Histoire d’un ruisseau/VI

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J. Hetzel (p. 87-100).


CHAPITRE VI

LE RAVIN


En descendant le cours du ruisseau, dans lequel viennent s’unir le torrent tapageur de la montagne, le ruisselet de la caverne, l’eau paisible de la source, nous voyons à droite et à gauche vallon succéder à vallon, et chacun d’eux, différent des autres par la nature de ses terrains, par la pente, l’aspect général, la végétation, se distingue aussi par la quantité des eaux qu’il apporte au lit commun de la vallée.

Presque en face d’un petit torrent babillard qui bondit avec joie de pierre en pierre pour se mêler à la masse déjà considérable du ruisseau, s’ouvre un ravin très-incliné, le plus souvent à sec. Il est probable que ce ravin, creusé dans un sol poreux, est superposé à un lit souterrain où coule un ruisseau permanent ; mais il n’est lui-même parcouru des eaux qu’après les averses d’orage ou les longues pluies. Comme tous les vallons latéraux, il est tributaire de la vallée centrale, mais tributaire intermittent. D’ailleurs, il est d’autant plus curieux à visiter, car en se promenant sur le lit desséché, on peut étudier tout à son aise l’action de l’eau courante.

Un petit sentier, que les sillons du laboureur détruisent chaque automne et que le pied des passants ne tarde pas à tracer de nouveau, serpente à côté de la berge du ravin. Il est vrai que des branches de buisson, plantées par le propriétaire jaloux, défendent le passage ; mais ces broussailles, humble simulacre du redoutable dieu Terme, n’ont rien qui terrifie les paysans des environs, et le chemin, frayé sans doute pour la première fois par les hommes de l’âge de pierre, ne cesse de se reformer d’année en année. Il serait donc facile de remonter le ravin dans toute sa longueur sans avoir à se servir de ses mains pour une seule escalade ; toutefois, celui qui aime la nature de près méprise le sentier battu et se glisse avec joie dans l’étroit espace ouvert entre les berges. Dès les premiers pas, il se trouve comme séparé du monde. En arrière, un détour de la gorge lui cache le ruisseau et les prairies qu’il arrose ; en avant, l’horizon est brusquement limité par une série de gradins d’où l’eau, quand il en coule, descend en cascatelles ; au-dessus, les branches des arbres qui bordent le défilé se recourbent et s’entrecroisent en voûte ; les bruits du dehors ne pénètrent pas dans cette sauvage vallée presque souterraine.

C’est une grande joie de se retrouver ainsi dans la nature inviolée à quelques pas des champs labourés en sillons parallèles et d’être obligé de se frayer un chemin à travers rochers et broussailles, non loin de l’honnête bourgeois qui se promène avec placidité, contemplant ses récoltes. À chaque détour du tortueux ravin, l’inclinaison et la forme du lit changent brusquement : défilés et bassins se succèdent en contrastant de la manière la plus étrange. En amont d’un petit fourré d’arbustes entremêlés de ronces que l’eau envahit seulement dans ses plus fortes crues, s’étend une prairie en miniature, large de quelques mètres et fréquemment noyée par des inondations d’une heure. Autour de la prairie et du fourré se développe en demi-cercle une plage de sable blanc dont tous les matériaux, ténus ou grossiers, se sont déposés en ordre suivant la force du courant qui les entraînait. Le modeste lit fluvial, d’où l’eau a disparu, est encore tel que l’a modelé le torrent éphémère, et révèle d’autant mieux les lois de sa formation que plus une seule flaque d’eau ne le recouvre. Une sorte de fosse, remplie de vase et de feuilles en décomposition, montre qu’en cet endroit le ruisseau était tranquille et presque sans courant ; plus loin, le lit est à peine creusé à cause de la rapidité de l’eau qui fuyait sur la forte pente ; ailleurs les arêtes parallèles d’assises rocheuses traversent obliquement le fond d’une rive à l’autre, formant autant de petits barrages sur lesquels le flot se brisait en vaguelettes. Un gros bloc de pierre a détourné le cours du ruisselet qui s’est rejeté vers la berge par un brusque méandre et s’y est graduellement creusé un lit à sa taille ; plus haut, des branches entraînées, des herbes, quelques pierres ont servi de point d’appui à la formation d’un ou de plusieurs îlots, qu’entourent des lits sinueux, remplis de sable d’une blancheur éclatante. À dix pas de là, l’aspect du ravin est encore changé. Là, le fond n’est plus qu’une rainure sciée par l’eau dans une dure argile presque rocheuse ; c’est à grand’peine si je parviens à passer dans le défilé en m’accrochant à quelques branches qui se balancent au-dessus de ma tête. Le filet ou la colonne liquide qui, suivant la force du ruisseau temporaire, murmure doucement ou gronde avec fracas dans l’étroit corridor a glissé en rapides par une succession de degrés, puis au pied de la chute, elle a excavé une sorte de cuve, large bassin où les pierres roulées tournoyaient sous la pression des eaux. Après avoir dépassé le défilé, je trouve encore ce qui fut autrefois des îles, des méandres, des rapides, des cascades : je vois même jusqu’à des sources épuisées maintenant et reconnaissables à l’humidité du sable et des fissures rocheuses. Le rebord d’où s’élance une des cascades est formé par deux racines entre-croisées, engagées seulement par un côté dans l’épaisseur de l’argile.

Ce ravin, dans lequel nous pénétrons avec tant de bonheur pour y contempler en un étroit espace le tableau de la nature libre et pour échapper à l’ennui de cultures monotones et barbares, une multitude d’animaux et de bestioles, réfractaires comme nous, s’y glissent afin d’y trouver un abri contre l’homme, le grand persécuteur ; malheureusement, l’âpre chasseur les suit aussi dans cette retraite, en dépit des ronces et des racines. Des terres fraîchement remuées, des trous noirs ouverts dans les berges nous révèlent les cachettes des lapins et des renards ; à notre approche, les couleuvres enroulées développent prestement leurs anneaux et disparaissent dans les fourrés ; des lézards plus rapides, s’échappent en faisant bruire les feuilles tombées ; les insectes sautillent sur le sable et se balancent aux herbes ; on entrevoit des nids d’oiseaux dans l’épaisseur des broussailles : tout un monde de fugitifs est dans cet asile, où il trouve à la fois la nourriture et l’abri.

C’est qu’en effet, dans ce petit ravin, large de quelques mètres à peine, la végétation est des plus variées ; une multitude de plantes, d’origine et d’attitude diverses, s’y rencontrent, tandis que dans les champs voisins l’uniformité du terrain de labour laisse germer seulement, outre les semences jetées par le cultivateur, les graines de quatre ou cinq « mauvaises herbes, » banal ornement de tous les sillons. Dans cette étroite fissure, invisible de loin, sauf par la verdure de ses bords, toutes les qualités du sol, tous les contrastes de sécheresse et d’humidité, toutes les différentes d’ombre et d’insolation sont brusquement juxtaposées et par suite nombre de plantes, bannies des vulgaires terrains de culture, trouvent dans ce coin respecté de l’homme un milieu propice où elles se développent avec joie. Le sable tamisé par les eaux a ses herbes spéciales, de même que les amas de cailloux éboulés et l’argile ocreuse et les interstices de la roche dure. Les terres végétales mélangées en diverses proportions ont aussi leur flore ou leur florule ; la pente rapide exposée au soleil du midi est revêtue d’herbes et d’arbustes qui se plaisent dans un terrain sec, le fond humide où ne darde jamais un rayon de soleil a tout une autre végétation, la vase où l’eau séjourne encore se distingue aussi dans ce monde végétal par des représentants qui lui sont propres.

Et pourtant nul désordre dans cette étonnante diversité ! Au contraire, les plantes groupées librement, suivant leurs affinités secrètes et la nature du terrain qui les porte, constituent par leur ensemble un spectacle emplissant l’âme d’une impression singulière d’harmonie et de paix. Là, rien d’artificiel ni d’imposé comme dans un régiment de soldats au geste mécanique, au costume uniforme, mais le pittoresque, le charme poétique, la liberté d’attitude et d’allure, comme dans une foule d’hommes de tous les pays où chacun se rapproche des siens. Il est vrai, dans ce ravin aussi bien que sur la terre entière, la bataille de la vie pour la jouissance de l’air, de l’eau, de l’espace et de la lumière ne cesse pas un instant entre les espèces et les familles végétales ; mais cette lutte n’a pas encore été régularisée par l’intervention de l’homme, et l’on croirait, au milieu de ces plantes si diverses et si gracieusement associées, se trouver dans une république fédérative où chaque existence est sauvegardée par l’alliance de toutes. Même les colonies de plantes étrangères à la nature libre sont respectées, du moins pour un temps : sur une corniche de terre qui s’est affaissée et qui reste suspendue au flanc de la berge, je vois se balancer les hampes flexibles d’une touffe d’avoine, humble colonie d’esclaves fugitifs aventurés dans un monde de libres héros barbares.

Aussi bien que le ruisseau de la vallée et les grands fleuves de la plaine, le petit ravin a ses bords ombragés d’arbres. Le tremble s’élève à côté du hêtre et du charme ; les feuilles si finement découpées du frêne se montrent entre deux larges ormeaux au branchage étalé ; le tronc blanc du bouleau resplendit à côté de la rugueuse et sombre écorce du chêne. Vers le haut de la pente, là où le ravin n’est plus guère qu’un plissement du sol, des pins à l’air grave, au feuillage presque noir, se sont assemblés comme pour un concile. Autour d’eux, la terre sans végétation a disparu sous une couche épaisse d’aiguilles de couleur de rouille, tandis que non loin de là, un joyeux mélèze, à la claire verdure, ne jaillit que par la cime, fièrement drapée de clématite, hors d’un fourré d’arbustes et de broussailles. À cause de l’extrême variété des conditions du sol, l’étroit rideau est bien plus riche en espèces diverses d’arbres que des forêts entières recouvrant de vastes territoires. D’ailleurs, en maint endroit, les troncs sont tellement rapprochés que d’une berge à l’autre, on ne voit pas se glisser un seul rayon de lumière ; du fond des gouffres, les arbres s’élancent comme les colonnes pressées d’un édifice, puis au niveau des berges, les branches s’étalent largement, enveloppent de leur verdure les troncs qui croissent sur la berge et vont avidement chercher leur nourriture d’air libre au-dessus des champs labourés

Sous ces voûtes d’ombre, dans les profondeurs du ravin, la température est toujours fraîche, même au plus fort de l’été ; les rameaux entrecroisés empêchent l’atmosphère humide de s’échapper dans l’espace et, grâce à la moite vapeur, les fougères aux grandes feuilles retombantes, les champignons groupés fraternellement en petites assemblées croissent et prospèrent sur toutes les berges. L’air est tellement pénétré d’humidité qu’il suffit de fermer les yeux pour se croire au bord d’un ruisseau glissant silencieusement dans son lit. D’ailleurs, l’eau est en effet bien là ; c’est en apparence seulement qu’elle a disparu. Les mousses qui tapissent le fond du ravin, et recouvrent les racines des arbres se sont gonflées de liquide pendant la dernière inondation : dilatées comme des éponges, elles gardent longtemps cette humidité nourricière, puis, à la moindre pluie, elles se remplissent de nouveau en absorbant avidement les gouttelettes tombées. Ainsi de mousse en mousse et de plante en plante, dans la multitude infinie des cellules organiques, se retrouve encore le flot continu du ruisseau, de l’origine à l’issue du ravin. Sans doute on ne le voit pas, on ne l’entend point murmurer, mais on le devine et l’on jouit de la douce fraîcheur qu’il répand dans l’atmosphère.

Chose admirable et qui m’enchante toujours ! ce ruisselet est pauvre et intermittent ; mais son action géologique n’en est pas moins grande ; elle est d’autant plus puissante relativement que l’eau coule en plus faible quantité. C’est le mince filet liquide qui a creusé l’énorme fosse, qui s’est ouvert ces entailles profondes à travers l’argile et la roche dure, qui a sculpté les degrés de ces cascatelles, et, par l’éboulement des terres, a formé ces larges cirques dans les berges. C’est aussi lui qui entretient cette riche végétation de mousses, d’herbes, d’arbustes et de grands arbres. Est-il un Mississippi, un fleuve des Amazones qui proportionnellement à sa masse d’eau, accomplisse à la surface de la terre la millième partie de ce travail ? Si les rivières puissantes étaient les égales en force du ruisselet temporaire, elles raseraient des chaînes de montagne, se creuseraient des abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur, nourriraient des forêts dont les cimes iraient se balancer jusque dans les couches supérieures de l’air. C’est précisément dans ses plus petites retraites que la nature montre le mieux sa grandeur. Étendu sur un tapis de mousse, entre deux racines qui me servent d’appui, je contemple avec admiration ces hautes berges, ces défilés, ces cirques, ces gradins et la sombre voûte de feuillage qui me racontent avec tant d’éloquence l’œuvre grandiose de la goutte d’eau.