuer les trois paysans qui cherchaient à le terrasser.

— Tu bois le sang de ton frère. Buveur de sang.

Un éclair passa sur la figure du vieux Doutlof. Il fit un pas en avant.

— Tu ne veux pas écouter ? je me vois obligé d’employer la force.

D’un mouvement rapide, il terrassa son neveu, le jeta pas terre, et, à l’aide des deux paysans, lui retourna les mains derrière le dos et les attacha.

— Je t’avais bien prévenu qu’il ne fallait pas faire de bruit. Te voilà bien avancé. Mettez-lui sa pelisse sur la tête, dit-il en l’étendant sur le banc.

Ilia, les cheveux en désordre, pâle, regardait de tous côtés comme s’il cherchait à se rappeler où il était et ce qu’il lui était arrivé.

Le bailli reprit son morceau de pain.

— Mon pauvre Ilia, je te plains de tout mon cœur, mais que veux-tu faire ? Kourachkine aussi est marié ; il ne dit rien cependant.

— Je suis la victime de mon oncle, de mon monstre d’oncle… C’est un ladre qui regrette son argent. Maman m’a dit que l’intendant lui proposait un remplaçant. Il n’a pas voulu, disant qu’il n’avait pas les moyens. Et pourtant, je lui ai rapporté bien de l’argent depuis que je suis venu m’installer chez lui… C’est un monstre.

Le vieux Doutlof revint avec sa lanterne qu’il posa par terre. Il fit le signe de la croix et s’assit à côté du bailli.

Ilia se tut, ferma les yeux et leur tourna le dos. Du doigt, le bailli le montra à Doutlof.

— Crois-tu que cela ne me fait pas de la peine ? lui dit Doutlof. C’est le fils de mon frère, on lui a persuadé que j’étais un monstre. Est-ce sa femme qui lui a persuadé que j’avais de l’argent pour acheter un remplaçant ? Est-ce quelque autre ? je n’en sais rien. Le fait est qu’il m’en veut et que cela me fend le cœur.

— C’est un bien brave garçon !

— Je ne me sens pas le courage de voir son désespoir ! Demain, sa femme et mon fils viendront. Moi, je m’en retourne.

— Envoie tes enfants et va-t’en en paix, lui répondit le bailli en grimpant sur le poêle.

— Si l’on avait de l’argent, on n’aurait certainement pas hésité à acheter un remplaçant, dit l’un des ouvriers du marchand.

— Oh ! l’argent, l’argent, que de crimes ont été commis en son nom ! l’Écriture nous enseigne à le mépriser et à le craindre.

Quand il eut fait des prières, le vieux Doutlof jeta un regard sur son neveu. Il dormait paisiblement ; alors il s’approcha de lui, relâcha ses mains, et se coucha à son tour.


IX


Aussitôt que tout rentra dans le silence, Polikei descendit sans bruit comme un coupable et se prépara à s’en aller. Il ne se sentait pas le courage de passer la nuit avec les conscrits.

Les coqs avaient déjà chanté, Tambour avait fini sa ration d’avoine et demandait à boire.

Illitch l’attela et le mena par la bride vers la porte cochère.

Le chapeau et son contenu étaient sains et saufs et Polikei s’installant sur sa charrette, partit le cœur léger.

Quand la ville fut derrière lui, il se sentit plus à son aise. Tant qu’il se trouvait avec les conscrits, il lui semblait qu’on allait le saisir et le mener à la place d’Ilia. Il était pris d’un frisson et fouettait Tambour pour s’éloigner au plus vite des conscrits.

La première personne qu’il rencontra, fut un prêtre. Une terreur superstitieuse s’empara de lui ; Illitch ôta son chapeau et palpa l’enveloppe ; elle était toujours en place.

— Si je la cachais dans ma poitrine, mais pour cela il faudrait ôter ma ceinture ; je vais le faire aussitôt que je descendrai la montagne. Bah ! le chapeau est bien recousu, la lettre ne pourra pas tomber ; je ne me découvrirai plus la tête jusqu’à la maison.

Tambour descendit la montagne au galop, Polikei qui avait tout autant de hâte de revenir au logis, ne s’y opposa pas. Tout allait pour le mieux, et notre homme se plongea dans des rêveries agréables, se représentant la reconnaissance de sa maîtresse, la joie de sa famille et espérant une bonne gratification.

Il ôta encore une fois son chapeau, palpa la bienheureuse enveloppe et enfonça davantage son couvre-chef.

L’étoffe du chapeau était usée, et comme Akoulina l’avait recousue avec soin d’un côté, le côté opposé se déchira. L’enveloppe fut mise à découvert.

Le jour commençait à poindre. Polikei, qui n’avait pas dormi toute la nuit, finit par s’assoupir. Sa tête suivait les mouvements de la charrette et l’enveloppe sortait de plus en plus du trou qui s’était fait dans l’étoffe.

Il ne se réveilla que près de la maison.

Son premier mouvement fut de saisir son chapeau, il était bien enfoncé sur la tête ; rassuré complètement, il ne s’inquiéta pas de voir si l’enveloppe s’y trouvait encore. Il s’arrangea et regardant fièrement autour de lui, fouetta Tambour.

Voici la cuisine, le comptoir, voici la femme du charpentier, qui porte de la toile, voici la maison de madame ! Polikei prouvera tout de suite qu’il s’est montré digne de la confiance qu’on avait eue en lui. Déjà, il entendait la voix de la maîtresse qui lui disait :

— Merci, Polikei. Voici trois… cinq, peut-être même dix roubles.

Elle lui offrirait un verre de thé, de l’eau-de-vie. Après ce voyage, un verre de thé serait le bienvenu… Avec dix roubles, on peut acheter une paire de bottes neuves et payer sa dette à Nikita qui devient insupportable.

À cent pas devant la maison, il s’arrangea encore une fois, ôta son chapeau, posa la main sous la doublure et se mit à fouiller fiévreusement… rien ! L’enveloppe avait disparu.

Polikei, pâle comme la mort, arrêta le cheval et se mit à chercher dans le foin, dans ses poches, autour de lui… toujours rien !

— Seigneur ! qu’est-ce donc, mais qu’est-ce donc ? hurla-t-il en se prenant la tête. Il se souvint qu’on pouvait le voir ; tourna bride et rebroussa chemin.

Je déteste voyager avec Polikei, se dit Tambour mécontent : une seule fois dans la vie il m’a nourri et abreuvé à temps, et maintenant que me voilà près du logis, il me joue le tour de me faire rebrousser chemin !

— Allons, sacré animal ! criait Polikei en rouant le cheval de coups.


X


De toute la journée, personne ne vit Polikei.

Madame envoya plusieurs fois demander de ses nouvelles.

Akoulina répondit qu’il n’était pas encore de retour, que probablement le marchand l’avait retenu, ou bien que le cheval s’était mis à boiter.

Akoulina parlait d’une voix calme mais son inquiétude allait toujours croissant.

Occupée des préparatifs de la fête du lendemain, elle cherchait à ne pas penser à son mari. C’était en vain, son ouvrage n’avançait pas. Une tristesse immense s’empara d’elle. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du charpentier prétendait avoir rencontré sur la grande route une charrette et un homme qui ressemblait singulièrement à Polikei.

Les enfants attendaient aussi leur père avec impatience, mais pour des raisons toutes différentes. Il avait emporté tous les vêtements chauds et les petits se voyaient obligés de garder la chambre ou de faire quelques pas devant la maison. Le froid était si vif qu’ils n’osaient se hasarder bien loin.

Seules, la maîtresse et Akoulina pensaient à Polikei.

Les enfants n’attendaient que les vêtements chauds.

Lorsque Madame demanda à Iégor Ivanovitch des nouvelles de Polikei, il répondit avec un sourire malicieux :

— Il n’est pas encore de retour, Madame, et pourtant, il y a bien longtemps qu’il devrait être à la maison.

Plus tard seulement, on apprit que des paysans d’un village voisin avaient aperçu Polikei courant sans chapeau, le long du chemin et demandant à tous les passants s’ils n’avaient pas trouvé une lettre.

Un autre homme l’avait vu dormant au bord du chemin, le cheval et la charrette attachés à un arbre.

— J’ai même pensé, dit le paysan, qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé, tellement qu’il avait maigri.

Akoulina ne put fermer l’œil de toute la nuit ; elle attendait toujours anxieusement le retour de son mari. Si elle n’avait été seule, si elle avait eu un cuisinier, une femme de chambre, elle aurait été bien plus malheureuse, mais elle avait une famille sur les bras et de la besogne pour deux. Au premier chant du coq, elle se levait pour mettre les pains au four, préparer le dîner, traire la vache, repasser le linge des enfants, les laver, les nettoyer, apporter de l’eau, etc…

Il faisait déjà grand jour. Les cloches annonçaient le service du matin, et Polikei ne revenait toujours pas. La veille au soir, une neige épaisse était tombée, et comme pour célébrer le jour de fête, un soleil radieux éclairait la terre.

Akoulina occupée près du four, n’entendit pas le bruit des roues de la charrette.

— Papa est arrivé, dit la petite Machka en s’élançant à la rencontre de son père.

En passant devant Akoulina qui avait déjà mis sa robe des dimanches, elle la saisit de ses petites mains sales et reçut une claque.

— Voulez-vous cesser, cria Akoulina qui ne pouvait quitter son fourneau.

Illitch entra avec ses paquets et s’assit sur le bord du lit. Il sembla à Akoulina qu’il était bien pâle, qu’il avait une drôle de figure comme s’il avait beaucoup pleuré, mais occupée de ses pains elle n’y fit pas grande attention.

— Eh bien, Illitch, tout s’est-il bien passé heureusement ?

Illitch murmura quelque chose d’inintelligible.

— Qu’est-ce que tu dis ? lui cria-t-elle ; as-tu été chez Madame ?

Illitch, assis sur le lit, souriait de son sourire triste et profondément malheureux, sans répondre aux questions de sa femme.

— Eh ! Illitch, pourquoi as-tu été si longtemps absent ? continua Akoulina.

— Moi ! Akoulina, j’ai rendu l’argent à Madame ; si tu savais comme elle m’a remercié ! dit-il en jetant un regard inquiet autour de lui.

Deux objets attiraient tout particulièrement son attention : l’enfant dans le berceau, et les cordes qui retenaient le berceau… il s’approcha et de ses doigts fins, se mit à défaire les nœuds de la corde… puis ses yeux s’arrêtèrent sur le bébé qui dormait paisiblement.

À ce moment, Akoulina arriva avec un plat de galettes.

Illitch cacha la corde dans sa poitrine et s’assit sur le lit.

— Qu’as-tu, Illitch ? tu n’es pas à ton aise ? lui demanda Akoulina.

— Je n’ai pas dormi.

On vit une ombre devant la fenêtre, c’était Aksioutka la femme de chambre de Madame.

— Madame ordonne à Polikei Illitch de venir immédiatement, dit-elle, essoufflée comme toujours, immédiatement, n’est-ce pas ?

Polikei regarda Akoulina, puis Aksioutka.

— Je viens ! Que me veut-elle ? dit-il d’un ton si calme, qu’Akoulina se tranquillisa immédiatement ; elle veut me donner une gratification probablement. Tu diras que je viens tout de suite.

Il se leva et sortit.

Akoulina prit un baquet, le remplit d’eau tiède :

— Viens, Machka, dit-elle, que je te lave.

Maclika se mit à hurler.

— Viens, galeuse, que je te mette une chemise propre. Dépêche-toi, je dois encore laver ta sœur.

Pendant ce temps, Polikei, au lieu de suivre la femme de chambre, se dirigea d’un côté tout opposé.

Dans l’antichambre se trouvait un escalier rapide qui menait au grenier. Il jeta un regard autour de lui et voyant qu’il était seul monta rapidement jusqu’en haut…

— Qu’est-ce que cela veut dire que Polikei ne vienne pas, dit la maîtresse avec impatience en s’adressant à Douniacha qui la coiffait… Où est Polikei ? Pourquoi ne vient-il pas ?

Aksoutka retourna de nouveau chercher Polikei.

— Mais il y a longtemps qu’il est parti, répondit Akoulina, qui, après avoir lavé Machoutka, se préparait à nettoyer le bébé. Il criait, se débattait, pendant que sa mère, soutenant son petit corps d’une main, le frottait de l’autre avec un morceau de savon.

— Regarde s’il ne s’est pas endormi en chemin, dit-elle avec inquiétude.

La femme du charpentier, décoiffée, soutenant ses jupons, montait au grenier pour y prendre une robe.

Un cri d’horreur retentit, et, les yeux fermés, la figure bouleversée, elle descendit l’escalier quatre à quatre.

— Illitch ! cria-t-elle suffoquée.

Akoulina laissa tomber l’enfant…

— Il s’est étranglé ! hurla la femme du charpentier.

Sans voir que l’enfant était tombé à la renverse dans le baquet d’eau, Akoulina accourut dans l’antichambre.

— Il s’est… pendu… à… la… poutre, dit la femme du charpentier en apercevant Akoulina.

Akoulina s’élança sur l’escalier, et avant qu’on ait pu l’en empêcher, elle grimpa les marches.

À la vue du spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle tomba à la renverse comme une masse inerte dans les bras des voisins accourus à la hâte.


XI


Une confusion complète régna quelques minutes.

Accourus en grand nombre, tous parlaient à la fois.

Akoulina, étendue sur le plancher, ne revenait toujours pas à elle.

Enfin, l’intendant, le charpentier et d’autres hommes arrivèrent ; ils montèrent au grenier et la femme du charpentier recommença pour la vingtième fois au moins son récit :

— J’étais allée chercher ma robe, ne pensant à rien d’autre… Quelle fut ma terreur quand j’aperçus un homme debout, son chapeau à côté de lui, la doublure retournée. Je vois deux pieds qui se balancent, j’ai froid dans le dos… je comprends enfin que c’est Polikei qui s’est pendu… Est-ce terrible que je sois obligée de voir un spectacle pareil ! je ne me souviens pas comment j’ai descendu les marches de l’escalier… C’est Dieu qui m’a sauvée, j’aurais pu me casser la tête.

Les hommes qui étaient montés racontèrent aussi qu’Illitch s’était pendu à la poutre, en manches de chemise et en pantalon, avec la corde qu’il avait prise au berceau de son enfant. Son chapeau, la doublure retournée, se trouvait à côté de lui, la pelisse et le cafetan pliés soigneusement étaient sur une poutre ; les pieds touchaient la terre. Il ne donnait plus le moindre signe de vie.

Revenue à elle, Akoulina s’élança sur l’escalier ; mais on ne lui permit pas de le gravir.

— Maman, Semka est toujours dans le bain, dit la petite Machka, il a l’air d’avoir bien froid.

Akoulina courut précipitamment dans son coin. L’enfant était étendu dans le baquet, ses petits pieds étaient complètement immobiles. Elle le prit dans ses bras, il ne bougeait pas ; elle le jeta sur le lit et jeta un grand éclat de rire qui retentit dans toute la maison. La petite Machka, qui se mit à rire aussi fut effrayée en voyant la figure décomposée de sa mère, et s’enfuit en criant.

La foule entrait dans le coin de Polikei.

On emporte l’enfant, on se mit à le frictionner, peine perdue, il était bien mort. Akoulina, renversée sur le lit, riait toujours et son rire remplissait d’horreur la foule.

La femme du charpentier s’adressant aux personnes qui n’avaient pas entendu son histoire, la recommençait avec de nouveaux détails. Le vieux sommelier, vêtu d’un casaquin de sa moitié, racontait comment, dans le temps, une femme s’était noyée dans l’étang.

La femme de chambre Akiouska qui avait collé l’œil à une fente dans le mur, cherchait en vain à apercevoir le corps de Polikei.

Agéfia, l’ancienne femme de chambre de Madame, réclamait une tasse de thé pour calmer ses nerfs.

Grand-mère Anna arrangeait de ses vieilles mains expérimentées le petit corps de l’enfant et le couchait sur la table.

Les femmes groupées autour d’Akoulina la regardaient en silence. Les enfants se serrant les uns contre les autres examinaient leur mère et se mettaient à hurler aussitôt qu’ils entendaient son rire.

Des paysans, des enfants entouraient en foule la maison, et se demandaient ce qui était arrivé.

L’un disait que le charpentier avait coupé la jambe à sa femme d’un coup de hache ; l’autre prétendait que la blanchisseuse avait accouché de trois enfants, le troisième racontait que le chat du cuisinier dans un accès de rage avait mordu beaucoup de gens. Mais, peu à peu, la nouvelle du malheur se répandit et arriva jusqu’aux oreilles de Madame.

Iégor lui raconta ce qui était arrivé sans la préparer et lui ébranla les nerfs à tel point qu’elle fut longtemps à se remettre.

La foule commençait déjà à se calmer, la femme du charpentier alluma le samovar et se préparait à faire le thé ; les personnes qui n’avaient pas été invitées par elle crurent de leur devoir de se retirer.

La curiosité des personnes présentes était satisfaite ; elles commençaient là se retirer lorsque quelques voix crièrent :

— Voici Madame, voici Madame !

Et la foule afflua de nouveau vers l’entrée de la cabane, se demandant ce que Madame venait faire ici. Madame, pâle, les yeux rougis entra dans le coin d’Akoulina.

Toutes les têtes se serrèrent les unes contre les autres pour voir Madame de plus près ; une femme enceinte fut à moitié écrasée, mais elle ne put se décider à se retirer. C’était si intéressant de voir Madame, vêtue de dentelles et de soie, dans cet humble logis ! Que ferait-elle ? Que dirait-elle ?

Madame s’approcha d’Akoulina et la prit par la main ; l’autre repoussa la main avec violence.

Les vieux serfs secouèrent leur tête d’un air mécontent.

— Akoulina, dit Madame, tu as des enfants, pense à eux. Akoulina se leva en éclatant de rire.

— Les enfants sont tous en argent, tous en argent… Je n’aime pas le papier, murmura-t-elle précipitamment. Je disais bien à Illitch de ne jamais accepter de papier ; il ne m’a pas écoutée.

Elle se remit à rire de plus belle.

— Donnez de l’eau froide, dit Madame en cherchant une cruche de tous côtés ; mais s’étant retournée, elle aperçut le petit cadavre étendu sur la table, que grand-mère Anna continuait à habiller. Madame se retourna et tout le monde vit qu’elle se couvrait la figure d’un mouchoir pour cacher ses larmes.

Quant à grand-mère (c’était bien dommage que Madame ne vît rien, elle aurait apprécié et c’était à son intention que grand-mère Anna le faisait) elle couvrit l’enfant avec un linge, arrangea sa petite main, secoua la tête d’un air navré et soupira si profondément que Madame aurait pu apprécier son bon cœur… Mais Madame ne s’aperçut de rien ; elle se mit à sangloter et fut prise d’une attaque de nerfs.

— Ce n’était pas la peine de venir, se dirent les paysans en s’en allant.

Akoulina continuait à rire. On l’emmena dans une chambre voisine, on la saigna, on la couvrit de sinapismes. Rien n’y fit. Elle riait toujours de plus belle.


XII


La fête ne fut pas gaie à Pokrofski.

Malgré un temps superbe, le peuple ne se décidait pas à se promener, les jeunes filles ne faisaient pas de rondes, les garçons ne jouaient pas de l’harmonica et de la balaïka.

Tout le monde restait dans un coin et l’on ne parlait qu’à voix basse.

Tant qu’il fit jour, cela allait encore, mais le soir, lorsque les chiens se mirent à hurler, que le vent siffla avec force, tous les paysans furent pris d’une telle terreur, qu’ils allumèrent des cierges devant les Images. Ceux qui étaient seuls allèrent demander l’hospitalité à leurs voisins. Les chevaux et les bêtes furent oubliés. Personne ne se décidait à aller dans l’obscurité de l’étable leur donner à manger. Toute l’eau bénite que l’on avait conservée dans de petits flacons à côté des Images, fut employée, cette nuit-là, pour asperger la cabane.

Akoulina et les enfants furent emmenés dans une autre maison. Seul le petit bébé restait étendu sur la table. Madame avait envoyé deux vieilles femmes et une nonne voyageuse pour faire les prières. Elles prétendirent toutes, qu’aussitôt qu’elles cessaient de prier, on entendait remuer et soupirer au grenier, mais que, dès qu’elles disaient : « Jésus, lève-toi et que tes ennemis se dispersent », le silence se rétablissait.

La femme du charpentier invita une de ses amies et passa la nuit à prendre du thé et à bavarder avec elle. Elles prétendaient aussi toutes les deux avoir entendu craquer le plancher du grenier.

Les paysans qu’on avait placés dans l’antichambre de la cabane racontaient aussi des choses extraordinaires.

En haut, chez la maîtresse, tout le monde était sur pied. Madame était malade. Trois femmes de chambre la soignait. Douniacha, la principale, s’occupait à préparer du cérat. Aussitôt que Madame était malade, on préparait du cérat.

Toutes trois, réunies à l’office, causaient à voix basse.

— Qui est-ce qui ira chercher de l’huile pour le cérat ? demanda Douniacha.

— Je n’irai pour rien au monde, répondit la seconde femme de chambre d’un air résolu.

— Voyons, prends Aksioutka avec toi.

— J’irai toute seule, je n’ai peur de rien, dit Aksioutka.

Aksioutka releva sa robe et partit comme un éclair en balançant son bras resté libre.

Dehors, elle fut prise d’une panique, et il lui semblait que, si elle rencontrait sa mère même, elle se mettrait à crier comme une folle.

Elle courut le long du chemin bien connu, les yeux fermés.


XIII


— Madame dort-elle ou non ? demanda une voix tout près de son oreille.

Elle ouvrit les yeux et vit devant elle une personne qui lui semblait plus haute que la maison. En jetant un cri terrible, elle rebroussa chemin.

Arrivée à l’office, elle se jeta sur le banc en sanglotant. Douniacha et la seconde femme de chambre furent prises de terreur, lorsqu’elles entendirent dans l’antichambre les pas de quelqu’un qui avançait avec précaution.

Douniacha se précipita dans la chambre de Madame ; l’autre se cacha derrière une armoire.

La porte s’ouvrit et le vieux Doutlof entra. Il chercha une Image et finit par faire le signe de la croix devant l’armoire vitrée l’on mettait les tasses. Puis, sans prêter attention aux femmes de chambre, il plongea sa main dans sa poche et en sortit une lettre avec cinq cachets.

— M’as-tu effrayée, Naoumitch, dit la femme de chambre, je ne suis pas en état de prononcer un seul mot !… Je croyais que j’allais mourir.

— Vous avez dérangé Madame, dit Douniacha, pourquoi entrez-vous dans la chambre ? Vous êtes un vrai paysan.

Doutlof, sans leur répondre, dit qu’il avait besoin de voir Madame.

— Madame est malade.

— C’est pour une affaire très importante, dit-il, faites savoir à Madame, que Doutlof a trouvé une lettre avec de l’argent.

Douniacha, avant d’aller l’annoncer à Madame, voulut voir l’enveloppe, elle lut l’adresse et demanda à Doutlof où il avait trouvé la lettre qu’Illitch devait apporter de la ville.

Lorsque sa curiosité fut satisfaite, elle alla annoncer à Madame la nouvelle.

Au grand étonnement de Doutlof, Madame ne voulut pas le recevoir.

— Je ne veux rien savoir, dit-elle à Douniacha. Est-ce que je sais moi, de quel paysan et de quel argent vous me parlez… Je ne peux ni ne veux voir personne, qu’on me laisse tranquille.

— Que dois-je faire ? demanda Doutlof en tournant l’enveloppe entre ses grosses mains, c’est une grosse somme. Qu’est-ce qui est écrit là-dessus ? demanda-t-il à Douniacha, en lui tendant l’enveloppe.

Il espérait toujours qu’on se trompait en lisant l’adresse, que cet argent n’appartenait pas à Madame.

Il soupira, mit l’enveloppe dans sa poche et se prépara à sortir.

— Il faudra que je la remette au commissaire de police, dit-il avec tristesse.

— Attends, je vais essayer de persuader à Madame de te voir, dit Douniacha… Donne-moi ta lettre.

— Dites à Madame que c’est Semen Doutlof qui l’a trouvée sur la grande route.

— Bien, donne-la moi.

— Je croyais que c’était une lettre simple… mais un soldat a lu l’adresse et m’a dit qu’elle contenait de l’argent.

— C’est bon, c’est bon, donne-moi la lettre.

— Je n’ai pas osé entrer chez moi, continuait Doutlof, ne pouvant se séparer de son fardeau précieux, dites-le bien à Madame :

Douniacha prit la lettre et la porta à Madame.

— Mon Dieu, mon Dieu, Douniacha ! dit-elle d’un ton de reproche… ne me parle pas de cet argent. Quand je pense au pauvre petit bébé…

— Le paysan ne sait ce qu’il doit faire de cette somme, dit Douniacha.

Madame décacheta l’enveloppe… À la vue de l’argent, elle frissonna des pieds à la tête.

— Argent fatal, que de mal il fait !

— C’est Doutlof qui l’a apporté, doit-il entrer ici ?… Ou bien Madame ira-t-elle à l’office ?

— Je ne veux pas de cet argent, il est maudit ! Quel mal il a fait, mon Dieu ! Dis-lui qu’il l’emporte, dit Madame précipitamment.

— Oui, oui, oui, répéta-t-elle à Douniacha stupéfaite, qu’il l’emporte, qu’il en fasse ce qu’il voudra, et surtout que je n’en entende plus parler !

— Quatre cent soixante-deux roubles, Madame.

— Oui, oui, qu’il les prenne tous, répéta-t-elle avec impatience. Tu ne me comprends donc pas ? Cet argent est maudit, ne m’en parle jamais… Que le paysan qui l’a trouvé l’emporte au plus vite. Va, va donc, dépêche-toi…

Douniacha alla à l’office.

— Toute la somme y est-elle ? demanda Doutlof.

— Tu compteras toi-même, dit Douniacha, lui remettant l’enveloppe ; on m’a ordonné de te la donner.

Doutlof mit son chapeau sur la table et commença à compter.

Il avait compris que Madame ne savait pas faire le compte elle-même.

— Tu compteras à la maison ! C’est pour toi, tout cet argent, dit Douniacha indignée… Je ne veux même pas le voir, a dit Madame, donne-le à celui qui l’a apporté.

Doutlof regarda Douniacha d’un air ahuri.

La seconde femme de chambre ne put croire une chose aussi inouïe.

— Voyons, vous plaisantez, Avdotia Nikolaievna ?

— Mais pas du tout, elle m’a dit de remettre l’argent au paysan… Eh bien ! prends tes richesses et laisse-nous tranquilles, continua-t-elle d’un ton vexé. Que voulez-vous, c’est toujours ainsi ; ce qui fait le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre.

— Mais voyons, c’est quatre cent soixante-deux roubles !

— Eh bien, oui !… Tu mettras un cierge de dix kopeks à Saint-Nicolas, répondit-elle avec ironie. Tu ne comprends donc pas encore ?… Si c’était au moins un paysan pauvre, mais ce richard de Doutlof !

Doutlof finit enfin par comprendre que ce n’était pas une plaisanterie. Il ramassa les billets et les remit avec soin dans l’enveloppe. Pâle et tremblant, il regardait les jeunes filles, se demandant toujours si elles ne se moquaient pas de lui.

— Il n’a pas encore compris, dit Douniacha d’un air moqueur, voulant montrer son mépris et pour l’argent et pour le paysan. Donne un peu que je te le ramasse !

Et elle voulut prendre l’argent.

Mais Doutlof ne lâcha pas prise ; il saisit les billets, les chiffonna et les enfonça dans sa poche.

— Es-tu content ?

— Je n’y comprends rien…

Il secoua la tête tout ému, et sortit, les larmes aux yeux.

Un coup de sonnette retentit dans la chambre de Madame.

— Eh bien ! le lui as-tu donné ?

— Oui, Madame.

— En est-il content ?

— Il est fou de joie, Madame.

— Appelle-le. Je veux lui demander comment il l’a trouvé. Amène-le ici, je ne suis pas en état de me lever.

Douniacha courut et rattrapa Doutlof dans l’antichambre.

Il était en train de cacher l’argent dans une grosse bourse ; lorsque Douniacha l’appela, il fut pris d’une frayeur inouïe.

— Qu’est-ce qu’il y a… Avdotia… Nicolaievna ? Est-ce qu’elle veut me reprendre l’argent ?… Prenez mon parti, Avdotia Nicolaievna, je vous apporterai du miel.

— C’est bon, c’est bon.

La porte se rouvrit et le paysan entra dans la chambre de Madame.

Il avait le cœur gros.

— Elle me le reprendra, se disait-il avec tristesse.

Il était comme dans un nuage. Les meubles, les fleurs, les tableaux, il ne distinguait rien… Enfin une forme blanche lui adressa la parole. C’était Madame.

— C’est toi, Doutlof ?

— Oui, Madame… je n’y ai pas touché, c’est intact… j’ai fouetté mon cheval tant que j’ai pu pour vous l’apporter au plus vite.

— C’est ta chance ! dit-elle avec un sourire de mépris. Prends-le, prends-le.

Doutlof ouvrit ses yeux démesurément.

— J’en suis contente pour toi… Dieu fasse que tu l’emploies bien. Et toi, tu es satisfait ?

— Comment ne le serais-je pas ? Madame. Je suis si heureux, si heureux, Madame ! Je vais prier Dieu pour vous toute ma vie !

— Comment l’as-tu trouvé ?

— Nous avons toujours servi Madame avec zèle et dévouement, pas comme les…

— Il a perdu la tête, Madame, dit Douniacha.

— J’ai conduit mon neveu, le conscrit, Madame. En revenant, j’ai trouvé la lettre. Polikei l’aura laissé tombée.

— Eh bien ! va-t’en, va-t’en, mon brave.

— Je suis si heureux, Madame, répétait le paysan.

Tout à coup, l’idée lui vint qu’il n’avait pas remercié sa maîtresse, mais ne sachant comment s’y prendre, il s’éloigna rapidement, tourmenté par l’idée qu’on allait le rappeler et lui enlever l’argent.


XIV


Lorsqu’il fut enfin dans la rue, il alla se cacher à l’ombre des tilleuls, quoique la nuit fût sombre, ôta sa ceinture, prit sa bourse et se mit à ranger les billets l’un après l’autre. Ses lèvres remuaient tout le temps, quoiqu’il ne prononçât pas une parole.

Il serra l’argent, remit sa ceinture et s’en alla d’un pas chancelant comme un homme ivre. Il aperçut, tout à coup, un gros paysan devant lui un grand bâton à la main.

C’était Efim qui se promenait devant la cabane de Polikei.

— Eh ! oncle Doutlof, dit enfin Efim avec joie.

Il se sentait mal à son aise dans l’obscurité.

— Oui. Que fais-tu là ?

— Moi ? On m’a mis là pour surveiller la cabane où Polikei s’est étranglé.

— Où est-il ?

— On dit qu’il s’est pendu au grenier, répondit Efim. Le commissaire est arrivé, paraît-il… on va tout de suite y aller ; c’est bien effrayant tout cela, pendant la nuit !… Pourvu qu’on ne m’oblige pas d’y monter, il me semble que je ne me déciderais jamais. On me tuerait que je n’irais pas, je t’assure, oncle Doutlof.

— Quel péché, mon Dieu ! Quel péché ! répétait Doutlof pour dire quelque chose, en se demandant comment il pourrait s’esquiver au plus vite, mais la Voix de Iégor Ivanovitch l’arrêta.

— Eh là-bas ! gardien, viens ici.

— Tout de suite, Monsieur répondit Efimka.

— Qui est là, avec toi ?

— C’est l’oncle Doutlof.

— Approche aussi, Doutlof.

En s’approchant, Doutlof aperçut la figure de l’intendant ; à côté de lui se tenait un inconnu, une casquette à cocarde sur la tête.

— Le vieux ira aussi avec nous, dit Iégor Ivanovitch.

Le vieux fut pris de terreur, mais il n’osa répliquer.

— Toi, Efimka, qui es jeune, monte vite au grenier où Polikei s’est pendu, arrange l’échelle pour que Monsieur ne se fasse pas de mal.

Efimka qui, quelques minutes auparavant, avait déclaré qu’il ne monterait pour rien au monde, partit comme un trait.

Le commissaire sortit son briquet et alluma sa pipe. Il était plein de zèle parce que, deux jours auparavant, le chef de police l’avait réprimandé sévèrement pour sa passion pour le vin. Aussi, à peine arrivé, voulut-il examiner le cadavre sur les lieux.

Iégor Ivanovitch demanda à Doutlof ce qu’il faisait. Chemin faisant, le vieux raconta à l’intendant l’histoire de la lettre et de son entrevue avec Madame. Doutlof ajouta qu’il venait demander à l’intendant la permission de garder l’argent.

Quelle fut son émotion, lorsque ce dernier s’empara de l’enveloppe. Le commissaire lui fit un interrogatoire d’un ton sec et impérieux.

— Mon argent est perdu, se dit Doutlof ému, mais le commissaire lui rendit l’enveloppe.

— A-t-il de la chance, ce morveux ! dit-il.

— Cela se trouve très bien, répondit Iégor Ivanovitch, il vient de conduire son neveu au régiment, il pourra maintenant lui acheter un remplaçant.

— Ah ! dit le commissaire.

— Achètes-tu un remplaçant pour Iliouchka ?

— Comment faire ? Y aura-t-il assez d’argent ? Y aura-t-il assez d’argent ? Et puis je pense que c’est trop tard.

— Cela te regarde, dit l’intendant en se dirigeant vers la cabane.

Ils entrèrent dans l’antichambre, où les gardiens les attendaient avec des lanternes. Doutlof les suivait. Un silence régnait.

— Où est-ce ? demanda le commissaire.

— Ici, répondit Iégor Ivanovitch à voix basse. Efimka, tu es jeune ajouta-t-il, prends la lanterne et monte le premier.

Efimka semblait avoir oublié sa terreur. Il montait l’échelle quatre à quatre, en se retournant, de temps en temps, pour éclairer le chemin avec la lanterne.

Derrière le commissaire marchait Iégor Ivanovitch.

Lorsqu’ils disparurent dans l’ouverture du grenier, Doutlof fit un pas pour avancer, soupira et s’arrêta. Deux minutes environ s’écoulèrent, leurs pas s’éloignèrent, ils s’approchaient du cadavre, probablement,

— Oncle, on t’appelle, cria Efimka en montrant sa tête par l’ouverture du grenier.

Doutlof grimpa.

La lanterne éclairait l’intendant et le commissaire, derrière eux quelqu’un se tenait debout. C’était Polikei. Doutlof monta enfin, et fit le signe de croix.

— Retournez le cadavre, ordonna le commissaire.

Personne ne bougea.

— Efimka, tu es un jeune garçon, dit l’intendant.

Le jeune homme ne se le fit pas répéter. Il prit Polikei à bras le corps et le retourna.

— Encore un peu.

Il retourna encore le cadavre.

— Défaites la corde.

— Faut-il couper la corde ? Boris Ivanovitch, demanda Iégor Ivanovitch.

— Donnez donc une hache, vous autres.

Les gardiens et Doutlof n’osaient faire un pas. Quant à Efimka, il empoignait le cadavre, comme si c’était un mouton qu’on venait de tuer. On finit par couper la corde et par étendre Illitch sur le plancher.

Le commissaire dit qu’il n’avait plus rien à faire, que le médecin viendrait demain et on se dispersa.


XV


Doutlof se dirigea vers sa cabane.

L’impression triste qu’il avait éprouvée à la vue du cadavre, s’effaçait à mesure qu’il approchait de sa demeure, et une joie immense s’emparait de lui à l’idée de la fortune qu’il avait dans sa poche.

De tous côtés on entendait des chants et des querelles de paysans ivres. Doutlof, qui n’avait bu de sa vie, passa tranquillement devant les cabarets.

Il était tard lorsqu’il revint chez lui. Sa vieille femme dormait depuis longtemps. Le fils aîné et ses enfants ronflaient sur le poêle, le second fils était absent. Seule la femme d’Iliouchka ne dormait pas. Vêtue d’une chemise sale, la tête décoiffée, elle hurlait en balançant son corps.

En entendant les pas de son oncle, elle ne se leva pas pour lui ouvrir, mais se remit à hurler de plus belle. La vieille Doutlof trouvait que sa bru savait très bien hurler, malgré son jeune âge.

Doutlof, en entrant, appela sa femme, qui se leva à la hâte pour lui donner à manger. Les larmes et les paroles incohérentes, que prononçait la jeune femme, finirent par agacer le vieux.

— Cesse donc, lui dit-il, et laisse-moi tranquille.

Il soupa en silence, fit ses prières, se lava les mains et se retira dans son petit réduit, accompagné de sa femme.

Après avoir eu une longue conversation avec elle à voix basse, il ouvrit le coffre, le referma et descendit à la cave.

Lorsqu’il rentra dans la cabane, la chandelle était consumée, une obscurité complète y régnait.

La vieille ronflait, étendue sur un banc de bois, la femme du conscrit dormait tranquillement. Doutlof la regarda, secoua la tête, fit ses prières et monta sur le poêle ou il se coucha à côté de son petit-fils.

Il ne pouvait s’endormir et se retournait sur un côté, puis sur l’autre.

La lune se leva enfin et éclaira la cabane, il put distinguer sa bru étendue par terre. Quelque chose se trouvait à côté d’elle qu’il ne pouvait bien voir. Était-ce une tonne ou quelque ustensile de ménage oublié là ? Il s’assoupit pendant quelques secondes, se leva en sursaut, regarda autour de lui d’un œil effaré.

L’esprit malin qui avait été cause de la mort d’Illitch semblait se promener dans le village et vouloir venir se loger dans la cabane où se trouvait la lettre fatale.

Doutlof terrifié sentait sa présence.

En apercevant l’objet qu’il ne pouvait bien distinguer, il pensa à Iliouchka, les mains attachées derrière le dos, à sa jeune femme, à Illitch pendu au grenier…

Tout à coup, il lui sembla que quelqu’un passait devant la fenêtre.

— Qu’est-ce que cela, peut être ? se demanda-t-il, est-ce le bailli qui vient réclamer sa part… Comment a-t-il pu ouvrir ? continua-t-il en entendant des pas dans l’antichambre. La vieille n’aura pas fermé le loquet.

Un chien se mit à hurler dans la cour, et LUI comme le racontait après le vieux, il avançait toujours à pas lents, comme s’IL cherchait la porte, tâtant le mur avec la main. Il s’accrocha au tonneau d’eau qui se trouvait dans un coin et manqua le verser.

Et de nouveau, Il se remit à fouiller en cherchant la porte.

Une sueur froide couvrit la figure du vieux Doutlof.

La porte s’ouvrit enfin et il entra ayant pris la forme humaine.

Doutlof savait bien que c’était Lui. Il voulut faire le signe de la croix, mais il ne put lever le bras. Il s’approcha de la table couverte d’une nappe et la jeta par terre : puis Il se mit à grimper sur le poêle. Le vieux vit qu’il avait pris la forme d’Illitch. Les mains pendant le long du corps, il souriait en le regardant. Une fois sur le poêle, il se coucha sur le vieux et se mit à l’étouffer.

— C’est mon argent, disait-il.

— Laisse-moi, je t’en prie, voulait dire le vieux, mais il ne pouvait desserrer les dents.

Le poids d’Illitch lui semblait une montagne de pierre. Le vieux n’en pouvait plus.

Il savait qu’il suffisait de réciter une certaine prière pour qu’Il disparaisse, mais il ne pouvait proférer une parole.

Dans sa lutte avec l’Esprit Malin, il avait serré son petit-fils contre le mur, l’enfant pleurait et se débattait. Ses cris délièrent la langue du grand-père.

— Dieu ressuscité ! s’écria-t-il.

L’Esprit le relâcha un peu.

— Que tes ennemis se dispersent !… continuait-il.

L’Esprit descendit du fourneau.

Doutlof l’entendit toucher à terre avec ses deux pieds. Il disait toutes les prières qu’il connaissait… L’Esprit Malin se dirigea vers la porte et, en sortant, la ferma avec une telle violence, que toute la cabane fut secouée. Tout le monde dormait, sauf le vieux et l’enfant, qui pleurait et se serrait contre son grand-père.

Le silence se rétablit enfin.

Le coq chanta trois fois. Les poules se réveillèrent. Quelque chose bougea sur le poêle ; c’était le chat qui sauta à bas et miaula près de la porte.

Doutlof se leva, alla ouvrir la croisée. Il sortit dans la cour et se dirigea vers les chevaux en faisant le signe de la croix.

On voyait qu’il avait passé par là. La jument avait renversé son avoine et, les pieds embarrassés dans sa bride, attendait qu’on vînt à son secours. Le poulain était renversé sur un tas de fumier. Le vieux le releva, débarrassa la jument, leur remplit la mangeoire et retourna dans la cabane.

La vieille était déjà debout et allumait le feu.

— Réveille les enfants, je m’en vais en ville, lui dit-il en se dirigeant vers la cave.

Lorsqu’il revint, le feu était déjà allumé chez tous les voisins. Ses fils faisaient les préparatifs de départ.

Le vieux, sans regarder ses enfants, endossa son cafetan neuf, mit sa ceinture et, l’enveloppe cachée dans sa poitrine, se dirigea vers le comptoir.

— Je ne te conseille pas de lambiner, entends-tu ? Je reviens tout de suite, que tout soit prêt.

L’intendant venait de se lever. Assis devant la table, il prenait du thé.

— Que me veux-tu ?

— Moi, Iégor Ivanovitch, je vais racheter mon garçon. Vous me disiez l’autre jour que vous connaissiez un remplaçant. Ayez pitié de notre ignorance ; apprenez-moi ce que je dois faire.

— Tu as donc changé d’avis ?

— Oui, monsieur, c’est l’enfant de mon frère ; cela me fait de la peine. L’argent entraîne toujours le péché… J’aime mieux ne plus en avoir. Je compte sur votre bonté, répéta le vieux, s’inclinant devant l’intendant.

Iégor Ivanovitch, après avoir pris une mine grave et sérieuse, écrivit deux lettres et lui expliqua tout ce qu’il avait à faire.

Lorsque Doutlof revint chez lui, son fils Ignate et sa bru étaient partis. Sa petite charrette l’attendait devant la porte. Il arracha une branche, s’assit, prit les guides et fouetta le cheval qui partit au trot. L’idée qu’il arriverait trop tard, que Illioucka serait déjà expédié, aux casernes, et que l’argent du Malin resterait entre ses mains ne lui laissait aucun repos.

Nous n’entrerons pas dans les détails de toutes les courses que le vieux eut à faire ; disons seulement qu’il eut une chance extraordinaire ce jour-là.

La personne, chez qui l’intendant l’avait envoyé, lui proposa un remplaçant tout disposé à se vendre. Il demandait quatre cents roubles à un paysan qui, depuis trois semaines, ne lui en offrait que trois cents. Doutlof termina l’affaire en quelques mots :

— Prends-tu trois cents et un quart ? dit-il en lui tendant la main, d’un air qui indiquait qu’il était tout disposé à donner davantage.

L’autre persistait à demander davantage.

— Tu ne veux prendre trois cents et un quart ? tu ne veux décidément pas ? Eh bien ! que le bon Dieu te bénisse ; prends trois cents et demi. Prépare-moi un reçu, amène le garçon. Tiens ; voici deux rouges d’avance.

L’autre avait l’air d’hésiter et ne prenait pas l’argent que Doutlof lui tendait.

— Nous sommes tous mortels, insistait-il en lui offrant l’argent. Cède donc ? Pense à mon pauvre garçon !

— Il n’y a rien à faire, répondit l’autre enfin, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vous assiste !

On réveilla le remplaçant qui, ivre depuis la veille, dormait étendu par terre, on l’examina et on partit.

Chemin faisant, le remplaçant insistait pour qu’on lui offrît du rhum pour se rafraîchir ; Doutlof lui donna de l’argent pour s’en acheter.

Entrés dans la maison où se faisait le recrutement, ils restèrent longtemps dans l’antichambre sans savoir à qui s’adresser ni où aller. Le remplaçant commençait déjà à reprendre courage. Le vieux Doutlof se désolait, lorsqu’il aperçut Iégor Ivanovitch. Il le saisit par le pan de sa redingote et le supplia de lui venir en aide. Iégor Ivanovitch s’y prit si bien que, vers trois heures, tout fut terminé. Le remplaçant fut reconnu bon pour le service ; Cinq minutes plus tard, Doutlof compta la somme au marchand ; reçut la quittance et se dirigea d’un pas léger et content vers la maison où se trouvaient les recrues de Pokrofsky.

Ilia et sa jeune femme, assis dans un coin, se parlaient en chuchotant. Aussitôt qu’ils virent entrer le vieux, ils cessèrent leur conversation et le regardèrent d’un air méfiant.

Le vieux, selon son habitude, commença par faire le signe de la croix, puis il enleva sa ceinture et sortit de sa poche intérieure, un papier. Il appela alors son fils aîné et la mère d’Iliouchka.

— Iliouchka, tu m’as dit une parole bien dure l’autre soir ; c’est un grand péché. Crois-tu que je ne te plains pas ? Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où ton père t’a confié à moi. Si je l’avais pu, crois-tu que je n’aurais pas fait mon possible pour te garder avec moi ? Dieu m’a envoyé une grande joie et j’en ai profité pour te libérer du service… Voici le petit papier, dit-il en posant la quittance sur la table et en le déployant de ses vieux doigts crochus.

Tous les ouvriers du marchand, les paysans de Pokrofsky, et les recrues envahirent la pièce. Ils devinaient de quoi il s’agissait, mais personne n’osa interrompre le vieux qui, de sa voix solennelle, continua :

— Voici le papier en question ! Je l’ai payé quatre cents roubles ! Ne fais plus de reproches à ton vieil oncle !

Iliouchka se leva. Son émotion l’étranglait, il ne put proférer une seule parole. Sa vieille mère voulut se jeter au cou de son fils, mais le vieux l’éloigna d’un geste impérieux et continua :

— Tu m’as dit une parole hier, une parole que je ne puis oublier. Elle m’a fait tout aussi mal que si l’on m’enfonçait un couteau dans le cœur. Ton père t’a confié à moi. Je t’ai toujours traité comme mon propre enfant. Si je t’ai fait du tort, je suis pécheur comme tout le monde… Ai-je raison, chrétiens ? dit-il en s’adressant aux paysans.

— Voici ta mère, voici ta femme : tenez le reçu. Pardonnez-moi au nom du Christ, si je vous ai fait du tort sans le vouloir.

Il se baissa, se mit à genoux et se prosterna aux pieds d’Iliouchka et de sa femme.

Les jeunes gens avaient beau le retenir, c’était en vain, il toucha la terre de son front, se releva et s’assit sur le banc tout essoufflé.

La mère d’Iliouchka et sa jeune femme hurlaient de joie à qui mieux mieux, on entendait dans la foule des paroles d’approbation et même d’admiration.

— Il agit selon Dieu et la justice, disaient les uns.

— Qu’est-ce que l’argent ? On ne peut acheter un fils avec de l’argent.

— Quelle joie pour la famille, entendait-on d’un autre côté… il n’y a rien à dire, c’est un homme équitable et juste.

Seules les autres recrues ne disaient rien, et ne prenaient aucune part à cette joie commune.

Deux heures plus tard, les deux charrettes des Doutlof reprenaient le chemin du village.

Dans la première étaient assis le vieux et son fils Ignate. Un paquet rempli de thé, de galettes et autres bonnes choses se trouvait à leurs pieds.

La vieille mère et la jeune femme se trouvaient avec Iliouchka dans la seconde charrette, la tête couverte d’un mouchoir, heureuses et tranquilles.

La jeune femme tenait en main un flacon d’eau-de-vie… Iliouchka, tout rouge, causait avec animation en mangeant un morceau de pain. Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, avançaient avec plus de rapidité ; les passants se retournaient involontairement en voyant les figures épanouies des paysans.

Au moment de quitter la ville, ils rencontrèrent les recrues qui étaient groupées autour d’un cabaret. L’un d’eux, avec l’air gêné qu’ont les personnes auxquelles on a rasé les cheveux, la casquette sur la nuque, pinçait de la balaoka, un autre, un flacon d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu d’un cercle de curieux.

Ignate arrêta son cheval pour arranger la bride et tous les Doutlof regardèrent avec attendrissement le danseur.

Le conscrit semblait ne rien voir. Il sentait que la foule des spectateurs allait en augmentant et dansait avec plus d’entrain.

Les sourcils froncés, la figure immobile, le sourire aux lèvres, il dansait avec une adresse surprenante. Il semblait que tous ses efforts tendaient à tourner avec le plus de rapidité possible. De temps en temps, il clignait de l’œil au musicien qui se mettait à jouer avec plus d’entrain. Immobile pendant quelques secondes, il s’élançait de nouveau, faisait des sauts périlleux et recommençait à tourner sur place. Les enfants riaient, les femmes secouaient la tête, les hommes regardaient avec approbation. Le musicien, fatigué, fit un accord faux et s’arrêta.

— Eh ! Alechka, cria-t-il au danseur, en lui montrant Doutlof du doigt, voici ton parrain !

— Où cela, mon cher ami ? cria Alechka, le conscrit que Doutlof avait acheté. Il traînait ses pieds fatigués par la danse et élevant le flacon d’eau-de-vie au-dessus de la tête, il s’approcha de la charrette.

— Michka, un verre et vivement ! Quelle joie, mon cher ami, de te voir ! criait-il en chantant.

— Et, versant de sa main tremblante l’eau-de-vie dans les verres, il en offrait aux femmes et aux hommes. Les paysans burent, mais les femmes s’y refusèrent.

— Que pourrais-je vous offrir, mes chères âmes ? criait Alechka en les embrassant.

Une marchande se tenait à côté, un panier de friandises à la main, il le lui arrache et en versa le contenu dans la charrette.

— N’aie pas peur, je paierai pour tout le monde, que diable ! hurla-t-il d’une voix pleurnicheuse, en sortant de sa poche une bourse avec de l’argent.

— Où est ta mère ? demandai-il. C’est toi ? Eh bien ! je lui donnerai aussi un cadeau.

Il mit la main dans sa poche, en sortit un mouchoir neuf, enleva un essuie-mains qui lui entourait la taille, ôta un mouchoir rouge qu’il portait au cou et jeta le tout à la vieille.

— C’est pour toi, je te le donne.

Et sa voix devenait toujours plus mélancolique.

— Pourquoi cela, mon pauvre garçon ; quel cœur simple ! disait la vieille avec attendrissement.

Alechka baissait toujours la tête davantage et continuait :

— C’est pour vous que je m’en vais ; c’est pour vous que je me sacrifie. C’est pour cela que je vous offre des cadeaux.

— Il a peut-être une mère encore ! cria une voix dans la foule. Cœur simple, va !

Alechka releva la tête.

— Si j’ai une mère, certainement, et un père aussi. Ils m’ont tous renié.

— Écoute-moi bien, vieille, ajouta-t-il, en saisissant la mère d’Iliouchka par la main. Je t’ai fait des cadeaux… Écoute-moi au nom du Christ… Tu iras au village Wodnoïé, tu demanderas la vieille Nikonof. C’est ma mère, comprends-tu bien. Tu lui diras à cette vieille Nikonof que son Alechka… Non, je ne puis continuer… tu lui diras… que… son fils… Allons, musicien, recommence !

Et jetant le flacon d’eau-de-vie par terre, il se remit à danser comme un possédé.

Ignate remonta dans la charrette et donna un coup de fouet au cheval.

— Adieu ! que Dieu t’assiste, cria la vieille mère d’Iliouchka, les larmes aux yeux.

Alechka s’arrêta.

— Mais allez donc tous au diable tant que vous êtes ! cria-t-il, les menaçant de ses deux poings. Que le diable les emporte !

— Oh ! Seigneur mon Dieu ! soupira la vieille en faisant le signe de la croix.

Les deux charrettes partirent.

Alechka, au milieu de la route, les regardait s’éloigner, les poings serrés, les yeux injectés, les maudissant.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? Allez-vous-en, démons ! canailles ! criait-il, je vais vous rattraper, rustres, rutres !

Épuisé, il tomba par terre.

Bientôt après, les Doutlof furent assez loin pour ne plus entendre les imprécations du pauvre conscrit. Le vieux s’était endormi. Ignate, tout doucement, descendit de sa charrette et s’approcha de celle de son cousin. Ils partagèrent le flacon d’eau-de-vie que la jeune femme tenait à la main.

Iliouchka entonna une chanson. Ignate, qui marchait à côté de lui, jetait un cri de joie de temps en temps. La jeune femme se joignit à eux.

Et la vieille couvait ses enfants d’un œil attendri.



  1. Espèce de sabot.