Histoire d’une famille de soldats 1/3

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Delagrave (p. 33-48).

CHAPITRE III

dans les défilés de l’argonne.


Vous dire, mes enfants, que Jean Tapin n’était pas fatigué, lorsque la 9e demi-brigade arriva à son premier « gîte d’étape », ce serait mentir.

Le pauvre petit tambour était exténué, et, du reste, les soldats l’étaient eux-mêmes.

L’ordre avait été donné en effet de gagner Châlons-sur-Marne à « marches forcées ». Par suite, on devait doubler l’étape, c’est-à-dire que, au lieu de parcourir la distance prévue en temps ordinaire pour une journée, il fallait accomplir — dans cette seule journée — la marche normale de deux jours pleins.

Ajoutez à cela que les routes d’alors étaient bien différentes des belles routes nationales que vous connaissez aujourd’hui. C’étaient des chemins pavés, rocailleux, bossués, où la marche — déjà fatigante sur un sol plat — devenait extrêmement pénible.

Ce jour-là, la 9e demi-brigade, dont beaucoup de soldats étaient pourtant chaussés de sabots, parcourut, sous un soleil cuisant, une distance d’un peu plus de dix lieues, sans laisser derrière elle un seul traînard.

C’est déjà bien dur quand on n’a rien à porter ; songez à ce qu’il faut d’énergie, lorsqu’on a sur le dos un sac pesant, sur l’épaule un lourd fusil, au flanc une giberne remplie de cartouches, un sabre, et quand, en outre, on est mal chaussé ! Mais une fièvre de patriotisme exaltait tous ces hommes. Ils allaient, énergiques et gais, s’entraînant les uns les autres, lançant, d’un bout à l’autre de la colonne, des plaisanteries, des lazzis qui provoquaient des rires sonores.

Ils marchaient même trop vite, ces soldats pour la plupart improvisés ; et du haut de son gros percheron, le colonel Bernadieu dut souvent modérer leur ardeur.

« Doucement ! Eh là ! Doucement, mes garçons ! disait-il. Vous n’arriverez jamais, si vous marchez si vite ! Pour arriver en bon état, il faut aller posément ! sans quoi, d’ici deux jours, la moitié de la 9e demi-brigade restera en arrière… Gare les écorchures aux pieds ! C’est malsain pour un fantassin ! C’est très beau d’avoir du cœur, mais il faut aussi des jambes !… Doucement ! »

Comme le jeune colonel se trouvait, dans l’ordre naturel de la marche, derrière les tambours, il observait particulièrement son petit protégé « Jean Tapin », et il fut satisfait de sa bonne contenance.

La mine sérieuse, comme il convient à un vrai militaire, le gamin allongeait ses petites jambes et tenait à honneur de ne pas rester en arrière.

« Dis donc, Dorval ! il est solide ce petit homme-là, fit le colonel Bernadieu en s’adressant à un vieil officier à moustaches grises, un commandant qui l’accompagnait et qui, juché sur un haut cheval à longs poils roux, maigre, efflanqué, semblait monté sur une grande chèvre.

— Oui ! répondit le commandant ; mais attends un peu. Il faudra voir quand nous aurons tiré cinq à six lieues. »

De fait, au moment prévu par le commandant Dorval, Jean Tapin sembla faiblir.

« Eh bien ! Jean, ça commence à être lourd, ton sac ? lui demanda le colonel.

— Oh ! non !

— Vraiment ! ça va ? Tu n’es pas fatigué ?… Il me semble que tu tires un peu la jambe. »

L’enfant rougit jusqu’aux oreilles.

« Non ! citoyen colonel, je ne suis pas fatigué, » dit-il fermement. Bernadieu sourit.

« Tu es brave ! Tu fais preuve d’énergie. C’est très bien ! Je suis content de toi. Seulement, je m’y connais un peu, moi aussi… Tu n’es pas encore habitué à ton sac. Attends la voiture de Catherine, tu monteras avec elle. En voilà assez pour une première fois.

— Oh ! non, colonel ; je ne veux pas.

— Tu ne veux pas ! reprit le jeune officier en faisant mine de gronder l’enfant ; tu ne veux pas !… Qu’est-ce que c’est qu’un soldat qui discute !… La première qualité d’un soldat français, n’eût-il que douze ans comme toi, Jean Tapin mon ami, c’est l’obéissance. Allons ! hop ! sac à terre !… Laisse passer la colonne et fais ce que je te dis. »

À regret, Jean dut obéir ; mais il ne déposa pas son sac, dont pourtant les bretelles lui serraient bien fort les épaules, et il laissa défiler le régiment.

« Eh ! l’enfant… lui jetaient en riant les soldats, ça ne va donc plus ? T’es las !… ça pèse sur le dos ! »

Jean eût donné gros pour rejoindre les tambours.

« Mais non ! répondait-il, rouge de confusion et cherchant une excuse ; c’est le colonel qui veut… qui m’a dit…

— Il a raison, le colonel… »

Et les hommes riaient ; mais quelques-uns, des vieux sergents aux cheveux gris, pensèrent, en le voyant, à leurs enfants du même âge, restés à Paris sous l’aile maternelle, et une tendresse inconsciente leur monta au cœur, pour ce gamin à la figure douce, aux cheveux bouclés, aux yeux vifs, qui partait insouciant et gai au-devant de dangers inconnus, déjà secoué par le souffle qui emportait les hommes faits.

De cette affection, le petit tambour ne devait pas tarder à ressentir les effets. Il était le seul enfant, ainsi engagé à la 9e demi-brigade : le moins âgé après lui avait dix-sept ans. Il allait tout naturellement devenir l’enfant du régiment.

Enfin la voiture de dame Catherine apparut.

« Tiens, petite mère, voilà Jean ! » s’écria Lison.

La cantinière l’avait vu, elle aussi, et comprenant, elle arrêta son cheval.

Jean monta en voiture et Carabi repartit, au petit trot, pour rattraper sa distance.

« Tu es fatigué, mon pauvre petit ?

— Non, madame Catherine ; c’est le colonel qui a voulu que je vienne vous trouver.

— Il a raison. Tu n’es pas habitué encore à de pareilles marches. Cela prouve son bon sens et sa bienveillance. Il veut que tu t’accoutumes graduellement. »

Jean, confortablement installé, côte à côte avec sa petite amie Lisette, éprouvait un bien-être, une détente ; et, dans le fond de son cœur, il remercia le colonel Bernadieu.

Le soleil déclinait.

L’enfant, intéressé, suivait tous les incidents de la marche. Souvent la 9e demi-brigade était forcée de s’arrêter et de se rejeter sur les bords de la route, quelquefois même en plein champ, pour laisser passer d’autres colonnes qui la gagnaient de vitesse.

C’étaient des troupes de cavalerie qui filaient au grand trot, de beaux régiments de chasseurs et de hussards aux brillants uniformes. Ceux-là n’étaient pas improvisés, car on ne forme pas un cavalier en quelques heures ; ils avaient été rappelés de l’armée du maréchal Luckner, battu en Flandre par les Autrichiens, avaient campé quelques jours sous Paris et rejoignaient en hâte l’armée de Dumouriez, parce que, d’elle seule maintenant, allait dépendre le salut de la France. C’étaient aussi de longs convois de vivres et de munitions, escortés par des dragons. Des charrettes, conduites par des routiers et des paysans, sautaient sur les pavés avec un grand bruit de ferraille, emportant vers Châlons des effets, confectionnés à la hâte dans les magasins de Paris, des fusils pris à la Bastille, fournis par les armuriers, ou trouvés dans les arsenaux. C’étaient aussi des chevaux de toutes provenances, depuis le cheval de trait, nourri dans les fermes de la Beauce, jusqu’au cheval de carrosse que le ministre de la guerre, Servan, avait réquisitionnés à la cour et dans tous les châteaux voisins de Paris.

Et tout cela allait vite, vite ; des « commissaires des guerres » ceints d’une écharpe tricolore, quelques-uns coiffés de chapeaux hauts de forme, semblables à ceux des maîtres de poste et portant une large cocarde tricolore, galopaient le long des convois ; on sentait qu’un même élan, une même impulsion, portait tout ce monde vers la frontière.

Une lieue environ séparait le régiment de son gîte — un gros village dont on apercevait le clocher.

La colonne s’arrêta cinq minutes ; et Jean vit arriver le colonel Bernadieu.

— Eh bien ? demanda ce dernier en riant, es-tu reposé ?

— Oui, colonel.

— Parfait ! Maintenant, tu vas laisser ton sac dans la voiture, reprendre ton tambour et rejoindre la tête. Il ne faut pas laisser tes jambes s’engourdir. Et puis, quand on arrive au gîte, à moins d’être mort, il faut se montrer et reprendre son rang : demain, tu feras seulement la moitié de la route en portant ton sac.

Jean Cardignac remercia et reprit sa place.

Une heure plus tard, on était arrivé…

Le petit tambour dormit bien, cette nuit-là, croyez-le, et il fallut que Belle-Rose le réveillât le lendemain matin : il n’avait pas entendu la diane.

Les jarrets un peu raides, il se remit en marche, et peu à peu, l’élasticité lui revint, ce dont il se sentit tout fier.

Il marchait maintenant comme un homme, et, grâce à l’intelligente sollicitude du colonel, Jean Tapin arriva, tout à fait entraîné, à Châlons.

Ce fut le 2 septembre 1792 que la 9e demi-brigade campa auprès de Châlons-sur-Marne.

Elle devait y attendre les ordres de marche, et parfaire l’habillement incomplet de son effectif.

— Selon toute probabilité, nous resterons ici trois ou quatre jours, avait déclaré le colonel Bernadieu.

Mais le lendemain, vers midi, on vit arriver une estafette qui passa au galop sur le flanc de la demi-brigade.

— Quelles nouvelles ? lui cria le colonel.

Sans arrêter le galop de son cheval, le cavalier lança ces mots :

— Verdun est pris ! Les Prussiens y sont depuis hier !

Bernadieu pâlit. Il se mordit les lèvres et murmura :

— Tonnerre ! C’est la porte ouverte à l’invasion…

Et, le ton bref, avec une émotion dans la voix :

— Fabricius ! dit-il à un sergent qui se trouvait auprès de lui, va de suite dire au commandant Dorval qu’il me remplace et préside à la distribution des effets… Si on a besoin de moi, je suis chez le général.

Il s’éloigna en courant.

Une heure plus tard, il revenait ; un pli de réflexion barrait son front. Le colonel alla jusqu’au piquet de garde.

— Sergent ! ordonna-t-il, envoyez prévenir tous les officiers que je les attends ici.

Il désignait du doigt une auberge située sur le bord de la route, à quelques pas.

Puis, appelant :

— Tambour de garde !

Jean Tapin parut.

— Ah ! c’est toi… Bats le rappel… Nous partons dans une heure.

Pendant que le camp, soudain mis en rumeur à l’appel du tambour, se livrait avec fièvre aux préparatifs d’un départ précipité, le colonel Bernadieu se dirigea vers l’auberge.

Devant la porte se trouvait une table et des bancs en bois. L’officier s’assit, et, tirant une carte du revers de son habit, il la déplia ; puis, penché, il se mit à l’examiner avec une attention profonde, suivant du doigt les détails topographiques.

On n’avait pas à cette époque les belles cartes que possèdent aujourd’hui tous les officiers, soit en temps de paix, soit en campagne. — La carte de Cassini remplaçait pour nos ancêtres du siècle dernier la merveilleuse carte au 1/80000e qu’a exécutée l’état-major français. Les plans d’alors étaient grossiers, incomplets, très clairs cependant ; celui que le colonel Bernadieu venait de déplier devant lui représentait, par des multitudes de petits arbres, la profonde forêt de l’Argonne, avec les quelques routes qui la traversaient alors. Les villages étaient figurés par de petits clochers, les hameaux par de petites maisons et le relief du terrain était représenté d’une façon bien primitive.

Cependant, les officiers de la neuvième arrivaient par groupes, et se rangeaient en silence derrière leur chef, pendant que les compagnies se formaient en ligne sur le bord de la route, l’arme au pied.

Les hommes se chuchotaient la mauvaise nouvelle qui s’était instantanément répandue dans le camp.

Puis douze hussards, commandés par un maréchal des logis, vinrent également prendre place sur l’autre côté de la route, face aux compagnies.

À ce moment, le colonel Bernadieu se redressa et fit signe à ses officiers de se placer en cercle.

— Citoyens ! dit-il, la nouvelle de la prise de Verdun vient d’arriver. Mais les Prussiens n’ont pas profité de cet avantage. Au lieu de s’engager résolument dans l’Argonne et de nous tomber sur les bras, ils se sont bornés à étendre leur ligne dans les plaines de la Meuse et à occuper Stenay.

— C’est bizarre ! interrompit le commandant Dorval.

— Oui ! c’est une temporisation inexplicable, poursuivit le colonel Bernadieu, et c’est une chance pour nous. Reste à savoir si l’armée de Dumouriez aura eu le temps et la force d’occuper l’Argonne, d’établir ainsi une barrière entre la France et l’ennemi.

— Mais il est à Sedan ! dit encore le commandant. Comment admettre la possibilité pour Dumouriez d’exécuter cette marche de flanc, à pareille proximité de l’ennemi ? Elle est si audacieuse qu’elle paraît presque impossible à réaliser.

— Il l’a pourtant osée, répondit Bernadieu avec un éclair dans le regard. C’est va-tout, j’en conviens, mais il n’y avait, selon moi, que cela à tenter.

— Alors il est en route !

— Oui. Le général vient d’en aviser le maréchal Luckner, qui, de son côté, vient d’arriver à Châlons. Fractionnant son armée en trois colonnes, Dumouriez a commencé cette marche hardie le 30 août. Il l’a fait savoir par estafette, demandant d’urgence du renfort, et, bien qu’il demande surtout des troupes de ligne ou des volontaires de 91, nous sommes désignés pour le rejoindre à Grand-Pré.

— À Grand-Pré ! C’est un point rudement solide, dit le commandant Dorval. Je connais l’endroit, puisque c’est à quelques lieues de mon pays : je suis de Montmédy. Mais, a-t-on des nouvelles de Dumouriez, depuis son départ de Sedan ?

— Non ! son plan consiste en ceci : s’emparer des cinq passages de l’Argonne, qui sont, du sud au nord : la Chalade, les Islettes, Grand-Pré, la Croix-aux-Bois et le Chêne-Populeux.

Et Bernadieu indiquait du doigt, sur la carte, les points désignés, à tous les officiers attentifs.

— S’il réussit, c’est parfait ! fit le commandant Dorval, car l’ennemi aura du mal à forcer ces défilés ; les routes sont mauvaises, et si l’infanterie à la rigueur peut passer, les canons et les équipages ne suivront pas facilement, surtout s’il s’amusait à pleuvoir, fit-il en regardant le ciel très morose ce jour-là.

Le colonel avait laissé patiemment parler le vieil officier. Il continua :

— Le général a donc expédié d’abord le général Dillon avec 8,000 hommes, pour s’emparer des Islettes et de la Chalade.

Il suit lui-même avec 15,000 hommes et veut occuper Grand-Pré ; enfin, le général Dubouquet s’installe au Chêne-Populeux et à la Croix-aux-Bois, passages de moindre importance.

— Mais, colonel, demanda un jeune capitaine, si le plan échoue ?

— Qui ne risque rien n’a rien, mon ami, répondit Bernadieu, et à la guerre l’audace est souvent la qualité maîtresse ; pour moi ma conviction est que, conduit par un général comme le nôtre, le plan réussira. Dans tous les cas, qu’il échoue ou non, l’ordre est toujours le même pour nous et je ne connais que cet ordre-là : Nous porter en avant. — Si Dumouriez réussit, nous nous incorporons à son armée ; s’il échoue, nous prenons, seuls, contact avec l’ennemi.

— Ah ! parfait ! s’écrièrent plusieurs officiers.

Un murmure de satisfaction rageuse parcourut la colonne, dont tous les hommes écoutaient, anxieux, cherchant à saisir de loin les explications de leur colonel.

Les plus proches avaient d’ailleurs entendu, et comme une traînée de poudre, la nouvelle fila sur tout le front de la neuvième.

Bientôt, le murmure devint rumeur, puis se transforma en cris.

Sans quitter les rangs, les soldats brandirent leurs fusils, et leurs grands chapeaux à cornes :

« À l’ennemi !… Aux Prussiens ! Mort à Brunswick ! Vive la nation ! »

Ce fut pendant quelques minutes un tumulte indescriptible.

Ici, mes enfants, je vous ouvre une petite parenthèse…

S’il vous était donné de pénétrer aujourd’hui dans une de nos casernes, par exemple le jour où le colonel présente pour la première fois le drapeau aux soldats récemment incorporés, vous seriez certainement émus en entendant les paroles vibrantes que sait trouver le chef du régiment pour faire connaître aux hommes que le devoir militaire leur ordonne de mourir pour le drapeau.

Mais vous seriez étonnés aussi, j’en suis sûr, de ne pas entendre un seul mot, de ne pas remarquer un seul geste parmi les centaines de soldats à qui vient de s’adresser cette allocution. Tous, immobiles comme des statues, présentent l’arme au drapeau, écoutent, refoulent leur émotion et se taisent.

C’est que la discipline le veut ainsi.

Elle ne permet dans les rangs aucune marque d’approbation, parce que le jour où elle tolérerait des applaudissements, elle devrait aussi permettre les critiques et que le soldat doit marcher sans discuter : vous devinez d’ailleurs qu’il deviendrait impossible de conduire au combat les milliers d’hommes qui forment les grandes armées d’aujourd’hui si les ordres des chefs étaient l’objet d’une discussion quelconque.

Mais, me direz-vous, ces volontaires de la Révolution n’avaient donc aucune discipline, puisqu’ils criaient et manifestaient bruyamment leurs sentiments en présence de leurs chefs.

À vous dire vrai, mes enfants, ils n’en avaient pas beaucoup, car la discipline est une vertu militaire qui ne s’apprend pas en un jour, et les volontaires commandés par les généraux Biron et Dillon l’avaient bien prouvé au mois d’avril de cette même année 1792, les premiers en se débandant en Belgique, sans avoir vu l’ennemi, les seconds en massacrant leur général.

Mais dans les circonstances critiques où se trouvait la patrie, l’enthousiasme devait tenir lieu de discipline, et le colonel Bernadieu se garda bien d’imposer silence à ses soldats, quoique le tumulte ainsi provoqué l’empêchât de parler.

Il savait que le Français a besoin de s’épancher en manifestations bruyantes, qu’il éprouve le besoin de crier à certaines heures, quitte à se battre ensuite comme un enragé, et, tranquillement, il laissa passer la houle d’imprécations à l’adresse de Brunswick, d’acclamations à l’adresse de Dumouriez.

Le commandant de Lideuil au contraire, qui commandait le 2e bataillon, regardait avec un pli de dédain sur les lèvres cette forêt de baïonnettes et de chapeaux, agitée par le vent de l’enthousiasme.

C’était, lui aussi, un vieil officier blanchi sous le harnais, car il avait fait la guerre de Sept Ans sous Louis XV, il avait vu Rosbach trente-cinq ans auparavant, et avait une haute idée de la tactique prussienne. Mais il aimait son pays par-dessus tout, et n’avait pu se décider à suivre les Français égarés, qui, pour défendre la couronne du roi Louis XVI, avaient émigré dans le camp autrichien.

Les volontaires l’estimaient sans l’aimer, et lui les aimait sans les estimer, du moins en tant que soldats.

« Jamais nous ne battrons les Prussiens avec de pareilles troupes, avait-il dit maintes fois au colonel Bernadieu.

— Vous verrez cela, avait répondu le jeune commandant de la 9e demi-brigade.

— Je n’ai pas confiance…

— Ne dites jamais cela tout haut : c’est avec la confiance, et avec elle seulement, que nous pouvons espérer nous faire suivre de tous ces braves gens-là.

— Il me restera toujours la ressource de me faire tuer à leur tête, citoyen colonel, et, l’occasion venue, je n’y manquerai pas. »

On conçoit facilement que, dans ces dispositions d’esprit, le commandant de Lideuil mâchonnât furieusement sa moustache blanche en voyant la conférence interrompue.

Soudain le colonel Bernadieu leva le bras et d’une voix qui domina le tumulte…

« Silence ! » ordonna-t-il.

Comme par enchantement le bruit diminua aussitôt, puis s’éteignit rapidement…

« Rabattez les deux bataillons d’ailes sur le centre, prescrivit le colonel, et vous, citoyens officiers, reprenez vos places ; pour ce qui me reste à dire, je veux m’adresser au régiment tout entier. »

Et quand il fut au centre du carré ainsi formé…

« Soldats, s’écria-t-il, vous avez entendu : je n’ai donc pas à vous dire de nouveau où nous allons ! Droit à l’ennemi ! Il est tout près d’ici ! Haut les cœurs, mes enfants ! La France et l’Assemblée vous regardent ! Vous êtes à cette heure les défenseurs, non seulement de votre pays et de votre sol, mais encore de la liberté et de la justice !

— Vive la nation ! Vive la nation !

— Nous marchons à l’ennemi de ce pas, continua le colonel… Demain nous pouvons être aux prises avec les Prussiens de Brunswick… Je ne vous dis qu’une phrase : La nation compte sur vous ! Le général Dumouriez a fait transmettre à la Convention une lettre où il déclare qu’il sauvera la France menacée : il va occuper les défilés de l’Argonne. — « Ce sont, dit-il dans sa lettre, les Thermopyles de la France, et il ajoute : Je serai plus heureux que Léonidas. »

— Vive Léonidas ! s’écria La Ramée, qui, dans sa parfaite ignorance de l’histoire grecque, prit immédiatement le héros Spartiate pour un général français.

Mais personne ne songeait à rire de l’exclamation du vieux soldat.

— Encore une fois, je compte sur vous, conclut le colonel ; et maintenant que nous sommes à proximité de l’ennemi, il faut agir et marcher comme si nous pouvions le rencontrer d’un moment à l’autre : que chacun veille ; que les avant-gardes fassent strictement leur devoir, et prenons pour règle invariable ce principe de solidarité : « Quand une compagnie ou un bataillon sera engagé avec l’ennemi, les compagnies et les bataillons en arrière devront marcher au feu : la plus belle des fraternités est celle qui prend naissance dans la fumée des combats. »

On le voit, quoique aimant par nature la simplicité, le colonel Bernadieu sacrifiait au goût qui se manifestait alors en France pour les phrases colorées et le langage emphatique.

Un soldat lui amenait son cheval.



Ordonnateur des guerres.

« Rompez le cercle », commanda-t-il.

Puis, sautant en selle, il appela :

« Capitaine Romain !

— Présent !

— Vous formez l’avant-garde. Prenez vos dispositions comme en pays ennemi. Vous allez filer devant ; nous vous laissons une demi-heure d’avance. Le général a mis douze hussards à ma disposition, pour transmettre à la colonne qui nous suit les renseignements recueillis et la nouvelle des événements survenus. Vous allez en prendre six que vous m’expédierez le cas échéant.

— Bien, colonel. »

Une heure plus tard, la neuvième, précédant deux autres régiments dont un de ligne, arrivant de Reims, se dirigeait vers Sainte-Menehould.

À trente-deux kilomètres de Châlons, près de l’auberge de la Lune, qui allait devenir quelques jours plus tard un des points importants du champ de bataille de Valmy, elle croisa un long convoi de pains et de fourrages, parti de Suippes, et dont le chef, un « ordonnateur ordinaire des guerres », avait en poche l’ordre signé Thouvenot de traverser les colonnes de troupes, et de ne se laisser couper par personne.

— L’adjudant général Thouvenot ! dit Dorval, c’est le bras droit de Dumouriez ; il n’y a qu’à attendre…

— Il faut que les vivres se fassent rares à l’armée du Centre pour que les combattants laissent passer les hussards de Lanchères… répliqua de Lideuil…

Les hussards de Lanchères était tout simplement les convoyeurs de charrettes de l’entrepreneur des vivres de la région de Metz, et c’est par dérision que les officiers les assimilaient aux braves cavaliers de Chamborand, le plus brillant des colonels de hussards de cette époque ; aujourd’hui encore, et en souvenir de cette appellation, vous entendrez appeler « hussards à quatre roues » les conducteurs des voitures du train.

La 9e brigade laissa donc passer l’interminable convoi, mais la nuit était venue, et, quelques kilomètres plus loin, au relai de poste d’Orbeval, près du château de Dommartin-la-Planchette, le colonel Bernadieu dut s’arrêter pour passer la nuit.

Le lendemain, à la pointe du jour, la marche fut reprise, et, à huit heures du matin, sans bruit de tambours, le régiment du colonel Bernadieu franchissait le pont de l’Aisne, et entrait à Sainte-Menehould.

C’était, et c’est encore aujourd’hui une coquette petite ville ; mais vous la connaissez mieux, j’en suis sûr, à cause de la manière ingénieuse et succulente dont elle prépare les pieds du compagnon de saint Antoine, que par ses vertus civiques.

Pourtant, à cette époque troublée, elle fit preuve d’un entier dévouement à la patrie, et au milieu de la région dévastée par les armées combattantes, elle consentit tous les sacrifices exigés par Dumouriez pour assurer la subsistance des troupes.

À Sainte-Menehould, une heureuse surprise attendait les volontaires.


Jean Tapin portait des boulets.
Le maréchal de camp Galbaud, arrivé la nuit même, après avoir tenté en vain de secourir Verdun, apprit au colonel Bernadieu que la division de Dillon, chargée par Dumouriez de défendre le défilé des Islettes, était en route pour rejoindre ; que Dumouriez lui-même, après une marche audacieuse entre l’Argonne et la Meuse, presque sous les yeux des Autrichiens de Clerfayt, établis à Stenay, venait d’atteindre Grand pré.

Dumouriez donc avait réussi !

Les portes de la France étaient gardées !

Mais, ce jour-là encore, il était écrit que la 9e demi-brigade ne pourrait rejoindre le général en chef ; car, au sortir de Sainte-Menehould, le colonel Bernadieu reçut un pli du général Dillon, l’homonyme de celui qui venait d’être massacré en Flandre, lui ordonnant de le rejoindre à la côte de Biesme, qui domine le défilé des Islettes, et où, d’un moment à l’autre, les Prussiens, entrés victorieux à Verdun, pouvaient venir l’attaquer.

Dans ces moments-là il ne fallait pas s’étonner des ordres et des contre-ordres qui se succédaient : l’essentiel était d’aller au plus pressé ; et, au sortir de Sainte-Menehould, la 9e demi-brigade s’enfonça dans l’étroit défilé des Islettes, que suit aujourd’hui le chemin de fer de Verdun.

À midi, elle était campée en arrière des barricades et des abatis d’arbres qui barraient la route de Verdun, au sommet d’escarpements inabordables ; toute la journée, les volontaires travaillèrent à deux redoutes destinées à appuyer les flancs de l’armée ; personne ne pensait à la fatigue, et Jean Tapin ayant été trouvé trop petit pour manier les lourdes pioches réquisitionnées à la Chalade, passa toute la soirée à transporter des bombes à feu des caissons de l’artillerie jusqu’aux retranchements.

Le soir, lorsqu’il s’étendit tout habillé au fond de la voiture de Catherine, qui lui montrait chaque jour plus d’affection, il s’endormit harassé ; la pensée que les Prussiens n’étaient plus qu’à quelques kilomètres derrière l’épais rideau des bois de l’Argonne, n’avait pu le tenir éveillé : il eût dormi au milieu d’une batterie en action.

Pourtant, vers trois heures du matin, il se réveilla : une rumeur confuse se faisait entendre à quelque distance.

Le ronflement sonore de Belle-Rose, installé sur un lit de peaux de moutons sous la voiture même, faisait vibrer les essieux ; mais l’enfant avait l’ouïe fine ; le bruit venait de la route des Grandes-Islettes, et silencieux, il se glissa hors de sa couchette.

L’aurore allait poindre du côté de Metz ; Jean ceignit un sabre qui, trop grand, lui battait les jambes, et se dirigea du côté de la grande route.

Il devait rapporter de cette courte excursion matinale l’un des souvenirs les plus vivants de sa jeunesse !