Histoire d’une famille de soldats 3/3

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Delagrave (p. 69-112).


CHAPITRE III

impressions de guerre d’un soldat de seize ans.
(IIe partie : de Bazeilles à Dijon)


— Aïe donc…Réveille-toi, bon sang ! V’là le bal qui commence !

Ce fut cette invitation familière de Pépin qui me tira brusquement de mon pesant sommeil.

— Dépêche ! Dépêche ! continua-t-il, tout en me secouant par la manche ; paraît que les v’là qui débouchent du pont !… On se replie !…

D’un bond, je fus debout !

Il faisait encore nuit, ou pour mieux dire il ne faisait pas encore jour. Nous en étions à cette minute de la journée où l’ombre semble vouloir lutter contre l’aurore envahissante ; nous traversions ce moment transitoire du crépuscule matinal que mon oncle et mon père m’ont toujours, dans leurs récits de guerre, dépeint comme l’heure dangereuse par excellence, comme la minute propice aux surprises !

De plus, un brouillard épais voilait la vue d’assez près.

Nous étions-nous donc laissé surprendre ?… Oui et non !

On s’attendait bien, de notre côté, à une attaque du matin, mais peut-être pas si tôt !

C’est ce que m’expliqua brièvement le lieutenant Cassaigne, pendant que notre poste se repliait vers Bazeilles et prenait position dans les premières maisons du village, dont la rue d’accès était solidement défendue par une forte barricade.

Derrière cette barricade, des marsouins étaient déjà embusqués, il y avait aussi dans l’angle un petit groupe de turcos. J’ai encore dans l’œil la vision nette d’un grand sergent indigène qui, allongé sur la barricade, tendait le cou et examinait la route.

Oui ; je vois toujours cette tête d’un galbe sauvage, couturée d’une balafre, et dont l’œil féroce dardait un regard mauvais au travers du brouillard.

Mais déjà le lieutenant Cassaigne nous entraînait dans une petite rue latérale, nous installait avec une dizaine d’hommes et un sergent dans une grange qui formait hache, c’est-à-dire un angle assez fort avec la direction de la route, et, nous laissant là, il filait plus loin pour disposer son monde.

Par des meurtrières pratiquées la veille dans le mur, il nous était loisible de tout observer, soit vers l’ennemi, soit dans l’enfilade de la rue ; et moi surtout, qui étais avec mon ami Parasol placé juste à l’angle, je puis dire que j’étais aux premières loges pour tout voir.

Si je te disais que j’étais calme, tu ne me croirais pas, chère maman, et tu aurais bien raison !

Non ! Je n’étais pas calme !… Tous mes nerfs dansaient au contraire la sarabande des grandes émotions ! J’éprouvais une sensation de puissante angoisse, en face de ce drame qui est une bataille, drame dont le rideau allait se lever devant moi pour la première fois de ma vie !


— Eh bien ? Es-tu content ?

Cette question de Pépin fut un dérivatif pour la fièvre de mon attente.

— Oui !… Oh oui !… répondis-je.

— Bon !… Faut pas t’émotionner, continua-t-il, presque avec gravité et en me regardant dans les yeux. C’est rien du tout !… tu vas voir !… Écoute que je te dise une bonne chose : « Rabats ta hausse en avant !… et tire bas ! Tu comprends !… parce que nous allons nous canarder de près… Pour lors, t’as toujours la chance des ricochets. T’as compris, mon fiston ?

— Oui ! oui ! sois tranquille ! Je ne perdrai pas mes cartouches d’autant plus que…

— Commencez le feu !  !  !

Ah ! je te jure, mère chérie, que je n’ai pas songé à terminer ma phrase !

Cet ordre lancé… (par qui… je n’en sais rien !) venait d’éclater dans la rue ; et en une seconde, la fusillade crépita ardente et continue ; la barricade, les maisons, tout disparut en un instant sous le voile bleuté des fumées zébrées d’éclairs, et je suis resté une bonne minute abasourdi, sans autre volonté que celle de « voir » !

J’étais comme transporté en plein rêve, et (si anormal que cela puisse paraître), j’oubliais presque mon rôle de soldat pour n’être plus qu’un cerveau, suggestionné par cette nouveauté grandiose et formidable qui, soudain, m’apparaissait !

Cependant, je voyais tout très distinctement !

Des masses profondes d’Allemands débouchaient du brouillard ! Ils avançaient serrés, les uns sur les autres, portés en avant par leurs officiers qui hurlaient des « vorwirtz ! »[1] furieux.

Pourtant nos balles filaient en plein dans le tas… je voyais des effondrements, des éboulements d’hommes que franchissaient les autres… ceux qui étaient derrière !…

Ils arrivèrent ainsi dans un ordre très relatif jusqu’à cent cinquante mètres environ ; mais alors notre tir se précipita tellement que toutes les détonations formaient comme un roulement ininterrompu, et la masse des Bavarois oscilla, flotta et fléchit. Cela dura combien ?. Peut-être à peine une seconde, puis la reculade suivit, immédiate et désordonnée.

Malgré les vociférations de leurs chefs, ils s’enfuirent et disparurent dans le brouillard,… et notre feu s’arrêta.

Eh bien ! mon conscrit, me dit alors Parasol, comment trouves-tu que j’la trouve ? Hein ? As-tu vu l’coup de la fin ?

Oui !… C’est terrible et beau !

J’t’écoute ! Seulement, laisse-moi te dire quéque chose : maintenant que tu connais le fourbi, faut plus faire des économies pour le Gouvernement. Oui ! Faut tirer ! Faut taper dans l’tas !

Mon ami Pépin eut un sourire, et, à cette minute, j’ai éprouvé, je l’avoue, comme une honte devant ces mots de mon camarade… J’ai senti mes joues s’empourprer !

Parasol s’en aperçut.

— Mon vieux ! fit-il paternel, t’émotionne donc pas ! J’ai été tout pareil comme toi la première fois que j’y suis t’été… à ce bal-là ! Marche donc ! Tout à l’heure tu vas voir comme tu seras à ton aise. Comme si que tu serais à la cantine… quoi !

Le brave garçon me serra la main, et il allait sans doute me donner quelques conseils pratiques de guerre, lorsqu’un ronflement épouvantable passa sur nous et notre grange trembla sur sa base !

Sous nos pieds (nous étions au premier dans une sorte de grenier ouvert), sous nos pieds, dis-je, une explosion puis un craquement venaient de se produire ! En même temps, un large morceau du mur s’écroulait dans la rue, et un trou énorme s’ouvrait dans le plancher.

Ce sont là des sensations tellement imprévues, tellement rapides, qu’on ne les analyse pas, et quand on les raconte par la suite, comme je le fais aujourd’hui, on doit se borner à constater ce qu’on a vu après, sans chercher à déduire ce qu’on a éprouvé pendant.

Eh bien ! après l’explosion de ce premier obus, nous nous sommes retrouvés, Pépin et moi, sur le foin qui garnissait notre angle ; nous n’avions pas de mal, mais un ahurissement compréhensible. Autour de nous flottait, avec de la fumée, une poussière de plâtre très fine ; nos vêtements en étaient couverts.

Au-dessous, des plaintes montaient de la brèche du plancher. C’étaient nos pauvres camarades qui étaient tombés là, pêle-mêle, au milieu de l’enchevêtrement des poutrelles.

Dehors, le tir d’artillerie continuait, souligné par la fusillade, et du côté de Sedan la bataille faisait rage.

Pépin se releva le premier et se secoua.

— Mâtin ! En v’là une gifle ! grogna-t-il. T’as rien d’démoli ?

— Non ! fis-je en me redressant à mon tour.

Et nous cherchâmes de suite à descendre pour porter secours à nos camarades d’en bas ; mais pas moyen ! plus d’escalier, il était en miettes !

Du reste, comme Pépin s’apprêtait à se laisser glisser, le lieutenant Cassaigne arriva et fit procéder au déblaiement des décombres et à l’enlèvement des blessés.

Une échelle fut apportée et l’officier monta jusqu’à nous ; il me complimenta d’un mot bref sur ma chance d’être sain et sauf ; puis après un instant d’examen :

— Parasol, ordonna-t-il, tu vas rester ici avec M. Cardignac : je vous charge d’observer la direction de la route. Si quelque chose nous arrivait par là, que l’un de vous deux descende et accoure me prévenir dans la maison… là… derrière celle qui est en briques !


Ben, mon vieux, tu peux aller chercher les pompiers !

« Du reste, continua-t-il, il est probable qu’ils vont tenter quelque chose de ce côté. Vous voyez ! ils ne tirent plus sur cette portion du village… Ils s’imaginent sans doute l’avoir nettoyée !… C’est comme la barricade !… voyez-vous, monsieur Cardignac, elle est couverte de défenseurs qui, pour donner le change, se défilent et observent le silence complet, l’immobilité la plus absolue. Faites de même ; ne vous faites pas voir, observez la route, et ne tirez que dans un cas d’extrême nécessité : tu as bien saisi, Pépin ?

— Oui, mon lieutenant.

L’officier nous quitta, descendit prestement l’échelle, et nous nous plaçâmes, mon camarade et moi, en observation.

Il pouvait être cinq heures du matin ; le brouillard était toujours épais, et, si de notre côté le calme semblait profond, il n’en était pas de même sur les autres faces du village où la lutte battait son plein ; bien que j’entendisse nettement, je ne pouvais rien voir en dehors de la barricade, qui semblait sinistre avec ses guetteurs immobiles.

Pendant un bon quart d’heure, nous restâmes là silencieux, les rétines tendues, cherchant à percer l’uniformité fatigante de ce voile de brume grise ; soudain j’entendis, sur ma droite, marcher doucement dans la ruelle, au pied de l’éboulis pratiqué dans notre mur de grange.

Sans rien dire à Parasol qui guettait à gauche, je me glissai en rampant vers la brèche, et j’y arrivais, quand… toc !… les deux montants d’une échelle, dressée de l’extérieur, s’appliquent sur le rebord de la crevasse !

Du coup, je saute en l’air, baïonnette haute ! et alors une scène inoubliable — pour moi du moins — se déroule !

Combien dure-t-elle cette scène ! trente secondes ! peut-être quarante ! et certes il me faut, pour la raconter, dix fois, vingt fois, trente fois le temps qu’elle dura ; mais tous les détails en sont finement restés dans mon cerveau, avec leurs plus menues circonstances !

Juste comme mon buste émergeait du grenier,… une tête casquée apparaissait en haut de l’échelle et je poussais une exclamation de surprise.

Je venais de reconnaître mon lieutenant bavarois de la veille ; lui aussi m’avait reconnu : il eut une courte hésitation, puis m’adressa à la fois une injure et un coup de sabre.

Je parai et ripostai si vivement et si instinctivement que, percé d’outre en outre par mon coup de baïonnette, l’Allemand pirouetta sur lui-même et roula jusqu’au bas de l’échelle, sur les débris du mur, au milieu des cinq soldats bavarois qui, seuls, l’accompagnaient. Je lus sur leurs faces, enluminées par la fièvre de la lutte, une stupeur indicible.

Ils ne s’attendaient pas sans doute à trouver la grange encore défendue.

Mais pendant que je lançais ma riposte, je reconnus au bas de l’échelle, qui ? je te le donne en mille,… mon « ami » Kolwitz !

Oui, mère ! l’Anglais ! le journaliste anglais ! mon protecteur de la veille !

Il faut croire que ses sentiments à mon égard s’étaient légèrement modifiés, car tirant de sa poche un revolver de fort calibre, il en déchargea les cinq coups dans ma direction.

Je m’étais courbé et une seule balle m’effleura, faisant voltiger quelques-unes des franges jaunes de mon épaulette.

Ma foi ! la colère me prit et je n’aurais certainement pas fait grâce à cet allié des Bavarois,… mais Pépin, accourant à la rescousse, m’avait devancé.

À l’apparition de mon camarade, les cinq soldats firent demi-tour, laissant là le corps de leur officier ; Kohvitz, désarmé maintenant, s’apprêtait à filer aussi, quand Pépin le mit en joue : et je ris encore au souvenir de l’inénarrable spectacle auquel j’assistai.

Le gredin d’Anglais, bien qu’il eût encore à la main son revolver fumant, n’hésita pas.

— Aoh ! s’écria-t-il. J’été pas un combattant ! J’été neutre ! Jé souis subject de la Queen de Hangleterre !

Pépin ne fut pas long à la riposte !

— Tiens ! canaille, s’écria-t-il, porte-lui ça d’ma part.

En même temps il lâchait son coup de feu !

Trop bas… hélas ! car Kolwitz partit au pas de course, non sans hurler.

— Je porté plainte !… Je porté plainte à mon consul !

Et dans la fumée stagnante, nous ne pûmes nous empêcher d’éclater de rire !

Le coup tiré de très près avait enflammé le pan du macfarlane de l’Anglais qui, tout en se sauvant, cherchait à se débarrasser de cet incendie imprévu.

Il est même à présumer que cet incident, tout à fait hilarant, le sauva d’une bonne balle entre les épaules !… car Parasol riait tellement qu’il en oublia de recharger son chassepot.

— Ben, mon vieux ! cria-t-il, tu peux aller chercher les pompiers ! Y a rien d’pareil pour vous tenir les reins au chaud !… C’est souverain pour les rhumatismes !…

Mais le Parisien n’eut pas le loisir de continuer ses lazzis.

Une avalanche de baïonnettes surgit au détour de la ruelle ; les Bavarois s’empilèrent entre les murs des maisons, tout en poussant des vociférations épouvantables.

On eût dit une inondation humaine ! Leur flot vint battre notre muraille ; des échelles à crampons accrochèrent leurs griffes à la brèche ; tout pâle, je me mis à lancer dehors des coups de baïonnette furieux.

Pépin à mes côtés faisait aussi de bonne besogne, et sans que j’eusse eu le loisir de le voir arriver, le lieutenant Cassaigne surgit tout d’un coup, accompagné d’une douzaine de marsouins.

— Renversez les échelles ! cria-t-il.

Des madriers, poussés par vingt bras, firent l’office de leviers, et des grappes de Bavarois s’écroulèrent sur les baïonnettes des autres, pendant que nous tirions frénétiquement.

La position devenait intenable pour l’ennemi. Ils lâchèrent encore pied, laissant dans la ruelle et au bas du mur, un tas effroyable des leurs : tas affreux, épouvantable, où des blessés hurlaient ; où des bras s’agitaient convulsivement ; où des têtes hagardes, maculées de sang, émergeaient en lançant des plaintes lamentables.

Chose curieuse ! l’ennemi n’avait presque pas tiré ; à peine quelques coups de feu isolés étaient partis à notre adresse ; et j’incline à croire qu’ils avaient été lâchés involontairement par des poltrons énervés.

Sans doute l’ordre de ne pas tirer avait été donné d’avance, et leurs officiers comptaient uniquement sur l’irrésistible poussée du nombre pour réussir dans cette seconde attaque, qui, certainement, n’était pas seulement dirigée contre notre grange, mais qui avait dû, au contraire, foncer sur presque toute la face sud-est de Bazeilles.

Pendant que nous reprenions haleine, le canon recommença à tonner : la maison voisine reçut à elle seule toute une salve : cinq minutes plus tard, elle flambait. Gagnant le toit démoli de notre abri, des flammèches qui tombaient incendièrent le foin répandu çà et là, et notre grange flamba à son tour.

— Gagnons la rue ! ordonna le lieutenant dont le visage énergique s’était rembruni.

Il conduisit ce qui restait de notre groupe dans une maison de la rue de l’Église et nous y réinstalla.

Maintenant, au lieu d’être, comme auparavant, sur la première ligne de défense, nous devenions une sorte de « soutien » des troupes engagées, tant sur la barricade que dans les premières maisons de Bazeilles ; et j’eus, pendant un bon moment, le loisir d’examiner la bataille.


En avant, mes amis, en avant !…

Je ne chercherai pas ici à te l’expliquer au point de vue technique, chère maman ; d’ailleurs les données exactes me manqueraient pour cela, et ce n’est pas là du reste le but de ces « impressions » de guerre.

Et puis, un soldat, petite unité noyée dans la masse, ne peut avoir que des sensations ; l’ensemble d’une opération lui échappe.

Pourtant, en ce qui me concerne personnellement, j’ai tant vécu déjà dans le contact d’officiers, j’ai si souvent entendu discuter des opérations militaires, que — l’atavisme aidant — je comprenais peut-être mieux qu’un autre, ou pour mieux dire, je déduisais mieux qu’un autre ce qui pouvait se passer.

Je note donc rapidement mon sentiment sur cette journée, encore mal définie au point de vue militaire.

L’histoire de ce grand drame qu’a été la bataille de Sedan, sera un jour écrite documentairement par des savants et des techniciens ; et, en notant les pensées qui me vinrent en cette matinée du 1er  septembre 1870, alors que je n’étais qu’un fusil perdu dans une forêt de fusils, je veux pouvoir contrôler si, à cette minute-là, j’ai vu juste.

Eh bien ! chère mère, malgré la superbe attitude de nos hommes, j’ai eu la prescience que cette journée se terminerait par un cataclysme effroyable !


La maison où j’étais placé possédait une sorte de clocheton, formant pigeonnier : j’y montai avec Pépin, et, de ce point, le regard passant au-dessus des maisons permettait d’apercevoir vaguement, à travers le brouillard qui commençait à se dissiper, l’entrée du ravin de Givonne. De ce côté, en haut de la pente boisée faisant face à Sedan, une violente canonnade s’entendait.

— Hein ? fit Parasol joyeux, t’entends ? v’là nos artilleurs qui rappliquent ! les Allemands vont recevoir des obus dans les reins !… Pas trop tôt !

J’eus quelque peine à détromper mon camarade ; mais il était évident pour moi que c’étaient des canons allemands qui tiraient dans la direction de Sedan ; plus loin encore, du côté de Floing et d’Illy, la même canonnade retentissait et nous parvenait par les bois et le brouillard ; et, avec une grande angoisse, j’évoquai encore à cet instant le geste enveloppant du vieux de Moltke !

Était-ce vrai ? Étions-nous donc cernés ?… J’eus un serrement de cœur, et le pressentiment sinistre qui me tenaillait s’accentua… Cernés… comme à Metz alors !. mais notre rentrée en action étouffa brusquement toute réflexion.

En effet, en bas, nos camarades recommençaient à tirer, et, par les ouvertures du pigeonnier, nous les imitâmes.

On n’avait pas grand mal à viser juste, car c’est dans une masse compacte que nous tirions, masse bleue et grise de Bavarois qui venaient, à travers les brèches des obus, à travers les ruelles incendiées, d’émerger dans la rue, et qui tourbillonnaient, oscillaient sous la grêle de plomb dont nous les couvrions.

Ce fut effroyable !… Chaque coup portait, et en moins de deux minutes, la rue fut encombrée (le mot n’est pas outré !), littéralement encombrée de cadavres ! Le ruisseau charriait du sang, et autour de nous flottait dans l’air une âcre odeur de poudre, de paille brûlée, de fumée à l’odeur fétide !

Tout le côté sud du village flambait en effet ! Et c’était terrible à voir, cette lutte ardente… féroce… au milieu de l’incendie qui tordait ses flammes comme des tentacules de pieuvre, et lançait dans le ciel des flots noirs de fumée, striés de flammèches et d’étincelles.

Ah ! le pauvre village, si riant, si coquet, tout à l’heure ! Dans quel état ces quelques heures de combat l’avaient mis ! À chaque seconde, des tuiles, des ardoises, des cheminées s’écrasaient avec fracas dans la rue ; des persiennes détachées par les balles s’effondraient en raclant le crépi des murailles.

Dans les maisons, au milieu du bruit de la lutte, on entendait des cris aigus de femme ou d’enfant, et je me souviens d’une malheureuse à cheveux blancs, qui, affolée, sortit en courant d’une maison, fut « ramassée » par les balles bavaroises, et tomba en poussant un grand cri, contre le cadavre d’un soldat de la ligne, qui, les bras grands ouverts, semblait crucifié sur le sol de la rue.

Puis c’est un groupe d’habitants du pays armés de fusils qui arrive !

Un prêtre (sans doute le curé de Bazeilles) les devance ![2] Ah ! le brave homme, et qu’il était magnifique avec sa soutane relevée, découvrant ses bas noirs et ses souliers à boucle ; il était nu-tête, et ses cheveux gris voltigeaient au vent de sa course.

En main il avait un chassepot, et il entraînait tous les braves paysans, de son geste énergique et de sa parole, criant : « En avant ! mes amis ! En avant ! »

En franchissant la place de l’église, deux d’entre eux tombèrent : l’un tué raide, l’autre seulement blessé, que je vois encore, tirant la jambe, ramper jusqu’à l’angle de la rue où avaient disparu ses camarades.


Et moins de deux minutes, la rue fut encombrée de cadavres bavarois.

Ah ! mère, combien en ai-je vu de ces tableaux d’une épouvante grandiose ! Combien mon âme fut secouée ! Ah ! je puis dire que, pour ma première journée de bataille, j’ai vu la guerre sous ses deux aspects les plus extrêmes : dans toute son horreur tragique et dans son incomparable beauté !

« Oui ! la brutalité de l’action est sans doute horrible et comporte des épouvantes sans nom !… Mais quels sentiments grandioses d’abnégation surhumaine surgissent… éclatent alors !… Que de magnificence dans ces énergies du simple soldat qui s’exalte jusqu’au sacrifice ! Quelle merveille que l’état d’âme de ces officiers qui, maîtres d’eux-mêmes, grandis par les circonstances, dirigent, maîtrisent, coordonnent ces éléments de passion déchaînée ! Ah ! oui, mère, moi aussi je serai officier !


Mais, malgré l’intensité de notre feu, les Bavarois avançaient !

Oui ! De partout il en surgissait pour remplacer ceux qui tombaient !

Ils n’y allaient pas de bon cœur, non certes ! Et c’est à grands coups de plat de sabre, avec force coups de pied et bourrades que leurs officiers les jetaient dans la fournaise de la rue.

Alors, poussés en avant, ils avançaient sur un véritable lit de leurs morts,… tombaient à leur tour, et d’autres surgissaient pour les remplacer.

À chaque poussée ils gagnaient quelques mètres. Beaucoup d’entre eux se jetaient dans les maisons, où des luttes effroyables corps à corps les attendaient ; car les nôtres ne cédaient, maison par maison, que lorsque le nombre les submergeait.

C’était atrocement beau !

J’ai vu — de mes yeux vu — surgir sur le toit d’une de ces maisons un groupe de turcos et de marsouins qui, refoulés sans doute jusqu’au grenier, émergèrent d’une lucarne et grimpèrent sur la toiture.

De là, tout en tiraillant, ils gagnèrent le toit des maisons voisines, et l’un d’eux, atteint d’une balle, roula et s’effondra au milieu de la houle des assaillants.

Il fallut aux Allemands plus d’une heure pour gagner deux cents mètres !. Cent cinquante mètres environ les séparaient encore de nous.

Neuf heures sonnèrent à l’église. Chose curieuse, l’horloge n’avait pas été démolie et continuait à égrener les minutes et les heures ; elle dominait le tumulte de ce cataclysme ; telle une image tangible du Temps, qui poursuit impassible sa marche inlassable à travers le déchaînement des passions humaines !

D’une maison voisine, le buste du commandant Lambert émergea, et d’une voix de tonnerre il cria :

— En avant ! garçons !… C’est le moment ! Foncez dessus ! À la baïonnette ! Pas de quartier !

En une seconde, les maisons vomirent tout ce qu’elles renfermaient de défenseurs ! Ce fut une mêlée sauvage, formidable.

Parasol et moi, nous avions dégringolé au galop de notre clocheton ; je me lançai dans le tourbillon et… je ne me rappelle rien,… rien de ces quelques minutes où je me suis trouvé jeté dans ce cyclone !

Ce que je sais, c’est que cela ne dura pas longtemps !

Il y eut un emmêlement inouï, des heurts, des cliquetis, des hurlements, et en un clin d’œil nous avions repris la barricade !

Pépin avait une estafilade légère à la figure. Quant à moi j’avais reçu certainement un choc violent, car je ressentais une douleur contuse au bras gauche.

Était-ce un coup de crosse ? Probablement, mais je n’en sais rien !

Toujours est-il que nous nous préparions à reprendre nos positions primitives, quand le canon allemand recommença.

— Tonnerre ! hurla Parasol, en tendant rageusement le poing dans leur direction… Ah ! l’tas d’lâches ! ah ! les canailles !

Mais cette fois le tir des pièces allemandes était d’une régularité effrayante. Leurs obus semblaient placés à la main ! Tous portaient ! Les maisons encore épargnées s’allumèrent ; la rue fut prise en écharpe, et, la rage au cœur, nous dûmes, en longeant les maisons, nous replier en arrière de la place !

À peine y étions-nous rassemblés, qu’un nouvel assaut des Bavarois se produisit, enveloppant cette fois les trois faces nord-est, est et sud de Bazeilles !

C’était pis que les deux premières fois ! Ce n’était plus une attaque, c’était une invasion ! on eût dit un fleuve de baïonnettes et de casques qui s’engouffrait dans chaque rue.

La défense dut alors devenir en quelque sorte individuelle : chacun pour son compte et par petits groupes, on se mit à tirer dans cette mer d’habits bleus.

Mais que faire ? Les forces humaines ont une limite, si le courage n’en a pas ! Nous luttions rageusement un contre dix ! Nos cartouches s’épuisaient ; et comme, du côté de Sedan, l’armée entière semblait engagée, nous n’attendions plus de ce côté ni aide, ni renfort.

À chaque maison qu’ils réussissaient à enlever, les Bavarois se livraient à des actes abominables ! J’ai vu des officiers transformer leurs hommes en incendiaires ; j’ai vu défoncer des tonneaux de pétrole, hissés de la cave d’un épicier ; puis les soldats badigeonnaient les boiseries du liquide inflammable ; ils en arrosaient des fagots, de la paille, et l’allumaient.

À onze heures, on peut dire que les trois quarts du village étaient en feu !

J’ai vu les Bavarois fusiller de malheureux habitants du pays, pris sans armes ; j’ai vu une jeune femme assommée par eux à coups de crosse !

Est-ce la guerre, cela ? Non, cent fois non, et que ce soit dans l’enivrement de la victoire ou dans la rage de la défaite, jamais ceux de chez nous ne commettront de lâchetés pareilles !

… Mais nos cartouches diminuaient… diminuaient toujours ! Et nulle espérance de voir arriver le fourgon d’approvisionnement, qui nous eût permis de remplir nos cartouchières presque vides ! Oh ! quelle rage nous envahissait ! mais que tenter contre le Destin !

Peu après, une nouvelle colonne bavaroise contournait le sud du village et nous prenait à revers.

Plus d’unité à espérer dans la défense ! Plus d’espoir de repousser cette nouvelle attaque ! et c’est alors qu’un capitaine adjudant-major, traversant sous les balles la place et la rue, vint transmettre à notre groupe l’ordre de tenter la retraite sur Sedan !

Le lieutenant Cassaigne, le front bandé d’un mouchoir (il avait été touché légèrement), lâcha une imprécation ; puis se ressaisissant :

— Tant pis ! murmura-t-il ; après tout, c’est juste ! Au moins, en essayant de leur passer sur le ventre, on pourra encore leur faire payer cher notre peau !

Puis, sans transition :

— Garçons ! fit-il d’un ton rude et rageur, assurez vos baïonnettes ! C’est pour tout de bon, vous savez !

Les hommes obéirent en silence ; le lieutenant rassembla dans les maisons voisines une centaine d’hommes, nous plaça bien en ordre ; puis, quand il nous eut conduit jusqu’aux dernières maisons qu’occupaient déjà les premières sections d’un régiment bavarois, il leva son sabre, hurla un frénétique : « En avant !… À la baïonnette ! » Et nous partîmes !


En avant !… À la baïonnette !


À ceux qui viendraient me raconter, avec menus détails, leurs impressions au cours d’une pareille charge à la baïonnette, je répondrai volontiers qu’ils sont doués d’une rare vivacité d’imagination.

Ces choses-là, on les vit, on ne les voit pas ! On passe au milieu d’elles, comme dans un cauchemar, oublié à l’heure du réveil. En tous cas, la vie du cerveau s’arrête et se fige sur cette idée unique et terrible : « Passer en tuant ! »

C’est ce que je fis ; et quand, après cinq ou dix minutes de course folle, de lutte enragée, nous nous arrêtâmes d’instinct à l’abri d’un hangar démoli, près de la route de Balan, j’avoue que j’éprouvai comme une surprise de me retrouver là et vivant !

Sur la centaine de marsouins que nous étions au début de la charge, il restait net trente-deux hommes et un sergent. Le lieutenant Cassaigne avait disparu !

Je dois dire que, si j’éprouvai une surprise, je ressentis aussi une joie !

C’est que je venais d’entendre derrière moi une voix bien connue articuler ces mots :

— Mâtin de bon sang !… J’ai perdu mon calot ![3]

Il avait en effet perdu son képi, mon brave Pépin, et comme à cet instant il m’aperçut :

— Ah ! te voilà aussi, fit-il en me serrant la main. Ben ! mon vieux ! tu peux dire que t’en réchappes d’une rude. Ah oui ! d’une pas ordinaire !… tu peux l’dire !

Il ajouta avec un rire un peu forcé :

N’empêche que j’ai perdu mon calot, j’vas attraper un coup de soleil !

Sa blague resta sans écho.

Tous les yeux étaient tournés vers Bazeilles, que maintenant environnaient de tous côtés les masses allemandes.

Au-dessus du village, le ciel était obscurci par la fumée noire de l’incendie.

Dans le village lui-même, il restait sans doute des nôtres, car la défense continuait opiniâtrement. On pouvait s’en rendre compte au bruit de détonations qui nous arrivaient encore, et auxquelles se mêlait, hélas ! le bruit du canon allemand.

Malgré leur nombre, il leur fallait donc encore de l’artillerie pour venir à bout de cette poignée de braves !

D’autres détachements français avaient fait comme nous, et, par des rues différentes, avaient percé le rideau des assaillants.

L’un d’eux qui s’était fait jour du côté du pont, fut submergé, anéanti sous le nombre de ses adversaires ; d’autres nous rejoignirent, ayant avec eux plusieurs officiers, et non seulement des marsouins mais des soldats de la ligne…


Sa tête reposait sur l’épaule de son officier d’ordonnance.

Le plus élevé en grade des officiers, un capitaine, prit immédiatement le commandement, nous reforma par sections, et un court colloque s’engagea entre lui et les lieutenants.

— Vous voyez, leur dit-il, les Prussiens sont maîtres du coteau dans la direction de Givonne ; leur ligne nous coupe la route de Sedan, et ce serait une inutile folie d’essayer d’y passer. Mon avis est d’obliquer, en nous défilant vers la Meuse, et de tâcher de gagner ainsi la Place. Avez-vous mieux à proposer, messieurs ?

— Non ! mon capitaine ?

— Bien !… En route.

Nous descendîmes alors vers la prairie, et, tout en marchant, je me rendis compte que, des hauteurs qui dominent la rive gauche de la Meuse les Allemands tiraient sur Sedan, et même, par dessus la ville, jusque sur nos troupes.

Nous gagnâmes sans encombre (en obliquant pour éviter les prairies, inondées par ordre supérieur) les remparts de la vieille ville de Turenne, puis nous nous arrêtâmes dans un repli de terrain, en avant des glacis, à gauche d’un pont-levis.

Nous étions harassés, broyés, par ces heures de lutte terrible ; et comme nous étions relativement bien abrités, une détente s’opéra chez nous tous.

Faisceaux formés, on s’assit ; la faim qui nous tenaillait l’estomac fit déboucler les sacs et ouvrir les musettes.

Pendant que Pépin partageait fraternellement avec moi son maigre « frichti », j’observai ce qui se passait sur la route de Givonne.

De tous côtés, même à travers champs, des soldats de toutes armes, aux vêtements déchirés, refluaient déjà vers Sedan ; des paysans, des femmes, des enfants se sauvaient devant la bataille, en emportant leurs effets et leurs meubles, soit à bras, soit dans des charrettes.

Tout cela se heurtait, s’emmêlait, se buttait aux troupes, aux fourgons, aux estafettes qui sortaient au contraire de Sedan pour se porter vers l’action.

Il en résultait une confusion inexprimable qui me remplissait d’un étonnement angoissé.

Le capitaine avait envoyé un lieutenant en ville pour demander des ordres ; mais il était déjà parti depuis deux heures et ne revenait pas !… Enfin nous l’aperçûmes, et tout le monde, se redressant, forma le cercle autour des officiers pour avoir des nouvelles.

Hélas ! ce que nous entendîmes nous tomba comme un glas sur le cœur.

Le Maréchal de Mac-Mahon avait été blessé près de la Moncelle, dès le début de la bataille, vers six heures et demie du matin.

On l’avait transporté à la sous-préfecture et le général Ducrot avait pris le commandement ; mais le général de Wimpffen, porteur, paraît-il, d’une lettre de service du Ministre de la Guerre, avait revendiqué le commandement en chef.

De là des heurts, des hésitations, compromettant gravement l’unité de conduite dans la bataille engagée.

L’Empereur malade, affaibli, restait enfermé dans la sous-préfecture ; et quant au résultat de l’effort de nos troupes, il était négatif, bien qu’elles eussent dépensé depuis le matin un héroïsme surhumain.

Nous étions en effet bel et bien cernés, enserrés dans un cercle complet, infranchissable, qui se resserrait à chaque heure. Quant aux ordres, le lieutenant déclarait qu’il en avait cherché partout sans pouvoir en obtenir, au milieu de la confusion générale.

Que faire ? Essayer de s’engager à l’aventure vers l’ennemi : c’était sacrifier une centaine de vies humaines de plus, et le capitaine réfléchissait au parti qu’il fallait prendre, quand un spectacle émouvant et terrible nous apparut.

Sur la route, un général de division approchait au pas de son cheval.

Il semblait évanoui, comme mort ; et sa tête reposait sur l’épaule de son officier d’ordonnance, qui le soutenait de ses deux bras.

Je reconnus le général Margueritte ! Oui, c’était bien lui, l’ami de mon père et de mon oncle ! Je ne pouvais m’y tromper, malgré l’affreuse blessure qui lui ensanglantait la bouche et les joues.

Deux chasseurs d’Afrique, à pied, tenaient les chevaux par la bride, et, par derrière, suivait un groupe de cavaliers en tête duquel je reconnus soudain. mon cousin Pierre !. Oui, mon cousin Bertigny, en chasseur d’Afrique !

En proie à une émotion intense, je l’appelai à pleine voix.

Il tourna la tête, son regard exprima une immense surprise, et faisant volter son cheval il vint à moi.

— Comment ? s’exclama-t-il, Toi !… en soldat ?… Que signifie ? Tu t’es engagé ?… Pourtant… je ne comprends pas !

Il bégayait de surprise ; mais une explication rapide le mit au courant.

— Bon, fit-il alors, puisque tu n’es pas incorporé, viens avec moi… Je t’emmène !

Il avertit le capitaine — mon chef momentané — de cette décision, et je serrai la main de Parasol, non sans émotion, je t’assure.


Il appuya son front sur la muraille en sanglotant.

— Bah ! mon fiston, me dit le Parisien, on se reverra peut-êt’bien un de ces jours !

— J’eus un serrement de cœur en quittant ce brave garçon, et fasse le ciel qu’il ait dit vrai !… Que la mort l’ait épargné pour que je puisse revoir un jour la bonne figure si gaie, si franche et si énergique de celui qui fut avec moi, coude à coude, pendant cette terrible journée du 1er  septembre 1870.


Nous avions, Pierre et moi, rejoint l’escorte, et nous l’accompagnâmes, presque silencieux jusqu’à l’ambulance. Au-dessus de nous, les obus continuaient à sillonner le ciel bleu. Ils formaient, de Frénois à La Garenne, comme une voûte aux vibrations sonores, mais on y était tellement habitué depuis le matin qu’on n’y prenait plus garde.

Tout en cheminant à travers la cohue, je remarquai la tenue de mon cousin Pierre.

Il n’avait pas un accroc à son spencer ; mais il était noir de poudre. Son poing droit, ganté de blanc, était rouge. C’était du sang !… du sang ennemi qui avait également éclaboussé le bleu de son uniforme. La poignée et le fourreau de son sabre étaient rouges ; les épaules de son cheval gris étaient piquetées de vermillon… mais lui-même n’avait rien !

Ah ! Par exemple, son visage était grave,… d’une gravité sombre que je ne lui connaissais pas !

— Tu as chargé, cousin ? lui demandai-je, quand il eut confié le général aux soins du médecin.

— Oui !… Oh ! oui… Quatre fois de suite ! me répondit-il. C’était là-haut, au Calvaire d’Illy ! Toute la division : les régiments de chasseurs d’Afrique, les hussards et les chasseurs de France ! toute la division de la légère a donné !… Mais… il n’en reste plus !… plus ! Tiens ! tu vois cette vingtaine d’hommes (il désignait ses cavaliers).

— Oui.

— C’est tout ce qui reste de mon escadron !

— Oh !

— C’est ainsi !

Alors, pendant que ses chasseurs éreintés, broyés par la lutte titanesque dont ils arrivaient, mettaient pied à terre, Pierre laissa déborder sa colère.

Avec des gestes violents, il me raconta en phrases véhémentes, l’historique général de la bataille : il me dit l’enveloppement mathématique, méthodique de nos troupes, par les armées allemandes ; le sombre héroïsme de tous les corps engagés, qui, après des prodiges de valeur, se buttaient à des masses profondes de troupes fraîches ou se disloquaient sous une pluie infernale d’obus. J’appris par sa bouche les détails épiques de cette charge, unique dans les fastes de la cavalerie, charge lancée pour reprendre le Calvaire d’Illy, et qui, hélas ! s’était en quelque sorte évaporée dans la flamme et la foudre des explosions.


Pan ! la balle atteignit le cheval du Prussien.

« Maintenant, conclut-il, tout est finit. C’est réglé ! Il n’y a que deux hypothèses plausibles : nous rendre à merci, et ça !… jamais ! ou bien essayer de reformer les troupes et de tenter de passer sur le ventre aux Prussiens ! Mais… le fera-t-on ? Ah ! si l’Empereur le voulait,… quitte à nous faire tous tuer !

… Une frénésie, une révolte insensée vibraient dans ses paroles ; mais — comme une réponse fatale — le drapeau blanc, le drapeau parlementaire apparut ! On venait de le hisser sur le donjon ! Pierre et moi nous devînmes tout pâles.

Alors, le regard égaré, Pierre me saisit par le poignet, m’entraîna dans une ruelle et me dit d’une voix saccadée :

— Oh ! non !… Non ! Je ne veux pas !… Je ne veux pas voir ça !

Deux larmes roulèrent sur la poussière de ses joues ; il appuya son front à la muraille, en sanglotant !

Quand il se redressa, il ne pleurait plus ; son regard était devenu d’une dureté extraordinaire.

— Georges, me dit-il, adieu ! Tu n’es pas encore soldat,… tant mieux ! Procure-toi des vêtements civils : tu échapperas ainsi à l’infamie de la reddition ! Au moins ton père et ta pauvre mère te reverront.

— Mon père ! m’écriai-je… Mais, Pierre !… il est mort !

— Hein ?

— Oui,… à Saint-Privat !

Dans la houle de sensations violentes qui nous soulevait, ma pensée, toute aux faits de la journée, s’était hypnotisée sur eux ! Je n’avais (est-ce bizarre !) pas encore songé à raconter l’abominable et glorieux malheur à mon cousin.

Avec quelle douleur il l’apprit, tu le devines, chère mère ; mais il n’en insista pas moins pour que je quittasse ma tenue.

— Pierre ! dis-je, j’ai juré, et ce n’est pas, tu le sais, dans les traditions d’un Cardignac de trahir son serment !

— Sans doute !… Mais.

— N’insiste pas, Pierre ! Si je ne suis pas encore officiellement soldat, je le suis de fait ; je le suis de par ma ferme volonté, de par mon serment !

Et puisque, tout soldat que je suis, je suis encore libre, je reste avec toi !… Je te suivrai ! Tu es mon chef ! Où tu iras, j’irai !

Pierre ne dit pas un mot, mais il me serra contre sa poitrine.

— Viens ! dit-il. Allons voir !

Dès vingt chasseurs d’Afrique qu’il avait ramenés, quatre seulement restaient là avec leurs chevaux : tous quatre étaient blessés, du reste.

À la question de leur capitaine, ils répondirent qu’un général était survenu, qui avait disposé des autres comme estafettes. Pierre eut un hochement de tête et murmura :

— Enfin !…

« Mes amis, continua-t-il en s’adressant à ses chasseurs, allez à l’ambulance vous faire panser.

« Au préalable, rangez vos chevaux ; donnez-leur l’avoine,… ils l’ont bien gagnée ! Toi, Georges ! prends ce bai brun et suis-moi !

J’obéis, et Pierre, tenant également son cheval en main, nous réussîmes à sortir de Sedan.

Ce ne fut pas sans peine ! Nous ne l’avions pu que grâce à un incident qui porta la rage de Pierre à son apogée.

Un général de la maison de l’Empereur, à la tunique bleue rehaussée d’or, passait avec un trompette et une faible escorte, dont le maréchal des logis portait le fanion blanc. Il fit déblayer la porte encombrée, et nous passâmes dans son sillage.

— Qui est-ce ? demanda Pierre à un monsieur en civil qui se trouvait là.

— C’est le général Reille, capitaine ; il part avec un pli de l’Empereur pour demander un armistice.

Et il ajouta avec un soupir de soulagement :

— Ça n’est pas trop tôt !

Je crus que cousin Pierre allait lui envoyer sa main sur le visage ; mais il se contint.

Un instant plus tard, nous nous arrêtions derrière la forte palissade des glacis ; Pierre attacha les chevaux, les dessangla légèrement, et leur servit la ration d’avoine que le mien portait sur son paquetage.

— Mon Georges ! fit-il alors, faisons comme nos chevaux : reposons-nous ! Reprenons des forces… Nous en aurons besoin cette nuit.

Alors, assis près de nos montures, nous assistâmes à l’engouffrement désordonné des troupes dans la ville ; nous vîmes les portes se fermer, et des milliers de soldats débandés envahir les fossés avec des hurlements de colère.


C’étaient de ces chacals de champ de bataille…
Puis, peu à peu, le soleil s’inclina très route, se coucha derrière les collines et disparut ; le crépuscule arriva, et le bruit du canon, se faisant de plus en plus rare, finit par cesser avec la nuit.

Mais en même temps, le sommeil m’alourdissait les paupières ; après une lutte opiniâtre, je dus m’avouer vaincu.

— Dors ! mon enfant, me dit Pierre. Dors !… Je te réveillerai quand il sera l’heure !

Alors, accolé aux pieux de la palissade, je m’abandonnai à un sommeil fiévreux, travers par instants — je m’en souviens — de cauchemars évoquant la bataille.

Quand Pierre me réveilla, il était, me dit-il une heure du matin.

Sa carte était bouclée sous son ceinturon, et j’en conclus que, pendant mon repos, il avait dû étudier soigneusement notre plan de fuite.

C’était vrai. Il m’expliqua rapidement qu’étant donnés, d’une part, leur victoire certaine et l’armistice qui leur offrait la certitude de n’être pas attaqués ; d’autre part, la fatigue d’une pareille bataille, les Allemands prendraient sans doute, avec moins de minutie, leurs dispositions de surveillance ; qu’il fallait donc essayer de profiter de ces circonstances pour tenter de passer.

— J’ai choisi le point qui me semble le meilleur, conclut-il, et maintenant, à la grâce de Dieu !

Nous avons alors contourné Sedan, suivi la Meuse dans la direction et contre la presqu’île d’Iges, de façon à tourner Floing, occupé par les Allemands.

Nous marchions prudemment, au petit pas, et je dois avouer ici mon étonnement de n’avoir pas rencontré l’ombre d’un incident défavorable.

Dans les champs semés de blessés, de chevaux morts, des plaintes parfois s’exhalaient, traversant lugubrement la nuit.

Nous avons croisé un groupe d’ambulanciers, mais c’étaient des nôtres.

Nous aperçûmes aussi des ombres suspectes, qui se traînaient de cadavre en cadavre : des détrousseurs de morts, sans doute ; de ces chacals, de ces hyènes de champ de bataille qu’on abat quand on les trouve, comme on abat des chiens enragés.

Mais nous étions tenus au silence obligatoire, et nous dûmes les laisser se livrer en paix à leur sinistre besogne.

Enfin nous avons passé tout contre les avant-postes prussiens, installés à Floing, et, Pierre mettant alors son cheval au trot, je le suivis.

On nous interpella en allemand ; puis un coup de feu nous fut adressé, sans dommage pour nous du reste, et, une fois dégagés, nous nous lançâmes au galop dans une ravinette, au fond de laquelle coulait un ruisseau.

Au bout de cinq minutes… halte ! Nous étions passés.

Reprenant le pas, nous marchâmes en tâtonnant, comme on marche la nuit, faisant sans doute bien des crochets inutiles. Le jour pointa enfin, et ce nous fut à un double point de vue un vrai soulagement.

D’abord, on y voyait clair ! ensuite, sous nos pieds s’ouvraient les fonds de Givonne, en arrière, très en arrière d’Illy, c’est-à-dire très en dehors des lignes allemandes.

— Sauvés ! m’écriai-je.

Mais Pierre, toujours soucieux, doucha mon enthousiasme.

— Oui ! sans doute !… quand nous serons en Belgique, dit-il gravement.

« Il est vrai, ajouta-t-il, que nous sommes dans la bonne direction… En route !

Nous gagnâmes les bois de l’autre côté du ravin.

Encore une dizaine de kilomètres, me dit alors Pierre, et nous pourrons respirer.

Hélas ! ces dix derniers kilomètres, nous ne devions pas les parcourir ensemble — jusqu’à la fin du moins.

Soudain, comme nous descendions une pente légèrement déboisée, un peloton de hussards prussiens nous apparut.

Comment ! Pourquoi ? Dans quel but étaient-ils là, si loin déjà de leur centre ? Je n’en sais rien, et je ne le saurai jamais sans doute.

Depuis, en y réfléchissant, j’ai pensé que ce devait être, ou bien la pointe d’une reconnaissance envoyée à tout hasard dans le Nord, ou une troupe faisant un service de prévôté, ou bien encore un parti de cavalerie rentrant de donner la poursuite à quelques isolés de notre armée. Peu importe après tout : le fait brutal, c’est qu’ils étaient là, qu’il nous avaient vus, et qu’ils détachaient sur nous un groupe d’une douzaine des leurs sous les ordres d’un sous-officier.

— Vite ! me jeta Pierre,… prends à droite !… Et de l’éperon ! File devant !

En même temps il dégainait.

J’en fis autant, et, mon sabre-baïonnette dans la main droite, les rênes dans la main gauche, je lançai mon cheval sur la pente.

C’était une déclivité effroyable, au moins pour la descendre au galop de charge. Je suis certain que, de sang-froid et si solide que je sois sur une selle, je n’aurais jamais osé aborder à ce train-là un terrain pareil !

Mais il est des minutes où la raison n’a pas prise sur le cerveau ! Mon bai-brun bondissait à folle allure, au travers des roches moussues et des arbres abattus.

Ah ! quels chevaux que ces chevaux d’Afrique !. Quel pied !… Quel jarret !

Ce brave animal semblait comprendre la nécessité d’aller vite ; et pendant qu’il m’emportait, me secouant dans son vertigineux galop, je regardais par instants ce qui se passait derrière moi.

Ah ! mère ! quel cavalier admirable que mon cousin Bertigny ! Il était sur sa selle comme s’il eût été au manège, et je me rendis compte qu’il cherchait à « égailler » les hussards, à les disperser.

En fait, il les avait entraînés sur la gauche et me rattrapa ensuite d’une allure de vertige.

— Marche ! marche !. Aie du sang-froid, me crie-t-il. Mais une coupe de bois très embarrassée nous force à ralentir un court instant, et les hussards en profitent. Ils nous regagnent le terrain que Pierre leur a fait perdre et poussent déjà des hourras forcenés.

Le sous-officier allemand, mieux monté sans doute, prend de l’avance, et je vois encore Pierre saisir son revolver, allonger le bras et tirer.

Pan !… la balle atteint le cheval du Prussien — dans le cou sans doute — car il pointe, s’enlève sous la douleur et s’arrête ! Mais les autres arrivent !

Pour comble de malheur, ils réussissent à tourner mon cousin, qui est forcé de se rejeter sur sa gauche.

Il me crie :

— Ne t’occupe pas de moi !… nous nous retrouverons. File toujours jusqu’à ce que ton cheval tombe !

Puis un groupe d’arbres le masque à ma vue !… Je ne l’ai plus revu !

Il m’était impossible de connaître la direction dans laquelle l’avait jeté la poursuite ; je ne pouvais donc pas essayer de me tenir en communication avec lui.

Au surplus, j’avais à mes trousses trois gros diables de hussards dont les mecklembourgeois faisaient, eux aussi, du chemin ; et à quelques centaines de mètres, je sentis que mon cheval faiblissait.

Pauvre bête !… Cela n’avait rien d’étonnant, après le surmenage des jours précédents et la charge de la veille ! Il y avait trois jours peut-être qu’il n’avait pas été dessellé !… Et puis je n’avais pas d’éperons… ce qui, dans ces circonstances extrêmes, constitue une infériorité immense.

Tout à coup, ma monture glissa sur un plan de terrain glaiseux, tomba sur les genoux, et la secousse me jeta sur le sol !… Je me relevai en un quart de seconde, car le sang-froid ne m’avait pas abandonné ; par une chance providentielle, je n’étais pas blessé.

Déjà mon cheval s’était relevé, lui aussi ! Délesté de mon poids, une nouvelle poussée de vigueur l’emportait vers les bois dans un galop échevelé !… Je me jetai dans un fourré, et empoigné d’une rage subite, je pris mon fusil que je portais en bandoulière, je mis baïonnette au canon, puis chargeant, je fis feu !

Un hasard — celui de tête — boula avec son cheval. Ce fut une dégringolade de l’homme et de la bête à travers la pente ; alors pendant que les deux autres poussaient des imprécations, je m’engageai rapidement sous la futaie, et après avoir parcouru deux à trois cents mètres, je m’arrêtai, écoutant. Des cris, des jurons, des bruits de colloque m’arrivaient à travers les branchages.


Je fis feu !…

Évidemment mes trois poursuivants avaient été rejoints par d’autres. Sans doute ils allaient continuer à me donner la chasse, et, de fait, le bruit des branches cassées me fit comprendre qu’on avançait sous bois.

Attendre eût été folie !… Je m’élançai rapidement et débouchai soudain dans une « coupe » au milieu de laquelle se dressait une hutte recouverte de terre et de gazon.

Plus loin un paysan, aidé de sa femme et d’une fillette, s’occupaient à construire, avec des rondins de bois, un de ces monticules qu’on rencontre si souvent en forêt, servant à fabriquer le charbon de bois, et qui constituent eux-mêmes le four à charbon.

À ma vue, ils s’arrêtèrent dans leur besogne, et l’homme, dont le visage noir n’était dénué ni de bonté ni d’intelligence, me dévisagea d’un regard franc et dit simplement :

— Vous êtes poursuivi, pas vrai ?

— Oui !… Ils sont sous bois ! Ils arrivent derrière moi !

— Ah ! les canailles !

Il hésita un instant, scrutant l’horizon d’un air inquiet ; puis, prenant une détermination :

— Couchez-vous là-dedans ! fit-il.

Il m’indiquait le lit de bûchettes à demi édifié pour son four.

« Allez ! Allez ! Dépêchez-vous ! insista-t-il en voyant ma surprise. Ils vont bientôt être là : je les entends ben ! Nous avons pas d’temps à perdre.

J’obéis et m’étendis sur le dos, et l’homme, aidé de sa femme et de sa fillette, se mit à me recouvrir de bûchettes.

Cela se fit avec une rapidité invraisemblable.

Aucun de mes trois sauveteurs ne parlait ; bientôt je n’eus plus que le visage à l’air libre et le charbonnier, plaçant au-dessus de mes yeux et de ma bouche deux branchettes flexibles en forme de pont, recouvrit le tout de légers rondins… J’étais enseveli sous un lit de bois !

L’homme, se penchant vers moi, me souffla alors :

— Surtout ! bougez plus ! Nous serions « tertous » fusillés !. Les v’là qui arrivent !

J’étais fort mal à l’aise, c’est vrai ! Les rondins m’entraient dans les reins, me comprimaient la respiration ; mais enfin l’air pénétrait quand même jusqu’à moi.

J’entendais le charbonnier qui continuait son travail un peu plus loin et donnait des ordres à sa femme et à sa « mioche » ainsi qu’il l’appelait.

Sa voix avait bien un léger tremblement, et certes… il y avait de quoi être ému !

Ah ! le brave garçon ! Sais-tu, mère, que cet acte-là, c’est du pur héroïsme ! Aussi, du fond de mon cœur, une prière ardente montait vers Dieu ! Je le suppliais — vois-tu, mère chérie — oh ! pas pour moi ! mais pour eux, mes sauveurs ! Et j’avais presque un remords d’avoir accepté cette offre si simplement faite, par cet homme qui, sans me connaître, risquait sa vie pour me sauver.

Mais l’instant critique arrivait.

Les hussards débouchaient dans la clairière, formée par la « coupe ».

— Eh ! là ! l’homme, cria en très bon français une voix rude, mais dont le ton indiquait un homme d’éducation supérieure, un officier. Eh ! là ! arrive un peu !. Un soldat français vient de passer ici,… l’as-tu vu ?

Le charbonnier fut magnifique ! Sa ruse instinctive de paysan, d’homme des forêts, s’exacerba devant l’imminence du péril.

Très grave, traînant sur les mots, il articula lentement :

— Sans doute !… oui… sans doute, monsieur l’officier ! J’étions à not’ ouvrage, ben tranquillement, ma femme, ma mioche et moi, car j’avons eune commande ben pressée,… et dame ! on ne vit pas de l’air du temps. On est du pauv’monde, vous savez ben, monsieur l’officier ! Alors !…

— Pas tant de simagrées, l’homme, interrompit la voix de l’officier ; où est-il passé ?

— Dame, monsieur ! Il courait vite ! Pas vrai ? Dame ! nous autres, j’sons des pauv’gens ! On avait tiré et j’nous mêlons pas de ces affaires-là.

— « Der Teufel ! »[4] veux-tu t’expliquer ? Quel chemin a-t-il pris ?

— J’peux pas vous dire au juste. Il a couru par là. Il a dû prendre le chemin forestier de la haute côte, qu’aboutit entre Bazeilles et Douzy.

— Tu dis bien la vérité ? Tu ne l’as pas caché ?

— Eh là ! monsieur ! Et où donc que vous voudriez que j’l’aie mis. Et puis, c’est pas mes affaires… J’ons assez d’gagner bien péniblement not’ pauv’vie !… Pas vrai, la femme ?

— C’est la vérité vraie ! articula la charbonnière.

— Quelles brutes ! grogna le Prussien.

Il n’était qu’à demi convaincu, et, par acquit de conscience, il fit visiter la hutte.

Oh ! ces transes, quand j’entendis les hussards circuler autour de ma cachette ! Je sentais une sueur de mort rouler sur mes tempes.

Enfin !… Ils se décidèrent à partir ! mais non plus à ma poursuite : ils retournaient au contraire sur leurs pas.

Je m’en rendis compte par la conversation de l’officier qui causait (en allemand cette fois) avec un de ses « unter » officiers.

— Laissons ça ! dit-il. Aussi bien ce n’était pas tant le soldat qui nous importait. C’est l’officier que j’aurais voulu prendre ! Mais il a filé ! Ah, dame ! c’est un cavalier, celui-là !… Il aura gagné la Belgique !

— Sans doute, herr lieutenant !

— C’est égal ! j’aurais bien voulu prendre l’autre ! Je lui aurais fait payer cher son coup de fusil ! C’est qu’il a bien démoli le cheval de ce pauvre Casper, mon ordonnance, qui s’est cassé la tête en tombant ! Enfin ! c’est la guerre !

Puis les voix devinrent confuses, s’atténuèrent graduellement et s’éteignirent à mesure que les Allemands rentraient sous bois.

Alors, tout en feignant d’arranger ses bûchettes, le charbonnier se pencha et me dégagea le visage.

— Ouf ! murmurai-je… J’ai eu chaud !

Ce n’était pas une simple métaphore, car j’étouffais littéralement. La sueur m’inondait la face ; mes vêtements se collaient sur mon corps.

— Bougez pas encore ! souffla le charbonnier. « Espérez » un instant ! La « mioche » est allée voir s’ils sont bien partis.

Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que je quittai mon abri, pour me réfugier dans la hutte ; et comme je remerciais chaleureusement mon hôte :

— C’est rien que ça ! fit-il simplement. Faut ben s’aider contre l’ennemi entre soldats. Moi aussi je l’ai été ! J’ai fait le Mexique !

Seulement, continua-t-il, c’est pour vous sauver tout à fait de leurs pattes ! Vous y arriverez jamais en costume militaire, même par les bois. C’en est plein, de ces sales Prussiens ! archi-plein partout !

L’idée me vint alors de me procurer un vêtement civil. J’avais sur moi dans ma ceinture, en or, environ quatre cents francs, ce qui atténuait de ce côté toute difficulté.

La femme s’offrit pour aller jusqu’au village s’en procurer un. Elle partit immédiatement avec de l’argent que je lui remis ; une heure plus tard elle m’apportait un vêtement de velours marron, que j’endossai de suite, et un chapeau mou dont je me coiffai.

Restait à faire disparaître mes armes et ma tenue militaire.

J’eus un serrement de cœur à la proposition que me fit le charbonnier de brûler les effets ! Non ! cela ne pouvait être ! C’étaient déjà des amis pour moi.

Et puis, du reste, on ne pouvait brûler les armes !

J’obtins du bonhomme qu’il les enterrerait en un paquet, sous une roche, près de la borne hectométrique de la route forestière ; au moins je pourrais venir les y rechercher un jour.

Il sourit et promit.

— Je comprends ça, fit-il : on y tient ! c’est des vieux camarades ! Pourtant vous êtes bien jeune. N’y a pas longtemps que vous les avez.

— Non ! depuis hier seulement ; mais ils ont été baptisés à Bazeilles !

— Ah ! alors !…

Et dans cet « alors  !  » perçait de l’admiration.


Je partis plein de courage et de confiance.

C’est qu’il avait vu la lutte du haut de la pointe du bois !

— Vous les avez secoués, fit-il. Ça ! vous pouvez le dire !

Nous causâmes des moyens les meilleurs à employer pour franchir les lignes.

— Moi ! je n’hésiterais pas, dit-il. Je piquerais au sud. Voyez-vous, depuis ce matin ils ont certainement garni la frontière belge pour pincer les fuyards. Y a pas gras par là ! À votre place, je m’en irais tranquillement, les mains dans les poches, et je descendrais la Meuse.

Ce fut le parti que j’adoptai.

Après avoir serré une fois encore la main du brave homme, je pris par écrit son nom : Pierre Bagelin, bûcheron et charbonnier au village de Donzy.

Je lui donnai le mien, en lui promettant ma visite la guerre finie. J’embrassai Marie, la fillette aux grands yeux bleus, « la mioche » comme disait son père ; j’eus même grand’peine à lui faire accepter un cadeau en argent pour s’acheter une poupée ; puis, redevenu un civil avec mes vêtements d’ouvrier, je partis plein de courage et de confiance.

N’avais-je pas un talisman ? la croix d’honneur de père que je sentais sur mon cœur, à travers le cuir de ma ceinture.


Je ne te raconterai pas, ma mère chérie, ma marche à l’aventure au milieu des armées prussiennes ; ce serait me répéter.

Tu te rends bien compte, n’est-ce pas, par le récit de mon odyssée de Saint-Privat à Bazeilles, de ce que dut être cette nouvelle traversée à travers l’invasion.

Je m’en tirai tant bien que mal, mais enfin avec une lenteur désespérante. J’ai dû rester parfois trois, quatre…cinq jours dans le même village sans pouvoir passer.

T’écrire, je ne le pouvais pas ; tu le comprends, puisque j’étais en plein dans le camp ennemi ; mais l’espoir ne me fit jamais défaut : car j’emportais au moins, dans mon âme, la joie de savoir que mon cousin Bertigny avait pu s’échapper.

Il me fallut plus d’un mois pour atteindre les Vosges, où, d’après des conversations que j’entendais, un centre de résistance s’était organisé. Je savais même que, dans cette armée, il y avait beaucoup de corps francs, car


C’est entre deux baïonnettes que je fus amené à l’officier.

les Allemands parlaient souvent des francs-tireurs avec une haine et aussi

une épouvante très caractéristiques.

Le 26 septembre, une nouvelle attristante me parvint : Strasbourg avait dû capituler ! et le corps de siège, comprenant la division badoise, libre de ce côté, traversait les Vosges. J’étais ce jour-là à Morhange, au nord-est de Nancy. Je pris mon parti et je piquai directement au sud.

Enfin, huit jours plus tard, le 4 octobre, je tombais dans un poste de francs-tireurs des Vosges, installé dans le contrefort ouest du Donon, en avant de Raon-l’Étape. J’étais sauvé ! J’étais dans nos lignes !

Pourtant l’accueil que je reçus fut plutôt rude.

Ces braves gens étaient méfiants, et certes je ne leur en fais pas reproche !… bien au contraire ! Ce fut entre deux baïonnettes que je fus amené à l’officier commandant le détachement.

C’était presque un vieillard, aux rudes moustaches grises, à l’impériale fournie, aux yeux bleus, très crâne dans sa tenue pittoresque. Mais nous ne fûmes pas longs à nous entendre, car l’énoncé du nom de Cardignac le dérida

Regarde, mère, quelle grande famille que l’armée !… Le capitaine Galbaud n’avait-il pas servi sous mon pauvre oncle tué en Crimée, en qualité de mar’chef !

Ah ! si tu l’avais vu me sauter au cou ! je n’en revenais pas moi-même !

Et c’est ainsi que, le lendemain même, ma situation militaire était régularisée, et que j’endossai le costume de toile de franc-tireur des Vosges.

Cela me fit du bien, je t’assure, de me sentir un chassepot dans la main, et surtout de m’en servir, comme un vieux soldat que je suis !… car, dès ce moment, j’entrai, comme on dit vulgairement, dans la peau de mon rôle.

Écoute mon odyssée à partir de ce jour-là. La voici, résumée brièvement :

Le 6 octobre, j’ai pris part au combat de la Bourgonce, sous le général Dupré.

Le 9 octobre, nous avons défendu crânement Rambervillers[5], sans pouvoir, hélas ! nous y maintenir.

J’ai brûlé des cartouches à Bruyères, le 11 octobre ; mais les Allemands arrivant de Strasbourg nous inondaient sous leur nombre, et nous ne pûmes les empêcher d’entrer à Épinal, qu’ils occupèrent le 12.

Puis le général Cambriels dut nous reporter en arrière, vers Besançon.

J’ai encore fait le coup de feu à Étuz, le 22 octobre, et le 25 à Châtillon.

Enfin, comme les Badois obliquaient sur Dijon, nous voulûmes couvrir la ville, tout en battant en retraite.

Le 30 octobre au matin, j’étais envoyé, avec ma compagnie, en reconnaissance entre Langres et Dijon, où nous accourûmes au bruit du canon.

À trois heures, nous entrions en ville par le faubourg Saint-Nicolas. J’ai donc combattu, sans le savoir, tout près de mon bon ami Paul.

Enfin, à la nuit, je revenais de chercher à la préfecture des ordres pour la compagnie, quand j’ai été touché.

Et la Providence avait, comme à dessein, mis Paul sur ma route pour me ramasser à cet instant précis…


Voilà mes impressions de guerre, ma bonne et chère maman ! Tu le vois, j’ai fait de mon mieux.

J’espère que de là-haut, dans le séjour des braves, mon grand-père, mon oncle et mon père m’adressent un sourire.

En tous cas, j’ai fait ce que j’ai pu pour le mériter.

Et maintenant que je t’ai retrouvée ici, mère chérie, je m’explique ton angoisse affreuse pendant ces longs jours ; mais ne crois pas que je t’aie oubliée.

Dès que j’ai été incorporé à la compagnie du général Galbaud, je t’ai écrit.

Chaque fois que les marches, les contre-marches, les combats me laissaient un instant de liberté, je t’écrivais !

De Raon-l’Étape à Dijon, je t’ai ainsi expédié huit lettres ; mais je ne pouvais te supposer à Champ-Moron.

Pour moi tu étais toujours là-bas, au Havre, et c’est au Havre que j’adressais mes lettres.

Où sont-elles, ces pauvres lettres ? Je n’en sais rien ! Sont-elles en route ? Ont-elles été interceptées par l’ennemi, saisies dans les bureaux de poste ?… T’arriveront-elles après des détours et des pérégrinations ?… Qui le sait ? nous verrons bien ! Attendons.

Et je veux terminer ces feuillets par une action de grâce et un acte d’espérance.


Volontaire et éclaireur à cheval. Légion italienne commandée par Garibaldi.

Oui ! Merci au Dieu des batailles qui m’a préservé au travers de tant d’épreuves ! Merci à Lui d’avoir soutenu mon courage, sans un instant de désespérance ni de faiblesse !

Mais, en même temps, je le supplie d’écouter la prière du convalescent, à peu près rétabli, que je suis aujourd’hui, 30 novembre 1870.

Qu’il me guérisse complètement pour que je puisse repartir, et, qui sait ? contribuer peut-être au succès final que je veux espérer.

Oui !… Malgré l’occupation allemande, des nouvelles vagues nous parviennent qui me rendent un peu d’espoir… Nos armées se rapprochent. L’attaque de nuit tentée l’autre jour, 26 novembre, par Garibaldi, est arrivée jusqu’aux portes mêmes de Dijon ; que dis-je, jusqu’à Dijon même, puisque des coups de feu ont été échangés sous les murs du cimetière… Sans doute les troupes du célèbre agitateur italien[6] sont plutôt des troupes de coup de main que des unités régulières. Lui-même n’est pas, à proprement parler, un général dans l’acception stratégique du mot, mais plutôt un aventurier héroïque. Il ne semble même pas devoir tenir sérieusement devant des troupes aussi fortement instruites que ces régiments prussiens.

Qu’importe ! tout effort est utile dans les moments de crise comme ceux que notre pays traverse, et il me paraît que, plus nous résisterons, plus l’histoire sera indulgente pour notre défaite.

Si nous avions fait la paix après Sedan, après Metz, quelle honte sur nos épaules, mère ! le sens-tu comme moi ? Chaque heure de lutte, après des désastres pareils, ne peut que nous relever à nos propres yeux, et, pour l’honneur du nom que père m’a laissé, il faut que, dans la deuxième partie de cette funeste guerre, la guerre contre l’Invasion, il y ait un Cardignac, comme il y en eut un à cette première invasion que termina Valmy.

Tu dois te souvenir du jour déjà lointain où père quitta Paris, accablé par la disgrâce impériale ; c’est toi qui me l’as raconté ; j’étais tout petit ; tu pleurais, et père, sans une larme, te dit d’une voix grave :

— Ne pleure pas, Valentine, et songe au proverbe :

« Fais ce que dois, advienne que pourra. »

Eh bien ! mère chérie, ce proverbe, je l’adopte, à cette heure lugubre de notre histoire. Les Cardignac n’avaient pas de devise : que celle-ci soit nôtre et puisse ma vie tenir tout entière entre ces deux mots : le devoir qu’elle m’impose et ma tendresse infinie pour toi.

georges cardignac.
Dijon, 30 novembre 1870.



  1. En avant !
  2. Historique : le curé de Bazeilles conduisit ses paroissiens à la défense de son village.
  3. Calot veut dire en argot militaire : képi.
  4. Juron allemand qui signifie : « Par le diable ! »
  5. Rambervillers fut, plus tard, en raison de sa belle défense, autorisé, comme Dijon et Châteaudun, à porter dans ses armes la croix de la Légion d’honneur.
  6. Garibaldi, célèbre révolutionnaire italien, avait, en 1870, obtenu du gouvernement de la Défense Nationale le commandement d’une division à l’armée des Vosges. Il avait sous ses ordres ses deux fils, Riciotti et Menotti Garibaldi.