Histoire d’une famille de soldats 1/E

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Delagrave (p. 441-452).

épilogue



Une fois de plus, la mort n’avait pas voulu de Jean Cardignac. Quatre jours après la sanglante hécatombe qui semblait l’avoir enseveli à jamais, il se réveillait dans un lit bien blanc, et le premier visage qu’il apercevait à son chevet était celui d’une religieuse à grande coiffe, qui lui souriait doucement.

— Enfin ! dit-elle, en se penchant vers lui, vous voilà sauvé, Monsieur le colonel.

— Où suis-je, ma sœur ?

— Oh ! ne parlez pas trop !

— Où suis-je ? répéta le blessé en jetant autour de lui un regard où perçait encore l’égarement, comme si, pendant ces quatre jours de lutte avec la mort, il eut revécu, dans le royaume des songes, la dernière phase de la bataille de Waterloo.

— Vous êtes à Bruxelles, à l’hôpital, et vous nous avez fait bien peur.

— Je suis donc bien touché ?

— Hélas ! huit blessures, il semblait que tout votre sang fût parti : de grâce, ne bougez plus !

Jean retombait sur l’oreiller, épuisé par ce premier effort quand une apparition soudaine le fit tressaillir de la tête aux pieds.

Un général prussien venait d’entrer dans la salle, était allé droit au lit du colonel Cardignac, puis faisant, la main fermée, la paume en dedans, le salut militaire :

— Colonel, dit-il, dans le français le plus pur, permettez-moi de saluer votre retour à la vie et de vous dire qu’il provoque en moi une émotion inexprimable. Vous la comprendrez quand vous aurez la force de m’écouter ; j’ai d’abord l’honneur de me présenter à vous : général de cavalerie von Schmetten, de l’État-Major du feld-maréchal Blücher.

L’homme qui parlait ainsi était de haute taille, les cheveux et la barbe blancs, il portait la longue tunique à plastron de velours uni des généraux de Frédéric, et la haute casquette qui, légèrement modifiée, est restée l’unique coiffure de l’armée allemande.

Son regard était triste et doux, sa physionomie aristocratique, et il n’avait rien de la rudesse et de la morgue des compatriotes de Blücher.

Jean Cardignac avait gardé le silence.

— Je me reprocherais, reprit son interlocuteur, de vous entretenir aujourd’hui d’une question aussi personnelle que celle qui m’a fait surveiller, heure par heure, votre résurrection. J’attendrai que vous ayez repris assez de force pour m’entendre et surtout pour me répondre.

Les préventions de Jean devant ce vieillard digne et correct, s’évanouissaient ; il répondit :

— Je suis de force à vous répondre et tout prêt à vous écouter.

— Même si j’invoque auprès de vous des souvenirs très anciens ?

Le colonel passa sa main sur son front comme pour y fixer de lointaines images. Où avait-il vu cet homme ? son visage ne lui rappelait rien.

Le général allemand prit ce geste pour un signe de fatigue, salua, disparut, et Jean ne le revit que trois jours après.

Le colonel avait pu prendre quelques aliments et se sentait beaucoup mieux. Les médecins, une fois de plus, le déclaraient sauvé !

— Colonel, lui dit le général von Schmetten en le revoyant et en s’asseyant près de son lit pendant que la religieuse se retirait discrètement, vous ne saurez jamais avec quelle impatience j’ai attendu l’heure d’entendre votre voix, car de vos paroles peut jaillir pour moi la dernière consolation, la seule que je désire emporter dans la tombe. Si je suis resté en activité à l’âge de soixante-treize ans, si j’ai suivi toutes les dures campagnes qui ont été conduites contre votre pays, si je me suis donné comme but de fouler le sol de France, c’est que j’espérais y retrouver trace du fils unique que j’y ai perdu, il y a vingt-deux ans.

— Expliquez-vous, général, je suis tout à votre disposition si je puis vous renseigner, mais, en vérité, je ne vois pas.

— Attendez et vous allez me comprendre : j’avais un fils que j’adorais, il partit avec S. A. le duc de Brunswick pour cette première campagne de France qui finit si lamentablement pour nous, et jamais je ne le revis. — Et non seulement, je ne le revis pas, mais, parmi ses camarades ou ses soldats, nul ne put me dire où il était tombé et comment il était mort. — Il était marié depuis six mois à une adorable jeune fille de la cour de Hesse-Darmstadt ; notre désespoir fut immense et pendant plusieurs années nous attendîmes son retour, le croyant prisonnier, espérant quand même : puis l’espoir disparut et nous n’eûmes plus qu’une pensée, celle de retrouver son corps, de le ramener dans le caveau familial, de pouvoir pleurer sur ses restes : sa femme fit un voyage en France, fouilla, interrogea : je fis de même ; rien, pas un indice… comprenez-vous notre désespoir ?

Les larmes coulaient lentement sur les joues du vieillard, il s’arrêta un instant et poursuivit pendant que Jean, gagné par cette émotion si vraie, se demandait en vain en quoi il allait pouvoir soulager cette douleur restée si profonde après tant d’années.

— Le lendemain de la bataille de la Belle-Alliance[1], poursuivit le général prussien, un sous-officier apporta à l’État-Major du maréchal un certain nombre de lettres et d’objets trouvés sur des officiers français restés sur le terrain : l’ordre en avait été donné parce qu’on comptait trouver sur eux des documents concernant le complot qui avait abouti au retour de l’île d’Elbe. Jugez de ma stupeur en découvrant parmi ces objets ce médaillon ! c’est-à-dire le portrait de sa femme que mon fils avait religieusement emporté avec lui.

Et le vieillard tendit à Jean Cardignac la miniature que Lisette avait, soit par mégarde, soit par un véritable instinct divinatoire, placé avant son départ dans le plastron de la tunique de son mari.

— Le reconnaissez-vous, demanda le vieillard tout haletant, et pouvez-vous me dire de qui vous le tenez ?

— Certes, répondit Jean, je me souviens comme d’hier de l’incident de guerre qui me valut la possession de cette miniature. C’était le 15 septembre 1792, je voyais le feu pour la première fois, à la reprise du défilé de la Croix-au-Bois par le général Chazot. L’ennemi était repoussé et je m’occupais de porter secours à des blessés étendus dans une grange remplie de paille. L’un d’eux, frappé à mort attira mon attention. C’était un jeune officier à moustaches blondes, aux yeux bleus, très mince, d’une pâleur de cire ; il me demanda à boire et je lui en apportai. Mais à peine eût-il bu quelques gouttes qu’il entra dans une courte agonie ; j’avais alors douze ans : sans doute la vue d’un enfant lui inspira l’idée de me donner ce médaillon, car il me le tendit en disant ce seul mot : Saalfeld !

— Saalfeld ! répéta le vieillard dont la voix était devenue tremblante : c’est là, en effet, qu’est notre château et qu’il avait laissé sa jeune femme. C’était donc bien lui !…

— Il rendit le dernier soupir en me regardant, poursuivit le colonel, et je me souviendrai longtemps de l’impression que me causa cette mort, une des premières que je voyais de près.

— Et pouvez-vous me dire, interrompit le général von Schmetten, où son corps a été enseveli ?

— Hélas, reprit Jean, je ne me souviens que trop de l’affreux moment qui suivit. Vous me demandez la vérité, la voici : votre fils, général, n’a pas eu de sépulture.

— Que dites-vous ?

— Vous allez me comprendre : pendant que nous étions dans cette ambulance improvisée, les Autrichiens de Clerfayt, renforcés à notre insu, reprirent l’offensive et leurs obus arrivant dans la grange où nous nous trouvions, y mirent le feu instantanément ; on n’eut que le temps d’en extraire quelques blesses, mais on y laissa les morts et quand je m’éloignai, la grange entière était en flammes !

— C’est horrible ! horrible ! murmura le vieillard les traits contractés ; j’avais tout supposé, excepté l’affreuse vérité ; jamais je ne pourrai donner ce détail à sa veuve. Mieux vaut qu’elle ignore à jamais notre rencontre d’aujourd’hui…

Un silence pesant succéda à cet entretien. Le vieillard se leva avec effort.

— Quoi qu’il en soit, colonel, dit-il, permettez-moi de vous restituer cet autre médaillon trouvé aussi sur vous, paraît-il. Il doit représenter des êtres qui vous sont chers ; plus heureux que moi vous les reverrez !

Jean Cardignac saisit avec transport la miniature qui avait reçu ses derniers adieux le soir de Waterloo, contempla avec amour les trois têtes chéries qu’il ne croyait plus revoir et les couvrit de baisers.

— Oh ! merci, général, dit-il… merci !

— Ne me remerciez pas, car je vous demande de m’abandonner en échange la relique que vous avait donnée mon enfant.

— Certes, répondit Jean ; elle est à vous : je ne la considérais que comme un dépôt et je me reproche aujourd’hui de n’avoir pas fait des recherches à son sujet en passant à Iéna en 1806, car Saalfeld n’en est pas loin.

— J’étais moi-même à Iéna, dit le vieillard ; nous étions donc en face l’un de l’autre alors, mais les desseins de la Providence sont impénétrables et il était écrit que nous ne devions nous rencontrer qu’au bout de cette série de guerres qui ensanglantent l’Europe depuis vingt-trois ans. Dans tous les cas vous pouvez bénir la rencontre que vous avez faite à la Croix-au-Bois, car c’est à ce médaillon que vous devez la vie.

— Comment cela ?

— J’ai pu non sans peine il y a huit jours, retrouver le soldat qui l’avait trouvé sur vous et lui-même eut plus de peine encore à vous retrouver, car vous étiez déjà allongé dans une des fosses que creusaient les paysans belges sur tous les points du champ de bataille. Je dus même ordonner, de la part du maréchal, qu’on suspendit le travail d’ensevelissement jusqu’à ce que le soldat en question vous eût reconnu, et il dut passer en revue pour cela plusieurs centaines de cadavres.

— Alors, on m’avait enterré vivant ? fit Jean Cardignac à voix basse.

— Oh ! si peu vivant qu’il a fallu toute l’habileté de nos principaux chirurgiens pour ranimer en vous un souffle de vie à peine perceptible. Vous n’aurez donc pas à regretter cet incident de votre jeunesse, colonel, et maintenant que nous n’avons plus rien à nous apprendre, veuillez me dire si je puis vous être utile avant de vous quitter et disposez de moi.

Le visage de Jean Cardignac était redevenu sombre ; car une image venait de se dresser subitement dans sa mémoire.

— Je n’ai plus rien à désirer, dit-il, puisque l’Empereur est mort.

Car, comme tous les soldats de Waterloo, il croyait que Napoléon avait été tué dans l’un des carrés du 1er régiment de grenadiers où il s’était enfermé.

— L’Empereur n’est pas mort, répondit le vieillard, mais il est en retraite et son armée n’existe plus. Dans huit jours nous entrerons pour la deuxième fois à Paris.

— Si l’Empereur n’est pas mort, répondit vivement Jean Cardignac, vous ne serez pas à Paris dans huit jours.

— Détrompez-vous, nous y serons : votre Empereur a joué en Belgique son dernier coup de dés et il a perdu, irrévocablement perdu.

— Alors ! c’est fini ! fit Jean Cardignac après un silence.

— Je le crois, colonel, et il ne me reste plus qu’à vous exprimer une profonde admiration pour le courage déployé le 18 par l’armée française. Sans notre arrivée avec le maréchal Blücher sur le champ de bataille, vous remportiez une seconde victoire.

— Mais l’Empereur que va-t-il devenir ?

— L’Empereur, dit le vieillard d’une voix grave, doit être sacrifié à la paix du monde ! Si le maréchal Blücher peut le prendre, il sera fusillé !

Secoué brusquement comme par une décharge électrique, Jean Cardignac se dressa sur son séant.

— Le maréchal Blücher commettrait ce crime ! s’écria-t-il les yeux étincelants.

— Il me l’a dit à moi-même.

— Alors, adieu général, et si jamais pareil forfait est accompli contre le plus grand génie qui ait jamais existé, que le noble sang versé par la Prusse retombe à jamais sur elle.

Et Jean Cardignac épuisé retomba sur son oreiller.


Blücher, heureusement, ne put s’emparer de Napoléon ; il l’essaya mais il ne réussit dans sa tentative qu’à faire détruire près de Rocquencourt, aux portes de Versailles, par le général Exelmans, deux régiments de cavalerie envoyés à sa recherche.

Ce brillant fait d’armes devait être d’ailleurs le dernier combat de cette guerre si courte et si terrible tout à la fois.

Pendant sa convalescence, Jean apprit successivement l’entrée des Alliés à Paris et l’embarquement de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène.

Oui, le Grand Homme avait cru qu’en se livrant aux Anglais, il obtiendrait d’eux, en échange de sa parole de ne plus troubler la paix du monde, une retraite tranquille en pays civilisé.


« — Altesse Royale, avait-il écrit au prince régent d’Angleterre, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois que je réclame comme celles du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis. »


Cette lettre si noble, cet appel à la magnanimité d’un peuple n’avait pas touché l’honneur anglais, puisque cet honneur est toujours mélangé d’intérêt, et qu’à cette époque en particulier, il était dominé par la peur qu’inspirait depuis vingt ans le nom de Napoléon.

L’Empereur avait demandé une retraite : le peuple anglais, se faisant le geôlier de l’Europe, lui donna une prison, et non content de le tenir cloué sur l’aride rocher de Sainte-Hélène, il choisit avec soin le bourreau qui allait en avoir la garde.

Si l’Angleterre s’est déshonorée en imposant au Grand Homme un martyre de six ans sous un climat meurtrier, alors qu’il n’était plus à craindre, sir Hudson Lowe, son geôlier, a laissé une mémoire exécrée et il est peu de noms dans l’histoire aussi méprisables que le sien.

Le colonel Cardignac devait faire à Bruxelles un séjour assez long, car ses blessures l’avaient mis dans un état de faiblesse telle, que la convalescence fut des plus lentes. Il n’était plus d’ailleurs le robuste soldat qui avait, d’un pas alerte et rapide, parcouru l’Europe : vingt-trois ans de guerres, d’émotions, de captivité et de souffrances de toutes sortes l’avaient vieilli prématurément, et quand Jacques Bailly prévenu, arriva pour le ramener à Paris, il le trouva plus blanchi, plus affaibli encore qu’à son retour des prisons allemandes.

Il ne fallut rien moins que la tendre et fidèle affection de Lisette, les caresses de ses deux fils grandis et charmants, pour faire diversion aux émotions qui l’assaillirent dès son retour en France.

Celle qui le remua le plus profondément fut l’exécution du maréchal Ney.

Jusqu’au dernier moment il avait espéré que le brave des braves, inculpé du crime d’avoir abandonné les Bourbons pour revenir à son ancien maître au retour de l’île d’Elbe, serait épargné par les balles françaises ; et il versa des larmes amères en voyant que, ni le passé glorieux, ni les services rendus à la France par le vaillant soldat, n’avaient pu lui éviter les sanglantes vengeances de la politique ; il pleura encore en apprenant le massacre du général Brune, l’exécution de Labédoyère ; et renonçant à servir dans une armée où il n’y avait plus place pour les officiers restés fidèles au souvenir de Napoléon, il envoya sa démission au ministre de la guerre.

Sa fortune lui permettait de renoncer à la retraite de colonel à laquelle il avait droit : il ne la demanda point et dès lors se consacra tout entier à l’éducation de ses enfants.

Il s’occupa seul du début de leur instruction, et n’eut pas de peine à diriger leurs goûts vers la carrière des armes que, dès le jour de leur naissance, il avait ambitionnée pour eux.

Et si j’ai, mes enfants, intitulé Histoire d’une famille de soldats l’ensemble des trois livres dont Jean Tapin ouvre la série, c’est que les deux fils du colonel Cardignac, devenus officiers eux aussi, ont participé à toutes les guerres qui s’étendent de la conquête de l’Algérie jusqu’à la campagne d’Italie ; c’est que son petit-fils, Georges, né à la vie militaire comme officier à la veille de la funèbre catastrophe de 1870, a pris part à toutes les expéditions coloniales de la France, au Tonkin, au Soudan, au Dahomey et à Madagascar ; c’est qu’il vit encore à l’heure où j’écris, attendant comme nous tous la grande guerre, la guerre sainte qui nous rendra l’Alsace-Lorraine, en dépit de toutes les tentatives utopiques en faveur du désarmement des peuples.

Si vous vouliez bien m’accorder l’attention que vous avez apportée à la lecture de Jean Tapin, attention dont je vous remercie, mes enfants, je vous raconterai bientôt les aventures de ces deux générations de soldats et vous apprendrez ainsi l’histoire militaire de la France pendant le siècle qui s’achève.

Soldat dans l’âme, Jean Tapin devait faire souche de soldats.

Quant à lui il quitta Paris où la vue de l’uniforme étranger lui était devenue insupportable et il vint acheter dans le petit village de Saint-Cyr une maison de campagne non loin de la célèbre École militaire où il comptait un jour faire entrer ses deux fils.

Jacques Bailly céda sa maison de commerce pour l’y suivre avec Catherine, devenue toute blanche elle aussi. Et une vie calme et paisible commença pour cette famille dont l’existence avait été jusque-là si mouvementée.

Jean passait de longues heures dans son jardin, rêvant au passé, ou lisant les gazettes pour y trouver des nouvelles de l’Empereur proscrit.

Avec beaucoup de Français il avait espéré, pendant les premières années qui suivirent 1815, que le captif s’échapperait de Sainte-Hélène comme il s’était échappé de l’île d’Elbe.

Il reviendra, disait-il au colonel Letureau qu’il avait retrouvé au café Procope, plus bégayant que jamais.

Puis cet espoir s’éteignit, les années passèrent et un jour la nouvelle de la mort du Grand Homme arriva en Europe.

Il avait succombé le 5 mai 1821, miné par le chagrin, tué par le climat, achevé par les vexations de son geôlier, et un désespoir infini envahit le cœur de Jean Cardignac.

Quelque chose se brisait en lui.

Six semaines après l’arrivée de la lugubre nouvelle, il rencontra à Paris le maréchal Bertrand qui après avoir partagé avec le comte de Montholon l’exil de l’Empereur, revenait en France pour assurer l’exécution de ses dernières volontés.

Le grand maréchal connaissait Jean Cardignac et avait pour lui une affectueuse estime ; il eut peine à le reconnaître dans cet homme vieilli avant l’âge, mais dès que Jean eut fait appel à ses souvenirs, il lui ouvrit les bras et silencieusement les deux hommes s’étreignirent.

— Vous étiez auprès de lui quand il est mort, monsieur le Maréchal ? dit Jean avec des sanglots dans la voix.

— Oui, mon ami, nous étions tous là : Montholon, Marchand, ma femme, mes enfants et ses serviteurs, tous agenouillés et pleurant autour du lit de camp sur lequel il était étendu. Sa mort a été empreinte d’une majesté que je ne puis essayer de peindre : l’agonie a duré deux jours ; il supportait avec un courage admirable des douleurs atroces, l’œil fixé sur le portrait de son fils qu’on avait fini par lui envoyer.

— Il parlait encore ?

— Oui ; il nous a dit : « Vous allez revoir la France, mes amis, soyez heureux ; vous y reviendrez avec le reflet de ma gloire, avec l’honneur d’un noble dévouement ; portez ma dernière pensée aux Français qui me gardent une place dans leur cœur… moi, je vais rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Duroc, Ney… ils viendront à ma rencontre et nous ressentirons encore une fois l’ivresse de la gloire humaine ! »

Suffoqué par les larmes, Jean Cardignac écoutait ces paroles d’outre-tombe.

Le grand maréchal s’arrêta un instant, profondément remué, lui aussi, au souvenir de ces inoubliables instants.

— Le temps était affreux, poursuivit-il, la tempête faisait rage sur l’île et sur la mer, et le tonnerre semblait vouloir, à défaut du canon, apprendre au monde la fin de ce puissant génie ; le 5, à la tombée du jour, l’orage s’éteignit et le soleil très rouge se coucha dans les flots ; le délire s’empara de lui ; parmi ses paroles entrecoupées, je distinguai les mots de : Mon fils !… tête !… armée !… Desaix ! et quand il eut rendu le dernier soupir, je couvris son corps du manteau bleu qu’il portait à Marengo.

Presque aussitôt son visage prit une expression de beauté souveraine : jamais je n’oublierai l’auguste expression de ses traits.

Toute la garnison anglaise défila devant son cercueil et trois jours après nous le portâmes au lieu de sépulture qu’il avait choisi, près d’une petite fontaine à laquelle il avait eu pendant ses derniers jours un peu de soulagement.

— Comment ! s’écria Jean ; il va rester sur cette terre maudite ? son corps ne va pas être rendu à la France ?

— Lui-même, en se sentant mourir, a demandé pour ses restes le retour de l’exil :

« Je désire, dit-il dans son testament, que mon corps repose sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. »

— Croyez-vous, monsieur le Maréchal que ce vœu soit respecté ?

— Il le sera, mais plus tard, quand les haines auront eu le temps de s’apaiser, quand la France oubliant ses blessures cicatrisées, ne songera plus qu’aux souvenirs glorieux qu’elle lui doit !

Les deux soldats se quittèrent après une dernière étreinte.

Ce jour-là, de retour à Saint-Cyr, Jean Cardignac réunit tous les siens et appela ses deux fils qui chaque soir revenaient du Lycée de Versailles.

Henri et Jean allaient avoir quatorze ans.

Tout frémissant encore du récit qu’il venait d’entendre et vibrant de la plus intime émotion, le colonel retraça devant eux les derniers moments de l’Empereur.

Tous l’écoutèrent dans un silence religieux, Jacques Bailly rêveur, Catherine et Lisette les yeux mouillés de larmes, Henri et Jean sérieux et graves.

Quand il eut terminé :

— C’est un chapitre de notre histoire qui vient de s’achever, conclut-il. Le passé militaire le plus glorieux qu’ait jamais connu une nation est scellé dans cette tombe, et ma vie militaire a pris fin avec celle du Maître à qui je l’avais consacrée.

« Mais si je me suis dévoué à un homme, parce qu’à mes yeux il représentait la Patrie, il n’en peut être de même pour vous, mes enfants ; c’est à la France et à la France seule que vous vous devrez désormais !

« Vous ne connaîtrez pas nos chevauchées guerrières à travers l’Europe, nos triomphes et surtout notre confiance aveugle dans l’étoile d’un chef ; c’est chose qu’on ne reverra plus ; mais vous ne connaîtrez pas non plus, je l’espère pour mon pays, les deuils et les désastres dus à l’excès même de nos victoires.

« Vous entrerez dans une armée toute nouvelle, formée dans la période de recueillement qui suit les grandes défaites et le moment est loin sans doute où notre pays tirera de nouveau l’épée ! Votre rôle sera plus obscur mais non moins utile que celui de vos pères, car c’est à votre génération qu’il appartiendra de relever la France humiliée. Préparez-vous y par le travail, ayez le culte de l’honneur et pensez quelquefois à la Vieille Armée que j’aimais tant ! »

Il ne put en dire plus, car ces deux derniers mots s’arrêtèrent dans sa gorge, et Lisette essuyant ses propres larmes s’avança, le regard vaillant comme autrefois.

Elle rapprocha les deux têtes brune et blonde de la tête blanche de Jean Cardignac qu’elle entoura de ses bras.

— Oui, mes enfants, dit-elle d’une voix chaude et vibrante, suivez l’exemple de votre père : il n’en est pas de plus noble et de plus beau.

Alors Henri prit la main de Jean.

— Père, dit-il très simplement et avec un accent qui alla droit au cœur du vieux soldat de la Garde, nous ferons tout pour être dignes de toi. Compte sur nous !

Et la vieille Catherine sous ses bandeaux blancs eut un sourire de fierté :

— Crois-les, va, mon Jean, dit-elle, bon sang ne peut mentir et puis, ne sont-ils pas Les Filleuls de Napoléon ?




  1. C’est ainsi que les Prussiens ont appelé la bataille de Waterloo, pendant que les Anglais l’appelaient la bataille de Mont-Saint-Jean, d’après le nom des lieux où les uns et les autres avaient combattu.