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Histoire d’un paysan/1/10

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Librarie Hachette (p. 53-57).

X

Quelques jours après, le 20 mars 1789, à la fonte des neiges, la nouvelle se répandit que de grandes affiches, avec le gros timbre noir à trois fleurs de lis, avaient été posées la veille aux portes des églises, des couvents et des mairies, pour nous convoquer tous à la maison commune de Phalsbourg.

C’était vrai ! Ces affiches appelaient la noblesse, le clergé et le tiers état aux assemblées de bailliage, où devaient se préparer nos états généraux.

Je n’ai rien de mieux à faire que de vous copier ces affiches ; vous verrez vous-mêmes la différence des états généraux de ce temps, avec ce qui se passe aujourd’hui :

« Règlement du roi pour l’exécution des lettres de convocation du 24 janvier 1789. — Le roi, en adressant aux diverses provinces soumises à son obéissance des lettres de convocation pour les états généraux, a voulu que ses sujets fussent tous appelés à concourir aux élections des députés qui doivent former cette grande et solennelle assemblée ; Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume, et des habitations les moins connues, chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à elle ses vœux et ses réclamations. — Sa Majesté a donc reconnu, avec une véritable satisfaction, qu’au moyen des assemblées graduelles, ordonnées dans toute la France pour la représentation du tiers état, elle aurait ainsi une sorte de communication avec tous les habitants de son royaume, et qu’elle se rapprocherait de leurs besoins et de leurs vœux d’une manière plus sûre et plus immédiate. »

Après cela, l’affiche parlait de la noblesse et du clergé, de leur convocation, du nombre de députés que les évêques, les abbés, les chapitres et communautés ecclésiastiques rentés, réguliers et séculiers des deux sexes, et généralement tous les ecclésiastiques possédant fief, auraient aux assemblées de bailliage, et plus tard aux états généraux.

Puis elle revenait à ce qui nous regardait : « 1o Les paroisses et communautés, les bourgs ainsi que les villes, s’assembleront à la maison commune devant le juge ou tout autre officier public. À cette assemblée auront droit d’assister tous les habitants composant le tiers état, nés Français ou naturalisés, âgés de vingt-cinq ans, domiciliés et compris au rôle des impositions, pour concourir à la rédaction des cahiers et à la nomination des députés.

« 2o Les députés choisis formeront à l’hôtel de ville, et sous la présidence des officiers municipaux, l’assemblée du tiers état de la ville. Ils rédigeront le cahier de plaintes et doléances de ladite ville, et nommeront des députés pour le porter au bailliage principal.

« 3o Le nombre des députés qui seront choisis par les paroisses et communautés de campagne, pour porter leur cahier, sera de deux, à raison de deux cents feux et au-dessus ; de trois, à raison de trois cents feux ; ainsi de suite.

« 4o Dans les bailliages principaux, ou sénéchaussées principales, les députés du tiers état, dans une assemblée préparatoire, réduiront tous les cahiers en un seul, et nommeront le quart d’entre eux pour porter ledit cahier à l’assemblée générale du bailliage.

« 5o Sa Majesté ordonne que dans lesdits bailliages principaux, l’élection des députés du tiers état, pour les états généraux, sera faite immédiatement après la réunion des cahiers de toutes les villes et communautés qui s’y seront rendues. »

On voit qu’au lieu de nommer, comme aujourd’hui, des députés qu’on ne connaît ni d’Êve ni d’Adam, et qu’on vous envoie de Paris avec de bonnes recommandations, on nommait, d’après le bon sens, des gens de son village. Ceux-ci choisissaient ensuite entre eux les plus capables, les plus courageux, les plus instruits, pour soutenir nos plaintes devant le roi, les princes, les nobles et les évêques, et de cette façon on avait quelque chose de bon.

Regardez ce que nos députés de 89 ont fait et ce que font ceux d’aujourd’hui, d’après cela, vous reconnaîtrez ce qui vaut le mieux : d’avoir des paysans qu’on choisit parce qu’on les connaît, ou des hommes qu’on accepte, parce que le préfet vous les recommande. Ce n’est pas pour rabaisser nos messieurs, mais, entre les meilleures choses, il y a du choix. Il est clair que les députés doivent représenter les gens qui les nomment, et non le gouvernement qu’ils sont chargés de surveiller, ça tombe sous le bon sens. Supposez que le roi Louis XVI, au moyen de ses baillis, de ses sénéchaux, de ses prévôts, de ses gouverneurs de provinces et de sa maréchaussée, ait fait nominer lui-même les députés du tiers état. Que serait-il arrivé ? Ces députés n’auraient jamais osé contredire le roi, qui les avait mis en place, ils auraient trouvé bien tout ce que désirait le gouvernement, et nous croupirions encore dans la misère.

Je n’ai pas besoin de vous peindre là satisfaction et l’enthousiasme des gens, lorsqu’ils surent que les états généraux auraient lieu, car malgré tout on avait conservé quelques doutes. À force d’être trompés, où n’osait plus croire à rien, mais cette fois, la chose ne pouvait se remettre.

Ce même jour, maître Jean et moi, vers cinq heures du soir, nous travaillions à la forge comme des bienheureux. À chaque instant, le parrain en mettant le fer au feu s’écriait, sa grosse figure toute réjouie :

« Eh bien, Michel, nous allons donc avoir nos états généraux ! »

Je lui répondais en riant :

« Oui, maître Jean, l’affaire est dans le sac ! »

Et les marteaux se remettaient à galoper sans relâche. La joie du cœur vous donne des forces extraordinaires.

Dehors, il faisait une boue qu’on ne connaît plus depuis longtemps ; la neige fondait, l’eau coulait, elle entraînait les fumiers et remplissait les caves. Les femmes sortaient à chaque instant, pour la repousser à grands coups de balais. Une misère entraîne l’autre : après avoir rempli les corvées du roi, du seigneur et du couvent, l’idée de paver la rue du village ne pouvait pas vous venir, on était bien trop content de se reposer et de vivre dans la crasse.

Tout à coup, cinq ou six vieux Baraquins, des Baraques d’en haut, d’en bas et du bois de chênes, avec le vieux sarrau gris, le grand feutre en galette sur les épaules : le père Jacques Létumier, Nicolas Cochart, Claude Huré, Gauthier Courtois, enfin tous les notables du pays, s’arrêtèrent devant notre forge d’un air majestueux, et se découvrirent comme pour faire des cérémonies.

« Hé ! c’est vous, Létumier ! cria maître Jean, et vous, Huré ! Que diable faites-vous là ? »

Il riait, mais les autres étaient graves, et le grand Létumier, courbant son dos sous la petite porte, dit du fond de son gosier, à la manière des marchands ambulants de poterie :

« Maître Jean Leroux, hé ! sauf votre respect, nous avons une communication à vous faire.

— À moi ?

— Oui, à vous-même ! relativement aux élections.

— Ah ! ah ! bon… entrez… vous êtes là les pieds dans la boue. »

Alors tous, l’un après l’autre, entrèrent. Nous ne pouvions presque pas tenir dans le petit carré. Les autres rêvaient à la façon de commencer le discours, quand maître Jean leur dit :

« Eh bien, quoi ?… qu’est-ce que vous avez à me demander ?… Ne vous gênez pas ; si c’est possible… vous me connaissez.

— Voilà ce que c’est, dit le bûcheron Cochart ; vous savez que les trois Baraques votent ensemble à la ville ?

— Oui… eh bien ?

— Eh bien, les trois Baraques ont deux cents feux ; nous avons droit à deux députés.

— Sans doute. Et puis ?

— Et puis, vous êtes le premier, ça va sans dire. Seulement l’autre nous embarrasse.

— Comment, vous voulez me nommer ! dit maître Jean, intérieurement flatté tout de même.

— Oui, mais l’autre ? »

Alors maître Jean fut tout à fait content et dit :

« Nous sommes à nous rôtir près du feu, entrons plutôt à l’auberge, vidons une bonne cruche ensemble, ça nous ouvrira les idées. »

Naturellement ils acceptèrent. Je voulais rester à la forge, mais maître Jean, du milieu de la rue, me cria :

« Hé, Michel, arrive donc !… Un jour comme celui-ci, tout le monde doit s’entendre. »

Et nous entrâmes ensemble dans la grande salle. On s’assit autour de la table, le long des fenêtres ; maître Jean fit apporter du vin, des gobelets, une miche et des couteaux. On choqua les gobelets ; et puis, comme la mère Catherine regardait toute surprise, ne sachant ce que cela voulait dire, et que Létumier s’essuyait la bouche pour lui expliquer la réunion, maître Jean s’écria :

« Moi, c’est bon… ça me flatte… J’accepte, parce que chacun doit se sacrifier pour le pays. Seulement, je dois vous prévenir que si vous ne nommez pas en même temps Chauvel, je refuse.

— Chauvel, le calviniste ? » s’écria Létumier en tournant la tête et ouvrant des yeux tout ronds.

Et les autres, se regardant comme épouvantés, criaient :

« Le calviniste… notre député ! lui !…

— Écoutez, dit maître Jean, nous n’allons pas là pour nous réunir comme qui dirait en concile, à cette fin de délibérer sur les mystères de notre sainte religion, sur les saints sacrements et le reste. Nous allons là pour nos affaires, et principalement pour nous débarrasser des aides, des tailles, de corvées, des capitations ; pour faire pièce à nos seigneurs, si c’est possible, et tirer notre épingle du jeu. Eh bien, moi, je suis un homme de bon sens, — au moins je le crois ! — mais ce n’est pas assez pour gagner une aussi grosse partie. Je sais lire, écrire ; je connais aussi les endroits où le bât nous blesse, et s’il ne fallait que braire comme une bourrique, je ferais ma partie aussi bien que n’importe lequel des Quatre-Vents, de Mittelbronn ou d’ailleurs. Mais il ne s’agit pas de ça. Nous allons trouver là-bas des finauds de toute sorte, des procureurs, des baillies, des sénéchaux, des gens pleins d’instruction, qui nous donneront mille raisons tirées des lois, des coutumes, des usages, de ceci, de cela ; et si nous ne savons pas leur répondre clairement, ils nous remettront le licou pour toujours ! Comprenez-vous ? »

Létumier ouvrait la bouche jusqu’aux oreilles.

« Oui !… mais Chauvel… Chauvel ?… disait-il.

— Laissez-moi finir, reprit maître Jean. Je veux bien être votre député ; et si quelqu’un des nôtres parle bien pour nous, je suis capable de le soutenir, et je le soutiendrai, — mais de répondre moi-même ! non, je n’ai pas assez d’instruction ni de connaissances ; et je vous dis que dans tout le pays, n’importe où, personne n’est capable de parler et de nous défendre comme Chauvel. Il sait tout : les lois, les coutumes, les ordonnances, tout ! Ce petit homme-là, voyez-vous, connaît tous les livres qu’il a portés depuis vingt-cinq ans sur son dos. En route, vous croyez qu’il regarde à droite, à gauche, les champs, les arbres les haies, les ponts et les rivières. Eh bien, non ! Il a le nez dans un de ses bouquins en marchant, ou bien il rumine des raisons, ça fait qu’à moins d’être des bêtes et de vouloir conserver vos corvées, vos tailles et vos impositions, c’est lui que vous choisirez d’abord, même avant moi. Si Chauvel est là, je le soutiendrai ferme ; mais s’il n’y est pas, autant ne pas me nommer du tout, car je refuse d’avance. »

Maître Jean parlait simplement et les autres se grattaient l’oreille.

« Mais, dit le bûcheron Cochart, est-ce qu’on voudra l’accepter ?

— L’affiche ne fait aucune différence entre les religions, répondit maître Jean ; tout le monde est appelé, pourvu qu’on soit Français, qu’on ait vingt-cinq ans et qu’on soit inscrit aux rôles des impositions. Chauvel paye comme nous tous, peut-être plus. Et l’année dernière, M. Robin es assis derrière son bureau, sur lequel sont posés sept gros registres. Derrière sa grande chaise, se tiennent Michel et un autre jeune homme. Michel regarde ce que M. Robin est en train d’écrire sur le registre ouvert et tend un doigt vers la page en geste d’incitation. M. Robin lève la main gauche.
« Hé ! hé ! hé ! rendez donc service ! rendez donc service ! » (Page 39.)
notre bon roi n’a-t-il pas rendu l’état civil aux luthériens, aux calvinistes et même aux juifs ? Vous devriez pourtant le savoir ! Nommons Chauvel et ne nous inquiétons pas du reste. Je vous réponds qu’il nous fera plus de bien et plus d’honneur que cinquante capucins ; qu’il défendra nos intérêts avec un grand bon sens et un grand courage. Ce sera l’honneur des trois Baraques, croyez-moi. Hé ! Catherine, encore une cruche. »

Les autres étaient encore dans le doute ; mais lorsque maître Jean remplit les verres et qu’il dit :

« C’est mon dernier mot ; si vous ne nommez pas Chauvel, je refuse ; si vous le nommez, j’accepte : — À la santé de notre bon roi ! »

Tous furent comme attendris, en répétant : « À la santé de notre bon roi ! »

Et quand ils eurent bu, Létumier, d’un air grave, dit :

« Ce sera dur à faire avaler aux femmes ; mais du moment que c’est comme ça, maître Leroux, voici ma main.

— Et voici la mienne, » fit un autre en se penchant.

Ainsi de suite tout autour de la table. Après quoi on vida la cruche, et chacun se leva pour retourner à la maison. — C’étaient les notables, nous étions sûrs que tous les autres feraient comme eux.

« L’affaire est donc entendue ! leur criait maître Jean, tout joyeux sur sa porte.

— C’est entendu ! » disaient-ils en s’en allant, et pataugeant à travers la boue. Chauvel et Marguerite se tiennent devant le grand soufflet de la forge. Chauvel lève le poing.
« C’est de la malhonnêteté, c’est de la bassesse. (Page 45.)

Alors nous rentrâmes dans la forge ; tout cela nous avait rendus pensifs. Nous travaillâmes jusqu’à sept heures, et Nicole vint nous appeler pour souper.

La réunion devait avoir lieu le dimanche suivant. Chauvel et sa fille étaient en route depuis une quinzaine de jours ; jamais ils n’avaient vendu plus de leurs petits livres ; maître Jean espérait pourtant les trouver à la grande réunion de la mairie.

Enfin, ce soir-là, rien de nouveau ne se passa ; la journée était bien assez pleine !