Histoire d’une famille de soldats 3/10

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Delagrave (p. 303-333).


CHAPITRE X

les aventures d’un roi nègre


Ce ne fut pas sans peine que Georges Cardignac parvint à s’arracher à l’amitié un peu encombrante de l’ancien turco.

L’officier avait en effet mis pied à terre, et Barka, lui saisissant les mains, s’était mis à danser une gigue joyeuse qu’il accompagnait d’exclamations arabes. Moitié riant, moitié ennuyé, notre ami le « petit marsouin » se voyait contraint de suivre le mouvement. Ça ne pouvait pas durer !

— Allons ! mon brave, fit-il en se dégageant, en voilà assez pour une fois ! Calme-toi ! N’oublie pas que tu es aujourd’hui presque un monarque, et que tu dois conserver ta dignité vis-à-vis de tes noirs !

— Ci ça qui j’men moque ! par exemple ! riposta l’Arabe ; si sont pas contents, ci que j’leur fais donner l’bastonnade !

— Diable ! tu as des procédés un peu vifs !

— Ci comme ça qui faut faire ! Sans ça z’obéissent pas !

— Ah bah ! Je vois que tu n’as pas réussi à leur inculquer les principes que tu as reçus au régiment. Mais il ne s’agit pas de cela pour le moment, car nous ne sommes pas venus ici pour nous amuser. Et s’adressant à Pépin.

— Il faut envoyer prévenir le capitaine.

— C’est fait, mon lieutenant ! Baba est parti pour annoncer que nous sommes en pays de connaissance.

— Bon ! attendons la colonne, et nous allons faire une entrée triomphale dans les États de mon ancien camarade de 1870.

Effectivement, une heure plus tard, la colonne française, groupée en bon ordre et précédée de ses clairons, faisait son entrée dans Kineira.

Barka chevauchait son bidet blanc ayant le capitaine à sa droite et Georges à sa gauche ; devant eux, Baba portait orgueilleusement son pavillon tricolore, et sur les flancs, les nègres du turco-roi dansaient, hurlaient des chants discordants, et tapaient à tour de bras sur leurs tambours d’écorce.

Puis l’installation du camp français organisée, le capitaine Cassaigne, Georges, MM. d’Anthonay et Pépin s’occupèrent immédiatement de questionner Barka qui, on l’a vu, avait changé de nom en coiffant la couronne royale, et s’était fait appeler simplement Ben-Ahmed, c’est-à-dire fils d’Ahmed, ce qui lui donnait aux yeux de ses sujets comme un air de prophète.

L’ancien « téraïour » expliqua aux officiers qu’il n’était point déserteur, comme l’avait cru M. d’Anthonay. Son temps de service en Algérie terminé, l’Arabe, qui avait le goût des aventures, s’était fait envoyer aux tirailleurs sénégalais. Il y avait fait un stage d’engagement de deux années ; puis, ayant appris à connaître le pays, Barka avait « travaillé à son compte » : c’est-à-dire que, levant une bande de chenapans nègres, il avait pratiqué comme pratiquaient, hélas ! à cette époque tous les chefs de tribus, et procédé à la guerre de pillage sans s’inquiéter le moins du monde de ce qui pouvait être juste ou injuste, car la morale européenne et Barka ne se fréquentaient pas.

Ne lui en sachons pas trop mauvais gré ! Ce n’était pas tout à fait sa faute !

Bref ! mons Barka avait fini par s’adjuger de force la suprématie dans le district de Kineira. Pour s’assurer une tranquillité relative, il s’était mis en rapport avec l’Almany Samory, lui payait une redevance et l’aidait de temps à autres dans ses razzias d’esclaves. Il n’était point, à proprement parler, un des « sofas » de Samory, mais simplement un allié intermittent qui, au fond, détestait son grand chef et ne le servait que par crainte.

Dans de telles conditions, on peut se demander quel motif mystérieux et puissant l’avait invité à prendre en mains les intérêts du pauvre M. Ramblot, réellement enlevé par une bande du terrible Almanv.

Barka en fournit une explication au moins inattendue.

— Ti t’rappelles, dit-il, s’adressant plus particulièrement à Georges, ti t’rappelles… à Dijon, z’étais ordonnance du lieutenant.

— Oui ! de mon ami Paul Augier.
C’est di bon vin !

— Ci ça même ! Et z’avons logé chez Sidi Ramblot.

— Tiens ! C’est ma foi vrai ! Et même… je me souviens que tu t’es grisé comme un régiment de Polonais !

— Vui !… Vui ! s’exclama Barka riant à se tordre. C’itait du bon vin ! Bono ! Bono bzzef !… et pi fromage ! Et pi… bono kahoua (café) !… Et pi di marc !

Et à cette énumération évocatrice, Barka arrondit les yeux, avança les lèvres et se passa vouluptueusement la main sur l’estomac.

Malgré leurs préoccupations, les quatre spectateurs éclatèrent de rire.

— Mazette ! dit le capitaine, tu es un singulier musulman, tout pour ta bouche… rien pour ton salut !… Et le Prophète, qu’est-ce que tu en fais dans tout ça ?

— Li prophète pas z’en vouloir à Barka, riposta l’Arabe. Li sait bien que c’est tout d’même bon meslem (musulman).

— Enfin ! dit M. d’Anthonay, tu as au moins la reconnaissance du ventre.

— Vui !… Sidi Ramblot bon garçon ! Li donner bon dîner à Barka, ci pour ça je l’ai reconnu !

— Diable ! opina Georges. À quoi tient la destinée ! Sans ce fameux repas… qui sait si nous aurions jamais retrouvé notre malheureux ami !… Mais où est-il ?

— Dans un tata[1], tout près Kérouané !

— Est-il fortement occupé ?

— Z’y sont bien trois mille !

— Trois mille hommes ?… Tu exagères

— Non ! j’dis l’vérité !

— Diable ! Diable ! murmura le capitaine Cassaigne. Ça va être dur !

— Oh ! nous en viendrons à bout, fit Georges ; n’avons-nous pas notre canon ?

D’accord ! dit alors M. d’Anthonay, mais si notre marche en avant est éventée par l’ennemi, ces brigands sont capables de massacrer leur prisonnier ! Ne ferions-nous pas mieux de parlementer et d’offrir la rançon que j’apporte ?

C’était en effet, mes enfants, une situation des plus difficiles, et certes, les chefs de la colonne française étaient perplexes.

Il y eut un silence que le capitaine Cassaigne rompit le premier.

— Essayons donc, tout d’abord, de la conciliation, fit-il. Barka ! Tu vas envoyer là-bas un messager avec les propositions suivantes. À propos ! quel chef commande le tata ?

— Ci Lakdar… un sofa.

— Tu le connais ? Est-il bien armé ?

— Vui !… z’a des moukalas anglais !

— Eh bien ! tu vas lui faire dire que, s’il ramène ici M. Ramblot, on lui comptera contre la remise du prisonnier…

— Trente mille francs !… articula M. d’Anthonay qui termina la phrase.

… Mais que s’il ne ramène pas M. Ramblot sous huitaine, reprit le capitaine, je lui rase son tata et je flanque tout son monde par terre.

— Ci faut pas dire ça ! répliqua Barka ; i faut seulement offrir l’argent !

— C’est vrai ma foi ! Ce mâtin de Barka est un vrai diplomate ! conclut le capitaine.

Le messager partit donc, et ce furent pour nos amis des jours d’attente fiévreuse que ceux qu’il passa en mission.

Enfin, le sixième jour après son départ, il revint avec une mauvaise nouvelle. Lakdar refusait les trente mille francs : il en voulait cent mille ! Et de plus il exigeait le retrait de la colonne française au-delà de Siguiri.

Mais d’autre part le messager déclarait avoir vu M. Ramblot bien portant, enfermé dans une case entourée d’un enclos et attenante au réduit du tata. Fort intelligent, le messager avait bien examiné la position des lieux et donna à cet égard des renseignements précieux pour les chefs de la colonne française. Il avait fait mieux !… Trompant la surveillance dont il avait été l’objet, il avait réussi à causer avec le captif au travers de la palissade, et il rapportait de cette courte entrevue de la confiance pour ses amis.

Énergique, résolu, ne connaissant pas la peur, M. Ramblot faisait dire à M. d’Anthonay que le messager lui avait signalé comme faisant partie de la colonne de délivrance : « Gardez les trente mille francs et marchez ! J’ai les moyens de me barricader au dernier moment dans ma prison et de tenir ; jusqu’au bout. Mais il importe de cacher à l’ennemi votre marche en avant, et d’attaquer à la fois par le massif du Djebel-Daro et par l’est, car j’ai entendu dire que Samory envoyait un renfort par là. Il a en effet appris l’arrivée de votre colonne. Donc pas de temps à perdre ! »

On n’en perdit pas, je puis vous l’assurer, mes enfants !

Le stoïcisme de M. Ramblot avait galvanisé ses amis et Barka lui-même.

Il faut dire que ce dernier avait, pendant la semaine qui venait de s’écouler, signé un traité avec le capitaine Cassaigne qui, en l’espèce, représentait le Gouvernement français.

Ce traité stipulait : que le territoire commandé par Barka restait sous sa domination, et que l’ancien turco conservait ses prérogatives, mais qu’il devenait l’allié de la France ; que les troupes françaises auraient accès sur son territoire et que le drapeau tricolore y serait arboré en permanence.

Bref, ce traité constituait une véritable annexion du territoire au Soudan, une réelle conquête pacifique.

Et je vous dirai — par parenthèse — mes enfants, que c’est ainsi que se sont faites la plupart de nos acquisitions coloniales africaines.

Des colonnes de police, de petites expéditions envoyées dans un but particulier (tel le cas de M. Ramblot) et même parfois des colonnes de simple exploration, amenaient ainsi des contacts avec des populations insoumises. Basée sur la force, sur le fusil et le canon, qui en cette matière imposaient le respect, l’action diplomatique de nos officiers et de nos explorateurs faisait le reste. Mais il est bon — en passant — de vous faire voir quel noble rôle est dévolu ainsi à nos officiers coloniaux. Songez à ce qu’il leur faut de tact, d’intelligence et en même temps d’énergie, sans compter le sens inné de la diplomatie, pour mener à bien de pareilles tâches. Aussi ne sauriez-vous trop les admirer et les chérir ! Ils dépensent le meilleur d’eux-mêmes pour le bien de la Patrie. Ils risquent leur vie à chaque pas, simplement, modestement, comme l’a fait ce prototype du soldat et de l’homme bien équilibré qu’est le colonel Marchand !

Glorifions-le donc, lui et tous ses camarades qui ont tant fait pour nous tous !… et qui sont prêts à le faire encore partout où la France aura besoin d’eux !

Donc, par le traité signé, Barka se trouvait rentrer dans le giron de la mère Patrie, un instant oubliée ; et rendons-lui cette justice de dire qu’il en fut enchanté. Au fond, son intérêt personnel s’alliait avec notre propre intérêt, car la protection du drapeau tricolore soustrayait Barka à l’action du fameux Samory, et je vous avoue qu’in petto, Mons Barka s’en réjouissait très fort.

Aussi ne se fit-il pas prier pour apporter à la colonne française l’appoint d’un millier de guerriers. Il est vrai qu’ils n’avaient pour la plupart que de mauvais fusils ; mais enfin c’était toujours ça ! De plus, la troupe d’attaque se trouvait, par ses soins, munie d’un convoi nombreux et bien organisé.

La marche fut donc rapide.

À Bissandougou, suivant un plan adopté à l’avance, la colonne se scinda en deux branches, formant une pince qui devait se resserrer sur Kerouané.

Le capitaine, avec le gros de sa colonne et les troupes de Barka, devait longer le contrefort de collines qui se détachent du massif principal, bordant au nord la République de Libéria et masquant Iverouané du côté de l’est.

Quant à Georges Cardignac, qu’accompagnait M. d’Anthonay, il prenait le commandement du reste du détachement et du canon. Son objectif était d’attaquer par l’ouest, en s’appuyant à la chaîne de montagnes dont fait partie le Djebel-Daro.

Tout fut prévu, comme heure de départ et d’arrivée, et en même temps les mesures furent prises pour que la marche restât secrète autant que possible, et que l’ennemi n’eût pas vent de notre approche.

Mais en pareille circonstance, surtout quand on marche en pays inexploré et hostile, il se produit fatalement des incidents qu’un chef ne peut prévoir ni éviter, malgré la meilleure bonne volonté et la plus grande vigilance.

C’est ainsi que Georges Cardignac, alors qu’il était près d’arriver à l’endroit convenu par le plan, se trouva retardé par un marigot[2] où ses mulets, porteurs de l’artillerie, s’embourbèrent. Deux y périrent, un autre eut la jambe broyée par un caïman ; on eut toutes les peines du monde à les débâter de leurs caissons, et quand ce fut fait, on dut organiser des civières pour faire porter à bras d’hommes les charges de munitions.

Enfin on put se remettre en route, et, contournant en pleine montagne les sources d’un petit affluent du Niger, Georges et sa troupe finirent par atteindre au sud-ouest de Iverouané le point précis d’où ils devaient participer à l’attaque ; mais la petite colonne était déjà fort en retard… car là-bas l’action était engagée !


Effectivement, derrière un massif rocheux, couvert d’une végétation touffue, on pouvait percevoir le bruit de la fusillade. Le massif lui-même masquait à Georges la vue de Kerouané. Par suite, l’aspect de la bataille qui s’y livrait lui échappait, et un sentiment de poignante angoisse lui serra le cœur.

Rapidement, il escalada non sans peine les roches abruptes, et, arrivé au sommet, la vallée lui apparut avec tous les incidents du combat.

Le village lui-même était déjà enlevé par la colonne Cassaigne, mais le « tata », situé à environ un demi-kilomètre, résistait avec une grande énergie. Les défenseurs nègres tiraient sur toutes les faces, par les brèches des palissades, et tenaient tête à nos soldats, aux tirailleurs Bambaras et au contingent de Barka, dont Georges put reconnaître au loin la silhouette. L’ancien turco, descendu de cheval, s’agitait derrière ses hommes et les maintenait rigoureusement au feu.

— Un bon point à Barka ! pensa Georges.

Mais en même temps il eut un frisson, en songeant à M. Ramblot dont il apercevait, dans sa lorgnette, la case-prison décrite par le messager.

— Il résiste !… Il se défend ! ne put s’empêcher de crier le jeune homme.

— Oui, mon lieutenant, articula Pépin, qui, toujours flanqué de Baba, s’était hissé à côté de son chef. Il a dû se procurer une arme à feu, car on voit que, par intermittences, il tire de l’intérieur. C’était vrai : un groupe de noirs entourait la case du captif et cherchait à y donner l’assaut ; mais, à chaque tentative des nègres, plusieurs tombaient, tués ou blessés par le prisonnier, invisible et retranché dans son réduit.

Vous vous rendez bien compte, mes enfants, que les explications que je vous donne sur l’examen de la situation par Georges Cardignac, j’ai mis plus de temps à les écrire que Georges n’en mit à faire cet examen qui dura quelques secondes à peine.

En même temps, notre officier prenait une détermination rapide ; et, jugeant de l’œil la position et les distances, il organisait son plan de participation à l’attaque.

— Pépin, ordonna-t-il, tout le contingent blanc, sauf une section, ici !…sous tes ordres !. Tu vas le placer là, près de ce groupe de bananiers. Quant à la distance ?…

— Six à sept cents mètres, dit Pépin.

— Oui ! à peu près ! Feux de salves, bien réglés, à tir reposé, sur le tata lui-même ; il faut que la gerbe de balles arrive en plein milieu par dessus les nôtres. Tu les domines suffisamment d’ici pour faire des feux étagés sans danger pour les camarades.

— Compris !


La bête et le noir roulèrent ensemble.
L’ordre fut exécuté lentement, comme savent le faire nos marsouins, et le feu commença, guidé avec méthode par le brave sergent.

— Et maintenant, le canon !…

Mais c’était là que résidait la plus grande difficulté : et le jeune sous-lieutenant constata avec désespoir que jamais les mulets ne réussiraient à gravir cette côte de roches escarpées.

On la tenta pourtant ; et sous l’impulsion énergique de leur chef, les artilleurs et les noirs, se formant autour des mulets porteurs en une véritable grappe, se mirent à les hisser de force sur la pente de l’escarpement.

Leurs efforts furent vains ! Le mulet qui portait l’affût se défendit avec vigueur, et, au cours de ses mouvements désordonnés, perdit pied ! La bête et un noir roulèrent ensemble au bas d’un rocher de cinq mètres de haut !

L’animal s’était tué net, et le noir, grièvement blessé, hurlait désespérément.

— Malédiction ! gronda notre ami Georges, il faut pourtant y arriver !

Bondissant jusqu’au mulet tué, il s’assura que, fort heureusement, l’affût n’était pas endommagé, et soudain une idée… une inspiration lui vint !

— À bras ! cria-t-il. Enlevez-moi tout cela à bras !… Allons ! Du nerf, les hommes !… Préparez des cordages !

Déjà on se précipitait, quand une voix extraordinairement calme articula près de l’officier :

— Pas la peine ! mon lieutenant. Je me charge de ça !

Georges se retourna brusquement !… c’était Mohiloff qui avait parlé.

Le Russe avait sa figure placide de tous les jours. L’exaltation de son chef et de ses camarades n’avait point gagné ses nerfs. Il souriait doucement sous sa moustache filasse ; et, sans ajouter un mot, il se dirigea vers le petit canon qu’on venait d’enlever du bât.

Il y eut un instant de stupeur parmi les assistants, qui durent se demander si le Russe n’était pas un peu fou.

Mais non !… Il s’était penché et, saisissant le canon par la bouche, il l’avait mis debout, sans effort apparent.

— Maintenant, dit-il, toi, Cuir de Russie, et vous, les deux artilleurs, empoignez-le par la culasse et chargez d’un coup sur mon épaule, tout comme si ça serait un sac de blé.

— Il est épatant tout de même, c’t’ami Mohiloff ! opina Cuir de Russie.

Mon vieux ! tu sais ! c’est pas pour dire, mais je ne voudrais pas, té ! que tu m’appliquerais une torgnole !… Avec des épaules de mouton comme tu en as une au bout de chaque bras… Ah ! non alorsss !  !  !

Mais, tout en poussant cette plaisanterie, Cuir de Russie et les artilleurs avaient obéi à l’injonction du Russe, qui, raidissant ses jarrets d’athlète, avait maintenant la pièce bien en équilibre sur son épaule.

Une rumeur d’admiration parcourut l’assistance ; les nègres battirent des mains, tant il est vrai que la force calme, sans brutalité, impose toujours le respect à la foule.

Et certes ! Mohiloff en était la plus puissante incarnation ! Il réalisait intégralement le type moderne de l’Hercule des anciens !

Alors, tranquillement, posément, avec un calme, une prudence et une méthode extraordinaires, il commença l’ascension des roches.

C’était sa vie qu’il risquait à chaque mouvement ; mais son visage d’homme du Nord ne révélait aucune crainte.


Mohiloff montait lentement, mais sans arrêt.

À peine la contraction des maxillaires disait-elle l’effort puissant que le Russe développait. Et aussi, par instants, un soupir plus grave s’échappait de sa vaste poitrine.

Calant ses pieds, s’accrochant de la main gauche aux aspérités rocheuses ou aux branches, Mohiloff montait lentement mais sans arrêt.

En bas, Georges et ses hommes suivaient avec angoisse ce miracle d’effort, de force et de volonté tenaces, et soudain ils poussèrent tous un cri terrible !


Une branche sèche, à laquelle Mohiloff avait cru pouvoir trouver un appui venait d’éclater sous ses doigts !…


Il y eut une seconde — que dis-je ! un dixième de seconde horriblement douloureux !

Sous la secousse, le jeune Russe avait en effet fléchi !… Son corps eut une oscillation, et le canon pencha terriblement en arrière ; mais il se rattrapa de la main gauche à une branche solide ; puis, de son poing droit, crispé sur la pièce de canon, Mohiloff redressa le lourd cylindre d’acier ; ses reins de taureau se raidirent. D’une secousse il s’arc-bouta sur les jarrets, et, tournant légèrement sa face où, néanmoins, perlaient de larges gouttes de sueur, il dit paisiblement :

— Ce n’est rien ! mon lieutenant !… La prochaine fois, j’y ferai attention.

Et il continua sa rude montée, aux acclamations frénétiques de ses camarades !

… Enfin ! le sommet est atteint ! Cuir de Russie et les artilleurs ont gravi à leur tour l’escarpement. La pièce est déposée à terre et, toujours calme, toujours paisible, Mohiloff redescend, se fait charger l’affût sur les épaules et recommence le tour de force prestigieux qu’il vient d’accomplir !

Pour finir c’est le tour des roues ; — et le canon peut être mis en batterie au sommet du rocher.

Mais pendant ce temps, Georges n’est pas resté inactif. Le long de la pente, il a organisé une chaîne pour transborder une à une les charges des caissons.

Vous avez sans doute vu parfois, mes enfants, des maçons ou des couvreurs qui, installés sur de hautes échelles, se passent de l’un à l’autre des briques ou des piles d’ardoises. Eh bien ! C’est le même procédé qu’employa notre ami Georges pour faire hisser par ses noirs les charges du canon sur la hauteur.

Ce fut donc une manœuvre relativement rapide, étant donnée la difficulté du terrain : et comme Georges, après avoir félicité son brave Mohiloff, vérifiait lui-même le pointage du premier coup de sa pièce, il aperçut, dévalant des collines bordant Kerouané à l’est, un flot de nègres qui descendaient les pentes en tiraillant et en poussant des hurlements sauvages !

Du renfort arrivait à l’ennemi. C’étaient les troupes d’un lieutenant de Samory, annoncé par le messager secret de M. Ramblot, qui venaient porter secours au tata, bloqué par la colonne Cassaigne !

Du reste, un courrier envoyé par ce dernier arriva, presque au même moment, pour prévenir Cardignac et réclamer l’intervention de l’artillerie.

Ah ! Georges ne fut pas long à modifier le pointage de sa pièce ; et le premier coup, tiré bien en avant de la troupe noire assaillante, vint tomber juste en plein milieu !

À la chute de l’obus, qui, en éclatant, broya une dizaine des leurs, les nègres avaient eu un court instant d’hésitation ; mais ils repartirent de plus belle. Malgré les obus qui se succédaient de minute en minute, ils arrivèrent comme un torrent, comme une avalanche, et prirent contact avec les troupes du capitaine Cassaigne.


En ceci le hasard fit mal les choses. Si le choc des assaillants eût été reçu par les marsouins, il est probable que ces derniers — bien que pris entre deux feux — eussent résisté et qu’ils auraient fini par refouler leurs agresseurs. Mais ce fut justement sur des hommes appartenant au « roi » Barka, que vinrent buter les arrivants. L’élan donné d’un côté, le manque de discipline de l’autre amenèrent une vive reculade. Le flot ennemi submergea nos auxiliaires noirs ; la confusion s’étendit aux tirailleurs Bambaras, et le désordre se fût transformé en désastre si le capitaine Cassaigne n’eût réparé en partie le malheur.

Les marsouins, rencontrant les fuyards, s’adossèrent à la muraille à demi détruite du village et tinrent bon.

Là-haut, le canon de Georges continuait à tirer, non pas sur le « tata » mais sur le nouvel ennemi ; et, laissant au maréchal des logis d’artillerie de marine le soin de continuer la partie, Georges, prenant la tête de son monde, dévala la pente grand train, pour porter secours à son capitaine.

Il était temps, croyez-le, mes enfants ! car si brave, si solide que soit une troupe, il arrive un instant où la fatigue paralyse l’ardeur de la résistance, et où le nombre submerge quand même le courage.

L’arrivée de la troupe de secours se produisit à ce moment précis et galvanisa la colonne Cassaigne épuisée.

Pépin et Georges en tête, les marsouins entrèrent comme un coin dans la vague mouvante des noirs.

— En avant !… À la baïonnette ! s’écria le capitaine de la même voix qu’il avait à Bazeilles… En avant !

Alors il se produisit parmi les nègres un grand remous. Ce ne fut pas un combat, mais une espèce de tourbillon, dominé par des hurlements indescriptibles ; une mêlée farouche, traversée de jets de sang, de cris de rage, de heurts de baïonnettes et du choc assourdi des crosses frappant des crânes. Comment les nôtres arrivèrent-ils sur le « tata », abandonné par eux un instant auparavant ?

Comment, après le franchissement de l’enceinte, effondrée par le canon qui se taisait maintenant, se retrouvèrent-ils dans la cour, devant les murs en pisé du « tata » lui-même ?… Pas un seul d’entre eux, chefs ou soldats, n’eût pu expliquer comment cela s’était produit. Il en est ainsi dans les minutes terribles du corps à corps !

Et maintenant, pendant que les nègres de Barka et une partie de nos hommes poursuivaient les fuyards, une poignée des nôtres, conduits par Georges et le capitaine, donnait l’assaut à la forteresse nègre.

Ce fut court — cinq minutes !… mais cela parut terriblement long à M. d’Anthonay qui, revolver au poing, attendait, effacé contre la muraille, qu’une brèche fût pratiquée à la pioche dans l’enceinte de terre battue.

Quatre soldats furent blessés au cours de cette opération ; mais enfin un large pan du mur s’écroula, et Georges s’y engouffra le premier, revolver au poing. Les autres le suivirent, et une lutte abominable, autant qu’elle fut courte, eut lieu presque dans les ténèbres,… puis soudain tout bruit cessa !. la place était nette !

— Ouf ! dit Pépin en s’essuyant le front. Ç’a été dur… mais ça y est !… Mais c’est mon Baba ? où diable est-il ?

— Il était là, il n’y a pas une demi-minute, dit Georges ; je l’ai aperçu ! Il tenait toujours son fanion !

— Est-ce qu’il serait tué ? dit le sergent inquiet.

Mais non ! Baba n’avait pas une égratignure, et, trouvant dans un coin un escalier en échelle, le gamin l’avait gravi jusqu’à une plate-forme, et il venait de planter nos trois couleurs sur le tata, définitivement conquis. Du dehors, on l’acclamait ferme !

Georges et Pépin sortirent, et, joignant leurs bravos à ceux des hommes de la colonne, se dirigèrent en hâte vers la case de M. Ramblot, située au fond de la cour, en arrière du fort.

Mais en arrivant près de la muraille, ils éprouvèrent une angoisse atroce ; car ces appels leur parvenaient de l’intérieur :

— À moi ! À moi !… Ah ! brigand !… Si j’avais encore des cartouches !… À moi !

— Bon sang ! hurla Pépin. Un outil !. une pioche !… quelque chose pour démolir la baraque. Ah ! tonnerre de Lorient !

Il cherchait l’outil en question ; mais, ne trouvant rien, il saisit à deux mains son fusil par le canon et se mit à taper comme un furieux, dans la muraille.

La crosse cassa net ; toutefois le sergent continua son ouvrage avec le tronçon du fusil qui lui restait : la muraille tenait bon ! Heureusement Baba qui venait de redescendre arriva, porteur d’un pic ; des marsouins le rejoignirent avec des outils, et, deux minutes plus tard le mur de la case s’effondrait.

D’un seul bond, tous franchirent les décombres et un spectacle atroce leur apparut !

À terre se roulaient deux hommes, si étroitement enlacés qu’ils semblaient ne faire qu’un seul et même être vivant.

C’étaient M. Ramblot et un nègre à face féroce, que ses tatouages, ses ornements de coquillages et la peau de léopard qui le couvrait indiquaient comme un griot. Les deux hommes ne criaient pas ; mais un souffle rugissant râlait dans leurs deux poitrines, au cours de cette lutte pour la vie.

Les poings de M. Ramblot enserraient les poignets du griot, écartant le coutelas à dents de scie dont le nègre avait pourtant réussi à lui porter un coup sur le sommet de la tête.

Dans la violence de leurs mouvements, ils roulaient l’un sur l’autre. Tantôt c’était M. Ramblot, tantôt c’était le griot qui touchait terre.

Le malheureux colon avait ses vêtements en lambeaux. Des filets de sang coulaient sur son visage.


Deux hommes se roulaient.

La scène était si épouvantablement tragique, si affreuse dans sa brutale horreur, que Georges avait eu malgré lui un sursaut d’épouvante. Mais Pépin plus blasé que son chef sur les tableaux cruels de la guerre d’Afrique, n’avait pas hésité une seconde.

Se servant de son tronçon de fusil comme d’une massue, il en avait appliqué un coup terrible sur le front du griot qui, les yeux hors des orbites, roula sur le côté… assommé. Puis, sans même en demander l’autorisation, il prit dans la main de Georges, muet d’épouvante, le revolver encore chargé, et froidement, pour être bien sûr que la bête féroce n’en reviendrait pas, il visa l’oreille, tout près, et lui fit sauter la cervelle !

M. Ramblot était sauvé !

— Mâtin de mâtin ! dit alors le sergent, voilà la besogne terminée ; mais vrai !… une minute de plus !… nous ne trouvions plus personne !

Je vous laisse à penser, mes enfants, quelle fut la joie de tous et en particulier de Georges et de M. d’Anthonay, quand le pauvre M. Ramblot sortit de sa case, ensanglanté, presque sans vêtements, la barbe et les cheveux incultes mais vivant !

Et je vous laisse juges de la surprise de ce dernier, quand il sut qu’il devait en partie sa délivrance à Georges Cardignac, qu’il n’avait pas reconnu tout d’abord.

Mais où sa surprise devint de la stupéfaction, c’est lorsqu’il apprit que Barka était son réel sauveur, et cela grâce au bon dîner d’autrefois. Ce soir-là, dans le cantonnement improvisé sur les ruines du « tata » démoli, il y eut autour de la table de l’état-major de la colonne Cassaigne, de la joie, et aussi des larmes.

Joie de la délivrance, et larmes d’inquiétude en pensant à Lucie. M. Ramblot ne fut pas le seul à en verser, car Georges Cardignac lui-même, pris d’une tristesse poignante au souvenir de son amie d’enfance, peut-être encore en danger, sentit sa paupière se mouiller.

Vivement il se leva, prétextant une ronde à faire, et sortit pour cacher son émotion.

Mon capitaine, dit-il, quand au bout de quelques minutes il revint s’asseoir sur son pliant de campagne, mon capitaine, j’aurais quelque chose à vous demander.

— Dites, mon jeune et brave ami.

— Ce serait l’autorisation d’envoyer un courrier à Mlle Lucie.

— Bonne idée, mon cher Georges, s’écria M. Ramblot. Bonne idée ! Je vais lui écrire une lettre annonçant que je suis en bonne santé ; car je suis bien portant, sauf mon estafilade, et ces canailles de nègres ne m’ont pas, somme toute, rendu trop malheureux.

— C’est parfait ! conclut le capitaine. Notre honorable allié, M. Barka, fournira un homme sûr, et, en même temps que votre lettre, il emportera mon rapport pour le Gouverneur.

— Ci ça qu’est facile ! opina Barka, ji va circer moi-même li noir bono pour porti l’carta.

Mais quand il revint, une heure après, son visage exprimait une inquiétude telle que tout le monde s’en aperçut. De plus il avait ôté sa chechia et grattait énergiquement sa tête rasée, ce qui était l’indice chez lui des plus graves préoccupations.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda le capitaine Cassaigne.

Les explications de l’ancien tirailleur furent brèves, mais elles justifiaient pleinement ses inquiétudes : il était allé faire un tour du côté de la place du village où, par son ordre, on décapitait tranquillement les prisonniers faits dans le combat, et l’un d’eux, avant de s’agenouiller devant le bourreau, avait déclaré que la tête du rebelle Ben-Ahmed ne tarderait pas à rouler à son tour sous le yatagan de l’Almany, car ce dernier s’avançait en personne, pour soutenir ses sofas d’avant-garde, et n’était plus qu’à deux journées de marche du tata.

— Et ji li connais, c’ti canaille de Samory, conclut l’ancien turco en empoignant son « mahomet » à pleine main, comme s’il eût à l’avance prié Allah de l’enlever par cette mèche de cheveux dans son paradis, ji li connais : toujours li marche avec sofas bezzef,. jamais li pardonne !

— Allons, Barka, dit Georges, ne te fais pas de bile pour cela : est-ce que nous ne sommes pas là, nous autres ?

Mais le « téraïour » hocha la tête et par une mimique des plus expressives fit comprendre que, si réellement l’Almany s’avançait avec l’armée régulière munie de fusils Winchester qu’il avait formée, ce n’était pas une troupe de cent cinquante blancs qui allait l’arrêter.

Le mieux était donc de rétrograder au plus tôt vers Kineira ; et encore Barka ne serait-il guère plus en sûreté dans sa « capitale » qu’à Rérouané, car, en apprenant ce qui s’était passé, Samory, ivre de vengeance, ne manquerait pas de pousser jusque-là. Il s’était donc, lui, Barka, embarqué dans une mauvaise affaire, et ses gros yeux allaient alternativement de Georges au capitaine Cassaigne pour leur demander un moyen de le sortir de là.

De son côté le capitaine réfléchissait qu’il était maintenant à sept ou huit jours de marche de l’autre côté du Niger, et que ce fleuve était la seule barrière efficace à mettre entre lui et le célèbre ravageur. La faible colonne qu’il commandait ne pouvait en effet résister aux milliers de guerriers qui s’approchaient, d’autant plus que son approvisionnement de munitions avait été sérieusement entamé, et que Georges avait été, en particulier, si prodigue d’obus qu’il n’en restait plus dans les coffres que quarante-cinq pour la pièce de 80 de montagne.

Enfin il se disait que les instructions du gouverneur lui recommandaient la plus grande prudence ; car un désastre de l’autre côté du Niger aurait une répercussion considérable dans tout le Soudan, et autant le coup de main hardi, exécuté sur Kérouané, allait grandir sérieusement aux yeux des noirs l’influence française, autant un échec, le suivant immédiatement, retarderait la pénétration, poursuivie méthodiquement par les chefs de notre empire colonial d’Afrique.

— Nous partirons demain à l’aube, déclara le commandant de la colonne, et nous exécuterons deux marches forcées pour mettre un intervalle sérieux entre Samory et nous. Cardignac, je vous charge, avant de partir, d’incendier tout le village. Pour que l’exemple soit complet et que le souvenir s’en garde dans toute la région, il faut que rien ne reste debout : vous ferez sauter tout ce que le feu ne pourrait détruire.

Et comme, à l’annonce de cette mission, « le petit marsouin » faisait une grimace significative.

— Ma captain, intervint Barka, lisse-moi fire : moi ji connais : demain matin quand nous partir, tutti le bled (pays) rasi comme ça ! Il montrait le creux de sa main et ajouta :

— Li soffa Lakdar tué dans li tata ; bien gentil li Lakdar : il a laissé à moi quatre moukères[3] joulies, joulies : tu verras : moukères bien contentes partir avec Barka demain pour Kineira.

Georges ne put s’empêcher de rire :

— Mais tu vas avoir un véritable harem, Barka : il me semble avoir déjà vu dans ta case là-bas trois femmes qui pilaient le mil et tissaient des tapis : ne sont-elles pas à toi ?

— À moi, ci ça !

— Mais je croyais que le prophète permettait quatre femmes au plus à tout bon musulman.

— Moi, meslem bono, tout di même, déclara l’ancien turco qui en prenait décidément fort à son aise avec les prescriptions du Coran.


Barka faisant son entrée triomphale.

Et presque aussitôt il ajouta :

— Li grand seigneur di Stamboul, li avoir di moukères… brr… !

Et il fit un geste circulaire embrassant toute la cour intérieure du tata, pour montrer que le nombre des femmes du sultan de Constantinople était tel que tout cet espace n’arriverait pas à les loger.

— Le voilà qui se compare au Grand-Turc, dit le capitaine Cassaigne en riant à son tour. Mais il faut avouer que c’est une singulière destinée que celle de ces malheureuses négresses, aujourd’hui femmes légitimes de Lakdar, demain femmes non moins légitimes de Barka qu’elles n’ont jamais vu

— Moukères bien contentes, affirma l’ancien « téraïour ».

— Parbleu, fit le capitaine Cassaigne en riant plus fort : c’est toi qui le dis : mais écoute, Barka, je vais te faire ou plutôt faire à tes femmes, aux anciennes ou aux nouvelles, comme tu voudras, un joli cadeau : comme je comptais négocier plutôt que combattre, j’avais apporté avec moi quelques articles de Paris qui font toujours leur petit effet sur les négresses : j’ai constaté cela cent fois : offre-les leur de ma part : tu trouveras ces cadeaux dans une caisse que j’ai laissée dans ta « capitale » à Kineira.

— Quis qui ci ? demanda le monarque intrigué.

— Tu verras, je veux te laisser la surprise : mais sois tranquille, tu connais ces objets-là et tu montreras à tes femmes la manière de s’en servir. En attendant, allons nous reposer quelques heures, nous en avons tous besoin.

Le lendemain matin, la colonne, suivie de tous les survivants du tata, que Barka incorporait à ses sujets d’après le seul droit du plus fort, la colonne refaisait en sens inverse le chemin parcouru, et trois jours après, à la nuit tombée, elle arrivait à Kineira.

Pendant que les Européens s’installaient au camp pour un repos bien gagné, Barka, entouré de ses principaux chefs, y faisait une entrée triomphale, à la lueur de torches, formées de racines de la liane caoutchouc imbibées de résine, et, toute la nuit, le bruit des « darboukas » et les « you-you » des femmes célébrèrent, dans une orgie de vacarme, la victoire dont le « roi Ahmed » s’attribuait modestement le principal mérite.

Avant de prendre congé, ce soir-là, du capitaine Cassaigne, Barka n’avait pas d’ailleurs manqué de clami, c’est-à-dire de réclamer, la caisse de cadeaux qui lui avait été promise, et, précédé de deux noirs qui la portaient respectueusement comme ils eussent fait d’un fétiche, il avait pénétré, suivi de ses nouvelles épouses, dans ce qu’il appelait maintenant son « harem ».

Le lendemain matin, au moment où tout le monde reposait encore au camp, un messager arriva couvert de sueur : il venait du Nord.


Six négresses montaient des ânes tenus par des négrillons.

Conduit à la tente du commandant de la colonne, il lui présenta un pli dont la lecture fit aussitôt bondir de sa couchette le capitaine Cassaigne.

Il était signé Gallieni, daté de Nyamina sur le Niger et était ainsi conçu :


« J’apprends fortuitement la présence de votre colonne au-delà de Siguiri : ayez toute confiance dans le messager que je vous envoie, et ne perdez pas une heure pour vous mettre en route : il y va du salut de ma mission et de notre influence sur le Niger. Considérez donc l’ordre que je vous envoie comme émanant du Gouverneur lui-même :

« La situation est la suivante :

« Ahmadou, sultan de Ségou, après avoir retenu pendant plusieurs mois notre mission, le lieutenant Vallière et moi, avec nos cinquante tirailleurs d’escorte, nous a laissés partir, après avoir signé un traité[4] par lequel il autorisait les Français à fonder des comptoirs et à ouvrir des routes dans son royaume : de plus, il a accepté le protectorat de la France avec entretien d’un résident à Ségou, et il nous accorde le droit de navigation sur le Haut-Niger.

« C’est donc la réussite complète de notre mission : à aucun prix ce résultat ne peut être compromis.

« Or je suis informé qu’à la suite de l’arrivée d’un certain docteur anglais venu de Sierra-Leone, Ahmadou s’est ravisé, et que, considérant notre petit nombre, il a résolu de nous arrêter avant notre retour à Kita, pour nous reprendre, au besoin par la force, le traité en bonne et due forme dont je suis porteur et qui est revêtu de son sceau.

« La présence d’une colonne française seule peut lui donner à réfléchir.

« Descendez donc immédiatement sur Bammakou, où nous bâtirons plus tard un poste sur le Niger : je vais m’y fortifier en vous attendant, car je ne puis plus gagner Kita directement d’ici ; j’en suis déjà coupé par des contingents ennemis envoyés de Koundou. Dans cinq jours vous pouvez m’avoir rejoint, et, par un chemin qui vient de m’être indiqué, nous pourrons ensemble gagner le Baoulé, et directement Badoumbé sans repasser par Kita.

« Ainsi échapperons-nous au péril de voir tant d’efforts perdus : je compte formellement sur vous.

« Capitaine Gallieni. »


Quand Georges Cardignac eut pris connaissance de la dépêche que lui tendait son capitaine, une larme furtive monta à ses yeux :

— Alors nous ne repasserons pas par Kita, fit-il en essayant d’affermir sa voix.

— Vous le voyez, dit le capitaine Cassaigne, que ses préoccupations nouvelles empêchaient de deviner la secrète émotion du jeune officier ; préparez donc tout pour le départ. Vous restez, bien entendu, chargé du convoi : il faudra que notre nouvel allié Barka vous fournisse, avant de partir, un troupeau sur pied. D’ailleurs il ne doit pas être loin, car tout ce bruit de tambourins et de flûtes ne peut annoncer que lui. Aime-t-il le bruit, cet animal-là ! Faites-lui savoir que j’ai à lui parler sans retard.

Mais notre ami n’eut pas besoin d’aller chercher l’ancien turco : celui-ci arrivait plus bruyant, plus pompeux que jamais, et suivi d’un cortège tel que jamais n’en rêva directeur d’opérette.

Sur des ânes, recouverts de peaux de léopards, et que des négrillons, aussi peu vêtus que possible, tenaient soigneusement par la bride, six négresses étaient montées à califourchon.

Rompant avec cet usage musulman qui prescrit aux femmes de se cacher la figure, comme il avait d’ailleurs rompu avec tant d’autres, Barka venait présenter ses femmes, anciennes et nouvelles, au commandant de la colonne.

Mais dans quel attirail ? Là était le secret du contenu de la caisse emportée par le capitaine Cassaigne.

Coiffées de chapeaux extravagants, tels qu’on en portait il y a quarante ou cinquante ans, chapeaux cabriolets, chapeaux tyroliens et autres, surmontés de panaches de plumes blanches ou rouges et ornés de rubans aux couleurs criardes, les épouses royales montraient les figures les plus épanouies qu’on pût concevoir, et il était bien impossible, en voyant leur joie, de deviner quelles étaient, parmi elles, celles qui avaient changé de maître depuis quatre jours.

Mais ce qui les rendait les plus grotesques du monde, c’étaient les corsets ornés de fausses dentelles, les jupons multicolores et les bas écarlates dont elles étaient affublées.

Aucun travestissement de carnaval ne peut en donner une idée.

Une foule de nègres suivaient, dont les visages reflétaient la plus vive admiration, et des griots précédaient cette bande de grands enfants, en chantant les louanges du maître qui avait doté ses royales épouses de ces richesses sans pareilles.

Quant à Barka lui-même, son bonheur était sans mélange, et quand il ouvrit la bouche pour remercier le capitaine Cassaigne de ses merveilleux cadeaux, celui-ci crut remarquer que l’ancien turco avait absorbé, plus que de raison, certain vin de palme fermenté, dont il avait, dans sa cave, une abondante provision.


Barka était comique d’expression.

Mais l’officier ne lui donna pas le temps d’achever les salamalecs qui, dans le discours de tout musulman qui se respecte, tiennent la place la plus considérable : en quelques mots, il lui notifia que la colonne allait quitter le matin même Kineira, pour se diriger sur Bammakou à marches forcées.

Cette nouvelle eut le don de dégriser immédiatement le monarque.

— Ti t’en va, comme ça ! bégaya-t-il.

— Il le faut.

— Et li canaille di Samory !… li venir tout di suite, lui coupir cabèche à Barka.

Il y eut un silence : M. d’Anthonay, attiré par le bruit, venait d’arriver, et Georges l’avait mis au courant des dispositions nouvelles que créait l’ordre du capitaine Galliéni.

L’émotion qui perçait dans les paroles du jeune officier n’échappa pas au vieux magistrat ; mais Georges Cardignac, malgré toutes les confidences qu’il avait reçues de l’excellent homme et peut-être en raison de ces confidences même, n’avait pas encore osé s’ouvrir auprès de lui des secrètes pensées qui grandissaient au fond de son cœur, quand il pensait à la pauvre enfant mourante au fort de Kita.

Connaissant la délicatesse innée de notre ami Georges, vous avez même déjà deviné, mes enfants, que depuis le jour où M. d’Anthonay lui avait appris ses projets de donation en faveur des deux jeunes filles, le jeune homme éprouvait comme une gêne intime à se laisser bercer par l’espérance d’une union possible avec Lucie Ramblot ; dans tous les cas, il n’en avait jamais ouvert la bouche, et M. d’Anthonay, devinant ce qui se passait dans l’âme de son jeune ami, avait observé la même discrétion.

M. d’Anthonay allait donc demander au commandant de la colonne par quels moyens M. Ramblot et lui-même allaient pouvoir gagner isolément le fort de Kita, lorsque les hurlements de Barka redoublèrent, accompagnés des lamentations de sa suite, à laquelle il venait de jeter, en quelques phrases gutturales, la nouvelle du sort qui les attendait. Durant quelques instants, ce fut une cacophonie effroyable, entremêlée des you-you des « moukères », seule manifestation des femmes musulmanes dans la douleur comme dans la joie, et ponctuée de l’exclamation royale énergiquement répétée comme un refrain :

— C’ti canaille di Samory !

Enfin le capitaine Cassaigne obtint le silence et, non sans difficultés, essaya de faire comprendre à l’ancien tirailleur que son intérêt immédiat l’obligeait, lui aussi, à quitter sans retard Kineira, à franchir le Niger avec tout son peuple et à venir se mettre sous la protection directe des postes français.

Mais le turco se récria : abandonner ce village que ses captifs avaient construit, ces plantations de bananes et d’arachides si prospères, ce royaume enfin que les sofas voisins lui enviaient ! C’était d’abord un coup terrible pour son prestige, ensuite une perte sèche considérable.

Mais alors M. d’Anthonay intervint.

— Barka, dit-il, c’est à toi que nous devons d’avoir pu retrouver et délivrer M. Ramblot ; il n’est pas juste que tu aies perdu ton royaume sans compensation ; je t’offre donc la rançon que j’avais préparée pour sa délivrance et qui, grâce à ton aide, est devenue inutile : elle est de 30.000 francs ; ils sont là dans ma tente et t’appartiennent.

Le visage de l’ancien tirailleur exprima soudain la plus profonde stupeur et ses yeux semblèrent jaillir hors de leurs orbites.

— 30.000 francs, fit-il ; quis qui ci pour les douros ?

— Combien 30.000 francs représentent-ils de douros ? traduisit le capitaine Cassaigne : cela fait 6.000 douros, Barka.

— 6.000 douros !

Et en répétant ce chiffre qui lui représentait un amas de pièces de cinq francs tel qu’il n’en avait jamais vu, même en rêve, le « téraïour » était comique d’expression. Avec une mobilité dont le caractère du nègre offre de si fréquents exemples, il passa de rechef à la joie la plus intense : avec 6.000 douros et la concession de territoire que ne manquerait pas de lui faire le gouvernement français, il allait être le potentat le plus fortuné du Soudan. L’exode de tous ses sujets ne le préoccupait nullement ; c’était l’habitude de ces peuples de se transporter d’une patrie dévastée dans une région inconnue, et Samory lui en avait donné l’exemple en poussant devant lui, de l’autre côté du Baoulé, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ; de plus, Barka avait ainsi l’inappréciable avantage de n’être plus le voisin immédiat de l’Almany, toujours tenté par les richesses de ses vassaux, et tout à la satisfaction de la nouvelle destinée qui s’ouvrait devant lui, le roi Ben-Ahmed serra vigoureusement la main de M. d’Anthonay.

Puis il jeta à droite et à gauche quelques phrases brèves pour transformer et mettre à l’unisson des siens les sentiments de ses sujets. En quelques minutes la volte-face fut opérée : les négresses modulèrent d’autres you-you, les griots reprirent leurs flûtes et les simples nègres se remirent à gambader d’allégresse.

Puis les nouvelles conventions furent arrêtées entre le capitaine Cassaigne et l’ex-roi de Kineira : toute la population, escortée par les guerriers, allait abandonner ses pénates, et Barka lui-même allait, pour les soustraire à la rapacité de Samory, faire flamber ses cases et ses plantations, avec le même empressement que celui dont il avait fait preuve en pays ennemi, quelques jours auparavant.

Une quinzaine de malingres et de blessés de l’infanterie de marine, auxquels se joindraient M. d’Anthonay et M. Ramblot, partiraient avec ce troupeau humain, pour alléger la compagnie de marsouins, à laquelle on allait demander de nouvelles marches forcées.

Seulement tout cela formait une grosse colonne, et il fallait un officier pour la conduire à Kita : le capitaine Cassaigne se tourna vers Georges Cardignac.

Mais notre ami n’eut pas une minute d’hésitation : il refoula la douce vision qui lui apparaissait au bout du long ruban de route aboutissant à Kita, et d’une voix maintenant affermie :

— Mon capitaine, dit-il, je crois que M. Flandin, en ce moment un peu souffrant dans sa tente, est plus fatigué que moi. Je ne désire rien tant que vous suivre…

— C’est bien aussi ce que je pensais, dit le capitaine Cassaigne en jetant au jeune officier un regard d’affectueuse sympathie.

Et plus bas, il ajouta :

— Je suis d’autant plus heureux de votre réponse que j’ai pour vous une proposition pour la croix à laquelle le capitaine Galliéni pourra donner la sanction de son autorité. Je ne serai donc pas fâché de vous présenter à lui. Ce soir même, Cardignac, nous partons.

À la tombée du jour, la colonne s’ébranla d’un pas rapide vers le Nord : elle était à cent dix kilomètres de Bammakou qu’elle allait secourir ; Baba seul, parti en maraude dans un village voisin, manquait à l’appel.

Georges Cardignac, vous vous en doutez bien, mes enfants, avait le cœur gros ; car son affection, muette et grandissante pour Lucie Ramblot, s’enveloppait d’un double regret : celui de partir sans avoir de nouvelles de la jeune fille et celui de n’être pas témoin de son bonheur à l’arrivée de M. Ramblot.

Mais, en faisant ses adieux à ce dernier, il n’avait pas laissé échapper une seule parole qui pût lui montrer quels sentiments l’agitaient ; il ne s’ouvrit pas davantage à M. d’Anthonay qui l’embrassa avec effusion en lui donnant rendez-vous à Saint-Louis, et, toujours flanqué de Pépin, il prit la tête de l’avant-garde, s’astreignant à ne pas se retourner, et comprimant son émotion pour ne songer qu’à son devoir militaire, devoir qui prime tout, les satisfactions personnelles et les joies du cœur.

  1. Poste nègre fortifié.
  2. Sorte de marais.
  3. Femmes.
  4. Ce traité, un des plus importants qui aient été passés au Soudan, a mis en relief pour la première fois le nom du futur gouverneur de Madagascar.