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Histoire d’un paysan/1/07

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Librarie Hachette (p. 39-46).

VII

La bêtise de Nicolas nous aurait tous mis dans le malheur pour des années, si maître Jean n’avait pas eu pitié de nous ; mais le soir où mon frère venait de partir, ce brave homme voyant que je me désolais dans mon coin derrière le fourneau, me dit :

« Ne te chagrine pas, Michel. Je sais que l’usurier Robin vous tient dans ses griffes ; tes parents ne pourraient jamais le payer, ils sont trop pauvres, mais c’est toi qui le payeras. Quoique ton apprentissage ne soit pas fini, tu recevras dès maintenant cinq livres par mois. Tu travailles bien, je suis content de ta conduite. »

Il parlait avec force. Dame Catherine et Nicole avaient des larmes plein les yeux ; et comme je répondais au bout d’un instant :

« Oh ! maître Jean, vous faites pour nous plus qu’un père ! »

Chauvel, qui venait d’entrer avec Marguerite, s’écria :

« Oui, c’est beau ! Je vous aimais déjà, maître Jean, mais à cette heure je vous estime. »

Il lui serra la main ; et me touchant l’épaule :

« Michel, me dit-il, ton père m’a chargé de trouver une place pour votre Lisbeth. Eh bien, on l’attend à la brasserie de l’Arbre-Vert, chez Toussaint, à Vasselonne. Elle aura le logement, la nourriture, sa paire de souliers et deux gros écus par an. Plus tard, si la fille remplit bien son service, on verra. C’est tout ce qu’il faut pour commencer. »

On peut se figurer la joie de mes parents, lorsqu’ils apprirent ces bonnes nouvelles. Lisbeth ne se tenait plus de contentement ; elle aurait voulu partir à la minute, mais il fallut faire une petite quête au village, car elle n’avait rien que ses guenilles de tous les jours. Chauvel lui donna des sabots, Nicole une jupe, dame Catherine deux chemises presque neuves, la file Létumier un casaquin, et les père et mère de bons conseils avec leur bénédiction.

Alors elle nous embrassa bien vite e prit le sentier de Saverne, qui monte à travers les jardins, en allongeant ses longues jambes, son petit paquet sous le bras, toute fière et glorieuse. Nous la regardions de notre porte, mais elle ne tourna pas la tête ; une fois au haut de la colline, elle était envolée pour toujours.

Les vieux pleuraient.

C’est l’histoire des pauvres gens ; ils élèvent des petits, et, quand les plumes sont venues, tous partent l’un après l’autre chercher leur nourriture. Les pauvres vieux restent seuls, à rêver.

Mais au moins depuis ce moment notre dette commença à s’éteindre. À la fin de chaque mois, lorsque je recevais mes cinq livres, nous allions ensemble, mon père et moi, chez M. Robin, à Mittelbronn. Nous entrions dans ce nid à rats, plein d’or et d’argent ; et le vieux gueux était là avec son gros chien-loup dans sa chambre basse, derrière ses petites fenêtres solidement grillées, le bonnet en peau de loutre crasseux sur le front, les coudes au milieu de ses registres, en train de régler ses comptes.

« Hé ! faisait-il aussitôt, c’est encore vous ! Mon Dieu ! qui est-ce qui vous presse ? je ne vous demande pas un denier ; au contraire, voulez-vous plus ? Voulez-vous encore dix livres, quinze livres ? Vous n’avez qu’à parler.

— Non, non, monsieur Robin, lui disais-je. Voici pour l’intérêt du billet, et voici quatre livres dix sous à diminuer sur la dette. Marquez quatre livres dix sous de moins au dos de votre billet, marquez ! »

Alors, voyant que j’avais du bon sens et que nous étions las d’être plumés, il écrivait en nasillant :

« Hé ! hé ! hé ! rendez donc service ! rendez donc service ! »

Et moi, penché derrière son fauteuil, je regardais s’il écrivait bien : « Pour les intérêts, tant ! Pour le principal, tant ! » Ah ! j’ouvrais l’œil ; j’avais vu ce qu’il en coûte d’être sous les griffes d’un renard pareil !

En sortant, le père, qui restait toujours sur la porte, n’ayant rien à voir puisqu’il ne savait pas lire, le pauvre père me disait :

« Michel, tu nous sauves… Tu fais la force de notre famille !… »

Et quand nous rentrions dans la baraque, il s’écriait en se retournant vers les frères et sœurs :

« Voici notre maître à tous !… celui qui nous retire de la misère. Il sait quelque chose, lui ; nous ne savons rien ! C’est lui qu’il faudra toujours écouter. Sans lui, nous ne serions que des êtres abandonnés du ciel. » En intérieur ; M. Christophe, au centre, casse son bâton. Michel, en arrière-plan à gauche, est appuyé sur la table. Au fond à droite une femme joint les mains ; un homme se tient derrière elle. Tous regardent le père Bénédic.
« Mais là, j’ai fait le sacrifice de mon humiliation au seigneur. » (Page 33.)

C’était malheureusement trop vrai. Que peuvent faire des malheureux qui ne savent pas même lire ? Que peuvent-ils faire, entre les dents d’un Robin ? Ils sont bien forcés de se laisser dévorer tout vivants.

Il nous fallut plus d’une année pour payer les neuf gros écus et ravoir le billet. À la fin, M. Robin disait que nous lui donnions trop d’écritures, et qu’il ne voulait plus recevoir d’aussi petites sommes. Je lui répondis que c’était très-bien, que nous allions consigner l’argent chez M. le prévôt, et il s’adoucit.

Finalement, quand je rapportai le billet, la mère en sautait de joie ; elle aurait voulu pouvoir le lire, et criait :

« C’est fini !… C’est bien fini ! Tu es sûr que c’est fini, Michel ?

— Oui, j’en suis sûr.

— Nous n’aurons plus de corvées pour Robin ?

— Non, ma mère.

— Lis voir un peu. »

Tous autour de moi se penchaient, la bouche ouverte, en écoutant, et quand à la fin je lus : « Payé ! » ils se mirent à danser ; on aurait cru des sauvages qui se réjouissent. La mère criait :

« La chèvre ne nous broutera plus l’herbe sur le dos ! Ah ! ce n’est pas malheureux !… Nous en a-t-elle fait faire, des corvées !… »

Et quelque temps après, M. Robin s’étant arrêté devant la baraque, pour demander si nous avions besoin d’argent, elle prit la fourche et courut sur lui comme une furieuse, en criant : Devant l’âtre, Jean-Pierre Bastien est assis sur un petit tabouret et se tient la tête dans les mains. Sa femme est penchée sur lui, les mains sur ses épaules.
« Écoute, Nicolas a six pouces, les pouces se payent à part, nous pourrons engraisser un cochon. » (Page 35.)

« Ah ! tu viens nous rapporter des corvées à faire ; attends !… »

Elle l’aurait exterminé, s’il ne s’était mis à courir, malgré son gros ventre, jusqu’au bout du village. C’est terrible ! Mas faut-il s’étonner que d’honnêtes gens, lorsqu’on les pousse à bout, en viennent à de pareilles extrémités ? Les usuriers finissent toujours mal ; ils devraient se rappeler que le peuple est quelquefois bien bas, mais qu’il se relève vite, et qu’alors leur tour arrive aussi de régler un vilain compte. J’ai vu cela cinq ou six fois dans ma vie : le pays n’avait plus assez de gendarmes pour défendre ces voleurs. Qu’ils y pensent !… C’est un bon conseil que je leur donne. J’écris une histoire d’abord pour les paysans, mais elle peut aussi servir aux autres. Le laboureur, le voiturier, le meunier, le boulanger, celui qui fait le pain et celui qui le mange, tous profilent du bon grain ; et celui qui le sème est content de savoir que tout le monde y trouve son compte.

Pendant que ces choses se passaient, le reste allait son train ordinaire ; les foires, les marchés se suivaient, les impôts se payaient, les gens criaient, les capucins faisaient leurs quêtes, les soldats allaient à l’exercice, et l’on avait même rétabli pour eux les coups de plat de sabre. Tous les vendredis, j’allais en ville acheter notre sel, et je voyais cette abomination : de vieux soldats battus par de misérables cadets ! Il s’est passé du temps depuis, eh bien, j’en frémis encore !

Ce qui nous indignait aussi, c’est que les régiments étrangers à notre solde, — les Suisses de Schœnau et tous les autres, — étaient commandés en allemand. N’était-ce pas contraire au bon sens, lorsqu’on devait se battre ensemble contre les mêmes ennemis, d’avoir deux espèces de commandements ? Je me souviens qu’un ancien soldes de notre village, Martin Gros, se plaignait de cette bêtise, et disait qu’elle nous avait fait un grand tort pendant la guerre de Prusse. Mais nos anciens rois et nos seigneurs n’aimaient pas à voir le peuple et les soldats trop bien ensemble ; il leur fallait des Suisses, des Chamborans, des régiments de Saxe, de Royal-Allemand, etc., pour garder les Français. Ils ne se fiaient pas à nous, et nous traitaient comme des prisonniers qu’on entoure de gens sûrs.

Enfin, nous verrons plus tard ce que ces étrangers ont fait contre la France, qui les nourrissait ; nous verrons leurs régiments passer en masse à l’ennemi !

Maintenant je continue.

Le soir nous lisions les gazettes, tantôt seuls, tantôt avec Chauvel. Maître Jean ne s’était pas trompé sur le compte des seigneurs, des princes et des évêques, depuis que M. Necker avait été renvoyé, ces gens ne s’inquiétaient plus du déficit. Les gazettes ne parlaient plus que de chasses, de festins, de réjouissances, de pensions, de gratifications, et cætera, et cætera. Notre belle reine, Marie-Antoinette, M. le comte d’Artois, MM. les grands écuyers, les grands veneurs, les maîtres de la garde-robe, les premiers gentilshommes de la chambre, les panetiers, les échansons, les écuyers tranchants, enfin tout ce tas de domestiques nobles, qui vivaient à bouche que veux-tu, ne se moquaient pas mal de la banqueroute. Ils avaient trouvé tout de suite des ministres à leur idée pour continuer la noce, des Joly de Fleury et d’autres, qui ne rendaient pas de comptes.

Maître Jean, lorsqu’il lisait ces fêtes et ces galas, ne s’indignait plus, mais ses grosses joues tombaient ; il toussait dans sa main, et disait :

« Qu’est-ce que la chambre du roi, la chapelle-musique, la chapelle-oratoire, le garde-meuble, la grande écurie, la petite écurie, la vénerie, la louveterie, la cassette ; la capitainerie des chasses des Fontainebleau, de Vincennes, de Royal-Monceau, de la gruerie du parc de Boulogne, de la Muette et dépendances ; et les bailliages et les capitaineries royales des chasses de la vénerie du Louvre et fauconnerie de France ? Qu’est-ce que tout ça ? Qu’est-ce que ça nous fait à nous ? »

Chauvel, alors, répondait en souriant :

« Ça fait rouler le commerce, maître Jean.

— Le commerce !

— Sans doute ! Le vrai commerce, c’est quand l’argent s’en va, et qu’il ne revient plus chez les paysans ! C’est le luxe qui fait rouler le commerce, nos ministres l’ont dit cent et cent fois, il faut bien les croire ! — Nous autres, ici, nous travaillons et nous payons toujours ; mais, là-bas, les nobles gens s’amusent et dépensent !… Ils ont des dentelles, des broderies et des diamants. Les douze valets de chambre ordinaires et ceux des antichambres, les tapissiers, les coiffeurs et les coiffeuses, les baigneurs étuvistes, les lavandières de linge de corps, les femmes d’atours et les écuyers cavalcadours, tout ça fait rouler les affaires !… tout ça ne vit pas de lentilles et de haricots ; tout ça ne porte pas le sarrau de toile grise, comme nous autres.

— Non, non ! je vous crois, Chauvel, répondait le parrain indigné ; ni les hâteurs de rôtis, que je vois là, non plus ! ni les inspecteurs du département de la bouche, ni les dentistes. Oh ! misère, misère, faut-il que tant de millions d’hommes travaillent pour entretenir. cette espèce ! Il vaut mieux lire autre chose. Dieu du ciel, est-ce possible ? »

Mais en tournant la page il trouvait encore pis : des bâtisses, des invitations de toute sorte, des présentations, des promenades avec les chapeaux à galons d’or, les robes en soie ; enfin des cérémonies où nous autres malheureux paysans, nous avions de la peine à nous représenter la masse d’argent que cela devait coûter.

Chauvel criait d’un air d’étonnement :

« Mais qu’est-ce que M. Necker nous disait donc ? Jamais nous n’avons eu plus d’argent ; nous ne savons plus qu’en faire, il nous embarrasse ! »

En même temps, il nous regardait avec ses petits yeux remplis de malice, et la colère nous entrait dans l’âme ; car, sans être trop regardant, on peut bien dire que dans un temps où les trois quarts et demi de la France souffraient le froid et la faim, de pareilles dépenses, pour exalter la vanité de quelques mauvais drôles, étaient une chose épouvantable !

Chauvel, avant de sortir, disait toujours :

« Allons, allons, ça va bien ! Les impôts, les dépenses et le déficit, tout augmente d’année en année. Nous prospérons : — plus on s’endette, plus on s’enrichit ! c’est clair.

— Oui, oui, faisait maître Jean en le reconduisant, c’est très-clair. »

Il refermait la porte et je retournais chez nous.

Plus nous lisions ces gazettes, plus notre cœur devenait gros ; nous voyions bien que ces nobles nous prenaient pour des bêtes, mais que faire ? La milice, la maréchaussée et les troupes tenaient avec eux ! On s’écriait en soi-même :

« Sont-ils heureux, ces seigneurs, d’être au monde ; et nous, sommes-nous misérables ! »

L’exemple de la reine, du comte d’Artois et des autres qui se gobergeaient à la cour, s’étendait jusqu’aux petites villes : c’étaient fêtes sur fêtes, grandes revues, défilés, galas, etc. Les prévôts, les colonels, les majors, les capitaines, les lieutenants et les cadets ne faisaient que se pavaner, rosser leurs soldats et même les paysans qui retournaient le soir à leurs villages. Demandez au vieux Laurent Duchemin, il vous dira quelle vie les jeunes officiers du régiment de Castella menaient au Panier-Fleuri ; comme ils buvaient du vin de Champagne, et faisaient entrer les femmes et les filles, soi-disant pour danser ; et quand les pères ou les maris ne voulaient pas, comme on vous les reconduisait à coups de canne jusqu’aux Quatre-Vents.

On doit aussi comprendre notre tristesse à nous autres ouvriers et paysans, d’entendre leur musique et de voir les filles des bourgeois, des échevins, des syndics, des commissaires-jurés, des vérificateurs de gibier, des gourmets, des commissaires à la vente et revente, enfin de tout ce qu’on connaissait de plus distingué, — de voir leurs demoiselles aller au bras de celle jeunesse et se promener avec eux au Tivoli ; oui, cela vous retournait le cœur. Elles pensaient peut-être s’anoblir !

On n’avait plus d’espoir que dans le déficit. Tous les hommes de bon sens voyaient qu’il devait grossir, surtout depuis que la reine et M. le comte d’Artois avaient fait nommer M. de Calonne contrôleur général des finances. Celui-là peut encore se vanter de nous avoir fait du mauvais sang pendant quatre ans, avec ses emprunts, avec ses virements, comme il disait ; avec ses prorogations de vingtièmes, avec ses sous additionnels et ses autres filouteries ! On a vu bien des mauvais ministres depuis ce Calonne, mais aucun de pire, car ses inventions et ses mensonges pour tromper les gens ont passé de l’un à l’autre, et même les plus bêtes ont pu s’en servir et paraître malins ! Il avait l’air de tout voir en beau, comme les fripons qui ne pensent jamais à payer leurs dettes, mais seulement à les augmenter ; leur air de confiance en donne aux autres, et c’est font ce qu’ils veulent.

Mais Calonne ne nous trompait pas tout de même. Maître Jean ne pouvait plus ouvrir une gazette sans se fâcher ; il disait :

« Ce gueux finira par me faire a attraper un coup de sang : il ment toujours ! Il jette notre argent par les fenêtres, il décoiffe saint Pierre pour coiffer saint Paul, il emprunte à droite et à gauche, et quand il faudra payer à la fin, il se sauvera en Angleterre, et nous laissera dans la nasse. Je vous le prédis, ça ne peut pas tourner autrement. »

Tout le monde voyait ces choses, excepté le roi, la reine, les princes, dont Calonne avait payé les dettes, et les courtisans, sur qui pleuvaient les pensions et les gratifications de toute sorte.

Le clergé n’était pas aussi bête, il commençait à voir que tous ces beaux tours de Calonne finiraient mal. Chaque fois que Chauvel revenait de ses tournées, sa figures était comme éclairée, ses yeux brillaient, il souriait et disait en s’asseyant avec Marguerite, derrière le poêle :

« Maître Jean, tout va maintenant de mieux en mieux ; nos pauvres curés de paroisse ne veulent plus lire que le Vicaire savoyard, de Jean-Jacques ; les chanoines, les bénéficiaires de toute sorte lisent Voltaire, ils commencent à prêcher l’amour du prochain, et se désolent de la misère du peuple ; ils font des quêtes pour les pauvres. Dans toute l’Alsace et la Lorraine, on n’entend parler que de bonnes œuvres : à tel couvent, monsieur le supérieur fait dessécher les étangs, pour donner de l’ouvrage aux paysans ; à tel autre, on fait remise de la petite dîme cette année ; à tel autre on distribue des soupes. Il vaut mieux tard que jamais ! Toutes les bonnes idées leur viennent à la fois. Ces gens-là sont fins, très-fins ; ils voient que le bateau coule tout doucement ; ils veulent avoir des amis qui leur tendent la perche. »

Ses petits yeux clignotaient.

Nous n’osions presque pas croire ce qu’il disait, cela nous paraissait trop fort ; mais durant les années 1784, 1785 et 1786, Chauvel devenait toujours plus gai, plus riant : c’était comme un de ces oiseaux qui montent très-haut à cause de leur bonne vue, et qui voient les choses de très-loin et très-clairement, par-dessus les nuages.

La petite Marguerite devenait aussi très-gentille ; elle riait souvent en passant devant la forge, et se penchait dans la porte, son panier de livres sur l’épaule, en nous criant de sa petite voix claire et gaie :

« Bonjour, maître Jean ! bonjour, monsieur Valentin ! bonjour, Michel ! »

Et chaque fois je sortais, ayant un grand plaisir à rire avec elle. Elle était toute brune, toute hâlée, le bas de sa petite jupe de toile bleue et ses petites bottines à grosses courroies tout couverts de boue ; mais elle avait les yeux si vifs, de si jolies dents, de si beaux cheveux noirs, l’air si gai et si courageux, que, sans savoir pourquoi, j’étais très-content après l’avoir vue ; et même je la regardais monter jusqu’à l’allée de leur maison, en pensant :

« Si je pouvais seulement porter son panier et vendre des livres avec eux, ça me plairait bien. »

Mais je n’allais pas plus loin ; et quand maître Jean me criait :

« Hé ! Michel, qu’est-ce que tu fais donc là-bas ? En route ! »

Aussitôt, je courais en répondant :

« Voilà, maître Jean ; nous y sommes. »

J’étais devenu compagnon forgeron ; je gagnais mes dix livres par mois, la mère était bien soulagée. Lisbeth, à Wasselonne, n’envoyait rien, que de temps en temps des compliments ; les servantes de brasserie ont besoin de beaux habits, et puis elle était glorieuse, enfin elle n’envoyait rien. Mais mon frère Claude, hardier au couvent des Tiercelins, recevait quatre livres par mois et il en envoyait trois aux parents. Étienne et Mathurine tressaient de petits paniers, des cages, et les vendaient en ville. Je les aimais bien, et eux m’aimaient bien aussi, Étienne surtout ! Il venait à ma rencontre tous les soirs, en se balançant et riant de plaisir ; il me prenait par la main et me disait :

« Viens voir, Michel, mon ouvrage d’aujourd’hui. »

C’était quelquefois très-bien fait. Le père disait toujours pour l’encourager :

« Je ne serais pas capable d’en faire autant. Jamais je n’ai si bien tressé. »

L’idée d’envoyer Étienne chez M. le curé Christophe m’était venue plus d’une fois, malheureusement il ne pouvait pas faire ce chemin matin et soir, c’était trop loin. Mais comme il avait envie d’apprendre, je lui donnais des leçons en rentrant de la forge, et c’est ainsi qu’il apprit à lire et à écrire.

Enfin, personne ne mendiait plus à la maison, nous vivions tous de notre travail, les parents respiraient un peu.

Tous les dimanches après vêpres, je forçais mon père de s’asseoir à l’auberge des Trois-Pigeons et de prendre sa chopine de vin blanc ; cela lui faisait du bien. La mère, qui n’avait jamais souhaité qu’une bonne chèvre, pouvait alors la conduire brouter l’herbe le long des chemins ; j’en avais acheté une pour elle du vieux juif Schmoûle, une chèvre superbe dont le pis traînait jusqu’à terre. Le plus grand bonheur de la mère était de la soigner, de la traire et de faire du fromage ; elle aimait cette chèvre comme les yeux de sa tête. Les pauvres vieux ne demandaient donc rien de plus, et moi-même j’étais très-heureux.

Après le travail, les dimanches et jours de fête j’avais le temps de lire. Maître Jean me prêtait de bons livres, e je passais des après-midi tout entières à les étudier, au lieu d’aller jouer aux quilles avec les camarades.

Nous étions alors en 1785, et c’est le temps d’un grand scandale pour toute la France, le temps où ce malheureux cardinal de Rohan, que M. le curé Christophe méprisait, voulut séduire la reine Marie-Antoinette, en lui donnant un collier de perles. C’est alors qu’on vit bien que cet homme avait perdu la tête, car il se laissa tromper par une comédienne ; la comédienne se sauva d’abord avec les perles, mais on l’arrêta plus tard, et le rifleur lui marqua la fleur de lis sur l’épaule.

Quant au cardinal, il ne fut pas marqué, parce qu’il était prince. Il eut la permission de s’en aller à Strasbourg.

Ces choses lointaines me reviennent, et je me rappelle que maître Jean disait que si par malheur pater Bénédic, ou tout autre capucin, avait essayé de séduire sa femme, il n’aurait pas manqué de lui casser la tête avec son marteau. Moi j’aurais fait comme lui ; mais notre rot était trop bon, et ce fut une grande honte pour la reine, qu’un cardinal eût seulement espéré la séduire par des présents. Tout le pays en parlait. Le respect des seigneurs, des princes et des évêques se perdait ; le mépris des honnêtes gens s’étendait sur eux de plus en plus. On se souvenait aussi du déficit ; ce n’était pas avec les mensonges de M. de Calonne et les scandales de la cour qu’on pouvait le payer.

Enfin, cela traîna jusqu’à la fin de 1786. La veille du nouvel an, Chauvel et sa fille arrivèrent tout couverts de neige. Ils revenaient de Lorraine et nous dirent en passant, qu’ils avaient appris que le roi convoquait les notables à Versailles, pour entendre les comptes de Calonne et tâcher d’éteindre la dette.

Maître Jean était dans la joie, il criait :

« Nous sommes sauvés !… Notre bon roi prend pitié de ses peuples ; il veut l’égalité des impôts ! »

Mais Chauvel, son grand panier encore sur l’épaule, devenait tout pâle de colère en l’écoutant, et finit par lui répondre :

« Si notre bon roi convoque les notables, c’est qu’il ne peut plus faire autrement, la dette est maintenant de seize cent trente millions ! Comment pouvez-vous être assez simple pour croire que les princes du sang, les principaux de la noblesse, de la magistrature et du clergé, vont la payer de leur poche ? Non, ils essayeront de nous la mettre sur le dos ! Et cette bonne reine, ce brave comte d’Artois, après avoir mené la belle vie que vous savez, après avoir foulé le peuple, commis toutes les bêtises et les scandales du monde, ces honnêtes personnes n’ont pas même le courage de la responsabilité de leurs actions, elles convoquent des notables, pour tout signer et parapher. Mais nous ! nous, malheureux qui payons toujours et ne profitons de rien, nous ne sommes pas convoqués ; on ne demande pas notre avis : c’est de la malhonnêteté, c’est de la bassesse ! »

Chauvel devenait furieux en parlant. C’était la première fois que je le voyais se mettre en colère. Il levait la main et tremblait sur ses petites jambes. Marguerite, toute mouillée et ses cheveux noirs collés sur les joues par la neige fondante, se redressait près de lui comme pour le soutenir. Maître Jean voulait répondre, mais ils ne l’écoutaient pas. La mère Catherine s’était levée de son rouet tout indignée, criant que notre bon roi faisait ce qu’il pouvait ; qu’on ne devait pas manquer de respect à la reine dans l’auberge, qu’elle ne le souffrirait pas ! et Valentin disait :

« Vous avez raison, dame Catherine, il faut respecter les représentants de Dieu sur la terre ! C’est bien… vous avez mille fois raison. »

Il étendait ses longs bras d’un air d’admiration. Alors Chauvel et Marguerite sortirent brusquement, et ne revinrent plus chez nous. Ils détournaient la tête en passant devant la forge, ce qui nous faisait beaucoup de peine. Maître Jean disant à Valentin :

« Voilà !… Qui est-ce qui te demandait de te mêler de mes affaires ? Tu es cause que mon meilleur ami ne veut plus me voir : un homme que je respecte, et qui à plus de bon sens et d’esprit dans son petit doigt que toi dans ton grand corps. Tout se serait arrangé, j’aurais fini par comprendre qu’il avait raison.

— Et moi, répondait Valentin, Je soutiens qu’il avait tort. Les notables veulent le bonheur du peuple !… »

Maître Jean alors devenait tout rouge, et le regardait de travers en murmurant :

« Bourrique ! Si tu n’étais pas un si brave homme, depuis longtemps je t’auras envoyé paître !… »

Mais il disait ces choses à part, car Valentin ne se serait pas laissé insulter, même par maître Jean ; il était plein de fierté, malgré sa bêtise, et, le même jour, j’en suis sûr, il aurait fait son paquet pour s’en aller. De cette façon, au lieu de perdre un ami, nous en aurions perdu deux ; il fallait être sur ses gardes.

Notre chagrin et notre ennui de ne plus revoir Chauvel grandissaient de jour en jour. Cela dura jusqu’à ce qu’un matin maître Jean, voyant le colporteur et sa fille allonger le pas devant notre forge, courut dehors en criant tout attendri :

« Chauvel !… Chauvel !… vous m’en voulez… moi je ne vous en veux pas ! »

Alors ils se serrèrent la main, on voyait qu’ils auraent voulu s’embrasser, et quelques jours après, Chauvel et Marguerite étant rentrés d’une de leurs tournées en Alsace, ils revinrent s’asseoir derrière le poêle ; jamais, depuis, il ne fut plus question de cela.

C’était au temps où les notables se trouvaient réunis à Versailles, et l’on commençait à reconnaître que Chauvel avait eu raison de soutenir qu’ils ne feraient rien pour le peuple ; car ces nobles s’étant mis à délibérer sur le discours de Calonne, qui déclarait lui-même « qu’on ne pourrait plus payer la dette par les moyens ordinaires, qu’il fallait abolir les fermes générales, établir des assemblées dans les provinces pour taxer chacun selon ses moyens, et mettre un impôt sur toutes les terres, sans distinction, » ils finirent par tout refuser.

Chauvel, en écoutant cela, souriait dans sa barbe.

« Ah ! la mauvaise race ! » criait maître Jean.

Mais lui, disait :

« Que voulez-vous ? Ces gens-là s’aiment, ils n’ont pas assez mauvais cœur pour se taxer, ni se faire du mal. Ah ! s’ils étaient réunis pour établir un nouvel impôt sur le peuple, ça ne serait pas si long, ils auraient déjà dit oui ! plutôt dix fois qu’une. Mais d’imposer ses propres terres, c’est dur, je comprends ça ! quand on se respecte soi-même, il faut se ménager. »

Ce qui faisait le plus de bon sang à Chauvel, c’était le procès-verbal en tête des réunions des notables : « Après le discours du roi, monseigneur le garde des sceaux s’est approché du trône, en faisant trois profondes inclinations : la première, avant de quitter sa place ; la deuxième, après avoir fait quelques pas, et la troisième, lorsqu’il a été sur le premier degré du trône. Puis, il a pris à genoux les ordres de Sa Majesté. »

« Voilà le plus beau, disait-il, avec ça, nous sommes sauvés ! »

Finalement le roi renvoya Calonne et nomma monseigneur de Brienne, archevêque de Toulouse, à sa place. Les notables alors acceptèrent les réformes, on n’a jamais su pourquoi. Mais aussitôt ceux du parlement de Paris, qui n’avaient jamais pris part aux dépenses de la cour, parce que c’étaient des juges, des gens graves, économes et vivant entre eux, ces juges furent indignés de voir qu’on voulait leur faire payer les folies des autres. Ils s’opposèrent donc à l’imposition des terres, déclarant qu’il fallait des états généraux pour consentir les impôts, ce qui signifiait que tout le monde, ouvriers, paysans, bourgeois et nobles, devaient voter ensemble pour donner leur argent. Le grand mot était lâché !… Ce fut un scandale encore pire que celui de la reine et du cardinal de Rohan, car le parlement déclarait par là que, depuis les premiers temps, on avait imposé le peuple sans lui demander son consentement, et que c’était un véritable vol.

Ainsi commença la révolution.

Il était clair alors que les nobles et les moines trompaient la nation en masse depuis des siècles : les premiers juges du pays le disaient ! Les autres avaient toujours vécu sur notre compte ; ils nous avaient réduits à la plus affreuse misère pour se goberger ; leur noblesse ne signifiait rien ; ils n’avaient pas plus de droits que nous, ils n’avaient pas plus de cœur et d’esprit que nous ; notre ignorance faisait leur grandeur ; ils nous avaient élevés tout exprès dans des idées contraires au bon sens, pour nous tondre sans peine.

Que chacun se figure maintenant la joie de Chauvel, lorsque le parlement fit cette déclaration.

« À cette heure tout va changer, criait-il, les grandes choses vont venir ; la fin de la misère du peuple approche ; la justice commence !…