Histoire d’un paysan/3/04

La bibliothèque libre.
Librarie Hachette (p. 245-250).

IV

Les magasins de Spire et de Worms nous mirent donc sur un nouveau pied ; nous étions habillés, armés, équipés comme des soldats, nous pouvions faire campagne. Combien d’autres auraient souhaité d’être à notre place ! Je ne parle pas seulement des Prussiens, en pleine retraite dans les boues de la Champagne : les misérables avaient tous la dyssenterie, à force d’avoir mangé du raisin ; ils abandonnaient canons, caissons, bagages ; ils traversaient Verdun, Longwy, Sans même se retourner une seule fois pour combattre ; c’était la déroute du despotisme !

Nos paysans exterminaient ces malheureux par douzaines, derrière les haies, sur les chemins, le long des bois ; les puits de nos villages en étaient pleins ; tout le monde s’en mêlait, même les femmes ! Et Marat trouvait que ce n’était pas encore assez, il reprochait à Dumouriez de leur laisser une porte ouverte ; il aurait voulu tenir Brunswick et Frédéric-Guillaume, pour les pendre, et les faire servir d’exemple aux rois qui par la suite oseraient nous envahir. Il avait bien raison, car on a reconnu depuis que notre gouvernement avait fait une convention secrète avec le roi de Prusse.

Enfin cette campagne de six semaines était assez belle : les Prussiens se sauvaient ; les Autrichiens et les émigrés, restés en arrière pour bombarder Lille, en Flandre, venaient de lever le siége ; le général Anselme envahissait dans le Midi le comté de Nice ; les Vendéens avaient été mis à la raison pour quelque temps ; tout allait bien, et nous apprenions ces bonnes nouvelles jour par jour, à la distribution du bulletin de la Convention. Carnot et Prieur avaient établi chez nous cette bonne habitude ; quelques mois plus tard, en juin 1793, elle fut étendue à toutes les armées de la république.

Chaque soldat connaissait donc les raisons de la guerre ; il savait ce qui se disait et se faisait à Paris, et c’est pour cela qu’au lieu de m’être battu comme une bête, je puis vous raconter maintenant mon histoire. On devrait bien encore appliquer ce décret de la Convenion sur la distribution des bulletins de l’Assemblée, comme tant d’autres que l’on avait oubliés, et qu’on déterre seulement selon les occasions : celui-ci rendrait service tous les jours à des milliers de nos enfants ; ils sauraient au moins pourquoi on les envoie mourir aux quatre coins du monde.

Quelques jours après la prise de Spire, le 17 octobre 1792, nous reçûmes l’ordre, un matin, de lever le pied, et tout de suite on boucla le sac, on boutonna ses guêtres, et l’on sortit par la porte de Manheim, du côté de Worms, sans dire ni bonjour ni bonsoir. Tout le corps d’armée encore à Spire ou dans les environs nous suivait. Il ne pleuvait pas, mais le temps était humide ; les brouillards du Rhin continuaient à couvrir le pays.

Au sortir de la ville, on nous fit prendre une chaussée à gauche, à travers des bois et des bruyères, et, durant six heures, hêtres, chênes, sapins, bouleaux ne firent que s’étendre devant nous, au milieu du brouillard.

Nous rencontrions quelquefois de vieux pans de murs, d’anciens châteaux noircis par la fumée, sans toit, sans portes, et sans fenêtres, enfin des ruines ; le père Sôme disait :

« Turenne a passé par ici voilà cent ans ; il a brûlé dans une nuit quatre cents villes, villages, censes, bourgades et châteaux, par ordre de Louis XIV. Voilà comment les Bourbons faisaient la guerre ! »

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après les forêts en avant de Spire, le long de la chaussée qui passe à Dürckheim, Grunstadt, Oberflersheim et plus loin, outre ces vieilles démolitions, nous rencontrâmes aussi des maladreries toutes délabrées, pour mettre les pauvres gens en train de mourir, et des potences comme chez nous avant la révolution. Et si les Allemands veulent être justes, ils reconnaîtront dans tous les siècles que nous les avons débarrassés de leurs seigneurs, de leurs maladreries et de leurs potences. Sans nous ils auraient encore ces vieilles misères, car ils y tenaient tellement, par habitude, que nous avons été forcés de les battre cent fois, pour les ramener au bon sens. Ils étaient comme ces mendiants qui se figurent qu’on ne peut pas vivre sans vermine, et qui sont tout étonnés qu’on leur donne une chemise neuve et des habits propres.

Mais allons toujours en avant.

Après les grandes forêts, nous arrivâmes dans un pays de vignes, les plus elles du monde ; elles couvraient des coteaux innombrables. Les Allemands sont si laborieux, si grands amateurs de bon vin, que, pour en avoir, ils portent leur fumier à dos d’homme, jusqu’à quatre et cinq cents pieds sur ces pentes rapides ; ils ont de petits escaliers à la file, qui montent d’étage en étage le long des côtes. En voyant cela, j’étais dans l’admiration. Nous avons bu de leur vin, il est très-bon ; le blanc et le rose ont un fin bouquet, mais il ne faut pas trop en boire, deux bouteilles suffisent pour vous mettre sous la table.

Malgré la guerre, ces braves gens finissaient leurs vendanges, et, la hotte au dos, ils montaient et descendaient leurs escaliers, s’arrêtant quelquefois au haut des grandes roches luisantes, couleur de fer, pour nous regarder. Nous leur criions : « Vive la république ! » Et tous, hommes et femmes, nous répondaient joyeusement, la main ou le chapeau en l’air. Ah ! si les peuples pouvaient s’entendre ; s’ils pouvaient se débarrasser des gueux qui les divisent, nous aurions le paradis sur la terre !

Notre colonne fit halte vers deux heures, dans un gros village, pour manger la soupe.

À trois heures nous quittions déjà cette bourgade, et vers neuf heures, à la nuit close, nous entrions dans la petite ville d’Alzey, non loin de Mayence. Nous avions fait seize lieues depuis le matin ; un grand nombre d’entre nous n’en pouvaient plus.

Je n’oublierai jamais Alzey. Nous étions arrivés une demi-heure après l’avant-garde, et la petite ville fourmillait déjà de troupes : chasseurs à cheval, hussards, gendarmes, volontaires allaient et venaient dans les rues : les ordres, les coups de trompette pour ramener les hommes à leurs escadrons, les appels, les roulements de tambour remplissaient la vallée.

Par bonheur, Jean-Baptiste Sôme, Jean Rat, Marc Divès, moi et deux ou trois autres camarades, nous logions chez un maître de poste, à l’entrée du faubourg. Nous avions même des chambres en haut, donnant sur une vieille cour pleine de voilures, et le maître nous avait invités à souper avec lui.

La grande cuisine, en bas, flamboyait ; c’était bien autre chose que celle de maître Jean, aux Baraques, car ce bourgeois avait des domestiques, des servantes, des postillons, des courriers ; c’était un homme riche. Et quand les dragons nationaux arrivèrent, on n’en tendit plus que piaffer, hennir, crier dans la cour ; chacun voulait avoir son cheval à l’écurie. Nous autres, bien tranquilles, nous changions de souliers et de guêtres, et puis nous descendîmes nous sécher autour de l’âtre.

Dans tous les coins de la cuisine, les servantes et même les demoiselles de la maison venaient nous regarder de loin, avec nos grands chapeaux, nos longs habits fumants, nos baudriers en croix ; elles étaient curieuses de voir des républicains ; et dès que l’un de nous tournait la tête pour voir si elles étaient jolies, elles se sauvaient en riant et se poussant dans la grande allée noire.

Le maître arriva bientôt lui-même. C’était un homme-sec, brun, le nez un peu crochu et les yeux noirs ; il avait de hautes bottes à revers jaunes, garnies d’éperons, et une culotte de peau.

« Citoyens volontaires, nous dit-il en bon français, donnez-vous la peine de me suivre. »

Alors, dans une salle haute, nous vîmes la table mise, avec une belle lampe au-dessus, pendue au plafond ; mais la femme et les filles du bourgeois s’étaient retirées.

On s’assit et le maître de la maison, au milieu de nous, l’air grave, nous servit lui-même comme un père de famille.

À chaque instant, un domestique, un postillon, un courrier entrait lui rapporter ce qui se passait dehors ; lui, sans se déranger, leur donnait ses ordres ; il découpait les viandes, nous versait à boire, et ne nous laissait manquer de rien. On causait de notre campagne, de celle des Prussiens dans l’Argone, de la révolution, etc. ; cet homme de bon sens nous parlait de tout dans un vieux français qui me faisait plaisir d’entendre.

Plusieurs de nos camarades étant très fatigués allèrent se coucher ; le vieux Jean-Baptiste Sôme, Divès et moi, nous restâmes seuls à table. Il pouvait être onze heures ; sauf les cris de « Qui vive ! » au loin sur les collines, tous les autres bruits de la ville et des environs s’étaient apaisés. Sôme alluma sa pipe et se mit à fumer tranquillement ; et comme le bourgeois remplissait encore nos verres, je me hasardai de lui dire :

« Mais, citoyen, vous parlez en français comme nous ; est-ce que vous ne seriez pas de la nation ?

« Oui, dit-il, je descends d’un vieux Français, un de ceux qu’on a chassés à la révocation de l’édit de Nantes. »

Il paraissait tout pensif ; et moi, songeant que cet homme était de la même religion que Marguerite, Français comme nous, je fus attendri. Je lui racontai que Chauvel, l’ancien constituant, aujourd’hui membre de la Convention, m’avait choisi pour gendre ; que sa fille m’aimait, et qu’ils étaient aussi calvinistes.

« Vous êtes heureux, jeune homme, dit-il alors, d’appartenir à d’honnêtes gens ! »

Et, prenant plus de confiance, il se mit à nous raconter d’un air tranquille, mais avec force, que son grand-père, Jacques Merlin, vivait au pays Messin, près de Servigny, dans le temps des dragonnades ; qu’il avait là sa maison, ses écuries et ses terres, pratiquant sa religion sans faire de tort à personne, quand le grand roi Louis XIV, un être vicieux, après avoir entretenu des femmes de mauvaises mœurs, du vivant même de la reine, et donné l’exemple de tous les scandales, crut, comme tous les mauvais sujets dont la cervelle se dessèche, qu’en appelant des prêtres pour lui donner l’absolution de ses ordures, il serait encore assis à la droite du Seigneur, dans les siècles des siècles.

Mais que les prêtres profitant de sa bêtise, ne Vaincre ou mourir ! (Page 238.)
Vaincre ou mourir ! (Page 238.)
voulurent lui donner l’absolution, que s’il exterminait les ennemis de l’Église romaine. Et qu’alors ce libertin sans bon sens et sans cœur, pour obtenir la rémission de ses débauches, donna l’ordre de convertir les protestants de toute la France par tous les moyens, séparant les mères de leurs enfants, envoyant les pères de famille aux galères, confisquant leurs biens, ravageant, incendiant, massacrant ses propres sujets, les faisant périr sur la roue et les réduisant au dernier désespoir.

Il nous dit que ces honnêtes gens avaient mieux aimé tout supporter, que d’être de la religion d’un scélérat pareil ; que des centaines de mille Français, emmenant leurs vieillards, leurs femmes et leurs enfants, avaient fui chez l’étranger malgré les cordons de gendarmes établis sur les frontières, pour les arrêter ; que ces chefs de famille étant les plus honnêtes, les plus intelligents et les plus laborieux ouvriers et commerçants de leurs provinces, avaient porté le commerce et l’industrie de la France ailleurs ; que l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande et même l’Amérique avaient pris alors le dessus pour la fabrication des étoffes, des cuirs et tentures, des faïences, des verreries, des impressions et d’une quantité d’autres articles qui font la richesse d’une nation ; que le débauché continuant de faire la guerre et de jeter l’argent par les fenêtres, sans avoir le travail et les économies de tant de milliers d’hommes industrieux, pour couvrir ses dépenses, avait ruiné le pays de fond en comble ; et que ce grand Louis XIV, dans ses vieux Que fais-tu là ? (Page 240.)
Que fais-tu là ? (Page 240.)
jours lorsqu’il ne pouvait plus rien retenir et qu’il laissait tout aller sous lui, criait dans son infection :

« Mon Dieu ! comme vous me traitez, après fout ce que j’ai fait pour vous ! »

Ce qui montre bien la stupidité d’un être pareil, qui se figurait que l’Éternel créateur, dont la volonté seule a tiré les mondes de l’abîme, avait besoin d’un vaurien de son espèce pour lui rendre des services ! Qu’il était enfin mort dans la crasse, laissant un déficit énorme, qui, faute d’industrie et d’économie, n’avait fait que grandir sous Louis XV et le régent, et finalement avait forcé Louis XVI de réunir les notables et puis les états généraux, d’où venaient notre révolution, la déclaration des droits de l’homme, l’abolition des privilèges et tous les bienfaits dont allait jouir le peuple, en même temps que l’abaissement des fainéants et des débauchés, réduits à vivre, comme tout le monde, de leur travail.

Voilà ce que nous dit ce vieux Français.

Mais ce qui me toucha le plus, c’est quand, tout attendri lui-même, il nous raconta l’arrivée des dragons du roi uni soir, chez son grand-père, apportant à la famille l’ordre de se convertir sur-le-champ ; s’établissant dans la vielle ferme ; se couchant avec leurs bottes et leurs éperons dans le lit de l’homme et de la femme ; les dépouillant de tout ; les traîtant à coups de cravache ; empêchant même la mère de donner le sein à son enfant, pour la forcer de renoncer à son Dieu ; enfin les réduisant à ce désespoir terrible de se sauver tous ensemble la nuit à travers les bois, en abandonnant la vieille maison bâtie par les anciens, les champs achetés avec tant de peine et arrosés de leurs sueurs, et poursuivis par des gendarmes, comme une bande de loups.

Oui, ces choses me touchèrent. Et puis l’abandon des pauvres malheureux sur la terre étrangère, sans pain, sans argent, sans secours, sans amis ; le travail mercenaire de gens habitués à l’aisance ; la femme et les jeunes filles forcées de s’humilier au service des autres ; le vieillard courbé sous le travail, si pénible quand on a déjà tant travaillé dans sa vie et qu’on voudrait se reposer un peu. Quelle histoiret et tout cela par la volonté d’un vieux mauvais sujet, qui se figurait faire ainsi son salut.

Finalement le maître de poste nous dit qu’après avoir beaucoup souffert, après avoir traîné la misère longtemps, — tous leurs biens en France étant vendus, ou donnés à la mauvaise race, en récompense de ses dénonciations, — son grand-père et sa grand’mère avaient pourtant fini par amasser quelque chose avant de mourir ; et que leurs enfants et petits-enfants ayant l’exemple du travail, de l’économie et de la probité devant les yeux, étaient redevenus aisés et même riches, jouissant de la considération de tout le pays.

Et comme je lui demandais :

« Mais vous n’avez jamais regretté votre nom de Français ? Est-ce qu’il ne vous reste rien là pour la vieille patrie ? Nous ne vous avons jamais fait de mal, nous ; c’est le roi seul, conseillé par les évêques, qui vous à bannis ; et dans ce temps l’ignorance du peuple était si grande, qu’il faut plutôt le plaindre que le haïr. »

Il me répondit :

« Tant que les Bourbons ont régné sur la terre de France, personne de nous n’a regretté la patrie ; mais depuis que le peuple s’est levé, depuis qu’il a proclamé les droits de l’homme et qu’il a pris les armes pour les défendre contre tous les despotes, notre vieux sang s’est réveillé, et chacun de nous s’est dit avec fierté : « Je suis aussi Français ! »

En parlant, tout à coup il était devenu pâle ; il se leva pour ne pas laisser voir son trouble et se promena lentement autour de la salle, les mains sur le dos et la tête penchée.

Alors Jean-Baptiste Sôme, qui avait écouté tout pensif, le coude allongé sur la table, vida les cendres de sa pipe et dit :

« Oui, oui, c’est encore plus terrible que les massacres de septembre !… Et pourtant la patrie n’était pas en danger : les traîtres ne livraient pas nos places fortes, les Prussiens n’envahissaient pas la Champagne ; ces pauvres protestants ne conspiraient pas contre le pays ; ils se tenaient bien tranquilles et ne demandaient qu’à prier le bon Dieu à leur manière. Mais voici minuit, il est temps d’aller nous coucher ; la colonne se mettra en marche demain de grand matin. »

Nous nous levâmes tous, et le maître de poste, allumant une petite lampe, nous conduisit dans le vestibule, au pied de l’escalier, en nous souhaitant le bonsoir.

Ces choses me sont restées !… Je crois même les avoir écrites dans le temps à Marguerite. La lettre s’est perdue ; mais je ne pense pas n’être trompé de beaucoup, en vous racontant les paroles du maître de poste d’Alzey. Si ses petits-enfants vivent encore, ils pourront lire ce que pensait leur grand-père, du roi Louis XIV, et je souhaite que cela leur fasse plaisir.