Histoire d’un ruisseau/IX

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J. Hetzel (p. 132-149).


CHAPITRE IX

LES SINUOSITÉS ET LES REMOUS.


Puisque des rochers de la montagne à la plaine basse, le sol, remanié par les eaux pendant la série des âges, s’incline en pente régulière vers le bord de l’océan, le ruisseau, semble-t-il, devrait s’écouler en ligne droite, entraîné par son poids ; mais au contraire, son cours est une succession de courbes. La ligne droite est une pure abstraction de l’esprit, et comme le point mathématique, autre chimère, n’a d’existence que pour les géomètres. Dans les profondeurs des cieux, le soleil, les satellites, les comètes, tourbillonnent en rondes immenses ; sur notre boule planétaire, emportée comme les autres dans une spirale d’ellipses infinies, les ouragans, les trombes, les vents, les moindres souffles de l’atmosphère se propagent en tournoyant ; les eaux de la mer se plissent et se déroulent en lames arrondies ; toutes les formes organiques, animaux et plantes, n’offrent dans leurs cellules et leurs vaisseaux que des surfaces courbes et des sinuosités ; même les durs cristaux, regardés à travers le microscope, n’ont plus ces plans réguliers, ces arêtes inflexibles qu’ils ont sous notre œil nu : les dents, les flèches, les spicules, les stries des minéraux et des organismes infiniment petits révèlent les molles ondulations de leurs contours sous le regard de l’instrument qui les scrute. Partout où se produit un mouvement, dans la pierre aussi bien que dans tous les autres corps et dans l’ensemble des mondes, ce mouvement, résultant de plusieurs forces, s’accomplit suivant une direction curviligne.

Quant au ruisselet et aux eaux qui l’emplissent, nul besoin n’est de s’armer des yeux d’un microscope pour en voir les sinuosités et les tourbillons. Dans le lit, tortueux lui-même, et sous les arbres qui l’ombragent, tout se meut en cercles, en remous, en spirales : les herbes du fond, chevelures onduleuses, les rides de la surface, les libellules qui volent au-dessus des joncs, qui se rencontrent, puis se séparent pour se rencontrer encore, les moucherons qui tournoient dans une ronde sans fin, le vent qui passe en dessinant en noir sur la nappe brillante des bouffées circulaires ; je ne vois que courbes gracieusement entre-croisées, que cercles enlacés, que figures aux contours flottants. Ainsi que l’indiquent les plongeons et les émersions successives de la feuille entraînée, l’eau qui vient de descendre vers le fond, remonte par une nouvelle courbe vers la surface, s’étale à la lumière, puis disparaît encore au-dessous de courbes liquides, qui, elles aussi, viennent de couler vers le fond du lit. Sous l’impulsion du courant, les molécules d’eau changent incessamment leur position respective ; elles se dirigent vers la droite, mais une autre molécule les faits dévier à gauche. Dans le lit commun, chaque gouttelette a son cours particulier, bizarre série de courbes verticales, horizontales, obliques, comprises dans les grands méandres du ruisseau : c’est ainsi que les circuits d’une planète se développent dans l’immense orbite du système solaire qui les entraîne.

Pris dans son ensemble, le ruisseau tout entier se déplace de côté et d’autre comme les gouttes qui les composent. Sa masse, arrêtée par quelque roche ou par un tronc d’arbre placé en travers du lit, glisse latéralement et va se heurter contre une berge. Repoussée par l’obstacle, elle rebondit vers la rive opposée, la frappe, et de nouveau rejetée obliquement, s’élance en sens inverse. Ainsi le courant se porte incessamment d’un bord à l’autre par courbes successives : de la source à l’embouchure, c’est un long ricochet de l’eau entre les deux rivages. Les rondeurs convexes et concaves alternent le long des bords : c’est un rhythme, une musique pour le regard.

D’ailleurs, la régularité des courbes n’est point mathématique ; les méandres varient de forme à l’infini suivant la nature des terrains, la déclivité du sol, la violence du courant, les débris roulés sur le fond du lit. Entre les parois de rochers, les angles sont faiblement arrondis, les tournants soudains ; l’eau, impuissante à sculpter profondément les assises de la pierre, revient brusquement sur elle-même : dans les montagnes surtout, là où la pente du lit est très-considérable, le torrent enfermé dans les défilés se jette de droite et de gauche par élans successifs, comme un animal poursuivi qui cherche à déjouer le chasseur. Dans la plaine, les berges consolidées par les racines des grands arbres résistent aussi pendant longtemps à l’action du courant, et dans maints endroits le canal du ruisseau n’offre que de faibles sinuosités sur une longue étendue : en se retenant de la main à une forte branche et en se penchant au-dessus du flot, on voit se développer au loin, comme dans une allée, la perspective des troncs et des branches reflétée dans l’eau, çà et là rayée de lumière ; toutefois là aussi, l’avenue, presque droite en apparence, finit par aboutir à un méandre, auquel succèdent d’autres tours et détours, jusqu’à ce que le ruisseau se mêle aux eaux d’un fleuve pour aller s’engloutir dans la mer.

Les cours d’eau qui présentent de la manière la plus charmante cette succession rhythmée des anses et des presqu’îles sont les torrents étalés à l’aise dans un large lit de sables ou de galets et les ruisseaux ou les rivières qui coulent dans les prairies, entre des berges sablonneuses, s’éboulant facilement sous la pression du flot. Tels sont les bords de notre ruisseau dans presque toute la partie de son cours qui commence au sortir des montagnes. Comme tant d’autres eaux courantes chantées par les poëtes, il rappelle à l’imagination le serpent qui glisse dans l’herbe en déroulant ses anneaux. Vu du haut d’une colline, les méandres brillent à la lumière comme les plis et les replis de couleuvres aux reflets argentés ; seulement, plus grands que les dragons de l’antique mythologie, ces gigantesques serpents ont pour lit une vallée qui s’étend à perte de vue, depuis les montagnes jusqu’aux plaines basses ou même aux plages sablonneuses de l’océan. Dans presque toutes les contrées du monde, les campagnards ont naturellement eu l’idée d’assimiler la source du ruisseau à la tête de l’immense animal : la fontaine jaillissante est pour eux le Chef de l’Eau, Ras el Aïn. Ainsi la rivière de Drot, dans le midi de la France, serpente du village de Cap-Drot ou Chef-Drot, qui le domine à la source, à celui de Cau-Drot ou Queue-Drot, qu’il baigne à son embouchure dans la Garonne.

Comme notre ruisseau, comme toutes les rivières et tous les fleuves, comme ce tortueux Méandre d’Asie qui a donné son nom aux sinuosités des cours d’eaux, les ruisselets de quelques mètres de longueur qui se creusent sur la plage de l’océan après le reflux de la marée ont aussi la forme serpentine la plus gracieuse. Chacun de ces petits sillons avec les affluents presque imperceptibles qui le rejoignent se dessinent sur le sol comme l’image d’un arbuste aux tremblotantes ramures. D’une seule de ses vagues qui s’écroule avec fracas sur le bord, la puissante mer recouvre d’une couche de sable tous ces petits systèmes de fleuves en miniature ; mais les filets d’eau qui redescendent se creusent de nouveau un chemin, et leurs lits, larges de quelques millimètres à peine, se développent de nouveau en une série d’ondulations régulières. Qu’un trou se forme dans le sable au-dessus de quelque débris roulé par le flot ou de la retraite d’un animal marin, et le petit torrent de gouttelettes entraîné vers cet entonnoir y disparaît en tournoyant avec un mouvement analogue à celui d’une vis. De même quand le microscope nous révèle les mystères de la simple goutte à peine visible à l’œil nu, qu’y voyons-nous sinon des courants sinueux et des remous circulaires, comme dans les fleuves et dans le grand océan ? Le voyage de l’eau qui descend de la montagne vers la mer se fait par un circuit de courbes s’entrecroisant à l’infini. Est-ce pour cela que la légende germanique nous représente les ondines des ruisseaux planant la nuit en vastes rondes et rasant du pied la nappe des fontaines ?

C’est au-dessus de ces remous et des tourbillons que les danses de ces nymphes entrevues par les poëtes doivent être interminables, car l’eau y tournoie sans fin comme en un cercle qui n’a point d’issue. Au pied d’une cascade, un promontoire de rocher, assiégé par le torrent d’écume, protège de sa masse un bassin tranquille où tournoient ainsi les eaux rejetées latéralement par le flot. Rien de plus gai à première vue, et de plus attristant à la longue que le spectacle offert par le mouvement d’un objet qui s’est égaré dans le remous en tombant avec la cascade. Un gland de chêne encore muni de sa cupule vient d’être entraîné par la chute et reparaît au milieu de l’écume. Pendant quelques instants, il semble s’enfuir avec le courant, mais un flot oblique le pousse à l’écart, il entre dans le remous et, rasant la base du rocher, retourne peu à peu vers la cascade. Déjà il se trouve dans le conflit des eaux entre-choquées, néanmoins il avance toujours, et bientôt il arrive sous le poids du ruisseau qui s’écroule ; alors, comme animé d’une volonté soudaine, il pirouette et s’engouffre en tournoyant. Plus bas, il reparaît avec les eaux calmes, mais pour recommencer sa ronde, et s’enfuir encore sous le choc d’une nouvelle douche. Parfois, il s’élance si loin qu’on le croit sur le point d’échapper définitivement à l’appel du remous ; il semble se décider à partir en compagnie d’un petit flocon d’écume ; mais non, il hésite encore, puis, comme un navire armé de son gouvernail, il tourne de nouveau le cap vers la cascade et reprend son mouvement gyratoire. Peut-être cette ronde sans fin durera-t-elle jusqu’à ce que la cupule se détache du gland et que celui-ci, entièrement imprégné d’eau, tombe au fond du lit pour s’y désagréger peu à peu et s’y transformer en vase. On trouve quelquefois sur le bord du ruisseau d’étranges boules hérissées de piquants comme des châtaignes encore sur l’arbre : ce sont des amas d’épines qui se sont agglomérées en tournoyant dans un remous.

Lors des grandes crues du ruisseau, alors que ses eaux entraînent au loin non-seulement des glands de chêne, des branchilles et des épines, mais aussi des arbres entiers, c’est dans le tourbillon du bassin que finit, du moins pour un temps, l’odyssée des troncs voyageurs. Un matin, quelques amis et moi nous étions allés visiter la cascade pour en voir briller aux premiers rayons du soleil l’écume nuancée de rose. Un grand sapin, ébranché par ses chocs contre les pierres, tournoyait lourdement dans le gouffre. Jeunes et fort ignorants encore des choses de la nature, nous regardions avec étonnement les soubresauts et les plongeons de la masse énorme. Sans trêve, sans repos, le tronc ballotté des eaux allait de la cascade au rocher et revenait du rocher à la cascade ; là, il roulait sur lui-même, se perdait un instant dans l’ouragan d’eau et d’écume, puis reparaissait au loin en se dressant hors de l’abîme comme un mât de navire naufragé. Retombant avec bruit, il flottait lentement jusqu’à l’extrémité du bassin, et se heurtait contre une paroi qui le renvoyait vers la cataracte. Symbole des malheureux que poursuit l’inexorable destin, il tournait, tournait sans cesse comme la bête féroce enfermée dans une étroite cage de fer. Pourtant nous attendions naïvement qu’il voulût bien sortir du cercle fatal et flotter vers la vallée sur le courant ; secrètement irrités contre lui de ce qu’il tardât si longtemps à continuer son voyage, nous nous étions promis d’attendre son départ pour aller savourer en triomphe notre déjeuner. Mais hélas ! le monstre ne mit point de terme à ses rondes et à ses plongeons, et pressés par la faim, nous dûmes nous résigner à partir honteusement, en jetant un dernier regard de courroux sur le tronc d’arbre qui tournoyait toujours. Avant de se décider au départ, il attendait que le courant eût changé de niveau.

Non-seulement, l’eau s’écoule par des sinuosités sans fin, méandres, tourbillons et remous, mais aussi toute impulsion venue du dehors se propage en courbes et en rondeurs à la surface du ruisseau. Qu’une feuille tombe d’un arbre, qu’un grain de sable se détache de la berge, et sous le poids du faible objet, l’eau se plisse légèrement. Autour de la dépression, se dresse un rebord circulaire, entouré lui-même par une petite fosse. Un second anneau concentrique, puis un troisième, puis un autre et d’autres encore se forment autour du premier ; la surface entière du ruisseau se couvre de ronds, de plus en plus larges, espacés, indistincts. En frappant contre le rivage, chaque ourlet de l’eau se réfléchit en sens inverse et croise les vaguelettes qui le suivaient ; d’autres séries de plis produits par la chute d’un nouveau grain de sable ou par un tourbillonnement de l’onde s’entremêlent aux premiers : une multitude de lignes, se propageant dans tous les sens, s’élèvent et s’abaissent comme les mailles d’un réseau dont le regard exercé peut seul distinguer la trame. Comparées à la largeur du ruisseau, ces faibles ondulations sont des milliers de fois plus hautes que les plus fortes vagues roulant à la surface de la mer. Réfléchis par la nappe mouvante, les arbres du bord, les branchages entre-croisés, les nuages du ciel se balancent, se tordent, se déplacent en ondulations rhythmiques : l’immensité de l’espace semble danser sur le flot scintillant.

Si la masse liquide du ruisseau n’était pas entraînée vers la mer et restait immobile comme celle d’un lac ou d’un étang, chaque vaguelette concentrique s’y développerait en un rond d’une régularité parfaite ; mais le courant est rapide, les molécules d’eau se déplacent sans cesse, et par conséquent le cercle régulier, comme la ligne droite, devient une pure abstraction. De cette déformation des cercles résulte une variété de plus dans l’entre-croisement des rides. Les inégalités du courant qui entraîne le système entier des ondulations modifient les courbes, soit en les rapprochant, soit en les éloignant les unes des autres ; un obstacle comprime et fronce les vaguelettes ; une impulsion rapide les écarte, les allonge, en polit la surface : aux dimensions de chaque intervalle entre les rides on pourrait calculer exactement la vitesse de tous les petits courants partiels qui composent le grand courant. Sur les hauts fonds où chaque caillou sert de digue pour arrêter le flot, où chaque passage entre deux galets est une écluse à travers laquelle l’eau se précipite, la nappe du ruisseau se trouve divisée en un nombre infini de petits triangles sphériques, réseau de rides qui est en même temps un réseau de lumière et qui fait vibrer et scintiller les pierres éclatantes du fond.

D’ailleurs, ce ne sont pas seulement des corps inertes qui rident la surface du ruisseau, ce sont aussi des êtres vivants qui, en se déplaçant eux-mêmes, déplacent constamment le centre des ondulations. Un poisson qui passe comme un dard donne à l’ensemble des vibrations la forme d’un ovale très-allongé ; l’insecte patineur, qui s’avance par élans successifs, laisse derrière lui deux sillages obliques enfermant des cercles inégaux ; une autre bestiole, une abeille peut-être, tombée du haut d’un arbre, se débat en tournoyant et en agitant ses ailes d’une telle vitesse que l’eau est ridée d’une myriade de lignes vibrantes entre-croisant leurs innombrables cercles : la figure bizarre de géométrie qui s’agite avec tant de vivacité est lentement emportée par le fil du courant ; mais voici qu’elle disparaît tout à coup. D’une bouchée, un poisson vient d’avaler l’insecte et d’arrêter tout son cortège de lignes tournoyantes.

Et moi aussi, tranquille contemplateur du ruisseau et de ses merveilles, je puis varier à l’infini l’aspect de la surface liquide en laissant ma main tremper dans le flot. Je la promène au hasard et chacun de ses mouvements modifie les ondulations de la nappe changeante. Les rides, les remous, les bouillonnements se déplacent ; tout le régime du cours d’eau varie à ma volonté suivant la position de mon bras, et ces vaguelettes qui se forment sous mes yeux, je les vois se reployer vers le courant, se mêler à d’autres ondulations, de plus en plus affaiblies, mais toujours reconnaissables, se propager jusqu’au tournant du ruisseau. La vue de toutes ces rides obéissantes à l’impulsion de ma main réveille en moi une sorte de joie tranquille mêlée à je ne sais quelle mélancolie. Les petites ondulations que je provoque à la surface de l’eau se propagent au loin, et de vague en vague, jusque dans l’espace indistinct. De même toute pensée vigoureuse, toute parole ferme, tout effort dans le grand combat de la justice et de la liberté se répercutent souvent à l’insu de nous-mêmes, d’homme à homme, de peuple en peuple et pendant la longue suite des âges jusqu’au plus lointain avenir. Mais si je me place à un autre point de vue et que j’envisage de haut la succession des choses, alors l’histoire de l’humanité tout entière n’est plus, suivant l’expression de Helmholz, qu’une ride presque imperceptible sur la mer sans bornes des temps.