Histoire d’une famille de soldats 3/13

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Delagrave (p. 391-419).


CHAPITRE XIII

deux revenants


Lorsque la colonne, ramenant avec elle les glorieux débris de la garnison de Tuyen-Quan, arriva à Hanoï, elle y trouva un télégramme du gouvernement, approuvant la proposition du général en chef en faveur des officiers, sous-officiers et soldats qui avaient pris part au siège, et leur transmettant les félicitations du pays. Le commandant Dominé était nommé lieutenant-colonel.

Georges Cardignac eut la chance de voir, un des premiers, la liste des heureux, et parmi eux le nom d’Andrit.

Il ne fit qu’un bond jusqu’à la citadelle où était casernée la légion.

— Décoré, tu es décoré ! s’écria-t-il, en pénétrant, sans crier gare, dans la chambre de son ami, qui, alité à la suite des fatigues du siège, sommeillait profondément.

Et je vous laisse à penser quel réveil ce fut pour le jeune officier. Dressé sur son séant, il croyait rêver ; car, si la croix fait plaisir à tout âge, combien elle paraît belle et radieuse sur une jeune poitrine. Ne proclame-t-elle pas à tous en effet qu’elle a été gagnée, non par la durée des services, mais par une blessure ou une action d’éclat ?

— Te souviens-tu, dit Georges, qu’à Saint-Cyr tu m’enviais ma médaille ? Eh bien, te voilà décoré avant moi ! La Providence fait bien les choses.

— Elle les eût bien mieux faites encore si elle nous avait apporté la croix à tous deux le même jour. Pourquoi ta proposition à toi n’a-t-elle pas encore eu de suite ?

— Parce que les défenseurs de Tuyen-Quan méritaient de passer les premiers.

— Dans tous les cas, j’aurai bientôt à te féliciter, toi aussi, j’en suis sûr. C’était d’ailleurs le jour des félicitations ; car, le soir même, Pépin aborda Georges, et, après l’avoir salué plus réglementairement que jamais, bredouilla quelques paroles inintelligibles.

Georges Cardignac étonné (car Pépin, s’il n’était pas de première force en orthographe, n’avait pas sa langue dans sa poche), le regarda avec attention, croyant que « pour une fois » il s’était oublié à la cantine du bataillon ; mais, raffermissant sa voix, le brave « Parasol » articula :

— Je viens d’être nommé adjudant ; c’est à l’ordre !

Adjudant, le bâton de maréchal du sous-officier. Depuis plusieurs années, le digne garçon l’eût obtenu, ce grade si envié, s’il eût eu une instruction générale un peu plus développée et s’il eût poursuivi régulièrement ses « études » ; mais est-ce dans la brousse africaine ou au milieu des rizières tonkinoises qu’on a le temps d’apprendre les « cas d’égalité des triangles » et les « accords des participes ? »

Enfin il y arrivait tout de même, et cela à la fin de son temps de service ; il allait donc « commissionner » pour aller un peu au-delà de ses quinze ans et avoir ainsi la retraite d’adjudant ; puis il demanderait un des emplois civils, réservés aux sous-officiers retraités.

Mais comme il achevait d’exposer à Georges ses projets et ses ambitions, il s’interrompit soudain, et, se donnant un grand coup sur la poitrine, geste qui lui était familier quand il avait une histoire énorme à raconter :

— Et moi qui allais oublier de vous dire ça ! fit-il.

— Quoi donc ?

— Devinez, mon lieutenant, qui je viens de reconnaître, tout à l’heure, dans les bureaux de l’État-major où j’étais de planton ! — mon dernier planton de sergent ! — ajouta-t-il en relevant les pointes de ses moustaches.

— Comment veux-tu que je devine ça ?… Un de mes amis peut-être ?

— Vous tombez à pic, mon lieutenant ! s’écria Pépin dans un éclat de rire. Eh bien !… non, c’est trop drôle !… Mais il ne faut pas vous fâcher si je vous fais languir : je veux que vous le reconnaissiez vous-même. C’est à deux pas ; voulez-vous venir avec moi ?
Décoré ! tu es décoré !

Georges intrigué suivit Pépin.

Les bureaux de l’État-Major étaient installés dans un bastion de l’immense citadelle d’Hanoï, près de la demi-lune. Au moment où l’officier passait près du planton de service, la porte du dit bureau s’ouvrit et un homme parut, qui, sans les voir, reprit la direction de la ville, en assujettissant sur sa tête une casquette plate de voyage.

Et Georges Cardignac eut à son tour un geste de prodigieux étonnement, car, dans ce grand corps, vêtu d’un long macfarlane à carreaux et portant en sautoir une lorgnette et une sacoche, qui venait-il de reconnaître, comme s’il l’eût quitté la veille ? Kolwitz !

Oui, mes enfants, Kolwitz, son Anglais de Bazeilles, à qui il avait, lui, Georges, brûlé la politesse en s’enfuyant ; mais dont Pépin avait aussi brûlé les vêtements d’un coup de fusil, tiré à bout portant.

Le « reporter » était à peine changé : son visage était un peu plus flasque ; son nez plus busqué ; ses dents plus jaunes ; ses favoris toujours en patte de lapin, mais de lapin blanc. Sa vue reporta Georges à quinze ans en arrière.

— Il ne m’a pas reconnu ce matin, bien que je l’aie regardé sous le nez, déclara Pépin. Ça ne m’étonne pas du tout. Moi, il m’a vu dix secondes ; juste le temps qu’il m’a fallu pour l’ajuster, le tirer et le manquer. Vous souvenez-vous, mon lieutenant, comme il tricotait des jambes en se sauvant et en répétant : « Je porté plainte à mon consul ! » Il prononçait « mon consoul ! » Était-il cocasse !

— Si je m’en souviens ! Tu te tordais si bien de rire que tu en as oublié de recharger. Pourtant ça n’était pas drôle : les Bavarois accouraient en masse du fond de la rue. Mais que diable ce vieux brigand vient-il faire ici ? au Tonkin ?…

— Je me demande s’il vous reconnaîtrait, reprit Pépin. Comme il vous a vu de près et qu’il a passé plusieurs heures avec vous, ça se pourrait bien.

— Mais encore une fois, reprit Georges, quelle sale besogne vient faire ici ce gaillard qui, en 1870, comprenait son métier de journaliste en marchant avec les Allemands, un revolver à la main ?

Il ne tarda pas à être fixé à cet égard et sa stupeur augmenta.

Le dit Kolwitz était accrédité à l’État-Major du corps expéditionnaire comme correspondant de trois journaux anglais, et il venait chercher une relation du siège de Tuyen-Quan pour l’envoyer à ses journaux.

L’officier d’État-major, le capitaine Peiro, qui connaissait Cardignac et qui lui donnait ces détails, ajouta :

— C’est un original, à la silhouette un peu drôle ; mais il est rare, surtout par le temps qui court, de trouver un Anglais aussi sincèrement ami de la France que celui-là. Grâce à lui, nous faisons passer dans la presse anglaise les articles les plus favorables à notre politique, et cela vaut bien quelques politesses.

— Les Anglais pourtant, dans cette guerre-ci, aident les Chinois tant qu’ils peuvent, objecta Georges ; à chaque instant nous en avons des preuves.

— Nous le savons, c’est pour cela que le général en chef estime tout particulièrement celui-ci et l’admet quelquefois même à sa table : c’est une exception.

— Alors, zuze un peu si ce n’était pas une exception ! s’écria Pépin avec son accent de gamin de Paris, lorsque le capitaine Peiro se fut éloigné.

— Sommes-nous assez naïfs toujours ! dit Georges. Je suis sûr qu’il a suffi à cette canaille de protester de son affection pour la France pour se voir ouvrir toutes les portes. La méfiance n’est décidément pas dans nos cordes.

Et le jeune officier se demandait comment il convenait de démasquer le journaliste, qui ne pouvait jouer au camp français que le rôle d’espion, lorsque, le lendemain même, le hasard lui en fournit l’occasion.

Il était invité à dîner chez le général Brière de l’Isle, comme ayant été l’objet d’une proposition pendant la marche sur Tuyen-Quan.

La première figure qu’il rencontra, en se rendant à cette invitation, fut celle de l’insulaire. Seulement Kolwitz avait, pour la circonstance, revêtu un frac noir et une cravate blanche. Avec sa haute taille, son port de tête assuré, il avait presque grand air, et la stupeur de notre ami augmenta en découvrant un liséré rouge à sa boutonnière.

Mais cette découverte ne le détourna pas du projet qu’il avait conçu ; seulement il se promit de faire en sorte qu’aucun scandale public n’en résultât, car un chef est toujours défavorablement impressionné lorsqu’on lui prouve publiquement qu’il s’est lourdement trompé.

Georges constata d’abord, en se postant à plusieurs reprises devant l’insulaire, que celui-ci ne le reconnaissait pas. Rien d’étonnant d’ailleurs à cela.

Entre le Georges rose et imberbe de 1870 et le lieutenant de marsouins au teint bronzé, à la moustache finement relevée de 1885, il n’y avait qu’une ressemblance assez lointaine.

Il laissa donc passer le dîner : Kolwitz se carrait entre le chef d’État-major et le directeur des Douanes françaises, et, à plusieurs reprises, Georges l’entendit faire à haute voix l’éloge des opérations qui venaient de prendre fin.

— C’était vraiment edmirèble, disait-il au chef d’État-major, la bouche en accent circonflexe, les yeux demi-clos, et je trouvais seulement notre « Wolseley » compérèble à votre chief.

Il prononçait « Wolseley » avec componction, comme s’il eut invoqué Dieu le Père.

— Canaille ! murmura Georges.

Et il attendit le moment où le général Brière de l’Isle viendrait, comme il le faisait fort aimablement pour tous ses invités, lui adresser la parole. Ce moment arriva lorsque le café fut versé sous une véranda qui dominait le fleuve Rouge. Quand le général en chef eut adressé au jeune officier les félicitations d’usage :

— Mon général, dit Georges, serais-je indiscret en vous demandant de me présenter à ce monsieur Kolwitz ?

— Qu’à cela ne tienne, mon jeune camarade.

La présentation faite sans que l’Anglais eût manifesté le moindre signe indiquant qu’il reconnaissait le jeune homme, Georges Cardignac lui dit à brûle-pourpoint :

— Vous ne me reconnaissez pas, Kolwitz ?

Le général eut un haut-le-corps : ce « Kolwitz » tout court, vis-à-vis d’une des sommités de la presse internationale, le stupéfiait ; mais Georges, regardant fixement l’insulaire et faisant un pas vers lui, continua :

— Vous souvient-il de Bazeilles et de ce jeune Français que vous avez fait passer pour votre secrétaire aux avant-postes allemands, parce que vous espériez tirer de lui quelques documents sur la bataille de Saint-Privat ? Vous souvient-il de ce laisser-passer signé Fritz, qui vous fit saluer très bas par l’officier allemand, chef de poste ? Vous souvient-il enfin des coups de revolver que vous avez tirés sur ce jeune Français, c’est-à-dire sur moi, en arrivant avec les Bavarois dans Bazeilles, le lendemain, croyant nous surprendre ? … Vous souvient-il de tout cela… Kolwitz ?

L’Anglais avait d’abord ouvert une bouche énorme, comme pour s’apprêter à rire d’une formidable méprise ; mais, soit que la dernière phrase évoquée lui eût rappelé le moment pénible où il s’était enfui, son macfarlane enflammé par le coup de fusil de Pépin, souvenir brûlant, s’il en fût, soit que, pris à l’improviste, il n’eût pas son esprit d’à-propos habituel, il resta coi, les yeux fixes.

Se tournant alors vers le général de plus en plus stupéfait :

— Mon général, dit Georges, pardonnez-moi l’incorrection que je commets devant vous : j’ai choisi d’ailleurs le moment où elle n’avait aucun témoin ; mais cette manière de procéder était nécessaire pour démasquer ce drôle qui, sous le masque du journaliste, fait tous les métiers. Il n’oserait protester d’ailleurs et vous répondre que je me trompe, car un sergent de ma compagnie, qui est ici et que je pourrais vous amener dans un instant, l’a vu comme moi à Bazeilles, à la tête des Bavarois, lui a tiré dessus et l’a reconnu hier en même temps que moi.

Le visage de l’Anglais était devenu verdâtre : les poings serrés, Kolwitz marcha droit sur le jeune homme, et tous deux, les yeux dans les yeux, se regardèrent un instant sans parler.

— Je croyais bien que vô avez appelé moâ un drôle ? fit enfin le journaliste d’une voix sourde.

— Certes, oui, répondit Georges en croisant les bras, et c’est par déférence pour le général que je n’ai pas employé d’autre mot. Vous savez depuis longtemps quel est celui qui s’applique au métier que vous faites !…


Les poings serrés, Kolwitz marcha sur le jeune homme.

— C’était bien, fit Kolwitz, en scandant ses mots : vô allez recevoir les témoins de moâ !

Mais le général, que l’attitude du journaliste étonnait maintenant plus encore que l’accusation ne l’avait surpris, intervint à son tour.

— Monsieur, dit-il froidement à l’Anglais, vous venez d’être l’objet, de la part d’un de mes officiers, d’une imputation de la dernière gravité. Il ne s’agit pas de faire diversion. Si cette imputation est fausse, M. Cardignac sera sévèrement puni : si elle est exacte, vous voudrez bien prendre le premier paquebot pour Hong-Kong ou Ceylan, et sans bruit, dans votre intérêt même !…

Kolwitz tourna alors son rictus vers le général Brière de l’Isle.

— C’était perfête, dit-il ; je constaté que la courtoisie françèse elle était bas,… bien bas !… Notre « Wolseley », loui, il était courtois ; beaucoup courtois, général !

Et, tirant son claque, qu’il ouvrit d’un geste sec et hautain, Kolwitz gagna la porte.

Quand il eut disparu :

— Vous auriez peut-être mieux fait de me raconter tout cela à part avant le dîner, au lieu de l’aplatir comme cela devant moi, dit le général à Georges ; car il ne nous pardonnera point cela et va nous éreinter dans ses journaux. Mais c’est égal, je ne vous en veux pas, car cet animal-là nous avait tous empaumés, et nous étions loin de nous douter que nous avions affaire à une pareille fripouille.

Faisant alors asseoir Georges près de lui, le général lui fit raconter les péripéties de cette histoire, déjà vieille de quinze ans, mais dont les détails étaient aussi présents à la mémoire du jeune officier que le premier jour.

Inutile de vous dire, mes enfants, que jamais notre ami Georges ne vit paraître les témoins de Kolwitz ; le gaillard avait seulement voulu se ménager une sortie : mais ce serait mal connaître le personnage que de croire qu’il fut démonté par cette fâcheuse histoire ; il quitta le Tonkin, c’est vrai, mais il n’en resta pas moins correspondant, à Paris, des principaux journaux anglais, hostiles à notre pays ; seulement, pour parer à une expulsion toujours possible, il eut un trait de génie : il se fit naturaliser Français !…


Quelques jours après cet incident, une lettre arriva à Georges et, en reconnaissant l’écriture de la suscription, il ouvrit fébrilement l’enveloppe, car depuis longtemps il n’avait revu cette écriture longue et penchée.

Elle était de M. d’Anthonay.

« Mon cher enfant, écrivait l’ancien magistrat, je renais. Grâce à Dieu, l’opération que je devais subir et qu’on avait reculée jusqu’à présent, s’est faite sans amener les troubles graves que l’on redoutait pour mon pauvre organisme anémié, et, après deux mois de convalescence, je sens les forces me revenir. Le siège de mon mal a disparu ; je puis espérer.

« Maintenant que la vie semble me sourire, que je suis entouré d’amis affectueux qui, après me l’avoir rendue supportable, vont l’embellir et la charmer, ma pensée me reporte vers vous, mon jeune ami, si vaillant, si sympathique. — Votre séjour aux colonies a maintenant dépassé de beaucoup la moyenne exigée. Revenez-nous : j’ai près de moi, comme garde-malade, une charmante enfant qui n’a pas oublié un seul jour le petit sous-lieutenant entrevu au Soudan et qui joint ses instances aux miennes.

« Votre mère d’ailleurs a dû déjà vous parler bien souvent du désir que je vous exprime au nom de tous vos amis de Nice et, en particulier, de M. Ramblot. — Avec elle, je vous le redis : « Revenez-nous. »


Cette lettre causa à Georges une émotion inexprimable. Que voulait dire M. d’Anthonay ? Évidemment, la charmante enfant dont il parlait était une des deux filles de M. Ramblot ; mais il ne pouvait être question que d’Henriette, puisque Lucie était mariée avec le docteur qui l’avait soignée. Or Henriette, bien qu’elle fût belle, d’une beauté brune et sévère, n’avait pas attiré l’attention du jeune officier. Celle qu’il revoyait sans cesse était blonde, pâle, aux boucles folles, aux doux yeux bleus.

Huit jours après l’arrivée de cette lettre, il en reçut une autre, celle-là de sa mère, et il y trouva l’expression du même désir.

« Reviens, mon Georges, disait Mme Valentine Cardignac ; depuis que tu es parti, mes cheveux sont devenus tout blancs. Tu m’avais parlé, au départ, d’une absence de trois ans ; en voilà cinq que tu m’as quittée. Tu me parlais, dans ta dernière lettre, d’attendre ta croix ; mais moi, c’est mon Georges que je veux embrasser, décoré ou non. Reviens. »


Alors le jeune homme ne balança plus.

Il avait renoncé, l’année précédente, à être rapatrié, comme c’était son droit, parce qu’il ne voulait pas quitter le Tonkin au moment où les opérations sérieuses allaient y commencer ; il ne voulut donc pas demander son rapatriement, mais il sollicita un congé de six mois et l’obtint sans peine.

Pépin qui, lui non plus, n’abusait pas des congés, puisque depuis six ans il n’avait pas mis les pieds en France, demanda la même faveur et se la vit accorder le même jour.

Le bateau qui devait emmener le jeune officier allait arriver de France le 28 mars et repartait du Tonkin le 2 avril. C’était l’Oxus, des Messageries Maritimes, et, avec la curiosité bien naturelle au passager qui veut connaître d’avance le bateau sur lequel il est appelé à vivre pendant quarante jours, Georges s’arrangea pour se trouver en baie d’Along à l’arrivée du paquebot. Il monta donc sur la canonnière-aviso, le Parseval, qui faisait le service entre la baie d’Along et Haïphong, et aborda l’Oxus lorsqu’il jeta l’ancre dans la baie, un des plus beaux sites qui soient au monde, avec ses rochers basaltiques couverts de végétation.

En mettant le pied sur le pont, le premier passager qu’il aperçut fut un grand jeune homme brun, aux traits accusés, et qui, avec son chapeau de feutre à larges bords, son veston de velours, sa cravate flottante, son pantalon large et bouffant, donnait immédiatement l’impression de l’artiste cri voyage ; cette impression était confirmée par la vue du carton qu’il portait en sautoir, carton qu’on devinait bourré de dessins. De son côté, le passager concentrait son attention sur le jeune lieutenant d’infanterie de marine, et soudain son visage s’épanouit : deux noms jaillirent en même temps :

— Georges !

— Paul !

Les deux amis d’enfance se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre.

Le nouveau venu n’était autre en effet que Paul Cousturier, le jeune collégien que vous avez vu au début de ce récit, faisant le désespoir de Jeannette Balourdin, la vieille gouvernante, et désertant la maison paternelle pour aller tirer sur les Prussiens.

— Qu’est-ce que tu viens faire par ici ? demanda notre ami au comble de l’étonnement.

— Eh, mon pauvre Georges, que veux-tu ? Puisque tu ne te décides pas à comprendre qu’on t’attend là-bas, je viens te chercher.

— Tu viens me chercher ?

— C’est comme ça : tous ceux qui t’aiment sont peinés et surpris de te
Le nouveau venu n’était autre que Paul Cousturier.
voir prolonger ainsi ton séjour aux colonies. Il n’y a pas un marsouin qui n’ait le droit de venir respirer l’air de France au moins une fois tous les trois ans : toi, tu t’en passes. De plus, tout marsouin qui change de colonie en profite pour faire un petit tour à Paris ; toi, tu files d’Afrique en Asie, et tu brûles l’Europe absolument comme si cette partie du monde ne t’intéressait plus du tout. Et pourtant il y a là-bas quelque part,  d’abord ton excellente mère, que j’ai été saluer à Versailles avant mon départ, et qui se disposait à partir pour Nice, ensuite…

— Pour Nice ! interrompit Georges.

— Oui, pour Nice, où je suis allé moi-même revoir nos bons amis les Ramblot. Ceux-là, tu ne les a pas oubliés, j’espère bien ?

Georges eut un « Oh ! non ! » si spontané que Paul sourit.

— Il y a aussi, poursuivit le peintre, un excellent homme dont j’ai fait la connaissance, qui t’aime comme son fils, et que j’ai vu faisant sa première sortie à la suite d’une grave opération.

M. d’Anthonay : j’ai reçu par le dernier bateau une lettre de lui.

— Ce n’est pas tout, reprit Paul Cousturier en souriant malicieusement ; il y avait encore là une ravissante enfant à qui jadis j’ai inculqué « les principes du port d’armes », à une époque où elle m’appelait sérieusement « son colonel ». Or j’ai constaté, avant de partir, qu’elle se soucie comme d’une guigne de son ancien « colonel », et qu’en revanche elle pense beaucoup au jeune lieutenant que tu sais.

— Que veux-tu dire ? bégaya Georges.

— Allons, fit Paul, redevenu sérieux, tu ne vas pas me faire croire que tu as oublié cette charmante enfant. Il paraît que, pendant sa maladie, tu l’as soignée toute une semaine comme une vraie sœur de charité. Tu as donc eu le temps de t’apercevoir que la jolie fillette d’autrefois est devenue une ravissante jeune fille, blonde comme les blés, et dont les yeux font rêver à un coin du ciel.

— Blonde ! fit vivement le jeune officier ; c’est de Mlle Lucie Ramblot que tu parles… Mais… elle est mariée…

Il prononça ce mot d’une voix étranglée.

— Lucie mariée ? s’exclama Paul. Ah ça, d’où sors-tu ? C’est Henriette qui est mariée !

— Henriette, mais non ? Ce n’est pas possible. Le docteur civil qui a soigné Lucie, mourante de fièvre au fort de Kita… c’est ce docteur qui l’a épousée…

— Pas du tout ; il a épousé Henriette, avec laquelle il avait fait le voyage de Saint-Louis à Kita. Où as-tu vu qu’il avait épousé sa malade.

— Où j’ai vu cela ? murmura Georges…

Et il fut littéralement abasourdi par cette question.

Au fait, où avait-il vu cela ?

Il n’en savait plus rien.

Comment cette méprise avait-elle pu s’emparer de son esprit et s’y incruster à ce point ? Il rassembla ses souvenirs : le lieutenant Flandin lui avait écrit : « En épousant Mlle Ramblot, le docteur épouse un gros sac d’écus. » Mais en effet il n’avait pas nommé la jeune fille, et c’était lui, Georges, qui, ne pouvant s’imaginer qu’il pût être question d’Henriette, s’était mis dans la tête qu’il s’agissait de Lucie, la malade, sauvée par ce médecin… Épouser son sauveur, c’était si naturel !

Mais comment cette méprise avait-elle pu durer aussi longtemps ?

D’abord, à cause de la perte de la lettre de M. Ramblot, qui annonçait ce mariage, et qui eût détrompé immédiatement le jeune homme ; ensuite, parce que, dans les lettres suivantes, dont la rareté s’expliquait par la rareté même des lettres de Georges, M. Ramblot transmettait toujours ensemble les souvenirs et sympathies de ses deux filles. Le digne homme en effet ignorait absolument les sentiments de Georges, et Lucie, les ignorant comme lui, avait gardé son secret jusqu’au jour où, devant Paul, parlant d’aller au Tonkin, elle s’était trahie.

— Alors, reprit Paul, lorsqu’il eut fait comprendre sans ambages à son ami qu’un petit cœur battait pour lui en France, tu saisis maintenant que je n’ai pas hésité à m’embarquer, promettant à tout le monde de te ramener. Il faut te dire aussi que, depuis ton départ, j’ai été sacré peintre par une troisième médaille au Salon.

Georges, tout à ses pensées, n’avait apporté aucune attention à la nouvelle que lui donnait son ami ; il fallut que Paul réitérât.

— Une troisième médaille, entends-tu, toi qui me traitait jadis de barbouilleur d’enseignes !

— Peste ! fit Georges, une médaille ! mes compliments ; pourquoi ne m’as-tu pas écrit ça ! Moi qui croyais que tu étais adonné pour toujours à la caricature et aux journaux illustrés.

— C’est que tu ne connais pas ma belle passion pour l’Orient, pour ses beaux ciels, ses minarets, ses oasis, ses blancs éclatants, ses horizons violets, ses couchers de soleil incomparables. Je suis devenu un orientaliste de la dernière école, et, pour enfoncer les confrères, qui font tout au plus un voyage en Grèce ou en Égypte, de loin en loin, je me suis dit : « Le Tonkin, c’est l’Extrême-Orient. Je vais donc être un extrême-orientaliste, rapporter des croquis de jaunes… Jaune sur bleu, mon cher, voilà la mode aujourd’hui. »

Georges sourit de la faconde de son ami : Paul n’avait pas changé ; sa verve ancienne s’était tournée vers la peinture, mais c’était toujours bien le cœur chaud, prompt à l’enthousiasme, d’autrefois.

Cependant, comme le jeune officier venait de lui demander des nouvelles de son père, de l’oncle Henri, de tous ceux près desquels il avait vécu quelques semaines pendant l’année terrible, le sourire disparut aussitôt sur les lèvres du peintre.

Depuis quelques années il était presque seul : mort, le père, le vaillant médecin militaire qui avait ruiné sa santé dans les ambulances du 18e Corps en 1870 ; morte aussi sa bonne et excellente maman ; morte aussi, quelques mois après, la pauvre Jeannette Balourdin, la vieille gouvernante qu’il avait si souvent jadis effrayée par ses imprudentes espiègleries ; et c’était une des raisons pour lesquelles l’ami de Georges avait essayé de tromper sa solitude en cherchant des émotions de voyage. Quant à l’oncle Henri Cousturier, dont les semonces et les taloches n’avaient autrefois aucune prise sur le petit diable qu’était Paul, il vivait toujours ; vieilli, certes ! mais l’air jeune quand même, et dans les honneurs ! Il était en effet officier de l’instruction publique et maire de sa petite commune en Seine-et-Oise.

Quand Georges, à son tour, annonça qu’il s’était décidé à demander un congé de six mois, le peintre applaudit ; mais quand ce dernier entendit son ami ajouter que ce congé allait commencer tout de suite et que tous deux allaient se rembarquer sur l’Oxus quatre jours après, il ne put dissimuler une grimace, indice de grave déception.

— Dame ! expliqua-t-il, j’avais compté passer avec toi ici au moins une quinzaine… le temps de rapporter quelques esquisses ; tandis qu’en quatre jours… j’aurai à peine le temps de coucher sur la toile ces rochers basaltiques, cette baie splendide… Et puis, je te l’avoue, tirer tout de suite quatre-vingts jours de mer, comme ça, sans interruption…

— En quatre jours, tu vas pouvoir te reposer, et j’aurai toujours le temps de te montrer Hanoï, notre capitale, reprit Georges, qui maintenant ne voulait plus entendre parler d’ajourner son départ.


Mais au moment où tous deux, le soir même, franchissaient la porte de la citadelle d’Hanoï, Pépin apparut les traits bouleversés, et Georges qui le savait de nature peu impressionnable l’interrogea anxieusement.

— Ce qu’il y a, mon lieutenant, il y a que nous ne partons plus !

— Qu’est-ce que tu me chantes-là ? Le général s’est ravisé ?

— Toutes les permissions sont supprimées : les Chinois nous arrivent dessus au galop, à ce qu’il paraît.


Le général de Négrier avait fait le coup de feu comme un soldat.

— Les Chinois ! À Hanoï ! c’est de la démence. Tout était tranquille ici et on ne parlait de rien hier soir.

— Des dépêches sont arrivées : le général de Négrier vient d’être tué ; sa brigade démolie ; cent mille Chinois dévalent de Lang-Son.

— Le général de Négrier tué ! C’est cela qui serait un désastre ! fit Georges Cardignac devenu soudain très pâle.

Et, laissant là Paul Cousturier, il se précipita à l’État-Major.

Une grande émotion y régnait. Les nouvelles étaient des plus inquiétantes en effet : la brigade Négrier, laissée seule à Lang-Son, pendant que la brigade Giovaninelli se hâtait vers Tuyen-Quan, avait subi un véritable désastre.

Après s’être emparée de la porte de Chine, elle avait été accablée par l’armée du Kouang-Si : 60.000 Chinois avaient entouré les 1.500 Français valides qui restaient debout dans cette brigade, et le courage avait dû céder au nombre. Lang-Son venait d’être évacué, et l’armée française en déroute battait en retraite sur le Delta, poussée, l’épée dans les reins, par les Chinois victorieux.

— Et le général de Négrier ? demanda Georges.

— Il est blessé d’une balle à la poitrine ; mais la dépêche ajoute qu’on espère le sauver.

Le jeune officier respira ; avec tous ceux qui connaissaient le vaillant général, il estimait qu’à lui seul, il valait plusieurs milliers d’hommes, tant son nom imposait aux Chinois, et que rien n’était perdu s’il survivait.

Mais une grande agitation régnait dans la ville. Les Annamites cachaient à peine leur joie ; les Français étaient atterrés.

— Eh bien, dit Georges à son ami Paul, lorsqu’il le retrouva, tes vœux sont exaucés, car Pépin avait raison : nous ne partons plus.

— Plus du tout !

— Tant que la situation ne sera pas rétablie, tout au moins ; il est bien certain que le moment de quitter le Tonkin n’est pas celui où les Chinois menacent de nous en faire partir en nous jetant à l’eau.

Et Paul Cousturier fit une nouvelle grimace, car l’alternative qui s’ouvrait de ne plus partir du tout ne lui souriait pas plus que celle de partir tout de suite. Mais le goût du petit batailleur de jadis pour les aventures domina bien vite les préoccupations de l’artiste.

D’ailleurs le bataillon de Georges venait de recevoir l’ordre de se mettre en marche. Le général Brière de l’Isle emmenait vers Lang-Son toutes les forces dont il pouvait disposer, pour réparer le désastre et empêcher l’envahissement du Delta.

Le matin même, Georges était prêt à partir pour la France : en moins d’une heure sa cantine fut refaite et il se trouva prêt à repartir pour la Chine.

La vie de l’officier est émaillée de ces imprévus-là.

— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire en m’attendant ? demanda-t-il à Paul Cousturier.

— Moi ? Mais tu penses bien que je ne vais pas moisir dans cette capitale où les indigènes nous regardent de travers et nous souhaitent un tas de vilaines choses. Je pars avec toi, par là-bas, du côté de la Chine.

— Tu veux suivre la colonne ?

— Ma foi, oui ; tu connais le général Brière de l’Isle : tu peux bien lui demander l’autorisation, pour un peintre, de suivre les opérations. On autorise bien les journalistes : tu lui parleras de ma troisième médaille.

— Ah ! tu crois cela ! Eh bien, si je veux être secoué, je n’ai qu’à aller le trouver en ce moment pour lui demander ça ; mais tu ne réfléchis donc pas qu’il doit être comme un crin, mon pauvre Paul ! Songe donc, là-bas, à Paris, on voulait une victoire à la veille des élections. Elle avait été ordonnée à échéance fixe ; elle était attendue, escomptée, et voilà que c’est le contraire qui leur arrive ! Le ministère est capable de sauter[1] et le pauvre général Brière de l’Isle va être le bouc émissaire de la situation.

— Mais on ne peut s’en prendre à lui, puisqu’il était occupé à débloquer Tuyen-Quan.

— On ne peut pas s’en prendre non plus au général de Négrier, puisqu’il est blessé : mais sois tranquille, on trouvera un bouc ; en France, quand ça va mal, on ne peut pas s’en passer[2].

— Dans tous les cas, moi, je te suis. Voilà ! c’est décidé ! Comment appelles-tu ces indigènes qui portent les bagages ?

— Des coolies.

— Combien les paye-t-on ?

— Six à sept piastres par mois : vingt-cinq à trente francs, si tu aimes mieux.

— Parfait ! mes moyens me permettent de m’en offrir deux : je te demande seulement de me les procurer, car il me serait bien impossible de les trouver moi-même, et si l’un d’eux parle un peu français, ça ne fera pas de mal.

— Mais où et comment mangeras-tu ?

— Je vais me munir de conserves : je n’aurai ainsi aucune cuisine à faire.

— Et où coucheras-tu ?

— J’achète une tente, parbleu !… Et puis, sois tranquille, je l’apprivoiserai, moi, ton général. Quand je lui aurai offert une petite pochade dans laquelle je l’introduirai en une pose heureusement étudiée, il m’attachera à son état-major. Laisse faire… dans six mois je mettrai sur mes cartes : « Peintre du corps expéditionnaire du Tonkin. » Tous les Orientalistes en crèveront de dépit.

Le soir même, Paul Cousturier, flanqué de deux coolies qu’il ne perdait d’ailleurs pas de vue, car il leur trouvait des faces patibulaires, cheminait derrière les marsouins.

Quand on arriva aux Sept-Pagodes, des nouvelles plus rassurantes arrivèrent du théâtre des opérations. Il y avait eu retraite, il est vrai ; mais il n’y avait pas eu poursuite.

Exténués par les nombreux combats livrés aux environs de Lang-Son pour « donner de l’air » à cette place et refouler les Chinois au-delà de la frontière, les soldats du général de Négrier n’étaient plus que mille, lorsque, le 23, leur chef les avait lancés contre les Célestes qui débordaient de partout.

Mais après avoir enlevé une première, puis une seconde, puis une troisième ligne de retranchements — car les Chinois, je vous l’ai dit, sont de grands remueurs de terre — ils avaient été submergés dans la masse.

Partis neuf cent vingt-cinq, le 22 mars, ils n’étaient plus que cinq cent soixante-quinze le 24. Même avec un Négrier à leur tête, cinq cent soixante-quinze Français ne pouvaient venir à bout d’une armée.

Il avait donc fallu reculer sur Lang-Son. Le général, qui avait fait le coup de feu comme un soldat et n’avait cessé d’étonner les plus braves, avait marché le dernier, à l’arrière-garde, s’assurant que personne ne restait derrière lui, et, sous un feu épouvantable, il avait réussi à faire enlever tous ses blessés.

Car on savait trop quel sort leur réservaient les barbares qui suivaient.

Aussi la panique, la redoutable panique, celle qui transforme en bandes affolées les meilleures troupes, n’avait pas été bien loin, et c’est ici que se place un trait qui vous prouvera, mes enfants, ce que peut un chef sur ses soldats, dans les moments critiques, lorsqu’il est aimé d’eux.

C’était à l’heure où le dernier assaut nous avait coûté si cher, à Cua-Aï, à la Porte de Chine.

Les hommes, exténués de fatigue, mourant de faim et affectés par la disparition de tant de leurs camarades, s’étaient laissés tomber dans la boue, incapables, semblait-il, d’un nouvel effort.

Les pauvres diables se plaignaient avec des gémissements, pareils à ces murmures dont le bruit peut perdre une armée.

Le général de Négrier entendit et s’approcha : il était pâle.

— Silence ! cria-t-il.

Sa voix vibrait étrangement. Le silence se fit solennel et les hommes se redressèrent, respectueux et repris.

On aurait dans cette ombre entendu une mouche.

C’était poignant et très beau.

— Soldats ! continua le général, on ne doit entendre ici que la voix de vos officiers. C’est surtout à de pareilles heures, qu’ayant montré votre bravoure, vous devez montrer votre discipline… Voici l’ordre de marche : la brigade va rentrer à Dong-Dang !

Sans un mot, les hommes se remirent en route, émus et tellement subjugués qu’ils retenaient leur fourreau de sabre et leur bidon pour ne pas faire de bruit[3].

Le lendemain la colonne s’était retrouvée à Lang-Son, et, des renforts ayant rejoint, son effectif était remonté à trois mille cinq cents hommes. La journée du 26 ayant été calme, on en avait profité pour évacuer tous les blessés sur Chu, et, le 27, on s’était reformé. Le 28, les Chinois avaient attaqué, disposés en forme de V, non pas comme Bugeaud à la bataille de l’Isly, avec la pointe du V en avant ; mais au contraire avec ses deux branches s’ouvrant sur Lang-Son, pour dépasser la place et se refermer derrière elle.

Pendant toute la journée la brigade avait tenu tête et vaillamment : des milliers de Chinois avaient été balayés par la mitraille, et la journée s’annonçait comme une brillante revanche de celle du 24, lorsque, à trois heures de l’après-midi, le général de Négrier, s’étant exposé suivant son habitude, avait reçu une balle à la poitrine.

La blessure n’était pas grave heureusement : la balle s’était amortie contre un carnet qu’elle avait traversé ; mais le général, transporté à l’ambulance, n’en devait pas moins abandonner le commandement, et comme, seul, à cette heure difficile, il soutenait le moral de tous, que la fatigue était extrême et les Chinois de plus en plus nombreux, l’ordre était venu de battre en retraite.

Lang-Son évacué, la brigade avait reculé successivement sur Than-Moï et Dong-Son, puis sur Chu et sur Kep.

Ce fut là que le général Brière de l’Isle et le général Giovaninelli la rejoignirent, précédant, sur la canonnière le Moulun, les renforts qui arrivaient à marche forcée.

Paul Cousturier avait suivi bravement le bataillon de marsouins dont faisait partie Georges Cardignac. Les officiers l’avaient bien regardé de travers le premier jour, se demandant s’ils n’avaient pas affaire à un nouveau Kohvitz, dont l’histoire était maintenant connue de tous ; mais Georges l’avait présenté à ses camarades et à ses chefs le soir même, à l’arrivée au bivouac, et la belle humeur, l’inaltérable confiance et le talent de l’artiste lui avaient acquis aussitôt droit de cité au bataillon. Non seulement il n’avait pas eu à s’occuper de cuisine, mais il avait été tout de suite invité à la popote de la compagnie Bauche, qui était celle de Georges, et il s’apprêtait à prendre des croquis de batailles, ce qui n’était pas ordinaire, lorsqu’une nouvelle aussi inattendue que celle de la retraite de Lang-Son parvint au quartier général.

La paix venait d’être conclue avec la Chine.

Ce traité de Tien-Tsin, qu’elle avait violé en attaquant traîtreusement nos troupes à Bac-Lé, et sur lequel elle ergotait depuis dix mois avec toute l’astuce dont Li-Hung-Chang était capable, elle l’acceptait à présent.

Mais personne au camp n’ajouta foi à cette nouvelle, transmise officiellement cependant de Paris.

— C’est que le Tsung-li-Yamen[4] ignore l’affaire de Lang-Son, déclara le capitaine Bauche le soir, à la popote ; quand il sera renseigné, il rompra tous les pourparlers et ça recommencera de plus belle. Avec l’habitude qu’ont les Célestes de s’asseoir sur les traités qui les gênent, nous pouvons nous préparer…

De fait on se prépara, et pourtant c’était vrai : la paix était réellement signée. La Chine connaissait le succès passager qu’elle venait de remporter ; mais elle était lasse d’une guerre inutile : son trésor était vide et elle était bien sûre que la France, désireuse de venger ce recul, allait, suivant les demandes réitérées de l’Amiral Courbet, lui porter des coups au cœur, c’est-à-dire dans le voisinage immédiat de Pékin.

Quand on dut se rendre à l’évidence, qui fut le plus désappointé ? Ce fut encore Paul Cousturier.

Il avait rêvé d’un tableau formidable ; des masses chinoises emplissant toute la toile, hérissées de piques et de bannières multicolores ; au premier plan, de gros mandarins vêtus de soie jaune ; le tout s’enfuyant à corps perdu vers la Porte de Chine et sa pagode éventrée. Au-dessus de cette multitude grouillante, s’entassant pour passer dans l’étroite ouverture, des obus éclatant auraient seuls décelé la présence des Français ; peut-être aurait-il consenti à mettre dans un coin une tête de marsouin, une seule, afin de transmettre à la postérité les traits de son ami Georges ; mais il hésitait. Combien plus original serait ce tableau de bataille où n’apparaîtraient que les vaincus, et où les vainqueurs se devineraient, s’approcheraient sans qu’on les vit autrement que par les yeux de l’imagination. Une trouvaille quoi !

Je connais mieux que cela pourtant, dit Georges quand son ami lui eut fait part de sa conception.

— Vraiment.

— Oui, je connais un tableau dans lequel l’artiste a dépensé encore plus d’imagination que toi : c’est celui de la poursuite des Hébreux par les Égyptiens à travers la mer Rouge.

— Eh bien ?

— Eh bien le peintre a choisi le moment où les Hébreux sont déjà passés et où les Égyptiens ne sont pas encore arrivés : alors, on ne voit personne.

— Mais la mer ?

— On ne la voit pas non plus puisqu’elle s’est retirée aussi.


Tous ces braves pleuraient comme des enfants.
— Tu te payes ma tête, fit Paul en riant ; mais c’est égal : avoue que je manque une Occasion Incomparable : un tableau de bataille dont les croquis eussent été pris pendant l’action, c’était l’acquisition obligatoire par l’État, l’exposition au Ministère de la Guerre, l’admission au Luxembourg peut-être ?

— Allons, Perrette, conclut Georges, ton pot au lait est cassé et tu continues à rêver ?… Pensons plutôt à notre départ pour la France : sais-tu bien que nous pouvons être embarqués dans quinze jours ?

— Parbleu ! je vois bien qui tu ne demandes que cela, toi ! Tu as pris pour point de direction deux jolis yeux bleus, et le reste t’est bien égal.

Paul Cousturier avait raison, mes enfants ; à cette heure, une véritable nostalgie s’était emparée du « petit marsouin » et je crois bien que, si les Chinois avaient repris les armes, il les eût maudits tout haut.

Il y a temps pour tout, n’est-il pas vrai, et après cinq ans de colonies, de traversées, de marches et de combats presque ininterrompus, Georges Cardignac avait bien un peu le droit de penser à son bonheur à lui et d’essayer de le saisir à l’heure où il s’offrait.

Et pourtant c’était l’artiste que le sort allait favoriser, non en lui fournissant matière à un tableau de bataille — la guerre du Tonkin était close, bien close — mais en lui donnant l’occasion unique de faire, d’après nature, le tableau le plus émouvant qu’il eût rêvé.

Vous allez savoir lequel.

Ce ne fut pas quinze jours, mais deux mois qui s’écoulèrent entre la fin des hostilités et la signature de la permission de Georges Cardignac. Craignant toujours un retour offensif et une trahison des Célestes, le général Brière de l’Isle n’avait voulu laisser partir aucun officier valide, avant l’arrivée du nouveau général en chef et des renforts qu’il amenait.

Plus heureux que Georges, parce qu’il était rapatrié à titre de convalescence, Andrit avait pris le bateau de la quinzaine précédente.

Le général de Courcy venait d’être nommé commandant en chef du corps expéditionnaire.

Il arriva à Hanoï le 9 juin, avec le général Warnet, son chef d’état-major, et le général Jamont, commandant l’artillerie du Tonkin.

Or, deux jours après, le 11 juin, on apprenait la nouvelle de la mort de l’amiral Courbet.

Le vaillant homme de guerre, qui avait porté à la Chine les coups les plus sensibles, le marin qui avait su se faire adorer du plus humble de ses matelots, venait de succomber, à bord du Bayard, le vaisseau qu’il avait conduit si brillamment au feu.

Ce jour-là, 11 juin, à cinq heures, il donnait encore des ordres ; à neuf heures, terrassé par la dysenterie, il expirait dans sa cabine, entouré de tous ses capitaines, et, en même temps que les bâtiments des escadres avaient mis leur pavillon en berne, une douleur inexprimable s’était emparée des officiers et des équipages.

Les marins sollicitèrent la faveur de contempler une dernière fois les traits de leur glorieux chef. Lorsque le corps eut été embaumé et placé sur sa couchette de campagne, ils furent admis à défiler devant lui.

Et ces braves gens qui, pendant la campagne, avaient tant de fois, sans frémir, vu la mort de près, pleuraient tous comme des enfants : « On n’entendait que des sanglots, on ne voyait que des larmes, et le Bayard était devenu comme un immense cercueil autour duquel on ne parlait que tout bas. »[5]

Le Gouvernement décida que la dépouille de l’Amiral Courbet serait ramenée en France aux frais de l’État, sur le vaisseau qui avait, pendant les longs mois de cette dure campagne, porté son pavillon.

Le cuirassé quitta Shanghaï pour Toulon.

Quelques jours après, Georges Cardignac, enfin nanti de sa permission, Paul Cousturier, dont l’album s’était, pendant ces trois mois de répit, couvert d’esquisses orientales, enfin Pépin qui, lui, était rapatrié définitivement, prenaient tous trois passage sur le Tarn, qui, indépendamment d’un nombre respectable de permissionnaires, emmenait de nombreux blessés, à destination de Marseille.

Il est à peine utile d’ajouter que Mohiloff, l’ombre inséparable de Georges, était également parmi les passagers. De tous ceux qui étaient là, il était le seul qui ne rapportât rien, et il faut bien avouer qu’il était le dernier à y songer. Pour cette nature calme et fataliste que remplissait seul le besoin d’affection et de dévouement à son jeune maître, un galon n’avait pas grande valeur.

Georges d’ailleurs n’avait pu le faire nommer à la première classe, car le règlement interdit à un officier de prendre comme ordonnance un soldat de première classe, et, en acceptant ce premier galon, il eût fallu que le « petit Russe » résignât son emploi. Or cet emploi était la seule raison de sa présence aux marsouins. Il s’était battu bravement, mais sans emballement, et il lui était arrivé souvent de regarder avec étonnement ces soldats français (si différents de ses compatriotes) qui ne pouvaient marcher sans chanter, attaquer sans courir et se battre sans avoir aux lèvres le mot pour rire.

Le 12 août, après une traversée marquée seulement par les chaleurs intolérables de la mer Rouge, le transport franchit le canal de Suez.

Au moment où il débouchait des lacs Amers, le bruit de détonations lointaines parvint aux oreilles des passagers.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? fit Georges, se souvenant du bombardement d’Alexandrie. Est-ce que John Bull ferait encore des siennes par ici ?

Mais l’hypothèse d’un bombardement ou d’une action de guerre quelconque fut rapidement abandonnée à bord du bâtiment, car les coups de canon s’espaçaient régulièrement. Quand le Tarn arriva à Port-Saïd, point ne fut besoin d’explication pour comprendre ce qui se passait.

Le Bayard qui avait marché à vitesse ralentie, comme s’il eût craint de réveiller par la trépidation de son hélice le grand mort qu’il portait, le Bayard venait d’entrer en rade de Port-Saïd. Le Seignelay, venu exprès d’Alexandrie pour rendre les honneurs à la dépouille de l’amiral Courbet, et le stationnaire égyptien, suivant le même cérémonial, faisaient alterner leurs coups de canon ; les bâtiments de guerre et de commerce présents en rade, les consulats français et étrangers avaient mis leurs pavillons en berne, et le Bayard, ses vergues en pantenne, jetait l’ancre derrière la jetée.

— Si seulement le Tarn pouvait s’arrêter ici en même temps, fit le peintre qui paraissait soucieux.

Une heure après, le vœu de l’artiste était exaucé : le Tarn jetait l’ancre à son tour, et, sans mot dire, Paul Cousturier, sautant dans une des nombreuses barques qui, venues du quai, entouraient le transport, se fit conduire à terre.

Quand il revint à bord, deux heures après, il brandissait triomphalement un papier et ne laissa pas à Georges le temps de parler.

— Va fermer ta cantine, et plus vite que ça ! lui dit-il : nous embarquons sur le Bayard pour le restant de la traversée.

— Tous les deux ? s’exclama Georges.

— Tous les deux, bien sûr. Est-ce que j’aurais intrigué pour moi tout seul, voyons ?

— Mais avec quelle autorisation ?

— Avec l’autorisation du capitaine de vaisseau, chef d’état-major de l’Amiral, le capitaine de Maigret ; mais comme je ne le connais pas, ni toi non plus probablement, j’ai eu recours à un intermédiaire que je connais, M. Saint-René Taillandier, chargé d’affaires de France en Égypte. C’est un aimable homme : il était justement à bord du Bayard et a fait la démarche immédiatement.

— Mais encore, quelle raison as-tu pu donner ?

— Ma troisième médaille, parbleu ! Tu t’imagines que ça ne sert à rien, toi, ces choses-là ! Tu vois que ça ouvre quelquefois de belles portes. Gracieusement, bien entendu, j’ai offert d’exécuter, pour le « carré » du Bayard, un


Paul Cousturier, profondément ému, se mit à l’œuvre.

tableau de la chapelle ardente pendant les six ou sept jours qui nous séparent de Toulon ; c’est à ce titre qu’on m’accepte, et toi par dessus le marché.

— Et Pépin ? et Mohiloff ?

— Ni Pépin, ni Mohiloff ne sont compris dans l’arrangement : on ne peut pas penser à tout ; et puis, tu sais, qui trop embrasse… Mais écoute, il vaut mieux qu’ils prennent l’avance : le Tarn va précéder le Bayard de vingt-quatre heures : inutile donc d’envoyer des dépêches à tous ceux qui nous attendent à Marseille. Pépin et Mohiloff vont faire office de fourriers : ils se trouveront là pour donner les premières nouvelles, narrer notre transbordement et diriger toute la smala sur Toulon ; car c’est une vraie smala que tu vas trouver au débarcadère.

— Tu arranges tout à merveille ; j’ai eu un instant la même idée que toi ; monter sur le Bayard, c’était tentant, mais jamais je n’aurais eu le…

Et comme Georges cherchait son mot :

— Tu veux dire le toupet,… vas-y donc et ne te gêne pas : les artistes ont généralement une certaine dose d’aplomb, et je me sens, en ce moment, avec ce tableau en perspective, artiste jusqu’au bout des ongles.

Quelques heures après cette conversation, un canot conduisait les deux jeunes gens à bord du Bayard ; et lorsqu’ils arrivèrent à la coupée, le sourire disparut de leurs lèvres comme par enchantement.

Car tout sur le pont du vaisseau, invitait au recueillement.

On n’y entendait aucun bruit : tous les marins y étaient en grande tenue, et les officiers du bord, un crêpe à l’épée, portaient le deuil sur leur visage.

Le cercueil avait été déposé sur la dunette, au pied d’un canon de 19 centimètres, et déjà, avant que les Français de France eussent pu envoyer une fleur à leur illustre compatriote, des couronnes, arrivées des colonies les plus lointaines, l’entouraient des regrets unanimes des Français d’outre-mer.

Un vaste pavillon tricolore enveloppait le cercueil, et, devant ce tableau d’une simplicité et d’une grandeur incomparables, Paul Cousturier, profondément ému, se mit à l’œuvre.

  1. Il sauta en effet.
  2. On le trouva dans la personne du lieutenant-colonel Herbinger, qu’un conseil d’enquête innocenta à son retour en France, mais que la douleur tua quelques mois après.
  3. Extrait de la lettre d’un officier, témoin oculaire.
  4. Grand Conseil qui s’occupe des affaires extérieures de l’État chinois. Ce terme correspond à celui de « Quai d’Orsay » employé en France.
  5. Récit d’un officier.