Histoire d’une Marie/p1/11

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 83-88).
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XI



Elle n’aurait jamais cru que ce serait avec celui-là. Elle l’avait regardé comme on les regarde tous, mais elle s’était dit d’avance : « Pas la peine, il ne me prendra pas. » C’était un de ces hommes, dont on pense, au premier coup d’œil : « Dieu, qu’il est maigre ! » au second : « Dieu, qu’il est triste ! » Pas rouge comme ceux des clubs qui viennent de table, ni pâle comme ceux qui ont bu, il était sans couleur, plus morne à lui seul que tous les rouges et tous les blancs ensemble.

Et pourtant ce fut cet homme-là. Il tourna vers elle un visage où tout, les moustaches, les lèvres, les paupières, pendaient vers en bas.

— Êtes-vous Française ?… Alors, venez.

Elle pensa d’abord : « Ça y est ». Après coup, elle se dit qu’elle aurait dû l’avertir : « Je ne suis pas Française ». Mais elle le suivait déjà et puisqu’il voulait une femme, autant qu’il la prît, elle.

Un peu plus loin elle fut gênée parce que, de nouveau, il s’informait : « Êtes-vous Française ? » Cette fois, elle eut sur la langue : « Non, Belge ». Il n’écoutait d’ailleurs pas. On voyait qu’il n’avait parlé que pour lui-même, qu’il s’occupait bien plus à se regarder aller les pieds, la tête penchée, les yeux par terre. Au lieu de répondre, elle se murmura pour elle-même : « Le pauvre homme. » Il n’était pas laid, d’ailleurs.

À cause de sa tristesse, elle l’aimait un peu déjà.

Où irait-on ? Il ne ressemblait nullement à un homme qui se prépare à l’amour. Plutôt, entre les gens qui passaient, on l’aurait pris pour un veuf en deuil, derrière un corbillard. Il marchait lentement. Elle savait par Vladimir comment cela se passe. On cherche un hôtel, on prend une chambre… Elle calcula que puisque les affaires s’annonçaient bien, il serait moins coûteux d’avoir une chambre à soi.

La maison qu’il choisit, on n’aurait pas dit un hôtel : cela ne se lisait que sur une petite plaque.

— Entrez…

Elle entra la première et alors, tout à coup, en montant l’escalier, elle sentit comme une main la pincer dans son cœur. Elle oublia qu’elle n’était pas Française ; elle oublia qu’il est plus commode d’avoir à soi une chambre ; elle oublia son compagnon ; elle ne pensa plus qu’à elle-même. Ce qu’elle voulait allait réussir. Ça y était. Contente, elle aurait dû l’être et, cependant, elle était triste. Elle avait peur aussi. C’est cela : « triste et peur », elle avait trouvé les mots. « Triste », elle gravissait une marche ; « peur », elle gravissait une autre marche. « Triste et peur… Triste et peur… », tant qu’il y eut des marches, jusque dans la chambre.

Dans une chambre, la porte close, entre l’homme et la femme, on s’embrasse. Elle vint à lui avec ses lèvres :

— Non, dit-il.

Elle ne fut pas choquée. Triste, il avait le droit d’être brusque et, parce qu’il était triste, elle pensa quelque chose qu’elle n’avait pas encore pensé jusqu’ici et qui lui fit du bien : elle pensa que l’amour qui n’est pas l’amour, quand soi-même on n’est déjà pas gaie, mieux valait l’essayer avec un homme triste. Les deux peines mises ensemble, ils auraient l’air de se consoler.

Elle se promit d’y travailler de son mieux, et pour commencer, puisqu’il s’empêtrait à tirer son manteau, elle voulut l’aider :

— Non, dit-il.

Elle ne sut plus que faire, elle se tint devant lui. Elle attendit plus d’une minute ; elle songea que, n’étant pas Française, il était temps de l’avertir. Elle ouvrait la bouche quand, avec un doigt, il lui toucha la jupe.

— Enlevez.

Puis il tourna le dos. Tant mieux : elle put ainsi, comme si elle se trouvait seule, délacer ses bottines, ôter sa jupe, dégraffer son corset. Elle tira également sa chemise, pour ne rien refuser de son corps à cet homme si triste. Après, elle reprit ses bas, car il aurait pu se choquer à la voir nue tout à fait. Elle n’était pas la dame bleue ou la dame verte : elle aurait désiré qu’il le vît.

Elle toussa pour annoncer qu’elle se mettait au lit. Elle se glissa dans le fond qui n’est pas la meilleure place. Elle se couvrit d’un drap afin qu’en la trouvant il eût une surprise. Elle toussa une seconde fois.

Dans son fauteuil, il lui tournait toujours le dos. Elle ne voyait que le bas d’une jambe et la pointe d’une bottine qui battait la mesure. Tout de même, s’il l’avait oubliée ?

— Hum !…

— Oui, dit alors l’homme.

Il se mit debout et tout en marchant, enleva sa veste. Il la plia sur une chaise, puis, sans raison, la porta sur une autre. Il allait à son aise, sans impatience, comme si, dans la chambre, ne l’attendait pas un corps de femme, ni des yeux.

Quand il fut en chemise, il resta un moment les bras croisés comme quelqu’un qui s’absorbe et suit une idée.

Puis il regarda vers le lit : il n’avait plus rien sur lui ; il était plus maigre qu’un pauvre. On dit qu’à cet instant on pense à sa mère, on pense à Vladimir. Ce n’est pas vrai. « Triste et peur… Triste et peur », pensa Marie.

Sitôt près de la femme, avec les mains et les lèvres, l’homme prend pour lui tout de sa chair. Il ne fit pas ainsi ; il s’étendit de son long sur le dos, resta, les yeux au plafond, à l’attendre. Elle commença par où commencent les hommes : elle se pencha vers la bouche :

— Non, dit-il.

Elle lui glissa les mains sous le dos, Il s’écarta :

— Pardon.

Que fallait-il alors ? Elle se souvint de certaines leçons de Monsieur. Va, Marie. Ce qu’il voulait ! Un peu de joie lui passa par le corps, ses mains se mirent à vivre. Il dit : « Oh oui ! Française. » Ensuite, il devint comme Hector, comme Vladimir, comme Monsieur : il se mit, de lui-même, dans ses bras, et Marie fut bien contente.

Sitôt après : « Non » ; il ne permit plus qu’elle le touchât. Il sauta bas du lit et, pièce à pièce, recomposa l’anglais, ni pâle ni rouge, qui lui avait demandé : « Êtes-vous Française ? » Quand il en fut au manteau, elle se leva pour l’aider. Elle en avait le droit, maintenant. Elle l’aida, comme on aide un malade et aussi un pauvre homme qui a pris de vous un peu de bonheur. Peut-être le comprit-il ainsi ? Il alla jusqu’au coin de la cheminée déposer quelque chose, puis il marcha vers la porte. Avant de l’ouvrir, il se retourna. Debout, près du lit, Marie se tenait, encore blanche et nue dans sa chair, telle qu’il venait à l’instant de l’étreindre. Il mit sur elle son long regard triste. Elle le regardait, triste aussi. Et vraiment, leurs peines, il n’y avait eu que cela de commun entre eux.

Vladimir n’était pas couché. La première fois ne ressemble pas aux suivantes. Elle avait préparé un long récit :

— Eh bien, petite ?

— Eh bien… Eh bien… ça y est.

Elle en eut fini tout de suite. Il ne parut d’ailleurs pas surpris :

— Je sais, petite ; on t’a vu partir et tu n’étais pas fière. Il ne faut pas… Combien ?

Elle donna l’argent. Il avait toujours promis que, du premier, on enverrait quelque chose à mère. Il fit sonner les pièces ; puis il les fourra dans sa poche.

— Tu sais, fit Marie, Mère…

— Mère ? Ah ! oui… tatata.

Il l’embrassa. Quand même il garda tout. Cela n’était pas très beau.

Alors, voulant penser à autre chose :

— Jamais, commença-t-elle, je n’ai vu un homme si triste.

Vladimir se mit à rire :

— Petite sotte, ne fais pas tant d’histoires pour un type. Tu en verras bien d’autres.