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Histoire d’un paysan/2/04

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Librarie Hachette (p. 149-156).

IV

Cette lettre de Marguerite fit le plus grand bien au pays. Je me rappelle l’avoir lue peut-être plus de cent fois : car non-seulement ceux des Baraques, mais encore les rouliers, les marchands de grains, enfin tous les étrangers qui s’arrêtaient aux Trois-Pigeons, après nous avoir souhaité le bonjour, et demandé leur chopine de vin, se mettaient à crier :

« Ah çà ! maître Jean, vous avez reçu des nouvelles de Paris, à ce qu’on raconte. Nous ne serions pas fâchés non plus de savoir ce qui se passe là-bas. »

Et tout de suite maître Jean me disait :

« Michel, va chercher la lettre. »

Je prenais la lettre dans l’armoire, je la lisais d’un bout à l’autre, au milieu d’un cercle de gens qui m’écoutaient, la hotte au dos ou le fouet sur l’épaule. On s’étonnait, on se faisait expliquer les choses difficiles à comprendre. Maître Jean s’étendait en long et en large sur chaque chapitre, touchant les clubs, les marchés, et même les théâtres, qu’il n’avait jamais vus, mais qu’il se figurait d’après son bon sens naturel.

Finalement, après s’être bien étonné, chacun s’en retournait à ses affaires, en s’écriant :

« Allons ! pourvu que les patriotes tiennent ferme à Paris et qu’ils aient toujours le dessus, c’est le principal. »

Le monde avait bien besoin d’être encouragé car c’est en ce temps que les nobles, les anciens justiciers, les évêques, qui ne pouvaient plus soutenir leurs injustices à ‘Assemblée nationale, parce que les députés du tiers leur prouvaient clairement qu’ils avaient tort de vouloir toujours vivre aux dépens de la nation, songèrent à redevenir nos maîtres par la force. Mais ils ne voulaient pas se battre eux-mêmes, c’était trop dangereux ; ils voulaient nous faire battre les uns contre les autres, et si cela ne suffisait pas, appeler les Allemands à leur secours. Les nobles venaient déjà de frapper le premier coup à Nanon en opposant la garde nationale à la troupe ; maintenant les évêques allaient en frapper un deuxième, bien autrement dangereux, en opposant les gens religieux, amateurs de la vie éternelle, aux patriotes, amateurs des biens de la terre. Après avoir regagné les biens de la terre, les gens religieux devaient les rendre aux évêques et se contenter de leur bénédiction.

Voilà le fond de l’histoire, vous allez reconnaître cela vous-mêmes.

Sur la fin du mois de novembre 1790, quelques jours avant les neiges, on fut bien étonné de revoir au pays des personnes que l’on croyait émigrées : le P. Gaspard, de Phalshourg, le grand écolâtre Rôos, et bien d’autres qu’on disait à Trèves depuis six mois. En même temps les curés nommés par les seigneurs et les évêques allaient et venaient sur toutes les routes ; ils avaient des réunions à Neuviller, à Henridorff, à Saverne, etc. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelque chose se passait, on ne savait pas quoi ; mais les patriotes, et principalement les acquéreurs de biens du clergé, s’en inquiétaient beaucoup : on se disait :

« Ces gens-là reviennent de l’émigration, c’est dangereux ! »

Et tout à coup la nouvelle se répandit par les gazettes, qu’après de grandes batailles à l’Assemblée nationale, nos députés venaient de décréter que les prêtres prêteraient serment à la constitution.

Voici comment ces choses étaient arrivées : Les évêques, qui n’osaient plus réclamer contre la vente des biens ecclésiastiques, parce qu’on aurait vu clairement qu’ils ne songeaient qu’aux richesses de ce monde, avaient changé de batteries, en demandant que l’Assemblée reconnût la religion catholique, apostolique et romaine comme la religion de la France. Cela revenait à dire que nous avions deux rois : celui des corps à Paris, celui des âmes à Rome. Mais l’Assemblée avait refusé, disant que les âmes n’ont pas d’autre roi que Dieu, qui voit tout, qui sait tout, et qui n’a pas besoin de quelqu’un pour gouverner les âmes à sa place.

Alors ces malheureux avaient commis de si grandes insolences, que, pour les mettre à la raison, nos députés avaient décrété qu’à l’avenir les évêques et les curés seraient nommés par la nation, comme dans les temps des premiers apôtres.

Naturellement, les évêques s’étaient de plus en plus indignés. Le cardinal de Rohan, l’archevêque de Trèves et quantités d’autres dignitaires de l’Église avaient protesté contre le décret, en continuant de nommer leurs curés ; et c’est alors que le père gardien Gaspard, de Phalshbourg ; le père Barnabé, de Haguenau ; le père Janvier, de Molsheim ; le père Tibère, de Schlestadt ; le grand écolâtre Rôos, l’archiprêtre Holzer, d’Andelau ; Meuret, le recteur de Benfeld ; enfin des centaines de moines étaient revenus de Trèves, de Coblentz, de Constance, et que l’inondation des petits livres avait recommencé tellement, qu’on aurait cru que les Apocalypse, les Lanterne magique nationale, les Passions de Louis XVI, les Réflexions de monsieur Burke sur la révolution française, tombaient des arbres comme les feuilles mortes en automne ! Tous ces mauvais petits livres disaient qu’il fallait refuser les impôts ; que nous étions gouvernés par des juifs et des protestants ; qu’il valait mieux obéir à un roi borné, qu’à douze cents brigands ; que les droits de l’homme étaient une véritable farce ; que les assignats allaient descendre à deux liards ; enfin tout ce qu’il était possible d’inventer pour désoler le pays.

En même temps les massacres recommençaient dans le midi ; de sorte que l’Assemblée nationale, voyant que la France risquait d’être bouleversée de fond en comble, si l’on ne prenait pas de nouvelles mesures, avaient décrété que les curés et les évêques prêteraient serment à la constitution, pensant les forcer ainsi de remplir enfin leurs devoirs, au lieu d’allumer la guerre civile chez nous.

Mais c’est alors qu’il fallut entendre crier les femmes ; c’est alors qu’il fallut reconnaître combien les gens étaient arriérés dans nos villages ! Je vois encore le père Bénédic arriver le matin aux Baraques, avec son âne, en gémissant comme si tout avait été perdu, et criant :

« Oui, maintenant on voit dans quel abîme nous sommes tombés ! On nous a tout pris, on nous a pillé nos biens, — les biens des pauvres, déposés depuis le commencement des siècles entre les mains de notre sainte Église !… Nous avons tout souffert… nous n’avons pas réclamé ; nous nous sommes seulement signés ; mais, à cette heure, c’est notre âme qu’on veut nous prendre, notre âme ! »

Et il sanglotait en répétant :

« Notre âme ! »

Dame Catherine, la mère Létumier, toutes les voisines accouraient, levaient les mains et gémissaient avec lui pour le consoler.

Ce même jour, le grand écolâtre, le père Janvier et d’autres capucins passèrent aux Baraques, en faisant les mêmes simagrées. Valentin en était dans la désolation ; il criait que le roi n’approuverait jamais ce serment, et qu’une légion d’anges descendrait du ciel pour empêcher les mauvais prêtres de le prêter. Tous les villages aux environs, Mittelbronn. Quatre-Vents, Biechelberg, pensaient comme lui, sans savoir pourquoi, mais parce que les capucins l’avaient dit !

Maître Jean lui-même paraissait abattu, ses grosses joues pendaient ; et comme, après dîner, dame Catherine venait de sortir, le tablier sur les yeux, il me regarda tout pâle, en me demandant :

« Et toi, Michel, qu’est-ce que tu penses de tout ça ? »

Alors je lui répondis :

« Tout cela, maître Jean, c’est pour faire peur aux acquéreurs de biens du clergé. Ces moines ne sont pas les véritables prêtres ! Pendant que nos pauvres curés de village remplissaient tous les devoirs de la religion ; qu’ils couraient la montagne été comme hiver, dans la pluie et sous le soleil, pour consoler les misérables abandonnés et sacrifiés, volés et dépouillés par l’avarice des seigneurs, et qu’ils n’avaient que la petite dîme sur les blés, qui ne rapportait presque rien dans nos pays de seigle, ces fainéants de moines vivaient grassement ; ils donnaient le spectacle honteux de leur ivrognerie, de leur paresse et de leurs mauvaises mœurs ; ils nageaient dans tous les biens de la terre !… Et maintenant que par la vente de ces biens, le plus pauvre vicaire a sept cents livres, et le moindre curé douze cents, ils seraient bien bêtes de se sacrifier pour ces moines, qui les regardaient de travers, ou pour ces évêques qui les traitaient avec mépris, en les appelant « de la prétraille ! » et qui, lorsqu’un d’eux devenait par hasard évéque, disaient que « c’était d’un évêché de laquais ! » Je suis sûr que les curés de bon sens et de courage prêteront le serment ; et que si plusieurs le refusent, ce sera par la peur de ces êtres orgueilleux qui ne pardonnent rien, et non par conscience, et parce qu’ils croiront devoir moins à leur pays qu’à ces hommes égoïstes. »

Maître Jean m’écoutait avec plaisir, et me posant la main sur l’épaule, il s’écria :

« Michel, ce que tu dis est vrai. Malheureusement le peuple, et surtout les femmes, sont élevés dans l’ignorance ; tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous réunir aux patriotes et d’attendre que les moines attaquent la constitution, pour la défendre. »

Dans le même moment dame Catherine rentrait, aussitôt il lui dit :

« Écoute, Catherine, si tu m’ennuies en faisant cette figure désolée, j’irai rendre aux Tiercelins mes terres de Pickeholtz, que j’ai payées en beaux deniers comptants. Alors nous serons ruinés ; le père Bénédic et tous les gueux riront ; et tu verras si les Tiercelins, les évêques, les seigneurs ou le roi nous rendront mon argent, qui vient de servir à payer les dettes qu’ils avaient faites sans nous et malgré nous. »

Il était en colère, et sa femme se dépêcha de rentrer dans la cuisine, parce qu’elle n’avait rien de bon à lui répondre.

Ce qui se passait aux Trois-Pigeons se passait dans chaque ménage, le trouble était partout, et même avant de retourner le soir à notre baraque, je savais d’avance que ma mère allait m’entreprendre sur le serment, comme si cela m’avait regardé. Je ne me trompais pas ! Elle tenait avec ceux qui nous avaient réduits à la misère ; elle me prédit ce même soir la damnation éternelle, parce que je ne voulais pas reconnaître que l’Assemblée nationale était un tas de juifs et d’hérétiques, réunis pour renverser la religion de Notre-Seigneur. Elle m’accabla de reproches, mais je ne lui répondis pas ; depuis longtemps je me soumettais à ma mère, même quand elle se fâchait injustement. Le père, lui, n’osait pas élever la voix, et je le plaignais de tout mon cœur.

Ces choses traînèrent ainsi trois ou quatre jours ; l’Assemblée nationale avait décrété : « que le serment des évêques, des ci-devant archevêques et des curés d’être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de veiller avec soin sur les fidèles de leurs districts ou de leurs paroisses, et de maintenir de tout leur pouvoir la. constitution, » serait prêté dans la huitaine de la publication du décret, un jour de dimanche, après la messe. Savoir : par les évêques, les ci-devants archevêques, les vicaires, les supérieurs et directeurs des séminaires, dans l’église épiscopale ; et par les curés, leurs vicaires et tous autres ecclésiastiques, dans l’église de leur paroisse, en présence du conseil général de la commune et des fidèles ; qu’ils déclareraient deux jours à l’avance à la municipalité de leur district leur intention de prêter ce serment ; et que ceux qui ne l’auraient pas prêté dans les délais déterminés seraient réputés avoir renoncé à leur office, et qu’on les remplacerait par les élections, selon la nouvelle constitution décrétée le 12 juillet.

On attendait donc le dimanche, pour voir ceux des curés qui prêteraient le serment ; et jusque-là les moines cabalaient, tous les ordres et congrégations abolis reparaissaient, la confusion grandissait ! Mais en même temps, comme on comprenait très-bien que les évêques et les nobles jouaient leur plus grosse partie, et qu’en la gagnant ils rattraperaient tous leurs biens et priviléges, les bourgeois, les ouvriers, les soldats et les paysans tenaient ensemble, j’entends ceux qui se faisaient honneur et gloire d’obéir aux lois de leur pays, et qui mettaient la France au-dessus de tout, en même temps que la justice et la liberté.

Maître Jean m’avait dit que nous irions ensemble voir, à Lutzelbourg, son ami Christophe, qui jusqu’alors avait été du même avis que nous sur les moines fainéants. Comme le bruit courait que pas un curé du pays ne lèverait la main, nous avions du doute sur ce qu’il ferait ; mais cet homme de grand bon sens et de bon cœur voyait les choses simplement, son devoir ne l’embarrassait jamais ; et le jeudi soir, 3 janvier 1791, pendant que nous étions en train de forger, et qu’il tombait beaucoup de neige, tout à coup M. le curé Christophe, avec son grand parapluie, son tricorne et sa vieille soutane, se pencha dans notre petite porte, en s’écriant.

« Hé ! bonjour, Jean. Quel temps de neige ! Si cela continue, nous en aurons deux pieds demain.

— Hé ! c’est Christophe, dit maître Jean en déposant le marteau. Entre donc à l’auberge.

— Non, la nuit arrive ! Je viens de faire ma déclaration eu ville, et je n’ai pas voulu passer, sans te prévenir que le serment sera pour dimanche, après la messe. Si vous pouvez venir, Michel et toi, ça me fera plaisir.

— Alors, tu prêtes serment ?

— Oui, dimanche prochain. Mais la vieille Steffen est là qui m’attend ; nous recauserons de ça. »

Maître Jean et lui sortirent alors, et je me retournai du côté de Valentin, dont la figure s’était allongée d’un coup, et qui rêvait les yeux tout ronds, et la bouche ouverte, comme un être abasourdi. Moi j’étais content : je regardais tout réjoui monsieur le curé, la vieille Steffen et maître Jean dehors, en train de « Sergent Ravette, le régiment d’Auvergne vous reconnaît pour son colonel ! » (Page 166.)
« Sergent Ravette, le régiment d’Auvergne vous reconnaît pour son colonel ! » (Page 166.)
causer tranquillement au milieu des gros flocons de neige qui tombaient. Ils se serrèrent la main. — M. Christophe, avant de continuer sa route dans la grande rue blanche, avec la vieille Stephen sous son parapluie, me cria de loin :

« Tu viendras, Michel, je compte sur toi ! »

« Ensuite il partit, et maître Jean rentra tout joyeux.

« Qui donc faisait courir le bruit que les curés refuseraient le serment ? s’écria-t-il. J’étais bien sûr, moi, que les hommes de bon sens, qui ne manquent pas encore en France, Dieu merci ! seraient d’accord avec nous, et non pas avec les imbéciles obstinés dans leurs vieilles idées de couvents, d’abbayes, de droits du seigneur, de grandeur des nobles, et de bassesse du peuple, comme si nous ne descendions pas tous du père Adam, et comme si nous n’étions pas tous nobles, ha ! ha ! ha ! »

Maître Jean, quand il était joyeux, ne ménageait plus rien ; il allait jusqu’à traiter ceux qui n’avaient pas les mêmes idées que lui de mauvais gueux et de canailles. Cela me faisait beaucoup de peine pour notre vieux compagnon, qui ne répondait pas et devenait sombre des journées entières. Je sentais-que cela ne pouvait pas durer ; que maître Jean se mettait dans son tort ; et que Valentin, qui ne manquait pas de courage, pourrait un jour perdre patience et lui répondre solidement.

Par bonheur, ce jour-là Nicole vint à temps nous appeler ‘pour souper ; Chacun remit sa veste, et l’on se sépara comme à l’ordinaire, sans accident. Le lendemain, on sut déjà que M. le curé Ott, de Phalsbourg, et son vicaire, M. Himmel, n’avaient pas fait leur déclaration à la municipalité ; mais l’aumônier du régiment de La Fère, M. Joseph-Hector, avait fait la sienne. On parlait beaucoup de cela, c’était la grande affaire en ce temps ; et, le dimanche venu, maître Jean, moi, Létumier, Cochard, sans parler d’un assez grand nombre d’autres patriotes de la ville et des Baraques, nous descendîmes à Lutzelbourg.

La neige avait cessé de tomber, la petite. église blanche était pleine de gens arrivés de la montagne, pour assister à la cérémonie. On croyait que plusieurs avaient de mauvaises intentions ; mais il fallait bien d’autres excitations pour soulever le peuple contre M. le curé Christophe, que tout le pays aimait et respectait ; et puis son frère Materne et quelques autres géants roux de sa famille étaient descendus du Dagsbourg ; ils remplissaient le chœur ; et rien qu’à voir leur longues échines maigres, leurs épaules comme des brancards et leurs longs nez crochus, pendant qu’ils chantaient au lutrin, l’envie vous serait passée de faire du scandale, car avec leurs grosses mains de schlitteurs et de bûcherons, ils vous auraient jeté de l’un à l’autre par-dessus la foule, sans dérangement, jusqu’à la porte, où les coups ne vous auraient pas manqué.

Tout se passa donc avec calme. M. le curé dit sa messe, et seulement après l’office il s’avança jusque sur les marches du chœur, en face de l’assistance, et, d’une voix forte, que chacun put entendre au loin, il dit en levant la main :

« Je jure de veiller avec soin aux fidèles dont la direction m’est confiée. Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi. Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la constitution française, et notamment le décret relatif à la constitution civile du clergé. »

Quelques instants près la foule sortit. M. le curé Christophe était encore dans sa sacristie ; maître Jean et moi, le grand Materne et ses parents nous restions seuls à l’attendre dans l’église.

Dehors, tout était calme ; les gens s’en allaient.

M. le curé vint enfin, et nous emmena tous au presbytère. Pendant la route, maître Jean lui dit en riant :

« Eh bien, tout s’est passé dans l’ordre, les cris des capucins ne servent pas à grand’chose ! »

M. Christophe était pensif.

« Le danger viendra peut-être, dit-il ; mais pourvu que nous remplissions notre devoir, le reste ne nous regarde pas. »

Une fois dans sa petite chambre, où la table ronde était mise, il dit le benedicite ; on s’assit et l’on mangea en silence une bonne soupe et un grand plat de choux d’hiver, garni de lard, avec quelques noix et du fromage pour dessert.

La mère de M. le curé avait les yeux rouges, elle servait sans rien dire ; cela nous rendait tristes. Vers la fin du dîner elle sortit, et M. Christophe nous dit :

« Voyez ! voilà le trouble qui commence, voilà la désolation ; voilà ce qui se passera bientôt dans toutes les maisons ! La pauvre femme pleure… Les capucins ont plus d’autorité sur elle que moi-même… Elle me croit damné ! Et quoi lui dire ? que faire ?

— Bah ! répondit maître Jean attendri, ma femme se désole aussi, mais tout cela changera ; les gueux seront mis à la porte, et le bon sens prendra le dessus partout. »

Mais alors le curé Christophe prononça des paroles qui ne me sont jamais sorties de la mémoire :

« Ce n’est pas aussi facile que tu crois, Jean, dit-il, car nos seigneurs les évêques nobles aimeraient mieux voir tout périr que de perdre leurs biens et leurs priviléges ; et c’est pour cela qu’ils nous défendent de prêter serment à cette constitution, qui leur enlève ce qu’ils mettaient au-dessus de la religion. Est-ce que la constitution est contraire à nos saints Évangiles ? Non… Ils le savent bien. Elle est d’accord avec notre foi. Depuis dix-sept cents ans, les droits de l’homme étaient prédits par Notre-Seigneur. Il avait dit : ‹ Aimez-vous les uns les autres, car vous êtes frères. › Il avait dit : ‹ Vendez tous vos biens pour me suivre, et donnez l’argent aux pauvres. › Mais eux, bien loin de vendre leurs biens, en amassaient toujours de nouveaux ; eux, bien loin de vouloir l’égalité des hommes, ne songeaient qu’à s’attirer de nouveaux honneurs, de nouveaux priviléges et de nouvelles distinctions ; eux, bien loin de vouloir que la volonté de Dieu soit faite sur la terre comme au ciel, se complaisaient dans leur orgueil, dans leur avarice et dans l’abaissement de leurs semblables ! Cette constitution d’accord avec l’Évangile les indigne. Comment pourraient-ils souffrir que les curés et les évêques soient nommés par le peuple, qui ne connaît que les vertus et mettrait les derniers pasteurs, les plus humbles, au-dessus d’eux, comme cela se faisait du temps des saints martyrs ? Ils aiment bien mieux être nommés par des Pompadom, des Dubarry et d’autres drôlesses pareilles, qui ne demandent que de belles manières, des salutations, des génuflexions, de grands noms et des paroles agréables, qu’un pauvre curé de campagne ne peut jamais avoir. C’est de là que nous sont venus les de Rohan, les Dubois et tous ces êtres qui seront l’opprobre éternel de notre religion. Est-ce que le peuple les aurait choisis ? Non ! il les aurait jetés dehors comme du fumier, car tout honnête homme, en les voyant, se voilait la face. Eh bien ! quand la constitution déclare que ces impudiques ne seront plus rien à l’avenir dans les grâces, que le pauvre peuple fera tout selon ses besoins, ils sentent que leur règne est fini, que leur temps est passé, si cette bonne loi s’affermit. Et si les pauvres curés qu’ils méprisaient tant restent à la tête de leurs troupeaux, s’ils prêchent la paix, l’ordre, la soumission aux lois faites par les députés de la nation, comme c’est leur devoir, cette bonne constitution s’affermira. Les curés seront forts, honorés et respectés ; ils feront régner l’Évangile. Si des gueux se présentent pour troubler le pays, ils seront là les premiers à se dévouer, à donner l’exemple du courage contre l’esprit du mal ; et la révolution glorieuse, annoncée par le Sauveur, s’accomplira paisiblement et pour toujours. Voilà ce qu’ils ne veulent pas !… Ils veulent le trouble, ils veulent exciter la guerre entre nous ; et pendant que les frères seront à se battre contre les frères, pendant que tout sera désuni, bouleversé… alors ceux de Coblentz, de Worms et d’ailleurs arriveront à la tête des Prussiens, des Autrichiens et des Russes, nous remettre sous le joug et rétablir leurs priviléges, sur les ruines de l’Évangile et les droits de l’homme ! C’est tout ce qu’ils veulent ; ils appellent cela de la politique. Mais est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ avait de la politique ? Est-ce que, s’il avait eu de la politique, il se serait fait crucifier pour le salut des malheureux ? Est-ce que lui, le descendant de David, ne se serait pas mis avec les rois contre les peuples ? Est-ce qu’il n’aurait pas écouté le démon de l’orgueil, au haut de la montagne, lorsqu’il lui disait : ‹ Regarde ce pays, ces villages, ces fleuves et ces montagnes, tout est à toi si tu t’inclines devant ma face ! › Croyez-vous que de Rohan et les autres à sa place ne se seraient pas prosternés bien vite la face contre terre ? Mais Notre-Seigneur n’avait pas de politique ; et moi, pauvre curé de village, c’est lui que j’écoute, C’est lui que je prends pour modèle, et non ces évêques orgueilleux qui vivaient comme des païens ! Oui, j’obéirai toujours à l’Évangile, et je ne pactiserai jamais avec l’étranger ! »

Il se tut un instant, tout pâle ; son frère, le grand Matern, de la Houpe, lui tendit la main en disant :

« Tu as bien raison, Christophe, nous serons toujours avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, contre ce cardinal de Rohan. Je l’ai vu… nous l’avons vu avec sa femme, la femme d’un autre. Quelle abomination ! »

Et tous les montagnards se signèrent, pendant que je frémissais en moi-même et que maître Jean s’écriait :

« Oui, nous en avons vu des scandales !… Si le peuple est encore religieux, ce n’est pas la faute de ces malheureux. Et s’ils pensent qu’après tout cela leurs commandements seront pour nous des paroles d’Évangile, ils se trompent.

— Sans doute, dit le curé Christophe, ils ont perdu notre respect ; mais, je vous en préviens, bientôt ils calomnieront les pauvres curés qui se seront soumis aux lois de leur pays en prêtant le serment ; ils les représenteront comme des renégats. Nous aurons beaucoup à souffrir ; mais quand tout m’abandonnerait, père, mère, frères et sœurs, et mes amis, et tout le monde, pourvu que ma conscience soit tranquille et que je marche avec mon Dieu, le reste m’est égal !… Tout ce que je souhaite, c’est que, avec leur politique de trouble et de guerre civile, ces hommes ne causent pas la perte de notre roi, de notre malheureuse reine et de ceux qui les entourent. Une fois le peuple lâché, le débordement dépasse tout ce qu’on peut se figurer d’avance ; et si beaucoup de sang est répandu, ce sera leur faute, car en défendant aux curés de prêter serment, ils les rendent suspects à la nation, il les éloignent de leur troupeau, ils habituent les âmes honnêtes à considérer la religion comme l’ennemie la plus redoutable de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de tous les grands principes chrétiens proclamés par la nouvelle constitution… Dieu sait ce qui peut arriver dans le trouble ! »

Ainsi parla ce brave homme. Et, deux ans après, en 93, lorsque je voyais passer les charrettes de la guillotine, pleines de femmes, de vieillards, de prêtres, de bourgeois, d’ouvriers, de paysans, combien de fois je me suis écrié en moi-même :

« Voilà la politique des évêques et des émigrés qui passe ! »

Le cardinal de Rohan, le comte d’Artois et leurs amis étaient alors de l’autre côté du Rhin, et nos seigneurs les évêques expliquaient l’Apocalypse à Constance ; ils regardaient de loin et ne venaient jamais en Vendée et dans le Midi, où les prêtres réfractaires marchaient courageusement à la tête des paysans révoltés ! Ils devaient penser : « Que ces hommes sont bêtes de se faire massacrer pour des gaillards de notre espèce ! » Et c’était vrai, les malheureux paysans de l’Ouest auraient pu mettre sur leurs drapeaux : « Servitude, ignorance et misère ! » car c’était pour défendre ces choses qu’ils se battaient.

Deux ou trois fois le comte d’Artois fit annoncer qu’il arrivait se mettre à la tête des Vendéens ; il s’approchait sur un vaisseau anglais ; mais quand les paysans s’étaient soulevés, que tout brûlait, et qu’il entendait gronder le canon républicain, ce brave s’en allait bien vite, et laissait les pauvres diables se battre tout seuls pour son droit divin. Vous verrez cela plus tard ; on n’a jamais rien vu d’aussi lâche au monde !

Tout ce qui me reste à vous dire de ce jour, c’est que l’on causa du serment et des affaires de la nation, chez M. Christophe, jusque vers deux heures ; qu’alors ceux de la Houpe, ayant une longue course à faire, reprirent leurs bâtons pour arriver chez eux avant la nuit ; qu’on se serra les mains, et que chacun s’en retourna de son côté, pendant que M. Christophe allait dire les vêpres.

Il faisait un froid de loup sur la côte. Maître Jean, tout joyeux, me disait en allongeant le pas :

« Tout a bien marché, les capucins ont manqué leur coup ; mes terres de Pickeholtz ont monté de prix depuis avant-hier. »

Moi, je songeais au discours de M. Christophe ; ce qu’il nous avait dit de la politique des évêques nobles et des émigrés me faisait réfléchir : je ne voyais pas l’avenir en beau.