Histoire d’une Marie/p1/14

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 107-113).
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XIV



Londres fut grand : d’Artagnan, s’il chercha, ne retrouva pas sa môme.

Elle arriva le surlendemain à Bruxelles. Là-bas, elle s’était rendue chez le consul, un homme très bon. Il l’avait écoutée, il lui avait dit :

— Ce que vous me racontez ne me surprend pas… Et ce… M. d’Artagnan, ce… M. Vladimir, comment sont-ils ?

— Des moustaches rousses, avait-elle répondu pour Vladimir qui était noir.

Quant à l’ours, elle ne cacha rien. Tant mieux, si on le pince.

— Pour vous, Mademoiselle, nous allons vous rapatrier. Lorsque vous serez en Belgique, tâchez de redevenir une honnête fille.

— Oh ! oui, Monsieur. Elle avait même pleuré.

Comme c’est bon ! Vous débarquez : un commissionnaire vous parle dans votre langue, vous lisez une enseigne, vous comprenez ce qu’elle veut ; les cochers sont à leur place, les idées circulent, harnachées à la manière des vôtres : le pays, tout soi-même, qu’on retrouve.

Alors oui, redevenir ce que vous étiez ! Vous l’êtes déjà. Elle alla sonner chez Monsieur. Une jeune bonne vint ouvrir :

— Monsieur n’est pas là.

Évidemment, Monsieur ne devait pas l’attendre. Tout de même, cette bonne, fraîche comme la Marie d’autrefois, on est déçu.

Elle entra chez ses fournisseurs.

— Monsieur va bien ?

— Mais oui, pas mal, comme toujours.

— Et Ali ?

— Mort.

Comment ? Pourquoi ? Mort, voilà. Et c’est un peu triste, cet Ali qui vous a portée, cet Ali qu’on a bourré de crème, dont on ne saura plus rien, sinon qu’il était nègre et qu’il est mort.

— Et vous, avez-vous été malade ? Comme vous êtes maigre !

C’est vrai. À Londres, elle ne l’avait pas remarqué. Sa poitrine où avait-elle passé ? et ses joues, on lui voyait les os à travers. Et ces gens, qu’est-ce qu’ils pensaient ? Ils ne s’empressaient plus comme au temps de Monsieur : « Qu’y a-t-il à votre service, Mademoiselle Marie ? » Ils étaient bien trop occupés à servir les clients de leur boutique :

— C’est entendu, vous repasserez plus tard.

Pourtant, chez la verdurière, cette brave femme fut meilleure. Elle se souvint tout à coup. Marie, pour les changer, venait de tirer ses pièces d’or. Comme c’est drôle : on n’y pense pas d’abord, mais justement la verdurière avait de libre une mansarde.

— Vous y seriez bien. Pour la table, on s’arrangera, du moins pendant quelques jours, car vous trouverez bien vite une place.

On s’arrangea, mais pour la place ce ne fut pas facile. Les dames qui cherchaient une servante faisaient la moue. Autrefois, au Refuge, elle était un peu ronde du ventre, à présent elle se trouvait de partout trop plate. Si plate, on est pauvre ; pauvre, on est une voleuse ou tout comme… Puis on mange trop.

— Mais Madame, j’affirme que Madame…

— Non, pas vous, ma fille.

… Et il ne vint pas de Monsieur.

— Ma fille, disait la verdurière, je sais bien, moi, ce que je ferais.

Ce qu’elle ferait, elle ne s’en expliqua pas tout de suite. Elle réserva son moment. Un jour, pour régler sa pension, Marie dut changer sa dernière pièce :

— Voilà… commença la verdurière.

Voilà ! Oh ! cela ne tire pas à conséquence : on connaît la vie ; il n’y a pas de sots métiers, pourvu qu’ils rapportent. Et précisément, il existe des maisons, des maisons, vous comprenez, où, quand on veut bien se tenir, ça rapporte…

Comment à Marie, on proposait cela ? Ici, au pays de Mère, quand elle avait promis au consul de devenir une honnête fille !

— Non, fit-elle.

Et le lendemain encore : non.

Après elle objecta : Mais…

Il ne faut pas. « Mais » est une clef qu’on livre pour qu’on force votre volonté. « Non », dites « Non » dur et haut comme une muraille sans porte. Sinon, on faiblit ; un jour, on ne refuse pas d’aller voir une de ces maisons, on pense qu’en somme… et clac ! une trappe se referme.

La verdurière l’avait menée. Avant de partir, cette brave femme resta quelques instants avec la patronne et celle-ci lui passa de l’argent. Une verdurière, quand elle est bonne, ne vend pas que des céleris et des carottes.

Marie vit cela.

Pour ce qui survint ensuite peut-être que, toute seule, elle eût agi autrement, mais on lui avait dit :

— Mme Berthe, la gouvernante, vous accompagnera. Ce ne sera rien, une simple visite à M. Dupin, histoire de se mettre en règle. Vous répondrez comme elle.

M. Dupin était le commissaire qui s’occupait des femmes. On avait d’ailleurs fait boire à Marie un petit verre de vin.

Dans la salle où elle entra, on lui dit :

— Asseyez-vous, M. Dupin va venir.

Au mur, pendaient des placards, en lettres très grosses pour qu’on fût tenté de les lire :

Réfléchissez bien a ce que vous allez faire.
La paresse est la mère de tous les vices.

— Des proverbes, pensa Marie, comme ceux du Père, on sait ce que cela vaut.

Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle n’eût bu qu’un seul petit verre.

Pourtant, quand arriva M. Dupin, elle fut moins rassurée. Il était maigre, jaune comme un malade, avec des moustaches grises. Il prit tout de suite un air méchant.

Il ne dit rien, se mit derrière sa table et regarda des papiers.

— Ainsi, éclata-t-il, vous désirez prendre votre carte ?

Seule, qu’aurait répondu Marie ? Elle regarda la gouvernante.

— Oui, lui fît signe la gouvernante.

— Oui, dit Marie.

— Oui ? se fâchèrent les yeux très gros du commissaire.

— Oui, répéta Marie.

— En ce cas, lisez ceci.

Il lui montra un carton imprimé. Au-dessus elle vit : Prostitution réglementaire.

— Oui, lui indiqua la gouvernante.

— Oui, je sais, dit Marie.

M. Dupin fut encore plus furieux.

— Vous savez et vous voulez quand même ? C’est honteux. Vous vous mettez en dehors de la société. Y pensez-vous ? J’ai pour devoir de vous avertir. D’ailleurs je ne vous laisserai pas faire.

— Pourvu que je ne pleure pas, pensa Marie.

— Et, pour commencer, vous avez des parents. Eh bien ! ils connaîtront la conduite de leur fille, je vais leur écrire.

— Mon Dieu, pensa Marie.

— Non, lui souffla la gouvernante.

— Non, fit Marie.

— Il est vrai, continua le commissaire, vous avez l’âge. Quand même, c’est immoral. Je vais faire une enquête. Répondez-moi. Qu’est-ce qui vous pousse ? La misère, n’est-ce pas ?

— Non, indiqua la gouvernante.

— Non, dit Marie.

— Alors, la paresse ?

— Oh ! non, protesta Marie.

— Ni la paresse, ni la misère. Alors le vice ?

— Le vice, oh !…

— Oui… oui, fit la gouvernante.

— Oui, dit Marie.

Le reste ne fut plus rien. Le commissaire frappa sur sa table :

— Franchement, ce que vous faites est mal ; je ne saurais assez vous dire combien c’est mal. Voyons ! vous pourriez cependant faire autre chose ; il y a tant de métiers, il y a… il y a…

Il chercha dans ses papiers, comme pour en tirer un des métiers qu’il voulait dire :

Et au lieu de cela, vous vous mettez en dehors de la société : vous devenez une fille publique, pu-bli-que entendez-vous. Je dois m’y opposer de toutes mes forces… Nous disons donc : Guillot… Marie… Bon. Saine ? Le médecin vérifiera. Et surtout que je ne doive jamais vous mettre à l’amende.

Après, M. le commissaire oublia qu’il était furieux. Il demanda :

— Eh bien, Madame Berthe, ça marche les affaires ?

— Mais oui, Monsieur Dupin.

Il ne la retint pas longtemps. Il attendait la suivante. Il redevint furieux.