Histoire d’une Parisienne/VII

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Calmann Lévy (p. 126-136).
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VII


Il est à peine utile de dire à nos lecteurs, et surtout à nos lectrices, qu’à dater de cette soirée, et sans autre explication, une amitié régulière et de plus en plus intime s’établit entre Jeanne de Maurescamp et Jacques de Lerne. — Jeanne entra alors dans une nouvelle phase de sa vie, et cette phase lui parut délicieuse. Elle renaissait ; elle retrouvait les illusions, les croyances, les élans enthousiastes qui avaient ravi sa jeunesse ; elle retrouvait ses ailes. Rien ne ressemblait plus à ses rêves les plus enchantés que ce sentiment qui l’unissait désormais à M. de Lerne. Leurs deux âmes s’étaient touchées en quelque sorte par des points si sensibles et si délicats qu’elles en étaient restées comme aimantées. Il fut bientôt évident pour elle que Jacques, ainsi qu’elle-même, ne comptait plus dans sa vie que les heures où ils se rencontraient. Elle le comprenait au rayonnement soudain de son visage dès qu’il l’apercevait, à l’émotion tendre de sa voix, à la pression douce et sérieuse de sa main. Elle voyait qu’il recherchait autant qu’il le pouvait faire sans la compromettre toutes les occasions de se rapprocher d’elle, et elle lui savait un gré égal de son empressement et de ses scrupules. Elle remarquait que ses goûts étaient changés, qu’il devenait mondain pour lui plaire et surtout pour la voir. Elle était heureuse et reconnaissante de tout cela, et elle l’était encore plus de son langage et de sa réserve avec elle. Jamais un mot de galanterie, mais un ton de confiance absolue, une attention flatteuse d’élever tout à coup l’entretien quand il s’adressait à elle, une manière charmante de lui faire entendre, sans le lui dire, qu’on ne pouvait lui parler de choses vulgaires comme à tout le monde, parce qu’elle était au-dessus de tout le monde et au-dessus de toutes choses.

Elle apprit un jour qu’il avait rompu sa liaison avec Lucy Mary. Cette nouvelle la charma et en même temps la troubla. Elle se demanda si ce sacrifice, qui lui était vraisemblablement dédié, ne l’engageait pas trop avec Jacques. Elle se reprocha de lui prendre toute sa vie quand elle ne pouvait lui donner toute la sienne. Pour apaiser sa conscience, elle résolut, par un effort héroïque, de le pousser de nouveau au mariage et d’y employer sincèrement toute son éloquence. Elle lui rappela donc qu’elle avait accepté la mission de le marier, et que c’était pour elle une question d’honneur que d’y réussir.

— D’ailleurs, ajouta-t-elle, vous m’avez exposé, un certain soir, une théorie du mariage qui m’a paru très édifiante ; ce serait vraiment dommage qu’un si beau programme ne fût pas réalisé au moins une fois en ce monde.

— Mais ne voyez-vous pas, dit-il, que j’essaie de le réaliser avec vous ?

Elle rougit beaucoup et le regarda avec une sorte de timidité effarouchée.

— Vous ne craignez rien, j’espère ? reprit-il. J’ai mis votre fils entre nous. Je voudrais maintenant être pour vous plus qu’un ami que je ne le pourrais pas sans me déshonorer ridiculement, à vos yeux comme aux miens… J’aurais l’air d’un vrai Tartufe… Vous comprenez que c’est impossible.

— Dieu merci ! dit-elle ; mais ce qui est impossible aussi, je le crains bien, c’est que l’amitié suffise à remplir la vie d’un homme… Je me sens cruellement égoïste d’aliéner à mon profit, pour si peu, tout votre cœur et tout votre avenir.

— Madame, reprit-il gaiement, ne vous attendrissez pas sur moi ; je vous assure que je ne suis pas à plaindre… Il y a en moi du mystique, et dans d’autres temps j’aurais été de ceux qui se jetaient, après quelques orages de jeunesse, dans les cellules d’un cloître ou dans les thébaïdes de Port-Royal. Ils n’y trouvaient certes pas l’agrément d’une amitié comme la vôtre… Très sérieusement vous êtes mon refuge et mon salut ; il y a aujourd’hui comme un débordement de matière dont j’ai pu prendre ma part, mais dont enfin je suis écœuré… J’en ai jusqu’à la gorge… Je me sentais comme enlisé dans la fange… Bref, je suis affamé d’un idéal élevé et même austère, et je le trouve dans le sentiment que j’ai pour vous ; car ce sentiment, qui est de l’amour, j’en ai peur, est aussi une religion. Soyez donc tranquille. Soyez heureuse surtout. Aimez-moi un peu, et n’en parlons plus… Je vais vous lire une page de votre cher Tennyson, le plus chaste des poètes. C’est tout à fait de circonstance.

Un autre soir, quelques mois plus tard, c’était elle qui le rassurait. Elle devait partir le lendemain pour aller passer quelques semaines à Dieppe avec sa mère et avec son fils. M. de Lerne était venu lui dire adieu. Bien que leur séparation dût être courte, elle ne pouvait se défendre d’un peu d’émotion et de secrète défaillance. Craignant apparemment d’être plus tendre qu’elle ne voulait l’être, elle poussa ce soir-là la réserve jusqu’à la froideur. Étonné de son attitude embarrassée et un peu railleuse, M. de Lerne devint lui-même gêné et silencieux. Il ne tarda pas à se lever pour prendre congé. Comme ils se donnaient la main, elle surprit dans son regard une singulière expression d’inquiétude et de défiance :

— Je gage, dit-elle en souriant, que je devine votre pensée ?

— Voyons ?

— Vous vous demandez si je ne vais pas vous dire à mon tour, comme cette dame : Adieu, imbécile !…

— C’est vrai !… et réellement vous auriez peut-être raison, car nous sommes bien fous tous deux, je le crains !

— Ah ! malheureux ! reprit-elle, ne dites pas cela !… Vous ne le pensez pas ! Je vous sais tant de gré, au contraire… je vous suis si reconnaissante !… Vous me faites tant de bien, mon ami !… Tenez, je vais vous dire une chose qui ne vous étonnera pas beaucoup, je pense… mais enfin je veux vous la dire… Eh bien ! vous m’avez sauvée. Sans vous je me perdais !… Maintenant, vous pouvez croire que je n’ai pas du tout envie de me perdre avec vous… Ah ! mon ami, nous tomberions de si haut ! Songez donc… Nous serions cent fois plus coupables que d’autres… Nous serions vils… n’est-ce pas vrai ?… Restons donc comme nous sommes… Je vous aimerai bien, je vous estimerai, je vous bénirai, mon ami, dans toute la sincérité de mon cœur… Et maintenant, adieu, cher imbécile !… Écrivez-moi.


C’était ainsi qu’ils se rehaussaient le cœur mutuellement quand ils se sentaient faiblir.

Préoccupée de donner à leurs relations un caractère de plus en plus sérieux et élevé, la sage jeune femme avait prié Jacques de lui tracer une espèce de plan d’études et de lui faire un choix de lectures. — C’était, disait-elle, pour qu’il ne s’ennuyât pas trop avec elle. — Jacques passa le temps de leur séparation à lui former une bibliothèque où les écrivains du XVIIe siècle tenaient la place d’honneur, entre les œuvres de la critique moderne et de nombreuses collections de mémoires historiques. Ce fut le sujet de leur correspondance pendant le séjour de Jeanne à Dieppe. — Après son retour, elle se jeta sur sa bibliothèque avec ardeur, et il y eut désormais entre elle et Jacques un lien de plus, celui qui unit l’élève au maître ; car M. de Lerne, qui était instruit et lettré, était pour elle un guide et un commentateur plein de goût. Dès ce moment, leurs entretiens, leurs admirations sympathiques et même leurs discussions sur les choses de la littérature ou de l’histoire ajoutèrent un intérêt nouveau à leur tendre intimité.