Histoire d’un ruisseau/XIII

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J. Hetzel (p. 199-212).


CHAPITRE XIII

LE BAIN


Quand on aime bien le ruisseau, on ne se contente pas de le regarder, de l’étudier, de cheminer sur ses bords, on fait aussi connaissance plus intime avec lui en plongeant dans son eau. On redevient triton comme l’étaient nos ancêtres.

Mais ce n’est pas chose toujours facile, et durant l’hiver, quand le froid siffle dans les rameaux, quand la neige couvre le sol ou que des lamelles de cristal se forment à la surface de l’eau, peu nombreux sont les gens de courage qui se hasardent à prendre leurs ébats dans l’eau glacée. Le contact de l’onde ruisselante donne, il est vrai, de la force à ceux qui ne craignent pas de s’y plonger ; toutefois, avant d’être accomplie, la cérémonie du bain peut nous sembler singulièrement redoutable. Il faut nous déshabiller à la hâte derrière un tronc pour être à l’abri du vent qui siffle ; il faut tâcher d’oublier le froid en nous étourdissant par la rapidité des gestes ; mais en vain, l’air nous saisit et nous rappelle à la dure réalité. À nos pieds, l’eau coule sombre, rapide ; d’avance nous sentons qu’elle est glacée ; le souffle qui la ride nous fait frissonner aussi. Pour avoir moins à souffrir des violentes caresses du flot, il nous faudrait agir avec décision et nous élancer brusquement dans le ruisseau ; pourtant nous hésitons, et deux ou trois fois nous prenons notre élan avant de bondir pour le dernier saut.

Enfin, nous avons triomphé de nos puériles terreurs, nous décrivons notre courbe au-dessus du courant et nous sentons l’air siffler à nos oreilles ; l’eau, qui s’ouvre sous nos têtes, mugit autour de nous : nous sommes comme perdus dans un abîme grondant qui se referme. Toutefois, en un clin d’œil, chacun de nous a repoussé du pied le fond du lit et revient à la surface ; mais, pour ma part, je ne cesse de me débattre contre l’étreinte glaciale de l’eau dans laquelle je suis plongé : je nage en désespéré comme pour échapper au courant qui me poursuit ; une fois encore, pour l’acquit de ma conscience, je me submerge en entier ; puis, satisfait d’avoir accompli mon devoir, je me précipite vers la berge, que j’escalade à la hâte, j’essuie mon corps rougi par le froid, et je me glisse rapidement dans mes habits encore chauds. À mon agitation inquiète succède la tranquillité d’âme : au prix d’une souffrance de quelques instants, je suis devenu plus fort, plus dispos, plus heureux, et je promène un regard fier sur ce courant rapide et noir, qu’une minute auparavant je voyais avec une sorte de terreur.

Bien plus agréable, je l’avoue, est le bain froid lorsqu’on le prend en plein été dans une vasque profonde du torrent où coulent les premières eaux du ruisseau, dans la gorge des montagnes. Le flot, qui paraît glacial, même au simple regard, est de la neige à peine fondue qui ne s’est point encore adoucie en absorbant de l’air en abondance ; elle garde toute sa crudité première, et sa couleur d’un bleu dur a je ne sais quoi d’hostile. D’avance on frémit ; toutefois, ce n’est pas seulement de frayeur, c’est aussi de désir, et tout animé par la marche et la fatigue de l’ascension, on se jette avec volupté dans l’eau glacée. Les roches, les sables du fond brillent en jaune pâle à travers l’épaisse couche liquide ; mais en quelques brassées, on se trouve déjà au-dessus de l’abîme ; l’eau transparente ressemble à de l’air condensé, et cependant on ne voit plus de fond ; on se croirait suspendu dans le vide et l’on nage avec précaution comme si tout à coup on devait s’engouffrer. Puis le froid vous saisit, vous étreint de plus en plus et d’un élan vous allez rejoindre la rive pour rappeler en vous la chaleur de la vie et jouir de votre vigueur accrue. O lacs aimés des Pyrénées et des Alpes, Séculéjo, Doredom, Lauzannier, je vous revois toujours, par la mémoire, tels que je vous ai vus, alors qu’avec des amis, je glissais rapidement à votre surface. Je vois les blocs de granit entassés sur le bord, la forêt de sapins qui se reflète dans l’eau ridée, les escarpements, les hautes terrasses de pâturages, et plus loin les glaciers sourcilleux d’où s’élance la courbe ondoyante de la cascade ! Je vous vois aussi, belles sources des grands fleuves, qui allez vous perdre dans la mer à des centaines de lieues de votre origine. Que je ferme seulement les yeux et ma pensée se reporte aussitôt vers un joyeux torrent, la Vésubie, la Gordolasque, la bruyante Embalire ou vers tel autre gave de la libre montagne !

Au printemps, le ruisseau de la plaine ne donne plus cette forte volupté de réagir contre le froid glacial de l’eau, et les plongeons n’ont plus rien qui puisse épouvanter. La tiédeur naissante de l’air s’est communiquée à la masse liquide et la pénètre. Tous, jusqu’aux enfants, peuvent rester alors à baguenauder dans l’eau fraîche. Les gamins assis sur leurs bancs d’école lève souvent les yeux de leurs livres d’étude et regardent avec avidité du côté du sentier qui descend vers le ruisseau. Puis, quand ils sont libres enfin, comme ils s’élancent avec joie vers l’endroit profond dans lequel ils vont s’ébattre ! En quelques secondes les voilà délivrés de ceintures et de blouses ; chacun d’eux est devenu un Neptune, « ébranleur de flots ; » et de toutes ses forces il travaille à soulever des vagues, à les changer en masses d’écume, à produire des tempêtes et des ras de marée en miniature dans le petit fleuve, qui pour une heure est devenu son domaine.

C’est en été, pendant les tièdes journées où l’air est immobile, qu’il est agréable de se faire triton. D’ailleurs, il n’est pas indispensable d’avoir douze ou quinze ans pour s’ébattre avec bonheur dans l’eau comme dans son élément ; chacun de nous, si les conventions et les faussetés de la vie ne l’ont pas entièrement corrompu, peut retrouver les joies de sa jeunesse en laissant ses habits sur la berge. Quant à moi, je l’avoue, je suis encore enfant quand je m’élance dans le ruisseau bien-aimé. Après avoir satisfait mon premier enthousiasme en traversant à diverses reprises les bassins profonds où tournoient les eaux, puis en essayant de remonter les rapides et en soulevant autour de moi tout un chaos de vagues entre-choquées, je me repose et me laisse aller tranquillement au bonheur de vivre dans cette eau douce et caressante. Quelle joie de m’asseoir sur une pierre au-dessous de la nappe de la cascade, de sentir les flots ruisseler sur moi comme sur un rocher et de me voir disparaître sous un manteau d’écume ! Quel plaisir aussi de me laisser entraîner par les eaux du rapide jusqu’à un écueil où je m’accroche d’une main, tandis que le reste de mon corps, soulevé par les vagues, flotte çà et là sous l’impulsion du courant ! Ensuite, je me laisse emporter encore, et m’en vais échouer comme une épave sur un banc de sable où les cristaux de mica brillent comme des paillettes d’or et d’argent. Sous la pression de mon corps, le banc se creuse, les grains de silice, les petits cailloux se déplacent ; des courants partiels, de faibles remous tourbillonnent autour de moi comme autour d’un îlot ; nonchalamment accoudé, j’assiste au gracieux spectacle que m’offrent, au-dessous de la mince couche liquide, les transformations du banc de sable, rongé d’un côté pare le courant et grandissant de l’autre par un apport incessant d’alluvions.

Parfois aussi le fond sur lequel le flot m’entraîne est revêtu d’une forêt d’herbes vertes, oscillant en molle sinuosités ; elles me caressent, elles m’enlacent et me font un lit charmant. Est-ce l’eau, est-ce la chevelure onduleuse des plantes qui me soulève ainsi et me fait flotter à la surface du ruisseau ? Je ne sais, du reste ma pensée se perd dans une sorte de rêve ; il me semble même que je suis devenu partie du milieu qui m’entoure ; je me sens un avec les herbes flottantes, avec le sable cheminant sur le fond, avec le courant qui fait osciller mon corps ; je regarde avec une sorte d’étonnement les arbres qui se penchent au-dessus du ruisseau, les trouées de ciel bleu qui se montrent à travers le branchage, et le profil nettement dessiné des montagnes que j’aperçois à l’horizon lointain. Tout ce monde extérieur est-il bien réel ? Moi aussi, comme le pêcheur de la légende, je vois la sirène merveilleuse me faire signe du doigt, je me sens attiré par son regard qui fascine, et j’entends résonner l’écho de son chant doux et perfide. « Ah ! viens, viens avec moi et nous serons heureux. » Parfois je suis tenté d’envier le jeune homme qui cède à l’appel de la sinueuse ondine et dont la chevelure flottante va se mêler à celle des limons verts. Mais je sais qu’en se débarrassant des amers soucis de la vie, son existence elle-même va s’éteindre sous les caresses de l’eau pure et les ondulations de l’herbe frémissante. La nature a pour ses amants des séductions dont il faut savoir se défier comme de la voix des sirènes ou de la beauté de la fée Mélusine. En nous faisant trop aimer la solitude, elle nous entraîne loin du champ de bataille où tout homme de cœur a le devoir de combattre pour la justice et la liberté ! Oui, la nature est belle, nous devons en comprendre tout le charme, mais savoir en jouir avec une joie discrète, ne jamais nous abandonner à ses fatals enchantements.

Un des grands plaisirs du bain, plaisir dont on ne se rend point toujours compte, mais qui n’en est pas moins réel, c’est qu’on revient temporairement à la vie des ancêtres. Sans être asservis par l’ignorance comme le sauvage, nous devenons physiquement libres comme lui, en nous plongeant dans l’eau ; nos membres n’ont plus à subir le contact des odieux vêtements, et avec les habits, nous laissons aussi sur le rivage au moins une partie de nos préjugés de profession ou de métier ; nous ne sommes plus ni ouvriers, ni marchands, ni professeurs, ni médecins ; nous oublions pour une heure outils, livres et instruments et, revenus à l’état de nature, nous pourrions être tentés de nous croire encore à ces âges de pierre ou de bronze, pendant lesquels les peuplades barbares dressaient leurs cabanes sur des pilotis au milieu des eaux. Pareils aux hommes des anciens jours, nous sommes libres de toute convention, notre gravité de commande peut disparaître et faire place à la joie bruyante ; nous, civilisés, qu’ont vieillis l’étude et l’expérience, nous nous retrouvons enfants, comme aux premiers temps de la jeunesse du monde.

Je me rappellerai toujours avec quel étonnement je vis pour la première fois une compagnie de soldats s’ébaudir dans la rivière. Encore enfant, je ne pouvais m’imaginer les militaires autrement que sous leurs habits multicolores, avec leurs épaulettes rouges ou jaunes, leurs boutons de métal, leurs divers ornements de cuir, de laine et de toile cirée, je ne les comprenais que marchant d’un même pas, en colonnes rectangulaires, tambours en tête et officiers en flanc, comme s’ils formaient un immense et étrange animal poussé en avant par je ne sais quelle aveugle volonté. Mais, phénomène bizarre, l’être monstrueux, arrivé sur le bord de l’eau, venait de se fragmenter en groupes épars, en individus distincts ; vêtements rouges et bleus étaient jetés en tas comme de vulgaires hardes, et de tous ces uniformes de sergents, de caporaux, de simples soldats, je voyais sortir des hommes qui se précipitaient dans l’eau avec des cris de joie. Plus d’obéissance passive, plus d’abdication de leur propre personne ; les nageurs, redevenus eux-mêmes pour quelques instants, se dispersaient librement dans le flot : rien ne les distinguait plus des « pékins, » qui s’ébattaient à côté d’eux. Malheureusement, un coup de sifflet se fit entendre, et le triage s’opéra soudain : tandis que nous restions à folâtrer dans l’eau, nos camarades d’un moment s’enfuyaient pour aller reprendre leurs habits rouges et leurs boutons numérotés, et bientôt nous les vîmes s’éloigner marchant en rang et au pas sur la route poudreuse.

Depuis j’ai vu, sous d’autres climats que celui de la France, combien l’hostilité diminue tout d’un coup entre des ennemis qui viennent de se dépouiller des vêtements sous lesquels ils ont pris l’habitude de se voir et de se haïr. C’était près d’une ville de la côte de Colombie, à la bouche d’un profond ruisseau, qu’un étroit banc de sable où déferlent incessamment les vagues, sépare de l’océan. Chaque matin, des centaines d’individus appartenant à deux races presque toujours en guerre se rencontraient à cette embouchure de ruisseau. D’un côté, c’étaient les descendants plus ou moins mêlés des Espagnols, qui venaient faire leurs ablutions quotidiennes ; de l’autre, c’étaient les Indiens qui profitaient d’une trêve pour se rendre au marché de la plage. De rive à rive, on se jetait des regards de haine et des paroles d’insulte, car on se souvenait des combats et des massacres, des victimes étranglées, noyées, ensevelies vivantes ; mais quand les guerriers rouges, dépouillant leur tunique, pareille à celle des Hellènes d’autrefois, apparaissaient dans la beauté resplendissante de leurs formes et s’élançaient dans la rivière pour la traverser en quelques élans, on oubliait l’antique haine et l’on se prenait même à les aimer. Malgré tout, n’étions-nous pas des frères ? Eux aussi, me semble-t-il, nous regardaient sans colère, mais en abordant la rive, ils secouaient leur longue chevelure noire, s’éloignaient fièrement sans retourner la tête et disparaissaient bientôt à un tournant de la plage.