Histoire d’un paysan/1/03

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Librarie Hachette (p. 11-15).

III

Les deux premières années se passèrent ainsi ; mes frères et sœurs continuaient à mendier ; moi, je me donnais mille peines pour rendre service au parrain. À dix ans, l’idée d’apprendre un état et de gagner mon pain me travaillait déjà ; maître Jean le voyait, et me retenait le plus souvent possible à la forge.

Chaque fois que j’y pense, je crois entendre la voix du parrain me crier : « Courage, Michel, courage ! »

C’était un grand et gros homme, avec de larges favoris roux, la grosse queue pendant sur le dos, et les moustaches si longues et touffues, qu’il pouvait les passer jusque derrière ses oreilles. Dans ce temps, les maréchaux ferrants des hussards avaient aussi ces favoris et la queue nouée derrière en forme de perruque ; je pense que le parrain voulait leur ressembler. Il avait de gros yeux gris, le nez charnu, les joues rondes, et riait fort, lorsqu’il s’y mettait. Son tablier de cuir lui remontait en bavette jusque sous le menton, et ses gros bras étaient nus à la forge en plein hiver.

À chaque instant il disputait avec Valentin, son compagnon, un grand gaillard, maigre et voûté, qui trouvait tout bien dans ce bas monde : les nobles, les moines, les maitrises, tout !…

Mais, animal, lui criait le parrain, si ces choses n’existaient pas, tu serais maître forgeron comme moi depuis longtemps ; tu te serais acquis du bien, tu pourrais vivre à ton aise.

— C’est égal, répondait Valentin, vous penserez ce qui vous plaira : moi, je suis pour notre sainte religion, la noblesse et le roi. C’est l’ordre établi par Dieu ! »

Alors maître Jean levait brusquement ses épaules et disait :

« Allons, puisque tu trouves tout bien, moi, j’y consens. En route ! »

Et l’on se remettait à forger.

Je n’ai jamais rencontré de plus brave homme que Valentin, mais il avait la tête en pain de sucre, et raisonnait comme une oie.

Ce n’était pas sa faute, on ne pouvait pas lui en vouloir.

La mère Catherine pensait comme son mari, et Nicole pensait comme la mère Catherine.

Tout prospérait à l’auberge ; maître Jean gagnait des sommes tous les ans ; et quand on nommait les répartiteurs pour les corvées, les tailles et les autres impositions des Baraques, il était toujours sur la liste, avec le maître bûcheron Cochart, et le grand charron Létumier, qui se faisaient bien aussi trois ou quatre cents livres.

Il faut savoir qu’alors le chemin ordinaire des rouliers, des voituriers et des maraîchers d’Alsace, pour se rendre au marché de la ville, passait par les Baraques. Comme la route de Saverne à Phalsbourg montait tout droit ; comme elle était effondrée, pleine d’orniéres et même de ravines, où l’on risquait de verser jusque dans la Schlittenbach ; comme il fallait des cinq et six chevaux de renfort pour grimper cette côte, les gens aimaient mieux faire un détour par le vallon de la Zorne ; et presque tous, en allant et venant, s’arrêtaient à l’auberge des Trois-Pigeons.

La forge et l’auberge allaient bien ensemble ; pendant qu’on ferrait le cheval ou qu’on raccommodait la charrette, le voiturier entrait aux Trois-Pigeons ; il voyait de la fenêtre ce qui se passait dehors, en cassant sa croûte de pain, et vidant sa chopine de vin blanc.

Les jours de foire la grande salle fourmillait de monde ; ces gens arrivaient par bandes, avec leurs hottes, leurs paniers et leurs charrettes. En s’en retournant, ils avaient presque toujours un verre de top dans la tête, et ne se gênaient pas de dire ce qu’ils pensaient. — C’étaient des plaintes qui ne finissaient pas ; les femmes surtout n’en disaient jamais assez ; elles appelaient les seigneurs, Les prévôts, par leurs véritables noms ; elles racontaient leurs abominations, et quand leurs maris voulaient un peu les calmer, elles les traitaient de bêtes.

Les marchands d’Alsace en voulaient surtout aux péages, qui leur enlevaient tout le bénéfice, car il fallait payer pour entrer d’Alsace en Lorraine. Les pauvres juifs, qu’on rançonnait à toutes les barrières, — tant pour le juif et tant pour l’âne ! — n’osaient pas se plaindre, mais les autres ne ménageaient personne.

Seulement, après avoir bien crié, tantôt l’un, tantôt l’autre se levait en disant :

« Oui, c’est vrai, on nous étrangle… les droits augmentent tous les jours ; mais que voulez-vous ? Les paysans sont des paysans, et les seigneurs des seigneurs. Tant que le monde marchera, les seigneurs seront en haut et nous en bas. Allons… à la grâce de Dieu !… Tenez, mère Catherine, payez-vous… voilà votre compte !… En route !… »

Et toute la bande partait. Une vieille se mettait à prier tout haut pour aider à la marche ; les femmes répondaient, et les hommes, la tête penchée, rêvaient derrière.

J’ai souvent pensé depuis, que cette espèce de bourdonnement par demandes et par réponses leur évitait la peine de réfléchir, et que cela les soulageait. L’idée de s’aider eux-mêmes, de se débarrasser du saunier, du collecteur, du péager, des seigneurs, des couvents, de tout ce qui les gênait, et de mettre les dîmes, les aides, les vingtièmes, toutes les impositions dans leur propre poche, comme ils l’ont fait plus tard, cette idée ne leur venait pas encore ; ils se reposaient sur le bon Dieu.

Enfin tout ce mouvement, ces plantes, ce fourmillement de juifs, de rouliers, de paysans dans la grande salle, les jours de foire ; leurs disputes sur le prix du bétail, du blé, des avoines, des récoltes de toute sorte ; leurs mines lorsqu’ils se tapaient dans la main, et qu’ils faisaient apporter le pot de vin pour arroser le marché, selon la coutume, tout cela m’apprenait à connaître les hommes et les choses. On ne pouvait pas souhaiter meilleure école pour un enfant, et si j’ai gagné du bien par la suite, c’est que je savais le prix des grains, des bêtes et des terres depuis longtemps. Le vieux juif Schmoûle et le grand Mathias Fischer, du Harberg me l’avaient appris, car ils disputaient assez souvent ensemble sur la valeur des denrées, Dieu merci !

Moi, tout petit, en courant chercher les gobelets et les cruches, j’ouvrais de grands yeux et je dressais les oreilles, on peut me croire.

Mais, ce que j’aimais encore beaucoup mieux que tout le reste, c’était d’entendre maître Jean lire la gazette après souper.

Aujourd’hui la moindre auberge de village a sa gazette ; l’ancien Messager boiteux, de Silbermann, pendu derrière la croisée, ne compte plus ; chacun veut connaître les affaires du pays, et lire son Courrier du Bas-Rhin, ou son Impartial de la Meurthe deux ou trois fois au moins par semaine ; chacun serait honteux de vivre comme un âne, sans s’inquiéter de ce qui regarde tout le monde. Mais avant 89, les gens qui n’avaient à se mêler de rien, et qui n’étaient bons qu’à supporter les impositions, autant qu’il plaisait au roi de leur en mettre sur le dos, les gens n’aimaient pas à lire ; la plupart ne connaissaient pas même la première lettre ; et puis les gazettes étaient très-chères ! et maître Jean, quoique à son aise, n’aurait pas voulu pour son plaisir faire une aussi grosse dépense.

Heureusement le petit colporteur Chauvel nous en apportait un paquet, chaque fois qu’il rentrait de ses tournées en Alsace, en Lorraine ou dans le Palatinat.

Voilà bien encore une de ces figures comme on n’en voit plus depuis la Révolution : le colporteur d’almanachs, de bons paroissiens, de salutations à la Vierge, de catéchismes, de croisettes [1], etc. ; celui qui roulait de Strasbourg à Metz, de Trèves à Nancy, Pont-à-Mousson, Toul, Verdun ; qu’on rencontrait dans tous les sentiers, au fond des bois, devant les fermes, les couvents, les abbayes, à l’entrée des villages, avec sa carmagnole de bure, ses guêtres à bouton d’os, montant jusqu’aux genoux, de gros souliers chargés de clous luisants, les reins pliés, la bretelle de cuir en travers de l’épaule, et l’immense panier d’osier sur le dos, comme une montagne. Il vendait des livres de messe, mais combien de livres défendus passaient en contrebande : des Jean-Jacques, des Voltaire, des Raynal, des Helvétius !

Le père Chauvel était le plus fin, le plus hardi de tous ces contrebandiers d’Alsace et de Lorraine. C’était un petit homme brun, sec, nerveux, les lèvres serrées et le nez crochu. Son panier avait l’air de l’écraser, mais il le portait bien tout de même. En passant, ses petits yeux noirs vous entraient jusqu’au fond de l’âme, il savait d’un coup d’œil ce que vous étiez, si vous vouliez quelque chose, si vous apparteniez à la maréchaussée, s’il devait vous craindre ou vous offrir un de ses livres. Il le fallait, car d’être pris en faisant cette contrebande-là, c’était un cas de galères.

Toutes les fois qu’il arrivait de ses voyages, Chauvel entrait d’abord chez nous, à la nuit, quand l’auberge était vide et que tout se taisait au village. Alors il venait avec sa petite Marguerite, qui ne le quittait jamais, même en route ; et rien que d’entendre leurs pas dans l’allée, on disait :

« Voici Chauvel ! Nous allons apprendre du nouveau. »

Nicole courait ouvrir, et Chauvel entrait, son enfant à la main, en faisant un petit signe de tête. Ce souvenir me rajeunit de soixante et quinze ans ; je le vois avec Marguerite, brune comme une myrtille, la petite robe de toile bleue en franges le long des jambes, ses cheveux noirs tombant sur les épaules

Chauvel donnait le paquet de gazettes à Nicole ; s’asseyait derrière le poêle, sa petite entre les genoux, et maître Jean se retournait tout joyeux en criant :

« Eh bien ! Chauvel, eh bien ! ça va toujours ?… ça marche ?

— Oui, maître Jean, ça va bien… on achète beaucoup de livres… les gens s’instruisent… Ça va !… ça va ! » répondait le petit homme.

Marguerite, quand il parlait, le regardait d’un air d’attention extraordinaire, on voyait qu’elle comprenait tout.

C’étaient des calvinistes, de vrais calvinistes de la Rochelle, qu’on avait chassés de là-bas, ensuite de Lixheim, et qui, depuis dix à douze ans, vivaient aux Baraques. Ils ne pouvaient remplir aucune place. Leur vieille cassine était presque-toujours fermée ; en revenant, ils l’ouvraient et restaient cinq ou six jours à se reposer, ensuite ils repartaient faire leur commerce. On les regardait comme des hérétiques, des sauvages ; mais cela n’empêchait pas le père Chauvel d’en savoir plus, à lui seul, que tous les capucins du pays !

Maître Jean aimait ce petit homme, ils s’entendaient entre eux.

Après avoir ouvert le paquet de gazettes sur la table, et regardé quelques minutes, en disant :

« Celle-ci vient d’Utrecht… celle-ci de Clèves… celle-ci d’Amsterdam… Nous allons voir… nous allons voir… Ah ! ah ! c’est bon… c’est fameux ! Nicole, cherche mes besicles, là, sur la fenêtre. »

Après s’être ainsi réjoui quelques instants, maître Jean se mettait à lire, et moi je ne respirais plus dans mon coin. J’oubliais tout, même le danger de retourner à notre baraque trop tard en hiver, lorsque la neige couvrait le village, et que des bandes de loups avaient passé le Rhin sur la glace.

J’aurais dû partir tout de suite après souper, mon père m’attendait ; mais la curiosité d’apprendre des nouvelles du Grand-Turc, de l’Amérique et de tous les pays du monde me possédait ; je restais jusque passé dix heures ! et même encore aujourd’hui je crois être dans mon coin, à gauche de la vieille horloge ; l’armoire de noyer et la porte du cabinet où couchait maître Jean à droite, et la grande table d’auberge en face de moi, contre les petites fenêtres sombres. Maître Jean lit ; la mère Catherine, une petite femme, les joues rosées, les oreilles couvertes d’un bavolet blanc, file en écoutant ; et Nicole aussi, son bonnet en coussinet sur la nuque. Cette pauvre Nicole était rousse comme une carotte, avec des taches de son par milliers et les cils blancs. Oui, tout est là ! Les rouets bourdonnent, la vieille horloge marche ; de temps en temps elle grince, les poids descendent, l’heure sonne, et puis le tic-tac continue. Maître Jean, dans son fauteuil, ses besicles à branches de fer sur le nez, — comme moi maintenant, — les oreilles rouges et ses gros favoris ébouriffés, ne fait attention qu’à sa gazette. Quelquefois il se retourne pour regarder sous ses lunettes, et dit :

« Ah ! ah ! voici des nouvelles d’Amérique.

Le général Washington a battu les Anglais. Voyez-vous ça, Chauvel !

— Oui, maître Jean, répond le colporteur, ces Américains, il n’y a pas plus de trois ou quatre ans, ont commencé leur révolte, ils ne voulaient plus payer la masse de droits que les Anglais augmentaient de jour en jour, comme ça se pratique souvent ailleurs, et maintenant leurs affaires vont bien ! »

Il souriait une seconde sans desserrer les lèvres, et maître Jean se remettait à lire.

D’autres fois, il était question de Frédéric II, ce vieux renard prussien, qui voulait recommencer ses tours.

« Vieux gueux ! bégayait maître Jean, sans M. de Soubise, il ne ferait pas le gros dos. C’est cette grande bête qui nous a valu Rosbach.

— Oui, répondait Chauvel, et voilà pourquoi Sa Majesté lui a donné quinze cent mille livres de pension ? »

Alors ils se regardaient en silence, et maiître Jean répétait :

« Quinze cent mille livres à cet imbécile ! Et l’on ne trouve pas un liard pour refaire la route royale de Saverne à Phalsbourg. Il faut que des milliers de paysans se détournent d’une lieue, pour aller d’Alsace en Lorraine ; le pain, le vin, la viande, tout renchérit.

— Hé ! que voulez-vous ? Ça, c’est-de la politique, disait le calviniste. Nous ne comprenons rien à la politique, nous autres ! Nous ne savons que travailler et payer. La dépense regarde le roi. »

Lorsque maître Jean s’emportait trop, la mère Catherine se levait bien vite ; elle écoutait dans l’allée, et tout s’apaisait, car le parrain comprenait ce que cela voulait dire. Il fallait de la prudence, les espions rôdaient partout ; s’ils avaient entendu ce que nous pensions des princes, des seigneurs et des moines, nous en aurions vu de grises.

Chauvel et sa petits fille partaient d’assez bonne heure ; moi, j’attendais toujours jusqu’à la dernière minute, lorsque maître Jean repliait sa gazette. Alors seulement il me voyait et criait :

« Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là ? Tu comprends donc quelque chose ? »

Et sans attendre ma réponse :

« Allons, disait-il, demain, au petit jour, nous aurons de l’ouvrage. Ce sera jour de marché ; la forge chauffera de bonne heure. En route, Michel, en route ! »

Je me rappelais aussitôt que les loups descendaient au village, et je courais allumer un flambeau dans la cuisine. La petite fenêtre sur la cour, avec ses barreaux, était noire comme de l’encre. On entendait la bise pleurer dehors. Je me dépêchais en frissonnant, et Nicole m’ouvrait.

À peine dehors, dans la nuit, en voyant cette grande rue blanche monter avec ses ornières entre les vieilles cassines enterrées sous la neige ; en écoutant le vent souffler, et quelquefois les loups s’appeler et se répondre dans la plaine, je me mettais à courir, mais à courir tellement, que j’en perdais la respiration. Les cheveux me dressaient sur la tête ; Je sautais par-dessus les tas de neige et de fumier, comme un cabri. Les vieux toits de chaume, les lucarnes au-dessous, avec leurs bouchons de paille où pendait le givre, les petites portes barricadées de traverses, tout était terrible sous la lumière blanche de mon flambeau, qui filait comme une étoile dans le silence ; tout semblait mort. Mais en courant, je voyais tout de même au fond des ruelles, à droite et à gauche, quelques ombres aller et venir et celle vue me donnait une telle épouvante, qu’en arrivant à notre baraque, je me jetais contre la porte comme un perdu.

Le pauvre père était là, près de l’âtre, dans son vieux pantalon de toile tout rapiécé, et s’écriait :

« Oh ! mon enfant, que tu viens tard ! Tous les autres dorment ; tu as donc encore écouté lire la gazette ?

— Oui, mon père, tenez ! »

Je lui mettais dans la main le morceau de pain que maître Jean me donnait toujours après souper. Il le prenait et me disait :

« Eh bien, couche-toi, mon enfant ; mais ne rentre plus si tard, tant de loups courent le pays !

Je me couchais à côté de mes frères, dans la grande caisse remplie de feuilles, une vieille couverture toute déchirée par-dessus.

Les autres dormaient, à force d’avoir couru mendier dans les villages et sur les grandes routes. Moi, je veillais encore longtemps, écoutant passer les coups de vent, et quelquefois, au loin, un bruit sourd au milieu du grand silence : les loups attaquaient une étable, ils sautaient à huit et dix pieds contre les lucarnes et retombaient dans la neige ; puis tout à coup deux ou trois cris terribles s’entendaient ; toute la bande descendait la rue comme le vent : ils avaient pris un chien et couraient le dévorer sous les roches.

D’autrefois je frissonnais de les entendre souffler et gratter sous notre porte. Le père alors se levait, il allumait une torche de paille sur l’âtre, et ces bêtes affamées s’en allaient plus loin.

J’ai toujours cru que les hivers en ce temps étaient plus longs que de nos jours et bien plus rigoureux. La neige montait souvent à deux et trois pieds, elle tenait Jusqu’en avril, à cause des grandes forêts, qu’on a défrichées depuis, et des étangs sans nombre que les couvents et les seigneurs laissaient en eau dans les vallées, pour n’avoir pas besoin de les planter et de récolter tous les ans. C’était plus commode. Mais ces grandes masses d’eau, ces bois et ces marais entretenaient l’humidité dans le pays et refroidissaient l’air.

Maintenant que tout est partagé, labouré, ensemencé, le soleil entre partout, et le printemps fleurit plus vite ; c’est ce que je pense. Mais, que ce soit pour cette raison ou pour une autre, tous les anciens vous diront que les froids arrivaient plus tôt, qu’ils finissaient plus tard, et que tous les ans des bandes de loups attaquaient les écuries, et venaient enlever les chiens de garde jusque dans la cour des fermes.

  1. Alphabets.