Histoire d’une famille de soldats 1/1

La bibliothèque libre.
Delagrave (p. 1-16).


HISTOIRE
d’une Famille de Soldats




PREMIÈRE GÉNÉRATION (1780-1840)



CHAPITRE PREMIER

un conscrit de douze ans


« Samprebleu de samprebleu ! Voilà encore ce maudit gamin qui perd son temps à lire les gazettes, au lieu de travailler à ses chandelles ! »

Maître Sansonneau lança vigoureusement cette apostrophe ; puis soufflant, rouge de colère, marchant aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes et son gros ventre, il traversa la cour pavée qui s’étendait derrière son magasin d’épices, et se dirigea vers un petit réduit d’où s’exhalait une odeur fade de graisse fondue mêlée aux senteurs aromatiques de la résine.

Sur le seuil de la porte, il s’arrêta. Ses yeux bleu faïence roulèrent dans les étroites alvéoles que leur laissait la large face au triple menton ; et se croisant les bras :

« Samprebleu de samprebleu ! reprit-il d’une voix rude ; méchant galopin !… Fainéant !… Toujours le nez dans les gazettes !… C’est ça qu’il appelle travailler. »

Surpris en flagrant délit, l’enfant se retourna brusquement, rougit jusqu’aux oreilles, et balbutiant, chercha, sans la trouver, une excuse plausible. Certainement, il redoutait pour le moins une ou deux taloches de maître Sansonneau, car d’instinct il leva le coude à hauteur de sa joue. Mais la taloche ne tomba pas : chez le marchand d’épices, la colère venait de faire place tout d’un coup à un immense dédain. Hochant la tête et plissant la lèvre, il laissa tomber ces paroles :

« Non, décidément, mon pauvre garçon, tu n’arriveras jamais à rien !… à rien ! entends-tu ?… Jamais tu ne seras capable d’être commis dans les épices… Ah ! ton père a eu vraiment une drôle d’idée de t’apprendre à lire… On dirait qu’il a pris à tâche de faire de toi un mauvais sujet…

— Oh ! patron, protesta l’enfant.

— Le voilà qui raisonne, maintenant ! s’écria le gros homme repris par la colère ; oui, c’est bien ça : les mauvaises lectures l’ont perdu !

— Ce n’est pas mal, ce que je lisais, patron. Je lisais la nouvelle de la prise de Longwy par les Prussiens et l’appel aux patriotes…

— Longwy !… Les Prussiens !… Est-ce que ça te regarde ?… Est-ce que ça fait ton ouvrage ?… Les patriotes !… Est-ce que tu sais ce que c’est ?… Tiens, vois, sacripant ! ton feu est éteint, ton suif est figé, ta résine est froide, et tes moules, là sur l’établi, ne sont pas seulement préparés !… Il n’a même pas taillé son coton pour les mèches !… »

Suffoqué par cette dernière constatation, maître Sansonneau leva les bras au ciel.

« Non ! reprit-il après une pause, non, c’est fini ! Je ne veux plus de toi !… Je te chasse… »

Il s’était rapproché et secouait le gamin par la manche.



« Ce n’est pas mal, ce que je lisais… »

« Mon garçon, tu me coûtes par jour environ seize sols de nourriture, je te loge, maîtresse Sansonneau paie ton blanchissage… Puisque tu es si savant, tu peux compter ce que ça fait au bout de l’an. Tu n’es qu’un ingrat, tu n’as pas su reconnaître mes bienfaits lorsque j’ai consenti à te garder, après la mort de ton père, pour te mettre à même de te faire une position. Mais c’est fini !…Enlève ton tablier et va où tu voudras chercher de l’ouvrage. Allons ! dépêchons !… »

L’enfant pâlit ; une larme perla sur le bord de ses cils noirs, son regard chercha les yeux de maître Sansonneau, et une supplication monta à ses lèvres :

« Oh ! patron, murmura-t-il, je ferai mon possible pour vous contenter. »

Mais le gros homme était buté, sans doute ; peut-être aussi — car il n’était pas mauvais homme — voulait-il simplement donner une verte leçon à son apprenti ; en tous cas, il parut inébranlable.

« Non ! mon garçon, reprit-il, non et non ! J’en ai assez ! Demain ce serait à recommencer ! La seule chose que je puisse faire pour toi, c’est de t’autoriser à venir coucher ici jusqu’à ce que tu aies trouvé de l’ouvrage. »

Devant cette ferme déclaration, le gamin n’insista pas ; il refoula ses larmes ; lentement, il dénoua son tablier de grosse toile, le plia, et le déposa sur l’établi, pendant que maître Sansonneau retournait à sa boutique, la sonnette de la rue lui ayant annoncé un client.

Puis Jean Cardignac (c’était le nom du petit apprenti) monta un escalier situé au fond du laboratoire où se fabriquaient les chandelles, pénétra dans une étroite soupente mansardée qui lui servait de chambre à coucher ; là, il s’assit sur le bord de son lit de sangle et, sans contrainte, laissa couler ses larmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où commence ce récit — en août 1792 — Jean Cardignac avait douze ans.

La France traversait alors une crise épouvantable dont elle n’est sortie que grâce au courage, à l’union, au patriotisme de tous les Français ; et aussi parce que nous sommes une race forte et pleine d’énergie.

L’ennemi, menaçant, s’apprêtait à envahir la France sur toutes ses frontières.

Au nord et à l’est, les Autrichiens et les Prussiens ; sur les Alpes, les Piémontais avaient rassemblé leurs armées et se vantaient déjà avec insolence d’arriver chez nous en maîtres.

Le général des Austro-Prussiens, le duc de Brunswick, dans un manifeste daté du mois précédent, venait de déclarer qu’il entrait en France pour y rétablir l’ordre au nom du roi de Prusse, que tout garde national pris les armes à la main serait traité comme rebelle, et que tous les habitants qui oseraient résister aux armées coalisées seraient mis à mort et leurs maisons brûlées, comme si le fait de défendre son pays — qui constitue le premier des devoirs — était un véritable crime.

Comprenez-vous, mes enfants, l’indignation que dut soulever un pareil langage dans un pays comme le nôtre, et combien ces menaces, destinées à paralyser la défense du sol, y furent méprisées ?

Ajoutez à cela qu’à l’intérieur le trouble était grand et qu’une transformation dans les mœurs et les coutumes s’accomplissait, non sans émeutes : mais ce n’était pas une raison pour que l’étranger se permît de se mêler de nos affaires.

Enfin pour compléter le tableau de la France à cette époque, sachez qu’appauvrie par une mauvaise administration, elle n’avait plus que trois armées de faible effectif : la première, commandée par le général Rochambeau, en face de la Belgique, autrichienne alors ; la seconde, aux ordres de Dumouriez, entre la Meuse et l’Aisne ; la troisième enfin défendait la Lorraine sous le général Kellermann.

Au mois d’avril de cette même année 1792, la première de ces armées avait subi de graves échecs, et ses soldats, saisis d’une terreur panique, s’étaient débandés sans avoir vu l’ennemi. Puis, se vengeant sur leurs chefs qu’ils accusaient de trahison, ils avaient assassiné l’un d’eux, le général Dillon.

Les Autrichiens et les Prussiens, possédant des armées solides et instruites d’après les principes de Frédéric le Grand, croyaient donc pouvoir considérer la France comme une proie assurée, et le redoutable danger qui nous menaçait, à l’heure où commence ce récit, vous fera comprendre l’émotion extraordinaire qui, ce jour-là, secouait Paris.

Un grand souffle d’enthousiasme avait passé sur la France ; pour fondre des canons, on prit les statues de bronze et les cloches des églises : les femmes donnaient leurs bijoux, les enfants leurs livres de prix ; le drapeau noir fut arboré à l’hôtel de Ville. On avait déclaré la patrie en danger, et sur les places publiques on avait dressé des estrades vers lesquelles les hommes valides, abandonnant leurs travaux et leurs occupations, accouraient en foule, car c’était là qu’on recevait les enrôlements volontaires de tous les Français qui voulaient courir à la frontière pour défendre le pays.



Il s’assit sur son lit de sangle.

Cette fièvre de patriotisme, Jean Cardignac, à cette heure, la ressentait profondément.

Au reste, vous auriez, mes enfants, éprouvé comme lui ce sentiment si noble qui porte un Français à défendre la France ; et il fallait vraiment être maître Sansonneau, qui, depuis cinquante ans, évoluait au milieu de ses bocaux, dans son petit magasin de la rue de la Huchette, et ne s’y occupait qu’à vendre des chandelles, à détailler du poivre ou de la cassonade sans se soucier du reste de l’univers, pour ne pas comprendre le patriotisme ardent qui fermentait dans l’âme de son petit commis. Il fallait être le boutiquier égoïste qu’était le gros homme, pour faire un crime à l’enfant de négliger un peu son travail en lisant cette grave et désolante nouvelle de la prise d’une de nos places fortes — Longwy — par les Prussiens.

Jean pleurait donc, seul, dans sa petite chambre, et tout concourait à rendre son désespoir plus amer.

Il éprouvait un gros serrement de cœur en pensant qu’il était seul au monde, pauvre orphelin abandonné, car la mort de son père, survenue quelques semaines auparavant, avait brisé le dernier lien de parenté qui lui restât, Jean n’ayant pas connu sa mère, morte également alors qu’il était tout petit.

Et, en cet instant, il se rappelait, avec un attendrissement douloureux, les soins pour ainsi dire maternels qu’il avait reçus de son père.

Ce dernier était un ouvrier d’art. Il était luthier, c’est-à-dire qu’il fabriquait des instruments de musique et, spécialement, des violons, des flûtes et des tambourins. Il travaillait chez lui pour le compte du fournisseur des musiciens ordinaires de la reine Marie-Antoinette, et avait acquis un vrai renom dans son métier, auquel il avait déjà commencé à initier son petit garçon.

Ils habitaient, tous deux, un logement rue de la Huchette, dans la maison même de maître Sansonneau, qui en était propriétaire. Comme le père du petit Jean, de par ses fréquentations, plus relevées que la plupart des ouvriers d’alors, avait compris que l’instruction est un grand bien, le plus grand peut-être, il avait fait en sorte que son fils sût lire, écrire et compter — ce qui n’était pas, comme aujourd’hui, à la portée de tous les enfants. Le brave luthier avait espéré ainsi que son Jean serait apte à devenir un homme ; mais, malheureusement, il était parti pour l’éternel voyage avant d’avoir pu achever l’éducation de son fils.

Après sa mort, maître Sansonneau était rentré en possession du logement.

Par charité — disait-il — le marchand d’épices avait pris l’orphelin comme apprenti commis. Mais, dès le premier jour, Jean n’avait montré aucun goût pour ce métier qui lui était ainsi imposé à l’improviste.

Ce petit garçon à l’esprit éveillé, avide de voir et d’apprendre, avait une nature déjà affinée par la première éducation que lui avait donnée son père ; il avait le respect de toutes les choses d’art ; il avait frôlé des artistes, entendu des conversations instructives et aimait, d’instinct, les fréquentations convenables. Aussi s’accommoda-t-il mal de l’allure un peu brutale de l’épicier et des besognes de manœuvre auxquelles on le soumit.

Il s’était résigné pourtant, trouvant un dérivatif à se plonger dans la lecture des événements — souvent tragiques — qui se déroulaient à Paris même ou sur les frontières menacées.

Ce que Jean adorait, par exemple, c’était que son patron l’envoyât faire des courses. L’aspect de Paris en fièvre, inquiet, plein de rumeurs, convenait à son esprit avide d’imprévu. Il suivait les soldats, les enviant ; le bruit du tambour le transportait.

En un mot, grâce à sa nature impressionnable, il subissait — plus peut-être qu’un autre enfant — l’état d’inquiétude nerveuse et d’exaltation qui régnait partout.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand il eut bien pleuré, Jean se redressa : une fois son petit cœur dégonflé par les larmes, son visage reprit un air de volonté fière et décidée.

Il prit dans une vieille malle son bel habit des dimanches en drap nankin, l’endossa, mit ses bas chinés, ses souliers neufs, son petit chapeau de feutre à cornes — et descendit. Passant rapidement près de la fenêtre de la cuisine :

« Au revoir, maîtresse ! » cria-t-il ; et il disparut dans l’allée de la rue.

Dame Sansonneau se pencha pour rappeler le gamin ; mais déjà il était loin.

« Allons ! dit-elle, quand il aura cherché pendant un ou deux jours sans rien trouver, il sera plus raisonnable. »

Elle eut un hochement de tête, et murmura avec un sourire :

« Pauvre petit homme !… »

Cependant, après un regard jeté sur le magasin d’épices d’où on l’expulsait, Jean Cardignac avait tourné le coin du quai Saint-Michel, et, enfilant le pont au Change rempli de monde, il se dirigea vers la place de Grève.

La « Grève », comme on disait alors, était le centre réel de tout le mouvement parisien, et ce jour-là surtout, 27 août 1792, il y régnait une véritable effervescence.

Sur le terre-plein, face à l’ancien Hôtel de Ville, la foule formait comme une mer houleuse.

Des cris, des discussions s’élevaient ; les bras s’agitaient, les visages ainsi que les paroles exprimaient la colère et l’exaltation. Des groupes se formaient au coin des boutiques où l’on discutait avec passion les mauvaises nouvelles des frontières ; des crieurs passaient, fendant la foule et annonçant, à pleins poumons, les nouvelles contenues dans les journaux qu’ils vendaient.

Des chants de guerre volaient au-dessus de la foule, et on voyait arriver de partout, tambour en tête, des groupes compacts d’hommes de toutes classes, de toutes professions, — beaucoup étaient armés de fusils, de sabres et de piques — qui traversaient cette mer humaine, aux acclamations de toutes les poitrines. Ils se dirigeaient alors vers les quatre estrades de bois, ornées de drapeaux tricolores émergeant au-dessus du peuple et surmontées elles-mêmes d’un poteau et d’un écriteau sur lequel ces mots


La patrie en danger


étaient peints en grosses lettres rouges.

Sous la tente de toile qui les abritait, des commissaires municipaux ceints d’écharpes tricolores, et des officiers de l’armée, assis ou debout autour de tables grossières, recevaient les engagements volontaires qui se succédaient sans interruption et en si grand nombre qu’on en comptait jusqu’à quinze mille en un jour.

Ah ! quel enthousiasme !

Les formalités étaient simples ; et il le fallait bien, car le temps eut manqué.

Un homme se présentait :

« Ton nom, citoyen ? » demandait l’officier.

L’homme donnait son nom, son âge, sa profession, son domicile.


Jean était arrivé non loin de l’estrade.

« Tu es en état de porter les armes ?

— Parbleu !

— Signe au registre ! »

Ceux — les plus nombreux — qui ne savaient pas écrire, signaient d’une simple croix ; ensuite on leur remettait un papier.

« Citoyen, tu vas te rendre au camp de Vincennes. Tu fais partie de la 6e demi-brigade, colonel Peltier… À un autre ! »

Et le défilé continuait, pendant que, brandissant leur certificat d’engagement, les nouveaux soldats descendaient, acclamés, embrassés par la foule qui leur passait des fleurs à la boutonnière ou a la cocarde de leurs chapeaux, car tout le monde, alors, portait la cocarde tricolore.

Onze heures sonnaient, quand Jean Cardignac arriva sur la Grève.

Un soleil brûlant embrasait la place, surchauffant encore les cerveaux ; et, dans cette cohue bruyante et bigarrée, l’enfant mince et fluet se faufila de groupe en groupe, emporté lui-même par la fièvre et l’enthousiasme général qui l’environnaient.

Alors, il oublia tout : les douleurs récentes, les reproches de maître Sansonneau, son renvoi si brutalement survenu tout à l’heure et le triste laboratoire à l’écœurante odeur de suff. Il ne songea même plus qu’il était sorti dans la louable intention de trouver de l’ouvrage.

Son cerveau s’emplissait maintenant de la griserie de cette foule surexcitée et de son ivresse patriotique ; les yeux flambants, les joues toutes roses, les lèvres ouvertes par un sourire de plaisir, Jean marcha dans la bousculade, heureux du bruit qui montait grandissant autour de lui, entendant des bribes de phrases qui l’exaltaient :

« Les Prussiens ! On leur passera sur le ventre ! À bas les habits blancs ! On va défoncer les Kaiserlicks[1] ! Dumouriez va voir leurs talons, attends un peu ! Mort aux brigands ! Vive la France ! À la frontière ! Vive la nation ! »

Tous ces mots, coupés par la rumeur d’un peuple en délire, toutes ces menaces, inspirées par une idée unique : la défense du sol ; tendant au même but : la marche à l’ennemi, enivraient l’enfant, lui faisaient passer dans les yeux comme un rayon de gloire.

Tous ces hommes exprimaient si bien ses sentiments à lui-même, qu’il éprouvait une joie immense d’avoir pensé juste, malgré l’opinion contraire de maître Sansonneau.

Le petit Jean Cardignac était arrivé ainsi presque au bout de la Grève, non loin de l’estrade dressée au coin de la rue du Renard, lorsque, derrière lui, des hourras frénétiques éclatèrent. En même temps, le fracas de plusieurs tambours qui battaient la charge le fit frissonner jusqu’au cœur. La foule, dans un large remous, s’écarta. Un tonnerre de bravos éclata. Et Jean se trouva devant six tambours qui précédaient un groupe d’hommes au-dessus desquels une bannière tricolore flottait, portant ces mots :

« Les Volontaires Du Mail »
« Vive la Nation ! »

L’enfant voulut se rejeter de côté ; il n’en eut pas le temps, et, emporté par la cohue, poussé par les tambours qui roulaient derrière lui, Jean se trouva, sans savoir au juste comment, transporté jusque sur l’estrade.

Les tambours avaient cessé de battre, et, dans le calme relatif qui succéda, Jean, les oreilles encore bourdonnantes, perçut un vaste rire et des bravos qui partaient de la foule à son adresse. Des lazzis s’y mêlaient, dont l’enfant entendit quelques mots :

« Fameux !… fameux !… Un vrai patriote !… Aux dragons !… Il n’a pas la taille !… Faut cinq pieds six pouces !… Tambour-maître aux grenadiers !… Bravo, l’enfant !… Les Prussiens n’ont qu’à bien se tenir !… »

Jean Cardignac devint pourpre, et sa confusion s’augmenta encore, car l’hilarité s’empara des commissaires enrôleurs eux-mêmes, ainsi que des officiers présents. Le gamin voulut s’enfuir, mais l’escalier était obstrué par la masse des volontaires qui, ce moment de gaîté passé, se pressaient autour du registre, et cet incident amusant disparut sous leur poussée d’enthousiasme. Jean se trouva rejeté tout au bout de l’estrade contre un officier d’une trentaine d’années, très grand, à visage énergique et fin, qui, les mains au dos, s’appuyait à la balustrade.

On sentait en lui un soldat de profession ; cela, rien qu’à la façon élégante et dégagée dont il portait sa tenue et dont son grand chapeau était crânement posé de côté sur la perruque. Il portait des épaulettes à gros grains d’argent indiquant son grade de colonel.

Comme tout le monde, l’officier avait souri de l’arrivée inattendue du gamin sur l’estrade ; et le voyant près de lui :

« Eh bien ! mon garçon ! dit-il amicalement, en lui tapotant la joue, tu voulais donc être soldat ? »

L’enfant hésita ; il leva les yeux sur l’officier ; et rassuré par le regard loyal, énergique et bon qu’il rencontra :

« Oh ! oui, je voudrais bien, répondit-il.

— Ah bah !… Mais tu es trop petit. Tes parents ne seraient pas contents. Il faut rentrer chez toi, gamin.

— Je n’ai plus de parents. »

La physionomie souriante du colonel devint sérieuse.

« Tu es orphelin ? questionna-t-il avec intérêt.

— Oui, colonel.

— Ah ! tiens, tu connais les grades ?

— Oh oui ! J’aime tant regarder les soldats ! »

Il y eut un silence.

L’officier considérait l’enfant avec attention, le détaillant du regard, instinctivement intéressé par sa figure intelligente encadrée de longs cheveux noirs bouclés et éclairée par deux grands yeux sombres.

Puis brusquement :

« Il y a longtemps que tu es orphelin ?

— Mon père est mort il y a six semaines.

— Ah !… Et qu’est-ce que tu as fait depuis ?

— J’ai logé chez maître Sansonneau.

— Qu’est-ce que c’est, que ton Sansonneau ?

— Un marchand d’épices de la rue de la Huchette.

— Tu travailles chez lui ?

— Non ! plus maintenant ; il m’a renvoyé. »

Le colonel fronça les sourcils.

« Ah !… Et pourquoi ?… Tu es donc mauvais sujet ?

— Oh non ! mais je n’aime pas fabriquer les chandelles. »

L’officier sourit.

« Que faisait ton père ? reprit-il.

— Il était luthier.

— Et qu’est-ce que tu vas faire, à présent ? »

Jean eut un gros soupir. Il sentit les larmes lui monter aux paupières. Faisant un grand effort, il se domina et dit, presque à voix basse, mais du fond du cœur :

« Oh ! si vous vouliez m’emmener ! »

Cet appel était si sincère ; le ton dont Jean prononça la phrase était si suppliant, qu’il toucha l’officier. Caressant à nouveau la joue du gamin, le colonel murmura :

« Dame !… après tout, ça s’est déjà vu des conscrits de douze ans !… Écoute ! dit-il après une pause, tu me dis bien la vérité n’est-ce pas ?… Tu es bien tout seul au monde ?

— Je vous le jure !

— Et tu veux que je t’emmène ?



Et carrément, il signa son nom.

— Oh ! Oui ! »

Sans répondre, le colonel s’approcha de la table, prit une feuille de papier, y écrivit quelques mots ; puis, appelant le gamin :

« Citoyen Fauvel, dit-il à l’un des commissaires, inscris cet enfant : je le prends avec moi. Incorpore-le à ma demi-brigade, la neuvième, en formation aux Minimes.

À cette époque héroïque, on n’avait pas coutume de s’étonner pour si peu ! Le commissaire sourit ; il eut une courte hésitation.

« Parfait ! citoyen Bernadieu, dit-il ensuite ; quel est le nom de ton conscrit ? »

Rouge de plaisir, l’enfant répondit tout d’une haleine :

« Jean Cardignac, âgé de douze ans, apprenti luthier, né à Versailles, orphelin. »

Le commissaire ajouta cette mention : « Sous la sauvegarde du citoyen colonel Bernadieu. »

« Maintenant, mets ici une croix, » dit le commissaire enrôleur.

Mais le gamin avait déjà saisi la plume :

« Oh ! citoyen, je sais écrire, » dit-il avec une légitime fierté.

Et carrément il signa son nom.

« Ah ! ça, c’est très bien, » fit le colonel, qui contresigna. Puis, remettant à l’enfant le papier sur lequel il avait écrit tout à l’heure :

« Garçon, dit-il, tu sais où est l’Arsenal ?

— Oh ! je connais Paris.

— Bon ! Tu vas, de ce pas, te rendre à la caserne des Minimes ; tu demanderas le tambour-maître Belle-Rose dit Marcellus, et tu lui remettras ce papier.

— Bien, colonel.

— C’est tout pour l’instant. Je te verrai tantôt. »

L’officier prit Jean sous les bras, l’embrassa sur les deux joues ; puis, comme l’escalier de l’estrade était toujours encombré, il souleva l’enfant comme une plume, le passa par-dessus la balustrade, et s’adressant à un homme du peuple qui se trouvait au-dessous de lui :

« Citoyen, dit-il, empoigne-moi ce petit soldat-là ! »

Un instant plus tard, Jean — fier comme Artaban — fendait la foule, et, en proie à une joie indéfinissable, se dirigeait en courant vers la caserne.

  1. C’est ainsi qu’on surnommait les Autrichiens.