Histoire d’une Constitution - Le Home Rule irlandais

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Histoire d’une Constitution - Le Home Rule irlandais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 122-148).
HISTOIRE D’UNE CONSTITUTION

LE « HOME RULE » IRLANDAIS


I

Pour trouver l’origine de ce mouvement que nous avons vu se développer sous nos yeux depuis tant d’années, et, dont la conclusion semble aujourd’hui toute proche, jusqu’où faut-il remonter dans le passé ? Peut-être jusqu’au jour même où le Parlement irlandais votait sa propre mort, en 1801. C’est au lendemain du jour où l’Irlande abdiquait son autonomie qu’elle a du commencera en rêver le retour. Mais l’Irlande de ce temps-là était muette, et pour cause. Elle ne devait recouvrer la voix qu’après l’émancipation des catholiques en 1829, et surtout après que Daniel O’Connell, introduit dans le Parlement, à force de persévérance, eut réussi à lui arracher, une à une, toutes les concessions qui firent rentrer dans le pays légal la grande majorité catholique de ses compatriotes. Lorsqu’il mourut, attristé et dépopularisé, loin de sa chère et ingrate Irlande, le nouveau parti qui prit sa place et qui s’intitulait la « Jeune Irlande » ne put qu’assister à l’effroyable famine qui dura plusieurs années et à l’exode qui transporta aux États-Unis les élémens les plus actifs delà population. Alors suivit la période la plus douloureuse, du mains, la plus misérable, la plus humiliée des annales irlandaises. La paix régna en Irlande, mais quelle paix ! Celle que Tacite a flétrie, la paix du désert, la paix du cimetière. Cette paix ne fut troublée que par les Fenians : les patriotes Irlandais tombaient au rang de simples anarchistes et la loi anglaise en fit des forçats.

C’est vers 1870 que le mot de Home Rule de est prononcé pour la première fois. Nous le traduisons par celui d’autonomie, mais le vocable français ne rend pas ce qu’il y a de sentimental et d’intime dans ce mot de Home qui parle au cœur aussi bien qu’à l’esprit. Introduit dans une formule politique, il la rend intelligible, chère et sacrée à tous. Être son maître, être chez soi, être le maitre chez soi, n’est-ce pas le rêve des peuples comme celui des individus ? Le mot fit une fortune rapide ; il fit en même temps la fortune de l’homme qui l’avait inventé. Isaac Butt groupa autour de lui tout un parti, dont le programme était fort simple : rappel de l’Union et constitution d’une législation autonome à Dublin.

Ce parti commençait à créer des embarras au gouvernement. On chercha et on trouva aisément les moyens d’écarter Isaac Butt. Avocat de quelque talent, mais homme de plaisir, avec de grands besoins et de grosses dettes, il se laissa persuader d’accepter une place de juge grassement rétribuée et alla s’y éteindre sous le mépris de ses admirateurs de la veille, devenus, en un jour, ses mortels ennemis. Cette rouerie ne profita guère au gouvernement, car Butt fut remplacé à la tête du parti par Charles Stuart Parnell, avec qui le Home Rule, de gênant qu’il était, devint formidable.

Il fallut bientôt compter avec quatre-vingts députés Irlandais, admirablement conduits et disciplinés.

Le parti eut deux armes terribles à sa disposition : au dedans du Parlement, l’obstruction ; au dehors, la ligue agraire. Tandis que celle-ci, sous l’inspiration d’un Michael Davitt et d’un Dillon, pratiquait, avec une inflexible ténacité, les principes et les moyens d’attaque annoncés dans le fameux « Plan de Campagne, » tandis qu’elle allumait jusque dans le dernier village de l’Irlande la fièvre révolutionnaire, les députés de l’ile sœur, avec une persévérance égale, paralysaient dans le Parlement l’action législative en prolongeant les discussions les plus futiles au delà de toute mesure. Aucun d’eux n’était orateur, mais que leur importait ! Parler, parler sans cesse, tel était leur premier but. Provoquer des votes innombrables autant qu’inutiles, tel était le second. Ils avaient commencé cette tactique lorsqu’ils n’étaient qu’une poignée, en se relayant les uns les autres jusqu’à l’épuisement ; ils la continuèrent avec succès lorsqu’ils furent une petite armée. On ne connaissait alors ni la guillotine ni cette gymnastique du kangourou dont M. Asquith et ses collègues se servent avec tant de désinvolture. Le règlement intérieur de la Chambre, très respectueux, trop respectueux peut-être des prérogatives parlementaires, ne permettait jamais au Speaker ni au Chairman des 'Committees de couper la parole à un orateur. La méthode obstructionniste put donc se déployer librement et donner tous ses fruits.

Ce qu’était leur chef, comment il avait appris à dominer le Parlement en se dominant lui-même, j’ai essayé de le montrer ici dans un article paru il y a vingt ans. Je ne reviendrai pas sur la psychologie de cet homme extraordinaire, je rappellerai seulement les deux momens décisifs, les deux heures solennelles de sa vie, l’heure du triomphe et l’heure de la chute : la première, celle où il obligea le puissant journal de la Cité, qui croyait déjà le confondre, à s’avouer vaincu, et celle où, condamné pour une faute qui n’en était pas une, il se vit abandonné de ses partisans et dépouillé, du jour au lendemain, de cette quasi-souveraineté qui l’avait fait surnommer « le roi sans couronne. »


II

Le grand leader laissait son peuple en vue de la Terre Promise ; car, depuis quelques années, un véritable coup de théâtre avait changé la position des partis et semblait devoir transformer en réalités concrètes les vagues espérances du Home Rule. L’assassinat de lord Frederick Cavendish et de M. Burke par les Invincibles et le retour des désordres de tout genre, qui avaient signalé la triste époque des Fenians, avaient paru rendre plus impossible que jamais un accord entre les Home rulers et le gouvernement libéral auquel présidait Gladstone. Ce gouvernement avait eu recours aux moyens de répression les plus énergiques et Parnell lui-même était en prison, lorsque eut lieu un changement de front inattendu. Le bruit se répandit que Gladstone avait traité avec son prisonnier. Il s’en défendit comme d’un crime et pourtant les faits qui suivirent justifient cette supposition, qui ne pouvait être complètement calomnieuse. Ce qui est certain, c’est que Gladstone se déclara soudainement prêt à concéder à l’Irlande l’autonomie parlementaire qu’elle réclamait. L’histoire voudra savoir quelles furent les causes de ce revirement extraordinaire. On trouvera la version officielle dans la biographie du grand homme d’Etat par un de ses lieutenans préférés, lord Morley. Je suis loin de mettre en doute la sincérité de John Morley, mais sa personnalité est trop engagée dans cette circonstance, il eut trop de part, dit-on, dans la détermination de son chef pour qu’il ne soit pas permis de supposer que son jugement, en cette matière, et, par conséquent, son témoignage, manque un peu d’impartialité et d’indépendance. Gladstone obéissait-il, simplement, au désir d’être juste envers une nationalité longtemps opprimée, à la pensée, très honorable, de réparer d’anciennes erreurs qui pesaient sur la conscience anglaise ? Était-il intimidé par les agissemens de la Land League et cédait-il à l’envie, fort naturelle, de mettre fin à des embarras inextricables ? Un homme qui a joué un grand rôle dans ces événemens, M. Joseph Chamberlain, m’a dit ceci : « Les Irlandais faussaient le fonctionnement du système parlementaire en s’interposant entre les deux partis ; on voulut se débarrasser d’eux : rien de plus ! » On va voir que la rédaction du premier Home Rule Bill de 1886 rend cette explication très vraisemblable.

En effet, les 28 pairs électifs, nommés à vie par leurs collègues pour représenter la pairie irlandaise dans la Chambre haute, et les 103 députés qui faisaient partie delà Chambre des Communes cessaient de paraître à Westminster. Un parlement était créé, siégeant à Dublin, et assez curieusement composé de deux « Ordres » qui correspondaient à la Chambre haute et à la Chambre basse, et qui devaient discuter et voter ensemble ou séparément, suivant les circonstances. La Chambre basse se composait de 204 membres, chaque circonscription alors existante élisant deux députés au lieu d’un ; la Chambre haute combinait l’élément aristocratique et l’élément démocratique, en adjoignant aux 28 pairs, dont je viens de parler, 75 membres élus d’après un système censitaire qui n’a plus d’analogue nulle part. Les pouvoirs attribués à ce Parlement étaient soigneusement limités et soumis, en beaucoup de cas, à l’autorité supérieure du Parlement Impérial. Le Parlement irlandais n’avait rien à voir avec les questions internationales, avec la paix ou la guerre, avec la succession au Trône ; il ne pouvait toucher ni à l’égalité des cultes, ni aux services postaux, ni aux règlemens douaniers ; il ne pouvait légiférer que pour maintenir la paix et le bon ordre à l’intérieur de l’Irlande. Il contribuait pour sa quote-part aux dépenses générales du pays, et cette part, évaluée au quinzième de la dépense totale, ne pouvait être augmentée avant trente années. Gladstone, merveilleusement habile à manier et à grouper les chiffres, avait fabriqué à l’Irlande un budget initial doté d’un excédent de 400 000 livres.

Le Parlement irlandais n’était pas un parlement souverain ; il ne devait même pas jouir de tous les pouvoirs financiers dévolus aux parlemens coloniaux. Ses décisions pouvaient être réformées par le Conseil privé et, en appel, par le Judicial Committee de la Chambre des Lords. Devant cette ombre de parlement, une ombre de Cabinet lutterait avec une ombre d’opposition ; ce Cabinet prendrait toutes les attitudes, prononcerait toutes les formules, ferait tous les gestes qui, pour les spectateurs ordinaires, caractérisent l’existence ministérielle. Dublin aurait toujours son « Château, » où le lord-lieutenant donnerait des audiences et des dîners, mais des attributions nouvelles se grefferaient sur la nullité légendaire de ce personnage. Représentant toujours, en apparence, la couronne d’Angleterre, il serait, en réalité, le mandataire des ministres anglais. C’est sous leur inspiration qu’il exercerait son droit de veto, destiné à limiter la puissance législative du Parlement irlandais comme l’intervention du Conseil privé limitait l’action administrative du Cabinet et de ses agens.

En somme, cette première ébauche de constitution, considérée à un quart de siècle de distance, ne parait pas bien dangereuse, et, si je n’y avais assisté personnellement, j’aurais quelque difficulté à me représenter l’émotion extraordinaire qu’elle produisit dans l’Angleterre de ce temps-là. On eût dit que la grandeur, la sécurité, l’existence même du pays était en péril. Une révolution n’eût pas causé plus de trouble, une guerre n’eût pas créé plus d’alarmes. Je ne me souviens pas d’avoir rencontré à cette époque un seul Anglais qui fût sympathique au Home Rule. Dans le Parlement, la majorité des libéraux suivait son chef, la mort dans l’âme. Gladstone présenta son projet dans un discours qui restera le modèle accompli de cette éloquence surabondante, subtile et trouble où il était passé maître, mais qui ne convainquit personne. Un groupe de vieux whigs (c’étaient les derniers !) sous la conduite de lord Hartington, et un autre groupe, plus nombreux, de radicaux patriotes, en tête duquel marchait Joseph Chamberlain, passèrent à l’ennemi et décidèrent le rejet de la loi. Les transfuges ne sont jamais rentrés au bercail. Ainsi disparut ce premier bill qui n’avait rien apporté à l’Irlande, mais qui laissait l’Angleterre désunie et affaiblie. Il avait brisé l’unité du parti libéral, assuré vingt ans de domination au parti conservateur ; en même temps, il avait surexcité le sentiment impérialiste, jusque-là un peu vague et purement lyrique ; il lui avait imprimé cette allure agressive et conquérante, dont s’alarma l’Europe. De la date le long isolement d’où le génie diplomatique d’Edouard VII a tiré l’Angleterre.


III

Une des premières pensées du gouvernement conservateur fut pour l’Irlande. Lord Salisbury, le chef de ce nouveau gouvernement, franc jusqu’au cynisme, avait dit un jour : « Nous saignons l’Inde à blanc. « Personne n’était donc plus capable que lui de reconnaître que l’Irlande avait de justes griefs et des colères légitimes. Mais comment atténuer ces griefs ? Comment désarmer ces colères ? Quels étaient les vrais besoins de l’Irlande ? Était-ce de rouvrir l’arène oratoire, où avaient retenti les voix de Flood et de Grattan, à quelques rhéteurs qui s’y disputeraient des portefeuilles plus ou moins illusoires ? N’était-ce pas bien plutôt de rentrer en possession de son sol dont l’avait privée une usurpation séculaire ? Un peuple qui vit en tenancier sur sa propre demeure et qui cultive en mercenaire sa propre terre au profit d’un maître étranger et souvent absent, ne peut être, ne sera jamais un peuple heureux et tranquille. Rendre l’Irlande aux Irlandais, telle fut l’œuvre confiée à M. Arthur Balfour, et à laquelle il se dévoua sans relâche et sans défaillance, depuis le moment où il accepta les difficiles, les dangereuses fonctions de principal secrétaire pour l’Irlande, jusqu’à celui où il faisait passer, comme premier ministre, en 1903, l’Irish Land Purchase Act.

Cet Acte demeurera l’honneur de sa vie, en même temps que l’une des plus belles leçons de générosité et de sagesse politique que notre siècle ait reçues[1].

Je causais récemment de ces choses avec un Irlandais de mes amis et je lui disais : « Personne n’a fait autant pour l’Irlande qu’Arthur Balfour. » Il me répondit : « Bah ! il était terrorisé par les Moonlighters. » Je cite ce mot pour montrer à quel degré scandaleux d’injustice et d’ingratitude le parti pris peut faire descendre les esprits les plus honnêtes. Non seulement M. Balfour ne s’est pas laissé terroriser par les agisse mens révolutionnaires des partisans aveugles du Home Rule, mais il leur a fait une guerre impitoyable en usant jusqu’à la dernière limite des pouvoirs qu’une légalité exceptionnelle mettait à sa disposition. En même temps qu’il donnait aux Irlandais les moyens de vivre et de travailler, il leur imposait la paix sans laquelle le travail est impossible. M. Balfour est le grand bienfaiteur de l’Irlande, et l’Irlande n’en sait rien, ou n’en veut rien savoir.

Gladstone voyait la situation sous un aspect différent ; il avait trop vécu dans l’atmosphère parlementaire pour ne pas donner le pas aux questions politiques sur toutes les autres. Il lui plaisait d’ignorer ou, si l’on veut, d’ajourner le problème agraire pour se donner tout entier à cet amusement de vieillard qui consiste à faire, à défaire et à refaire une constitution. En 1892, il essaya, une fois de plus, si son prestige personnel ferait accepter aux Anglais une innovation dont ils avaient horreur et il plaça le Home Rule en tête de son programme. On le vit, à quatre-vingt-quatre ans, paraître sur les plates-formes électorales, aussi impétueux que les hommes de trente ans, bravant, irritant la contradiction, inaccessible à la fatigue comme à la crainte. Ce spectacle sans précédent, sans analogue, je crois, dans l’histoire parlementaire, ne pouvait manquer de produire une impression profonde sur l’Angleterre qui était fière de son grand old man, et cette impression fut pour quelque chose dans le succès électoral des libéraux. Mais cette victoire n’était qu’apparente ; la partie vitale, essentielle du pays, l’Angleterre véritable, celle qui fait la force et la richesse de la nation, s’était nettement prononcée contre le Home Rule. La pauvre majorité des Gladstoniens (on les désignait ainsi et l’on avait bien raison, car ce nom magique, cette personnalité dominatrice était le lien, l’unité, la raison d’être du parti), la majorité des Gladstoniens se serait changée en une faible et impuissante minorité, s’ils avaient, par aventure, perdu l’alliance de leurs amis au delà du canal Saint-Georges.

Aussi, à peine installés sur les banquettes ministérielles à droite du speaker, les nouveaux ministres ne perdirent-ils pas de temps pour présenter la constitution irlandaise, revue et corrigée. Le vieil homme d’État, sous prétexte de rendre hommage à certaines critiques, de faire droit à certaines objections, avait enrichi son premier projet de nouvelles chinoiseries. L’Irlande serait heureuse, sans doute, d’apprendre qu’elle possédait deux Chambres ; que l’une s’appelait le Conseil et l’autre l’Assemblée ; que la première comptait 48 membres et l’autre 103. Des Lords élus à vie, il n’était plus question. Les membres du Conseil devaient leur caractère aristocratique au système censitaire, qui présidait à leur élection et qui faisait d’eux les représentans de la classe aisée, de la classe capitaliste et propriétaire. Le Conseil et l’Assemblée devaient délibérer et voter séparément. Mais, au cas où la Chambre haute refuserait d’acquiescer à une loi qui aurait passé dans la Chambre basse, après un certain délai, les deux corps se réuniraient et voteraient en commun. La question était finalement résolue à la majorité simple. C’était, on le voit, laisser le dernier mot à la démocratie.

La différence la plus sensible entre le bill de 1886 et celui de 1893 était due à une pensée qu’il est difficile de croire tout à fait désintéressée. Tandis que, d’après la constitution primitive, l’Irlande cessait d’être représentée à Westminster, sauf dans les cas où il deviendrait nécessaire de modifier cette constitution, elle devait, conformément au texte de 1893, envoyer quatre-vingts députés à la Chambre des Communes. Seulement, — c’est ici que la fantaisie constituante de Gladstone s’était donné libre cours, — ces députés n’avaient pas le droit de prendre part à toutes les délibérations. A certaines heures, Gladstone les invitait à aller prendre l’air dans Palace Yard. « On vous rappellera, messieurs, quand on aura besoin de vous. » A la manière d’un Scribe ou d’un Sardou, il avait préparé et ménagé les entrées et les sorties de l’Irlande sur le théâtre de la politique.

Il s’était également complu à remanier les attributions financières du Parlement ; car, pour lui, un budget était presque aussi amusant à composer qu’une constitution. Cette fois, l’Irlande, dotée par son parrain d’un excédent de cinq cent mille livres, devait versera l’échiquier impérial le tiers de ses recettes et les deux autres tiers devaient suffire, si elle était sage, à ses dépenses intérieures.

Enfin un point différenciait encore les deux projets de constitution. On commençait à s’apitoyer sur la minorité protestante, qui allait être livrée à des persécutions abominables de la part de la majorité catholique. Le cri de No Popery trouve encore de l’écho en Angleterre, et ce cri n’était pas pour déplaire à l’auteur passionné des Vatican decrees. Il eut donc soin d’insérer dans son second bill une ou deux phrases qui, dans leur généralité, ne pouvaient donner lieu à aucune contestation, mais qui, dans leur application, pouvaient singulièrement embarrasser le futur parlement d’Irlande. Il n’était peut-être pas inutile de lui rappeler les grands principes de tolérance qui sont l’honneur de l’Angleterre moderne ; mais était-il juste, était-il prudent de lui interdire, d’avance, de réparer quelques-unes de ces inégalités dont avait souffert si longtemps la religion de la majorité et dont elle souffrait encore après le désétablissement de l’Eglise protestante de l’Irlande ? J’indique, dès à présent, ce point de vue, j’y reviendrai tout à l’heure à propos du projet de loi actuel.

Une dernière inconséquence consistait à refuser au parlement de Dublin le droit de toucher pendant trois ans à la question agraire. Pourquoi ce délai de trois ans ? Jamais ce parlement ne jouirait des moyens financiers nécessaires pour régler cette grave question, jamais il ne l’aborderait avec cet esprit de générosité et d’abnégation qu’y avaient apporté M. Balfour et ses amis.

La discussion en comité fut longue et orageuse. Les chefs de l’opposition y déployèrent une énergie et une compétence qui embarrassèrent plus d’une fois le gouvernement. Lorsqu’une majorité de 40 voix, due uniquement à la présence des Irlandais, qui étaient à la fois juges et parties dans le débat, eut définitivement voté le bill, il fut porté à la Chambre des Lords, qui le rejeta après un court examen, et il me sembla alors que l’opinion du pays soutenait, en cette circonstance, la haute Assemblée ; elle y puisa même un regain de popularité dont les derniers effets n’ont pas encore entièrement disparu. Vaincu, mais non découragé, et croyant toujours à l’avenir de son idée (car à force de prêcher le Home Rule, il avait fini par y croire), Gladstone dit adieu à la politique et légua à lord Rosebery l’autorité précaire qu’il venait d’exercer à force d’ascendant personnel. Alors tous les élémens hostiles dont était faite la majorité de 1892 et que maintenait ensemble la volonté de Gladstone se séparèrent et l’Angleterre connut, pour la première fois, le tort irréparable que font les groupes au parlementarisme. Ceux qui connaissent lord Rosebery, — ce sensitif caché sous un ironiste, — peuvent imaginer ce qu’il souffrit pendant ces deux années de luttes stériles, placé entre les autonomistes irlandais et les non-conformistes gallois. Il s’échappa enfin de cette galère et les élections générales de 1895 ramenèrent au pouvoir une majorité unioniste qui fut encore accrue aux élections suivantes. En effet, dans l’intervalle, la guerre du Transvaal était venue ajouter aux dissentimens qui divisaient le parti libéral, déjà si diminué numériquement, une nouvelle cause de faiblesse. Un grand nombre de libéraux se convertirent avec éclat à l’idée impérialiste, et c’est à cette occasion que fut fondée la New Liberal League, dont lord Rosebery était le président avec MM. Asquith et Haldane, et sir Edward Grey pour assesseurs. Cette ligue, qui reconstitua le parti, et prépara le triomphe électoral de janvier 1906, avait, tout naturellement exclu le Home Rule de son programme en y inscrivant l’Impérialisme, car ces deux termes semblaient former une irréductible antinomie. A cet égard, les membres de la ligue, y compris ceux que je viens de nommer, s’exprimaient sans ambages et leur silence était parfois plus significatif encore, car, en politique, pour une doctrine comme pour un homme, il est pire d’être oublié que d’être combattu.

Pour nous, les spectateurs, nous jugions le Home Rule définitivement enterré. Nous avions tort : nous comptions sans cette obstination invincible, sans cette patience de l’Irlande qui ressemble parfois à de l’impatience, mais qui n’en est pas moins réelle. De longs siècles d’oppression lui ont appris à attendre, et elle attend. Dans le Parlement, le parti restait en armes, sans avoir perdu une seule des unités qui composaient son effectif de combat. Un aimable journaliste, trop bienveillant et trop modeste pour le rôle difficile qu’il avait à jouer, avait été censé diriger le groupe irlandais pendant quelques années ; il avait été remplacé par l’habile et redoutable tacticien parlementaire qui mène aujourd’hui ses compatriotes à la victoire.

D’autres signes auraient pu encore nous éclairer : par exemple, le nouveau mouvement qui se produisait parmi les littérateurs irlandais. Il ne leur était pas possible d’employer l’idiome national, qui se meurt malgré tous les efforts tentés pour le ranimer[2]. Mais ceux qui liront les poésies de Yeats et le théâtre de Synge sentiront immédiatement, sous la phrase anglaise, un esprit tout différent. Cette originalité est voulue, peut-être ; mais elle n’en est que plus significative et l’on pourrait dire que chaque ligne ou chaque vers est une revendication de l’âme celtique qui cherche à s’émanciper et à s’affirmer.

Nous comptions surtout sans la curieuse transformation de l’esprit public qui s’était accomplie lentement, insensiblement et, pour ainsi dire, souterrainement. Au point de vue de la question qui nous occupe, deux symptômes caractérisaient l’esprit nouveau : déconsidération du Parlement et réaction contre la centralisation à outrance de l’âge précédent.

Les anciennes classes dirigeantes reprochaient au parlementarisme de n’avoir pas défendu leur monopole, et la démocratie lui en voulait de n’avoir pas tenu les promesses dont il était si prodigue au début du règne de Victoria, de n’avoir ni éteint le paupérisme, ni supprimé la guerre et le fardeau écrasant des armées permanentes. L’ouvrier, une fois entré dans le Parlement, comme dans une citadelle, paraissait plus disposé à démanteler la place qu’à y tenir garnison. Ceux qui avaient encore foi dans l’action parlementaire répétaient volontiers que le Parlement avait trop de besogne pour bien s’en acquitter, et qu’on lui rendrait service en diminuant ses attributions.

Avec ce sentiment coïncidait un étrange réveil du particularisme qui s’identifiait avec le vieil esprit de self government, par où ont commencé toutes les institutions anglaises. Il y a quelque chose qui a toujours été plus cher à l’Anglais que le Parlement, c’est la paroisse, l’unité fondamentale et primitive, apportées du fond de la Germanie. Il existe des centres provinciaux, dans lesquels et autour desquels se groupent des industries spéciales, des intérêts commerciaux, des tendances morales qu’il est impossible de confondre avec celles de la province voisine. On dit à Leeds et à Manchester : « Ce que le Lancashire pense aujourd’hui, toute l’Angleterre le pensera demain. » Peut-être d’autres provinces ont-elles les mêmes prétentions ou des prétentions analogues. On s’est ému l’autre jour lorsque M. Winston Churchill, parlant devant ses électeurs de Dundee, a signalé l’existence de ces zones et proclamé leur droit à un régime particulier. Mais M. Lloyd George disait absolument la même chose, il y a vingt ans, dans un discours que j’ai cité ici. Silencieusement, l’idée avait fait son chemin, probablement parce qu’elle s’accordait avec des dispositions naturelles et profondes. Parmi tant d’autonomies, l’autonomie irlandaise cessait d’être un monstre. Il faut ajouter, d’ailleurs, que, comme toutes les choses qui renaissent, le particularisme revient au monde très différent de ce qu’il a été dans sa première existence. En nous rendant la vie locale dans toute son intensité, il entend ne pas renoncer aux avantages que confèrent les vastes États modernes à ceux qui en font partie. Pour revivre, en un mot, le particularisme se fera fédératif.

Ainsi s’orientait, peu à peu, vers de nouveaux objets la société anglaise, et cette transformation la rendait insensible à ses engouemens comme à ses aversions de jadis.


IV

On était aux derniers jours de 1905. M. Balfour s’était galamment retiré, laissant le champ libre à ses adversaires, après avoir posé la question de la réforme douanière comme la plate-forme des futures élections générales. Les radicaux se préparaient à la bataille et la campagne était déjà commencée. Campbell Bannerman jugea que le concours de 84 nationalistes, envoyés par l’Irlande à Westminster, n’était pas à dédaigner, et, dans un discours prononcé à Glasgow, il leur adressa une parole d’encouragement. Si son parti rentrait au pouvoir, une première mesure législative donnerait à l’Irlande autonomiste un commencement de satisfaction, « en attendant une autre mesure plus large encore qui constituerait définitivement l’indépendance parlementaire de l’Irlande. » A ce moment, lord Rosebery faisait un tour oratoire dans le Cornwall et le Devonshire et y poussait vigoureusement la propagande libérale. Il protesta aussitôt publiquement contre les promesses contenues dans le discours de Glasgow et se retira de la lutte. Ses lieutenans ne le suivirent pas dans cette retraite, et, une fois de plus, le président de la New Liberal League se trouva seul. L’opportunité électorale l’emportait sur la question de principes.

L’élection générale terminée, Campbell Bannerman se vit à la tête d’une majorité tellement considérable qu’il eût pu se passer, pour gouverner, soit du vote ouvrier, soit du vote irlandais. Il sentit l’avantage de sa position et en usa. C’est pourquoi il offrit au parti que dirigeait M. Redmond la demi-mesure promise par le discours de Glasgow, sous la forme d’un bill qu’on appelait le bill de Dévolution. C’était assez, lui semblait-il, pour faire honneur à ses engagemens antérieurs et faire attendre l’autonomie définitive. Les Irlandais n’en jugèrent pas ainsi, et le bill, rejeté d’avance par eux, ne fut même pas présenté au Parlement. Cette fois encore, nous crûmes le Home Rule indéfiniment ajourné. Pour le moment, le grand moteur du Cabinet, M. Lloyd George, paraissait avoir d’autres visées, plus immédiates. Lorsqu’il présenta son fameux budget, les Irlandais se trouvèrent dans un certain embarras. Ce budget leur déplaisait fort, car il atteignait dans sa source une de leurs richesses nationales : la vente du whisky. Approuver le budget, c’était sacrifier un intérêt vital ; lui faire opposition, c’était prêter main-forte à la Chambre des Lords, que l’on savait décidée à combattre la loi de finance avec la dernière énergie. Or, la Chambre des Lords est l’ennemie irréconciliable du Home Rule. Un patriote moins résolu, un stratège moins clairvoyant que M. Redmond aurait hésité à choisir entre le Home Rule et le whisky. Sa décision fut prise immédiatement, mais il sut s’en faire escompter le mérite par le gouvernement libéral. L’histoire saura quelque chose des pourparlers qui eurent lieu à cette époque : nous les ignorons, mais nous les devinons.

Le conflit entre les deux Chambres nécessita, presque coup sur coup, deux dissolutions. Les libéraux restaient au pouvoir mais avec une majorité diminuée, et ce demi-succès des conservateurs eut pour principal résultat de placer M. Asquith, le successeur de Campbell Bannerman, dans une dépendance absolue vis-à-vis du parti irlandais. Tout le monde, amis et ennemis, comprit que l’heure du triomphe était venue pour le Home Rule. La Chambre des Lords était désarmée, puisque son veto n’était plus qu’un veto suspensif. A peine pouvait-elle retarder de deux ou trois ans l’établissement de l’autonomie parlementaire en Irlande. Quant au gouvernement, que pouvait-il refuser à M. Redmond, qui tenait désormais l’existence de ce gouvernement dans ses mains ?

C’est au commencement de la session de 1912 qu’a été introduit dans la Chambre des Communes le troisième bill qui doit mettre fin à l’union des trois royaumes et créer à Dublin une législation séparée. Ici, il faut dire en quelques mots quel est le caractère de la nouvelle constitution, en quoi elle est identique à celles qu’avait imaginées Gladstone et en quoi elle s’en écarte.

Évidemment, l’esprit de Gladstone « revient » dans le bill de 1912 ; il est surtout sensible dans le préambule. On y retrouve cette étrange faculté d’auto-déception qui lui permettait d’énoncer dans la même phrase, avec la gravité sereine d’une conviction profonde, deux pensées absolument contradictoires. Le Parlement irlandais est solennellement investi du pouvoir de faire des lois « pour la paix, le bon ordre et le bon gouvernement du pays ; » mais le Parlement impérial conserve toute son autorité « sur les personnes et sur les choses. » En d’autres termes, l’Irlande peut tout faire à condition de ne toucher à rien. Est-ce que ce pouvoir législatif, conféré au Parlement de Dublin, ne rappelle pas un peu la liberté de la presse, telle qu’elle est décrite par Figaro dans une phrase que nous savons tous par cœur ? Aux restrictions indiquées dans les bills de 1886 et de 1893 le nouveau projet de loi en ajoute de nouvelles. Le Parlement irlandais, au moins pendant les premières années, n’aura rien à voir avec le Land Purchase Act de 1903, ni avec les pensions de retraites ouvrières, ni avec la loi d’assurance nationale votée en 1911, ni avec les douanes, ni avec les postes et les télégraphes. Durant six années, la police restera entre les mains du gouvernement impérial.

Le Parlement lui-même aura deux Chambres qui ne délibéront et ne voteront ensemble qu’au cas de conflit et après un certain délai. La première Chambre, celle qui correspond à la Chambre des Communes, se composera de 164 membres répartis comme il suit entre les quatre provinces : Ulster 59 membres, Leinster 41, Munster 37, Connaught 25 ; le total se complète par les deux représentans de l’Université de Dublin. Quant au Sénat, — c’est le nom qu’on donne à la seconde Chambre, — il comptera 40 membres et, dans le projet primitif, il était stipulé que ces membres seraient nommés par le gouvernement impérial, mais que, dans la suite, le droit de les choisir passerait à l’exécutif irlandais. On va voir tout à l’heure comment, sur ce point, un changement considérable a été introduit par M. Asquith, pendant la discussion des articles.

Le pouvoir exécutif appartiendra au lord lieutenant et à son ministère, qui sera choisi dans le Parlement et responsable devant lui. Inutile d’ajouter que les attributions du pouvoir exécutif porteront exclusivement sur les mêmes objets que celles du Parlement lui-même. Toute réclamation contre les décisions du pouvoir législatif ou contre les actes du pouvoir exécutif sera portée devant la Haute Cour de Dublin, et, en cas d’appel, devant le Conseil privé d’Irlande.

En ce qui touche les finances, la nouvelle constitution s’écarte très sensiblement des deux projets de Gladstone. Sans entrer dans les détails, je dirai seulement que les sacrifices prévus en faveur de l’Irlande de la part du Trésor impérial sont beaucoup plus considérables qu’en 1886 et qu’en 1893. L’esprit qui préside à ces arrangemens financiers est à la fois plus pratique et moins optimiste que dans les précédentes circonstances. Il en coûtera une cinquantaine de millions de francs par année à l’Angleterre pour mettre à flot le budget irlandais. Peu à peu, on espère que l’Irlande, si elle est prospère et, surtout, si elle est sage, reprendra à sa charge toutes les dépenses additionnelles et suffira à tous ses besoins.

Le bill de 1886 excluait la représentation irlandaise de Westminster ; le bill de 1893, au contraire, y maintenait 80 députés de l’ile-sœur. Les législateurs de 1912 se sont tenus à mi-chemin entre les deux solutions. Mesurant la collaboration de l’Irlande à sa part dans les dépenses et dans les intérêts de l’Empire, ils appellent 42 députés irlandais à siéger dans le Parlement de Westminster. Ils comptent, apparemment, que la gratitude attachera ces députés au parti qui leur a donné l’indépendance.

Tels sont les traits principaux de la nouvelle Constitution, et il est curieux d’observer avec quelle indifférence apathique elle a été accueillie par l’opinion. L’éloquence dépensée pour la combattre par les orateurs de l’opposition, pendant l’été de 1912, n’a pu réussir à soulever dans le pays rien qui ressemble à l’explosion passionnée de 1886. Mais, tandis qu’à cette époque l’Ulster était resté calme, cette fois il s’est furieusement agité. Ce n’est plus le colonel Saunderson qui commande la petite phalange des unionistes irlandais dans le Parlement ; c’est un avocat plein de ressources, d’ardeur et de talent, sir Edward Carson, qui est aujourd’hui un des orateurs les plus redoutables de l’opposition à Westminster. Est-ce à ce tempérament militant qu’il faut attribuer l’attitude résolue et menaçante de l’Irlande protestante ? Sous cette crainte, légèrement chimérique, d’une persécution religieuse que les gens de l’Ulster mettent en avant et inscrivent, pour ainsi dire, sur leur bannière, ne se cache-t-il pas une inquiétude plus réelle qui touche à des intérêts commerciaux de première importance ? Une vieille rivalité existe entre Dublin et Belfast et il est assez raisonnable de supposer que Dublin, ayant en main le pouvoir, en profitera pour frapper sa rivale et accaparer, s’il est possible, la grande prospérité maritime de Belfast. C’est ce qui explique la sympathie ouvertement manifestée par Liverpool et Glasgow que tant d’intérêts attachent à la métropole du Nord de l’Irlande.

Donc, l’Ulster était en fièvre, et cette fièvre avait atteint sa température maxima lorsque M. Winston Churchill parut à Belfast, un rameau d’olivier à la main. Le ministre de l’Intérieur a plus de courage que de tact et plus d’éloquence que d’à-propos ; il lui arrive de mal mesurer ses paroles et de mal choisir son moment. Ses intentions conciliantes ont été accueillies à Belfast par des huées, des sifflets et des volées de pierres. Quelques jours avant sa venue, une rixe formidable, née on ne sait comment, sur un champ de cricket, avait couché par terre une soixantaine de blessés. Après son départ, les gens de l’Ulster s’engagèrent à ne jamais subir l’autorité de Dublin et ils s’unirent, dans ce dessein, par un solennel covenant : mot redoutable, plein de souvenirs historiques qui sont autant de menaces et qui parlent au cœur de ces populations, restées Écossaises de mœurs et de sentimens.

M. Churchill est alors allé trouver ses électeurs de Dundee, qui l’ont recueilli lorsqu’il perdit son siège à Manchester et il leur a ouvert des perspectives inattendues. Il leur a fait un tableau enchanteur de l’Angleterre répartie entre sept ou huit parlemens régionaux, au-dessus desquels s’élèverait le grand Parlement impérial. Comme je l’ai dit, l’idée est dans l’air, elle répond à certains besoins de l’esprit nouveau. Il y a des home rulers en Ecosse, il y en a aussi dans le pays de Galles et ailleurs encore, mais ils ne sont pas tous pleinement consciens de leur particularisme. Ce discours a causé une certaine surprise. Quelqu’un a trouvé un de ces mots de journaliste qui peuvent tuer l’idée dans l’œuf : « Mais c’est l’Heptarchie saxonne ! Nous retournons plus haut que le règne d’Alfred ! » Si bien que le gouvernement, interpellé, a dû se déclarer complètement étranger aux fantaisies constitutionnelles de M. Winston Churchill, et le ballon d’essai, lancé à Dundee, s’est perdu dans les brumes polaires.

Depuis ce jour-là, le ministre de l’Intérieur est demeuré silencieux.


V

Dans le Parlement, la discussion du bill avait été un peu vague et déclamatoire. Comme il arrive souvent à cette période d’un grand débat, les orateurs, parlant par les fenêtres ouvertes, avaient l’air de s’adresser au public plutôt qu’à leurs collègues. On attendait mieux de la discussion des articles, et l’on rappelait à ce sujet la mémorable bataille de 1893 où M. Balfour s’était signalé par sa présence d’esprit, par son infatigable activité et où le vieux Gladstone, toujours sur la brèche, ne laissait jamais une objection sans réponse, même quand elle venait d’un débutant inconnu ou d’un vétéran sans autorité. Si l’on espérait le retour de ces luttes homériques, on a été déçu, car la comparaison entre 1893 et 1912 est loin de tourner à l’avantage du présent.

A quoi cela tient-il ?

Il faut d’abord reconnaître que le gouvernement actuel a fait tout ce qui était en son pouvoir pour restreindre et étrangler les débats. Gladstone avait déjà les mêmes moyens à sa disposition, mais il en usait plus discrètement. Cette fois, M. Asquith a vraiment dépassé la mesure. Jamais le « kangouroo » n’a sauté par-dessus les amendemens avec plus d’élan, jamais la guillotine ministérielle n’est tombée plus tranchante et plus impitoyable sur une discussion qui venait à peine de commencer. Je sais bien que M. Asquith voulait économiser des heures précieuses, éviter de vaines et puériles redites sur un sujet dont tout le monde est las. Mais on ne peut s’empêcher d’être légèrement étonné et presque scandalisé lorsqu’on voit la liberté de discussion traitée avec ce sans-gêne dans ce Parlement qui est l’ancêtre de tous les parlemens. Les choses en sont-elles venues à ce point que le dédain et le dégoût du parlementarisme aient gagné ceux-là mêmes qui, sans lui, ne seraient rien ?

D’autres causes ont contribué à amoindrir les débats. Pour appliquer l’argot théâtral à la comédie politique, c’est à une reprise que nous assistons. Or, telle pièce qui, dans la nouveauté, a été passionnément applaudie ou violemment sifflée, se joue, lors- qu’on la reprend au bout de vingt ans, devant des indifférens, à moins que ce ne soit devant des banquettes vides. La langue parait vieillie, les mots à effet ne portent pas et ne passent plus la rampe ; les artistes semblent inférieurs à ceux de la création. Cette dernière observation ne serait pas absolument juste en ce qui touche les orateurs mêlés à la discussion actuelle. Ce n’est pas le talent qui leur manque, mais la conviction. La froideur du public les gagne ; ils ne croient pas à leurs rôles, ils ne croient pas au succès de la pièce.

Deux des acteurs de 1893, M. Asquith et M. Balfour, sont encore l’un en face de l’autre, sur le banc ministériel et sur le banc des leaders de l’opposition. Mais combien ils sont changés ! Comme ils se ressemblent peu à eux-mêmes ! En 1893, ils avaient encore du chemin à faire pour arriver l’un du second rang, l’autre, du troisième ou du quatrième au premier. Leur ambition est aujourd’hui satisfaite et ils n’ont plus qu’à descendre. Vieillis et fatigués, les choses ne se présentent plus à eux éclairées de la même lumière.

M. Asquith conserve-t-il quelque illusion sur le bien que le Home Rule fera à l’Irlande ? M. Balfour conserve-t-il quelques craintes sur le tort que le Home Rule peut faire à l’Angleterre ? Je ne le pense pas. L’ancien chef du parti tory est simplement persuadé que la machine parlementaire qu’on fabrique pour l’Irlande ne marchera pas. Quant à M. Asquith, il s’inquiète de la résistance de l’Ulster et il a peur qu’on ne l’accuse, devant la génération prochaine, d’avoir abandonné les protestans irlandais à l’oppression tyrannique du clergé romain dont l’influence. quoique diminuée, sera encore très grande dans le Parlement de Dublin.

A côté de M. Balfour, siège le nouveau chef élu des conservateurs, M. Bonar Law. Il se donne beaucoup de mouvement et fait beaucoup de bruit. Il ne laisse jamais finir une discussion sans se lever pour la résumer en quelques phrases sonores, d’autant plus sonores qu’elles sont parfois un peu vides. On lui a dit : « Vous êtes un second Chamberlain, » et l’on sent qu’il s’applique à justifier l’analogie toutes les fois qu’il ouvre la bouche. Il cherche le sarcasme oratoire, le mot en coup de poing, qui conclut une bataille oratoire en renversant l’adversaire à ses pieds. Oserai-je avouer que cette rhétorique parait quelquefois un peu vulgaire et hors de sa place ? M. Bonar Law ne sortira pas grandi de cette session d’automne.

Elle n’ajoutera pas grand’chose, non plus, à la réputation de M. Walter Longet de M. Austin Chamberlain. Cependant, il faut savoir gré à celui-ci de ne tenter aucun effort pour imiter son père. Il veut se faire une manière à lui et il y a déjà, en partie, réussis Ne jamais parler sans avoir quelque chose à dire, telle semblait sa devise, et c’est celle qui convient à un excellent debater. Lord Hugh Cecil, qui sait si bien s’imposer par son accent austère et religieux dans certaines questions, n’a pas joué un rôle important dans le débat et M. F. E. Smith, le brillant et spirituel orateur que le Parlement ne voit jamais se lever sans se promettre une heure d’amusement, était absent au moment de la discussion.

C’est surtout du côté ministériel que la discussion a été pauvre et languissante. Presque tous les chefs d’emploi étaient invisibles. Sir Edward Grey, retenu au Foreign-Office par les affaires européennes, ne paraissait qu’à l’heure des questions ; M. Winston Churchill et M. Lloyd George se tenaient à l’écart et M. Asquith n’avait, pour l’assister, lorsqu’il était présent, ou pour le remplacer en cas d’absence, que M. Birrell, le principal secrétaire pour l’Irlande, l’attorney gênerai sir Rufus Isaacs et M. Herbert Samuel, le ministre des Postes. Augustin Birrell est un fantaisiste qui ne prend au sérieux ni ses adversaires, ni ses collègues. Son humour excentrique amuse le Parlement et, surtout, l’amuse lui-même, mais ne sert pas beaucoup les causes dont on lui confie la défense. Sir Rufus Isaacs est un adroit chicanier, très expert sur les questions de procédure, et M. Herbert Samuel s’est posé comme un des bons debaters du Parlement.

M. Redmond a été très sobre de paroles et a obligé la loquacité irlandaise à une réserve qui ne lui est pas coutumière. En revanche, l’un des deux chefs qui dirigent en commun la petite phalange des nationalistes dissidens, M. T. Healy, est intervenu souvent dans le débat. Pour l’acidité, il est le premier orateur du Parlement et on l’écoute toujours parce qu’il a toujours du mal à dire de quelqu’un ou de quelque chose. Ceux qui ne pensent pas comme lui, ceux même qui ne l’estiment pas, savourent, sans se cacher, ses mots à l’emporte-pièce.

Incontestablement, la physionomie la plus intéressante du Parlement, au moment où j’écris, est celle de sir Edward Carson, le chef de la minorité protestante de l’Irlande. Il a, lui aussi, l’humour, l’ironie amère et volontairement blessante ; il a cet accent convaincu qui transforme chaque parole en acte. On avait parlé de le mettre en prison. Avec quel rire méprisant il a accueilli cette suggestion ! « Osez donc le faire ! » a-t-il crié aux ministres assis en face de lui. Un autre soir, il leur a dit : « Je hais votre loi, je la hais de toutes mes forces. Je la combattrai dans le Parlement et hors du Parlement. Je la combattrai tant qu’elle ne sera pas votée, et, si vous réussissez a en salir le Statut, je la combattrai encore ! »

Évidemment, cette attitude de l’Ulster et de son chef donne quelque anxiété au gouvernement. L’opposition des tories au bill qui constitue le Home Rule tombera d’elle-même quand le changement sera devenu un fait accompli ; celle de l’Ulster, au contraire, croîtra et se fortifiera aussi longtemps que la nouvelle constitution n’aura pas développé toutes ses conséquences fâcheuses. Faudra-t-il alors envoyer des troupes, faire charger par la cavalerie ces braves gens dont le seul crime sera d’avoir voulu rester les fidèles sujets du Parlement impérial ? C’est cette appréhension qui a arraché à M. Asquith les principales concessions obtenues de lui pendant la discussion des articles.

Aux précautions déjà prises contre un accès d’intolérance religieuse chez la majorité du futur parlement irlandais, ont été ajoutées des adjurations et des restrictions encore plus formelles. En somme, rien ne pourra être changé à la situation matérielle et financière des deux religions en présence et, dans les choix des fonctionnaires, aucune exclusion ne pourra être prononcée contre un individu sous prétexte que, par sa foi, il appartient à la minorité.

Au cours de la discussion, on a vu apparaître dans la Constitution irlandaise une curieuse innovation, inspirée également, semble-t-il, pas le désir d’offrir des garanties à la minorité. D’après le projet primitif, les 40 membres du Sénat devaient être nommés d’abord par le gouvernement britannique, puis, renouvelés successivement, au fur et à mesure de leur retraite, par le gouvernement irlandais. À ce système on va substituer celui de la proportionnelle, dont nous parlons tant en France, mais que nous tardons à expérimenter. Il y a en Angleterre, et surtout en Irlande, des partisans enthousiastes de ce système. M. Healy leur a immédiatement jeté une douche froide en disant : « D’après cet arrangement, la minorité protestante comptera quatorze voix dans le Sénat. Est-ce assez pour sa protection, surtout quand les deux Chambres voteront ensemble ? » Le lendemain, M. Birrell a évalué la minorité qu’assurerait au protestant le système proportionnel à un chiffre qui varierait entre 12 et 16, ce qui coïncide exactement avec l’arithmétique de M. Healy.

Le Parlement a voté la représentation proportionnelle pour le futur Sénat irlandais, mais il a refusé de l’admettre pour les élections à la Chambre basse. Il a, également, rejeté à une grande majorité un amendement qui proposait d’introduire cent mille femmes irlandaises dans le corps électoral.

Ces dames devront attendre que le Parlement impérial se soit prononcé sur la question de principe. Que si elles sont impatientes d’entrer dans la politique, rien ne les empêche de manifester leur déplaisir par les moyens qui paraissent réussir à leurs sœurs de la métropole. Il ne manque pas de vitres à briser à Cork, à Limerick et à Dublin.

Pendant ce débat, on a vu reparaître inopinément l’idée des parlemens régionaux, mise en avant par M. Winston Churchill et dont le gouvernement avait semblé lui abandonner toute la responsabilité. Cette fois elle s’est montrée incertaine et distante, avec ces ambiguïtés voulues dont M. Asquith, à l’imitation de son maitre Gladstone, aime à envelopper sa pensée et qui font songer les profanes au fameux Circumlocution office, si amèrement raillé par Dickens. Ce jour-là, M. F. E. Smith, rentré au Parlement, comme à point nommé, caractérisait l’idée nouvelle par une de ces drôleries qui n’ont pas besoin d’être parfaitement justifiées pour faire fortune, surtout dans un Parlement où les plus pauvres plaisanteries sont accueillies avec transport. « Ce n’est pas, a-t-il dit, un projet sérieux, ce n’est qu’une potion calmante ! »

Le débat s’est un peu animé quand il a été question des députés irlandais qui continueront à siéger dans le parlement de Westminster. Lorsque M. Joseph Chamberlain a lu, dans sa retraite de Higbury, le compte rendu de cette séance, le vieil athlète unioniste a du sourire en apprenant qu’une phrase, jetée par lui dans le débat de 1886, avait déterminé, sur ce point, les décisions du gouvernement actuel. Qu’avait-il dit ? Convaincu, comme on l’a vu plus haut, que le principal mobile de Gladstone et des gladstoniens, en donnant le Home Rule à l’Irlande, était de se débarrasser d’elle à Westminster, il s’était complu à taquiner le gouvernement en soutenant cette proposition qui, du reste, est rigoureusement vraie : « Si vous excluez les Irlandais du parlement impérial, la séparation est complète et, en ce cas, le parlement de Dublin est un parlement souverain. » Mais M. Chamberlain aura un peu de peine à croire que cet axiome constitutionnel ait pesé plus lourd dans l’esprit de Gladstone en 1893 et de M. Asquith en 1912 que la nécessité quotidienne de la majorité à obtenir, qui est une question de vie ou de mort pour un Cabinet.


VI

La discussion du budget irlandais a été, de beaucoup, la partie la plus intéressante du débat.

Les critiques des nationalistes indépendans, et le silence, non moins expressif, des nationalistes unifiés ont laissé voir que l’Irlande était peu satisfaite des arrangemens pris pour elle. Pendant que les unionistes attaquaient de front ce même budget, un groupe de libéraux d’une certaine importance le prenait en flanc d’une façon assez gênante. Avec l’outrecuidance souriante qui lui est habituelle, M. Lloyd George a glorifié ce budget à la conception duquel il n’est, sans doute, pas étranger. M. Herbert Samuel, qui est, décidément, un homme de sens et de valeur, a été plus modeste, mais plus convaincant. Dans un discours simple et substantiel, qui le désigne comme un ministre des Finances pour l’avenir, il a révélé le côté sérieux de la situation et mis en lumière, peut-être, la principale, la vraie, la seule raison qui milite en faveur du Home Rule. L’Irlande est dans la situation d’un pauvre qui vit dans l’intimité d’un riche prodigue et qui partage ses dépenses comme son luxe. Il faut la séparer, financièrement, de l’Angleterre, cette magnifique gaspilleuse qui, au rebours de Panurge, a encore plus de façons de gagner de l’argent que d’en dépenser. L’économie, voilà la seule politique des petites bourses et des petits Etats ! Les circonstances vont permettre à l’Irlande d’en faire l’expérience. Gladstone, dans son optimisme visionnaire, la dotait d’un excédent. Or, voici qu’elle se met en ménage avec un déficit de quarante millions sur une dépense totale de trois cent quinze, environ. L’Angleterre, lui retirant d’une main ce qu’elle donne de l’autre, paiera le déficit, mais imposera à l’Irlande des restrictions qui la paralysent et des charges qui l’écrasent.

Les choses en étaient là. Tout le monde sentait que cette discussion financière serait l’écueil ; mais on crut un moment l’avoir doublé sans accident. D’une part, M. Redmond avait réussi à persuader à ses amis qu’il fallait voter quand même pour le gouvernement et qu’on ne pouvait payer trop cher le bienfait de l’autonomie.

D’autre part, les soixante-dix ou quatre-vingts radicaux dissidens, pour ne pas compromettre l’existence de cette majorité dont ils faisaient partie, se renfermaient dans un silence de mauvaise humeur, mais sans refuser leur soutien au gouvernement à l’heure du vote. Cette heure arrivait presque tous les soirs vers dix heures et demie ou onze heures moins un quart, et la majorité se retrouvait là, fidèle au rendez-vous, pour approuver des discours qu’elle n’avait pas entendus. Les coutumes parlementaires exigeaient que les clauses financières fussent d’abord approuvées par une « résolution, » avant d’être discutées en Comité comme tous les autres articles de la loi. Cette résolution ayant passé à une très grosse majorité, les ministériels se crurent hors d’affaire et en prirent à leur aise. Lundi 11 novembre, on devait voter, en Comité, l’article qui reproduisait sous une forme identique la résolution déjà acceptée.

Il était près de quatre heures. La salle était presque déserte et le banc des ministres s’était vidé, les questions finies. A ce moment, un député unioniste, sir Frédéric Bunbury, proposa un amendement improvisé, dont le texte écrit n’avait pas été communiqué, d’avance, au gouvernement. Or, cet amendement n’allait à rien moins qu’à infirmer la résolution votée trois jours auparavant et à retourner, si je puis dire, le budget irlandais en faisant bénéficier le Trésor de la Grande-Bretagne d’une somme très supérieure à celle qu’il devait, au contraire, débourser en faveur de l’administration nouvelle. M. Herbert Samuel repoussa l’amendement en quelques mots et l’on passa au vote. Mais, pendant que le ministre des Postes parlait, les Unionistes, sortant des coins où ils s’étaient dissimulés, semble-t-il, jusque-là d’après un mot d’ordre donné, garnissaient soudainement leurs bancs. Lorsque le whip libéral voulut battre le rappel de ses partisans dispersés, il était trop tard : le vote était déjà commencé et les derniers venus ne pouvaient plus y prendre part. Le résultat se chiffra par une majorité de 21 voix en faveur de l’opposition, et la proclamation du vote fut saluée par des transports de joie, dominés par le cri de : Démission ! que hurlaient 200 voix. Ce délire dura peu : au bout de quelques heures, une note laconique et dédaigneuse faisait connaître aux vainqueurs d’un moment que leur victoire était considérée comme non avenue et que l’ordre du jour précédemment établi aurait son cours comme si rien ne s’était passé. Le lendemain, M. Asquith, en personne, confirmait cette déclaration avec une brutalité dictatoriale qui le fit comparer, par un ami aussi clairvoyant que maladroit, à Cromwell dissolvant les restes du Parlement Croupion. Une scène de désordre et de violence s’ensuivit où aucun discours ne put être entendu et où les injures grossières furent mêlées à des voies de fait qui rappellent la bataille des chanoines et des chantres dans le Lutrin. A l’ouverture de la séance suivante, le speaker, d’une voix grave, pénétrée, à la fois sévère et suppliante, admonesta les combattans. Et c’était, assurément, un spectacle étrange que cette longue figure, dans son costume suranné, debout devant son trône gothique comme le spectre de l’Angleterre traditionaliste, se dressant au milieu de la démocratie moderne pour la morigéner en termes archaïques. A quels sentimens faisait-il appel ? Au patriotisme, à la concorde, aux égards que les partis, aussi bien que les hommes, se doivent entre eux, mais surtout au règlement, aux précédens, à l’étiquette parlementaire. On s’inclina et, après avoir pris deux ou trois jours pour digérer l’incident, on recommença toute cette procédure.

Une nouvelle « résolution » a été votée. Sauf une ou deux lignes, elle est exactement semblable à l’ancienne, mais la forme, — cette forme si chère à Bridoison ! — est sauvée. En somme, manœuvre peu loyale de l’opposition, abus de pouvoir tenté, sinon accompli, par le premier ministre ; le tout couvert, régularisé, escamoté avec un sérieux admirable, tel est le bilan de cette singulière semaine. Elle n’a pas été bonne pour le régime parlementaire.

Elle n’a pas été meilleure pour l’Irlande. M. Asquith a profité, en effet, de l’incident pour rétrécir encore le champ où va se mouvoir l’initiative de l’Irlande en matière de finances. Elle ne pourra pas diminuer les impôts douaniers comme le droit lui en avait, d’abord, été promis. La politique financière qu’on impose à l’Irlande se résume, finalement, en ceci : on lui conseille d’être économe, afin de se libérer plus tôt envers l’Angleterre, sa bienfaitrice ; mais on ne lui laisse pas les moyens de diminuer ses dépenses ni d’augmenter ses revenus.


VII

Sheridan demandait un jour au vieux Woodfall, qui avait passé sa vie dans la « galerie » de la Chambre des Communes : « Avez-vous jamais vu les opinions changées par un discours ? » « — Les opinions, quelquefois, répondit Woodfall ; les votes, jamais ! » Aujourd’hui comme il y a cent quarante ans, le mot d’ordre du parti ou du groupe ne laisse aucune place aux impressions personnelles. Non seulement la majorité en faveur du Home Rule bill était prévue, mais le chiffre de cette majorité était connu d’avance, à deux ou trois voix près.

Maintenant le bill va être envoyé à la Chambre des Lords. Qu’en fera-t-elle ? C’est la question que tout le monde s’adresse et que, probablement, elle s’adresse à elle-même. Elle peut accepter le bill tel qu’il est ; elle peut le discuter longuement (car, chez les nobles pairs, la guillotine perd ses droits), et le renvoyer à l’autre Chambre avec des amendemens qui en dénatureraient le caractère mais qui seraient infailliblement rejetés. Elle peut, alors, laisser passer la loi ou la condamner par un vote négatif.

Dans quelles dispositions se trouve-t-elle actuellement ? Est-ce l’esprit de résistance ou l’esprit de soumission qui prévaut chez elle ? On remarquera que la situation est bien différente de celle où nous avons vu la Chambre haute il y a deux ans, lorsque, après avoir rejeté une première fois le budget collectiviste de M. Lloyd George, elle s’est résignée à l’accepter. D’abord, il s’agissait d’une loi de finances et la Chambre des Pairs sait bien qu’en pareille matière, elle n’a pas le pouvoir d’amender les lois. Puis, il y avait urgence, car les services publics ne pouvaient rester plus longtemps sans être assurés. D’ailleurs, la Chambre était menacée d’une fournée de nouveaux pairs sans précédent et sans analogue. Il fallait éviter à tout prix une mesure qui eût noyé la pairie dans un bain de démocratie ; il fallait éviter au souverain un geste qui l’eût rendu ridicule devant l’histoire. Pour ces raisons réunies, lord Lansdowne capitula.

Aucune d’elles n’existe dans la circonstance présente. Per- sonne ne peut dénier aux pairs le droit de veto, — au moins suspensif, — en matière constitutionnelle. Personne ne peut soutenir qu’il y a urgence. Personne, enfin, ne peut songer à invoquer l’intervention du Roi pour forcer la main à la noble Assemblée. Elle est donc absolument libre de choisir entre les deux résolutions qui s’offrent à elle.

Supposons qu’elle se décide à repousser le bill. Nous le verrons reparaître l’an prochain et repasser à travers les phases qu’il vient de parcourir : première lecture, discussion générale ; deuxième lecture, discussion des articles et vote final. Tout ce qu’on a entendu, on l’entendra encore : indignations, ricanemens, menaces, cajoleries, objections et réponses, attaques et contre-attaques, toute la rhétorique et la sophistique parlementaire. Après quoi, la Chambre des Lords se donnera, une fois de plus, le plaisir de rejeter le bill qui obstruera, de nouveau, le programme législatif de l’année suivante. Cette fois, que les Lords le veuillent ou non, la loi passera et sera revêtue de la sanction royale. Le Home Rule deviendra un fait accompli, et le seul résultat de ce retard apporté à la réalisation des vœux de l’Irlande sera d’avoir assuré au Cabinet radical deux ans de confortable existence en laissant à son service ces quatre-vingt-quatre voix irlandaises, avec lesquelles il peut faire voter demain, s’il plait à M. Lloyd George, un income tax de vingt shillings par livre, ou d’autres fantaisies du même genre.

Imaginez, au contraire, que la Chambre haute accepte le bill sans plus de résistance, et qu’en Irlande, le nouvel ordre de choses soit prochainement établi. Si l’Ulster est aussi résolu, aussi irréductible dans sa résistance que les discours passionnés de sir Edward Carson le donnent à penser, le gouvernement britannique, qui a gardé en main la force armée et la police, se trouvera dans une des situations les plus difficiles, les plus cruelles, où se soit jamais trouvé un gouvernement moderne chez un peuple civilisé. Grandira-t-il dans cette crise ? Se montrera-t-il seulement à la hauteur de ses devoirs ? Il est permis de se le demander. En tout cas, il sera affaibli sur son propre terrain : car, les 103 députés que l’Irlande envoie aujourd’hui à Westminster ne seront plus que 42, parmi lesquels 8 ou 10 grossiront l’opposition unioniste. La majorité radicale, réduite de plus de cinquante voix, sera une majorité variable et précaire, insuffisante pour faire vivre un gouvernement qui s’est brouillé avec les classes riches par ses budgets à tendances socialistes, et qui a irrité les classes laborieuses par la loi de l’assurance nationale ; le premier orage qui passera sur le monde politique l’emportera et ramènera au pouvoir ses adversaires, c’est-à-dire les amis de la Chambre des Lords et les ennemis du Home Rule.

En voilà assez pour faire comprendre que la Chambre haute, si elle consulte son intérêt et celui du parti conservateur, s’arrêtera à cette dernière solution. Que lui conseille l’intérêt général du pays ? Ici, la réponse est moins facile à faire. Il ne peut plus être question d’évoquer le spectre du péril national qui, en 1886, affolait les esprits et qui n’effraye plus personne en 1912 ; il n’est plus possible de soutenir que la séparation administrative de l’Irlande sera un démembrement de la Grande-Bretagne. Mais la Chambre des Lords hésitera peut-être à rendre immédiatement exécutoire une constitution pleine de contradictions et d’obscurités, à peine intelligible à ceux qui l’ont faite, manifestement déplaisante à ceux pour qui elle a été faite, et d’où peut sortir une guerre civile.


AUGUSTIN FILON.

  1. Ce bel exemple n’a pas été suivi. La Prusse est occupée aujourd’hui à exproprier systématiquement ses sujets polonais qu’après un siècle et demi d’usurpation elle n’a pas encore réussi à assimiler.
  2. Cinq à six cent mille Irlandais (le dixième de la population) peuvent parler les deux langues. Le nombre de ceux qui se servent exclusivement de la langue erse et qui ignorent l’anglais, est descendu, en dix ans, entre les deux recensemens de 1901 et de 1911, de 38 000 à 16 000.