Histoire d’un pauvre homme/XV

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Histoire d’un pauvre homme
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XV


Doutlof se dirigea vers sa cabane.

L’impression triste qu’il avait éprouvée à la vue du cadavre, s’effaçait à mesure qu’il approchait de sa demeure, et une joie immense s’emparait de lui à l’idée de la fortune qu’il avait dans sa poche.

De tous côtés on entendait des chants et des querelles de paysans ivres. Doutlof, qui n’avait bu de sa vie, passa tranquillement devant les cabarets.

Il était tard lorsqu’il revint chez lui. Sa vieille femme dormait depuis longtemps. Le fils aîné et ses enfants ronflaient sur le poêle, le second fils était absent. Seule la femme d’Iliouchka ne dormait pas. Vêtue d’une chemise sale, la tête décoiffée, elle hurlait en balançant son corps.

En entendant les pas de son oncle, elle ne se leva pas pour lui ouvrir, mais se remit à hurler de plus belle. La vieille Doutlof trouvait que sa bru savait très bien hurler, malgré son jeune âge.

Doutlof, en entrant, appela sa femme, qui se leva à la hâte pour lui donner à manger. Les larmes et les paroles incohérentes, que prononçait la jeune femme, finirent par agacer le vieux.

— Cesse donc, lui dit-il, et laisse-moi tranquille.

Il soupa en silence, fit ses prières, se lava les mains et se retira dans son petit réduit, accompagné de sa femme.

Après avoir eu une longue conversation avec elle à voix basse, il ouvrit le coffre, le referma et descendit à la cave.

Lorsqu’il rentra dans la cabane, la chandelle était consumée, une obscurité complète y régnait.

La vieille ronflait, étendue sur un banc de bois, la femme du conscrit dormait tranquillement. Doutlof la regarda, secoua la tête, fit ses prières et monta sur le poêle ou il se coucha à côté de son petit-fils.

Il ne pouvait s’endormir et se retournait sur un côté, puis sur l’autre.

La lune se leva enfin et éclaira la cabane, il put distinguer sa bru étendue par terre. Quelque chose se trouvait à côté d’elle qu’il ne pouvait bien voir. Était-ce une tonne ou quelque ustensile de ménage oublié là ? Il s’assoupit pendant quelques secondes, se leva en sursaut, regarda autour de lui d’un œil effaré.

L’esprit malin qui avait été cause de la mort d’Illitch semblait se promener dans le village et vouloir venir se loger dans la cabane où se trouvait la lettre fatale.

Doutlof terrifié sentait sa présence.

En apercevant l’objet qu’il ne pouvait bien distinguer, il pensa à Iliouchka, les mains attachées derrière le dos, à sa jeune femme, à Illitch pendu au grenier…

Tout à coup, il lui sembla que quelqu’un passait devant la fenêtre.

— Qu’est-ce que cela, peut être ? se demanda-t-il, est-ce le bailli qui vient réclamer sa part… Comment a-t-il pu ouvrir ? continua-t-il en entendant des pas dans l’antichambre. La vieille n’aura pas fermé le loquet.

Un chien se mit à hurler dans la cour, et LUI comme le racontait après le vieux, il avançait toujours à pas lents, comme s’IL cherchait la porte, tâtant le mur avec la main. Il s’accrocha au tonneau d’eau qui se trouvait dans un coin et manqua le verser.

Et de nouveau, Il se remit à fouiller en cherchant la porte.

Une sueur froide couvrit la figure du vieux Doutlof.

La porte s’ouvrit enfin et il entra ayant pris la forme humaine.

Doutlof savait bien que c’était Lui. Il voulut faire le signe de la croix, mais il ne put lever le bras. Il s’approcha de la table couverte d’une nappe et la jeta par terre : puis Il se mit à grimper sur le poêle. Le vieux vit qu’il avait pris la forme d’Illitch. Les mains pendant le long du corps, il souriait en le regardant. Une fois sur le poêle, il se coucha sur le vieux et se mit à l’étouffer.

— C’est mon argent, disait-il.

— Laisse-moi, je t’en prie, voulait dire le vieux, mais il ne pouvait desserrer les dents.

Le poids d’Illitch lui semblait une montagne de pierre. Le vieux n’en pouvait plus.

Il savait qu’il suffisait de réciter une certaine prière pour qu’Il disparaisse, mais il ne pouvait proférer une parole.

Dans sa lutte avec l’Esprit Malin, il avait serré son petit-fils contre le mur, l’enfant pleurait et se débattait. Ses cris délièrent la langue du grand-père.

— Dieu ressuscité ! s’écria-t-il.

L’Esprit le relâcha un peu.

— Que tes ennemis se dispersent !… continuait-il.

L’Esprit descendit du fourneau.

Doutlof l’entendit toucher à terre avec ses deux pieds. Il disait toutes les prières qu’il connaissait… L’Esprit Malin se dirigea vers la porte et, en sortant, la ferma avec une telle violence, que toute la cabane fut secouée. Tout le monde dormait, sauf le vieux et l’enfant, qui pleurait et se serrait contre son grand-père.

Le silence se rétablit enfin.

Le coq chanta trois fois. Les poules se réveillèrent. Quelque chose bougea sur le poêle ; c’était le chat qui sauta à bas et miaula près de la porte.

Doutlof se leva, alla ouvrir la croisée. Il sortit dans la cour et se dirigea vers les chevaux en faisant le signe de la croix.

On voyait qu’il avait passé par là. La jument avait renversé son avoine et, les pieds embarrassés dans sa bride, attendait qu’on vînt à son secours. Le poulain était renversé sur un tas de fumier. Le vieux le releva, débarrassa la jument, leur remplit la mangeoire et retourna dans la cabane.

La vieille était déjà debout et allumait le feu.

— Réveille les enfants, je m’en vais en ville, lui dit-il en se dirigeant vers la cave.

Lorsqu’il revint, le feu était déjà allumé chez tous les voisins. Ses fils faisaient les préparatifs de départ.

Le vieux, sans regarder ses enfants, endossa son cafetan neuf, mit sa ceinture et, l’enveloppe cachée dans sa poitrine, se dirigea vers le comptoir.

— Je ne te conseille pas de lambiner, entends-tu ? Je reviens tout de suite, que tout soit prêt.

L’intendant venait de se lever. Assis devant la table, il prenait du thé.

— Que me veux-tu ?

— Moi, Iégor Ivanovitch, je vais racheter mon garçon. Vous me disiez l’autre jour que vous connaissiez un remplaçant. Ayez pitié de notre ignorance ; apprenez-moi ce que je dois faire.

— Tu as donc changé d’avis ?

— Oui, monsieur, c’est l’enfant de mon frère ; cela me fait de la peine. L’argent entraîne toujours le péché… J’aime mieux ne plus en avoir. Je compte sur votre bonté, répéta le vieux, s’inclinant devant l’intendant.

Iégor Ivanovitch, après avoir pris une mine grave et sérieuse, écrivit deux lettres et lui expliqua tout ce qu’il avait à faire.

Lorsque Doutlof revint chez lui, son fils Ignate et sa bru étaient partis. Sa petite charrette l’attendait devant la porte. Il arracha une branche, s’assit, prit les guides et fouetta le cheval qui partit au trot. L’idée qu’il arriverait trop tard, que Illioucka serait déjà expédié, aux casernes, et que l’argent du Malin resterait entre ses mains ne lui laissait aucun repos.

Nous n’entrerons pas dans les détails de toutes les courses que le vieux eut à faire ; disons seulement qu’il eut une chance extraordinaire ce jour-là.

La personne, chez qui l’intendant l’avait envoyé, lui proposa un remplaçant tout disposé à se vendre. Il demandait quatre cents roubles à un paysan qui, depuis trois semaines, ne lui en offrait que trois cents. Doutlof termina l’affaire en quelques mots :

— Prends-tu trois cents et un quart ? dit-il en lui tendant la main, d’un air qui indiquait qu’il était tout disposé à donner davantage.

L’autre persistait à demander davantage.

— Tu ne veux prendre trois cents et un quart ? tu ne veux décidément pas ? Eh bien ! que le bon Dieu te bénisse ; prends trois cents et demi. Prépare-moi un reçu, amène le garçon. Tiens ; voici deux rouges d’avance.

L’autre avait l’air d’hésiter et ne prenait pas l’argent que Doutlof lui tendait.

— Nous sommes tous mortels, insistait-il en lui offrant l’argent. Cède donc ? Pense à mon pauvre garçon !

— Il n’y a rien à faire, répondit l’autre enfin, en faisant le signe de la croix. Que Dieu vous assiste !

On réveilla le remplaçant qui, ivre depuis la veille, dormait étendu par terre, on l’examina et on partit.

Chemin faisant, le remplaçant insistait pour qu’on lui offrît du rhum pour se rafraîchir ; Doutlof lui donna de l’argent pour s’en acheter.

Entrés dans la maison où se faisait le recrutement, ils restèrent longtemps dans l’antichambre sans savoir à qui s’adresser ni où aller. Le remplaçant commençait déjà à reprendre courage. Le vieux Doutlof se désolait, lorsqu’il aperçut Iégor Ivanovitch. Il le saisit par le pan de sa redingote et le supplia de lui venir en aide. Iégor Ivanovitch s’y prit si bien que, vers trois heures, tout fut terminé. Le remplaçant fut reconnu bon pour le service ; Cinq minutes plus tard, Doutlof compta la somme au marchand ; reçut la quittance et se dirigea d’un pas léger et content vers la maison où se trouvaient les recrues de Pokrofsky.

Ilia et sa jeune femme, assis dans un coin, se parlaient en chuchotant. Aussitôt qu’ils virent entrer le vieux, ils cessèrent leur conversation et le regardèrent d’un air méfiant.

Le vieux, selon son habitude, commença par faire le signe de la croix, puis il enleva sa ceinture et sortit de sa poche intérieure, un papier. Il appela alors son fils aîné et la mère d’Iliouchka.

— Iliouchka, tu m’as dit une parole bien dure l’autre soir ; c’est un grand péché. Crois-tu que je ne te plains pas ? Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où ton père t’a confié à moi. Si je l’avais pu, crois-tu que je n’aurais pas fait mon possible pour te garder avec moi ? Dieu m’a envoyé une grande joie et j’en ai profité pour te libérer du service… Voici le petit papier, dit-il en posant la quittance sur la table et en le déployant de ses vieux doigts crochus.

Tous les ouvriers du marchand, les paysans de Pokrofsky, et les recrues envahirent la pièce. Ils devinaient de quoi il s’agissait, mais personne n’osa interrompre le vieux qui, de sa voix solennelle, continua :

— Voici le papier en question ! Je l’ai payé quatre cents roubles ! Ne fais plus de reproches à ton vieil oncle !

Iliouchka se leva. Son émotion l’étranglait, il ne put proférer une seule parole. Sa vieille mère voulut se jeter au cou de son fils, mais le vieux l’éloigna d’un geste impérieux et continua :

— Tu m’as dit une parole hier, une parole que je ne puis oublier. Elle m’a fait tout aussi mal que si l’on m’enfonçait un couteau dans le cœur. Ton père t’a confié à moi. Je t’ai toujours traité comme mon propre enfant. Si je t’ai fait du tort, je suis pécheur comme tout le monde… Ai-je raison, chrétiens ? dit-il en s’adressant aux paysans.

— Voici ta mère, voici ta femme : tenez le reçu. Pardonnez-moi au nom du Christ, si je vous ai fait du tort sans le vouloir.

Il se baissa, se mit à genoux et se prosterna aux pieds d’Iliouchka et de sa femme.

Les jeunes gens avaient beau le retenir, c’était en vain, il toucha la terre de son front, se releva et s’assit sur le banc tout essoufflé.

La mère d’Iliouchka et sa jeune femme hurlaient de joie à qui mieux mieux, on entendait dans la foule des paroles d’approbation et même d’admiration.

— Il agit selon Dieu et la justice, disaient les uns.

— Qu’est-ce que l’argent ? On ne peut acheter un fils avec de l’argent.

— Quelle joie pour la famille, entendait-on d’un autre côté… il n’y a rien à dire, c’est un homme équitable et juste.

Seules les autres recrues ne disaient rien, et ne prenaient aucune part à cette joie commune.

Deux heures plus tard, les deux charrettes des Doutlof reprenaient le chemin du village.

Dans la première étaient assis le vieux et son fils Ignate. Un paquet rempli de thé, de galettes et autres bonnes choses se trouvait à leurs pieds.

La vieille mère et la jeune femme se trouvaient avec Iliouchka dans la seconde charrette, la tête couverte d’un mouchoir, heureuses et tranquilles.

La jeune femme tenait en main un flacon d’eau-de-vie… Iliouchka, tout rouge, causait avec animation en mangeant un morceau de pain. Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, avançaient avec plus de rapidité ; les passants se retournaient involontairement en voyant les figures épanouies des paysans.

Au moment de quitter la ville, ils rencontrèrent les recrues qui étaient groupées autour d’un cabaret. L’un d’eux, avec l’air gêné qu’ont les personnes auxquelles on a rasé les cheveux, la casquette sur la nuque, pinçait de la balaoka, un autre, un flacon d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu d’un cercle de curieux.

Ignate arrêta son cheval pour arranger la bride et tous les Doutlof regardèrent avec attendrissement le danseur.

Le conscrit semblait ne rien voir. Il sentait que la foule des spectateurs allait en augmentant et dansait avec plus d’entrain.

Les sourcils froncés, la figure immobile, le sourire aux lèvres, il dansait avec une adresse surprenante. Il semblait que tous ses efforts tendaient à tourner avec le plus de rapidité possible. De temps en temps, il clignait de l’œil au musicien qui se mettait à jouer avec plus d’entrain. Immobile pendant quelques secondes, il s’élançait de nouveau, faisait des sauts périlleux et recommençait à tourner sur place. Les enfants riaient, les femmes secouaient la tête, les hommes regardaient avec approbation. Le musicien, fatigué, fit un accord faux et s’arrêta.

— Eh ! Alechka, cria-t-il au danseur, en lui montrant Doutlof du doigt, voici ton parrain !

— Où cela, mon cher ami ? cria Alechka, le conscrit que Doutlof avait acheté. Il traînait ses pieds fatigués par la danse et élevant le flacon d’eau-de-vie au-dessus de la tête, il s’approcha de la charrette.

— Michka, un verre et vivement ! Quelle joie, mon cher ami, de te voir ! criait-il en chantant.

— Et, versant de sa main tremblante l’eau-de-vie dans les verres, il en offrait aux femmes et aux hommes. Les paysans burent, mais les femmes s’y refusèrent.

— Que pourrais-je vous offrir, mes chères âmes ? criait Alechka en les embrassant.

Une marchande se tenait à côté, un panier de friandises à la main, il le lui arrache et en versa le contenu dans la charrette.

— N’aie pas peur, je paierai pour tout le monde, que diable ! hurla-t-il d’une voix pleurnicheuse, en sortant de sa poche une bourse avec de l’argent.

— Où est ta mère ? demandai-il. C’est toi ? Eh bien ! je lui donnerai aussi un cadeau.

Il mit la main dans sa poche, en sortit un mouchoir neuf, enleva un essuie-mains qui lui entourait la taille, ôta un mouchoir rouge qu’il portait au cou et jeta le tout à la vieille.

— C’est pour toi, je te le donne.

Et sa voix devenait toujours plus mélancolique.

— Pourquoi cela, mon pauvre garçon ; quel cœur simple ! disait la vieille avec attendrissement.

Alechka baissait toujours la tête davantage et continuait :

— C’est pour vous que je m’en vais ; c’est pour vous que je me sacrifie. C’est pour cela que je vous offre des cadeaux.

— Il a peut-être une mère encore ! cria une voix dans la foule. Cœur simple, va !

Alechka releva la tête.

— Si j’ai une mère, certainement, et un père aussi. Ils m’ont tous renié.

— Écoute-moi bien, vieille, ajouta-t-il, en saisissant la mère d’Iliouchka par la main. Je t’ai fait des cadeaux… Écoute-moi au nom du Christ… Tu iras au village Wodnoïé, tu demanderas la vieille Nikonof. C’est ma mère, comprends-tu bien. Tu lui diras à cette vieille Nikonof que son Alechka… Non, je ne puis continuer… tu lui diras… que… son fils… Allons, musicien, recommence !

Et jetant le flacon d’eau-de-vie par terre, il se remit à danser comme un possédé.

Ignate remonta dans la charrette et donna un coup de fouet au cheval.

— Adieu ! que Dieu t’assiste, cria la vieille mère d’Iliouchka, les larmes aux yeux.

Alechka s’arrêta.

— Mais allez donc tous au diable tant que vous êtes ! cria-t-il, les menaçant de ses deux poings. Que le diable les emporte !

— Oh ! Seigneur mon Dieu ! soupira la vieille en faisant le signe de la croix.

Les deux charrettes partirent.

Alechka, au milieu de la route, les regardait s’éloigner, les poings serrés, les yeux injectés, les maudissant.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? Allez-vous-en, démons ! canailles ! criait-il, je vais vous rattraper, rustres, rutres !

Épuisé, il tomba par terre.

Bientôt après, les Doutlof furent assez loin pour ne plus entendre les imprécations du pauvre conscrit. Le vieux s’était endormi. Ignate, tout doucement, descendit de sa charrette et s’approcha de celle de son cousin. Ils partagèrent le flacon d’eau-de-vie que la jeune femme tenait à la main.

Iliouchka entonna une chanson. Ignate, qui marchait à côté de lui, jetait un cri de joie de temps en temps. La jeune femme se joignit à eux.

Et la vieille couvait ses enfants d’un œil attendri.