Histoire d’un ruisseau/XX

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J. Hetzel (p. 309-317).


CHAPITRE XX

LE CYCLE DES EAUX


De même que le grand fleuve, Rhône, Danube ou courant des Amazones, la mer est composée des milliers et des millions de ruisselets qui se déversent dans ses tributaires. Une première fois mêlées dans le fleuve, ces eaux, accourues de tous les points des continents, se mêlent encore d’une manière bien plus complète dans ces immenses profondeurs du gouffre marin, assez grand pour contenir l’eau que lui apporteraient toutes les embouchures fluviales pendant cinquante millions d’années. Par ses mouvements de flux et de reflux, ses flots de houle, ses vagues de tempête, ses courants et ses contre-courants, il promène l’eau de toutes les rivières de l’une à l’autre extrémité du globe. La gouttelette, issue du rocher dans un antre des montagnes, fait le tour de la planète ; purifiée des alluvions terrestres qu’elle portait, elle dissout des molécules salines, et de vague en vague, suivant les parages qu’elle traverse, change de poids spécifique, de salinité, de couleur, de transparence ; la faune d’infiniment petits qui l’habite se modifie aussi sous les divers climats : tantôt ce sont des animalcules phosphorescents qui la peuplent et la font briller pendant les nuits comme une étincelle, tantôt ce sont d’autres infusoires qui la font ressembler à une tache de lait. Sa température varie également sans fin. Dans les mers polaires, la gouttelette se transforme en un petit cristal de glace ; dans les mers équatoriales, elle s’attiédit assez pour que les coraux puissent y déposer leurs molécules de pierre. Comparé à l’océan sans bornes, le ruisselet des montagnes n’est rien, et cependant ses eaux, divisées à l’infini, se retrouveraient dans toutes les mers et sur tous les rivages, s’il était possible au regard de les suivre dans leur circuit immense.

Pour chaque goutte marine qui coula jadis dans le ruisseau, la durée du voyage diffère : l’une, à peine entrée dans l’océan, est saisie par les frondes d’une algue et sert à en gonfler les tissus ; l’autre est absorbée par un organisme animal ; une troisième, retenue prisonnière dans un cristal de sel, se dépose sur une plage sablonneuse ; une autre encore se change en vapeur et monte invisible dans l’espace. C’est là le chemin que prend tôt ou tard chaque molécule aqueuse ; libérée par son expansion soudaine, elle échappe aux liens qui la retenaient à la surface horizontale des mers et s’élève dans l’atmosphère, où elle voyage comme elle a voyagé dans l’océan, mais sous une autre forme. La vapeur d’eau pénètre ainsi toute la masse aérienne, même au-dessus des brûlants déserts, où sur des centaines de lieues ne coule pas un seul filet d’eau ; elle monte jusqu’aux extrêmes limites de l’océan atmosphérique, à soixante kilomètres de hauteur perpendiculaire au-dessus de la nappe marine, et sans doute qu’une partie de cette vapeur trouve aussi son chemin vers d’autres systèmes de planètes ou de soleils, car les bolides, qui traversent les cieux étoilés en flèches lumineuses et jettent sur le sol leurs étincelles, doivent en échange emporter avec elles un peu d’air humide qui oxyde leur surface.

Toutefois la vapeur d’eau qui s’échappe de la sphère d’attraction terrestre pour aller avec les bolides rejoindre les astres éloignés est relativement peu de chose ; la grande mer d’humidité, tenue en suspension dans l’atmosphère, est destinée presque en entier à retomber sur le globe terraqué. Les innombrables molécules de vapeur restent invisibles tant que l’air n’en est pas saturé ; mais que l’accroissement de l’humidité ou l’abaissement de la température déterminent le point de saturation, aussitôt les particules de vapeur se condensent, elles deviennent gouttelettes de brouillard ou de nuée et s’agglomèrent avec des millions d’autres molécules en immenses amas suspendus dans les hauteurs de l’air. Trop lourds, ces nuages s’écoulent en pluies et en averses dans l’océan d’où ils étaient sortis, ou bien, poussés par les vents, ils sont emportés au-dessus des continents où ils viennent se heurter contre les escarpements des collines, sur les rampes des plateaux, aux arêtes et aux pointes des montagnes. Ils tombent soit en pluies, soit en neiges ; puis gouttes et flocons, divisés à l’infini, pénètrent dans la terre par les cavernes, les fissures des rochers, les interstices du sol nourricier. Longtemps l’eau reste cachée, puis elle reparaît à la lumière en sources joyeuses, et recommence son voyage vers l’océan par les lits inclinés des ruisseaux, des rivières et des fleuves.

Ce grand circuit des eaux n’est-il pas l’image de toute vie ? n’est-il pas le symbole de la véritable immortalité ? Le corps vivant, animal ou végétal, est un composé de molécules incessamment changeantes, que les organes de la respiration ou de la nutrition ont saisies au dehors et fait entrer dans le tourbillon de la vie ; entraînées par le torrent circulatoire de la sève, du sang ou d’autres liquides, elles prennent place dans un tissu, puis dans un autre, et dans un autre encore ; elles voyagent ainsi dans tout l’organisme jusqu’à ce qu’elles soient enfin expulsées et rentrent dans ce grand monde extérieur, où les êtres vivants, par millions et milliards, se pressent et se combattent pour s’emparer d’elles comme d’une proie et les utiliser à leur tour. Aux yeux de l’anatomiste et du micrographe, chacun de nous, en dépit de son dur squelette et des formes arrêtées de son corps, n’est autre chose qu’une masse liquide, un fleuve où coulent avec une vitesse plus ou moins grande, comme en un lit préparé d’avance, des molécules sans nombre, provenant de toutes les régions de la terre et de l’espace, et recommençant leur voyage infini, après un court passage dans notre organisme. Semblables au ruisseau qui s’enfuit, nous changeons à chaque instant ; notre vie se renouvelle de minute en minute, et si nous croyons rester les mêmes, ce n’est que pure illusion de notre esprit.

Aussi bien que l’homme considéré isolément, la société prise dans son ensemble peut être comparée à l’eau qui s’écoule. À toute heure, à tout instant, un corps humain, simple mille millionième de l’humanité, s’affaisse et se dissout, tandis que sur un autre point du globe un enfant sort de l’immensité des choses, ouvre son regard à la lumière et devient un être pensant. De même que dans une plaine, tous les grains de sable et tous les globules d’argile ont été roulés par le fleuve et déposés sur ses rives, de même toute la poussière qui recouvre le globe a coulé avec le sang du cœur dans les artères de nos ancêtres. D’âge en âge, les générations se succèdent en se modifiant peu à peu : les barbares à la figure bestiale et luttant pour la prééminence avec les animaux féroces sont remplacés par des êtres plus intelligents, auxquels l’expérience et l’étude de la nature ont enseigné l’art d’élever les animaux et de cultiver la terre ; puis, de progrès en progrès, les hommes arrivent à fonder les villes, à transformer les matières premières, à échanger leurs produits, à se mettre en rapport d’une partie du monde à une autre partie ; ils se civilisent, c’est-à-dire leur type s’ennoblit, leur crâne devient plus vaste, leur pensée plus étendue, et d’un cercle de plus en plus large, les faits viennent se grouper dans leur esprit. Chaque génération qui périt est suivie par une génération différente, qui, à son tour, donne l’impulsion à d’autres multitudes. Les peuples se mêlent aux peuples comme les ruisseaux aux ruisseaux, les rivières aux rivières ; tôt ou tard, ils ne formeront plus qu’une seule nation, de même que toutes les eaux d’un même bassin finissent par se confondre en un seul fleuve. L’époque à laquelle tous ces courants humains se rejoindront n’est point encore venue : races et peuplades diverses, toujours attachées à la glèbe natale, ne se sont point reconnues comme sœurs ; mais elles se rapprochent de plus en plus ; chaque jour elles s’aiment davantage et, de concert, elles commencent à regarder vers un idéal commun de justice et de liberté. Les peuples, devenus intelligents, apprendront certainement à s’associer en une fédération libre : l’humanité, jusqu’ici divisée en courants distincts, ne sera plus qu’un même fleuve, et, réunis en ce seul flot, nous descendrons ensemble vers la grande mer où toutes les vies vont se perdre et se renouveler.

FIN.