Histoire d’une famille de soldats 3/8

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Delagrave (p. 251-286).


CHAPITRE VIII

en route vers le niger


Lorsque Georges Cardignac débarqua à Saint-Louis, en février 1880, la capitale du Sénégal était loin d’être la belle et grande ville qu’elle est devenue aujourd’hui.

Construite presque entièrement à la mauresque, c’est-à-dire formée de maisons à terrasses, sur la blancheur desquelles tranchaient quelques rares cocotiers, elle occupait une île de sable, qui sépare le Sénégal en deux bras, à vingt-cinq kilomètres environ de son embouchure.

À l’est de l’île, un pont de bateaux reliait la ville à la terre ferme ; à l’ouest, un autre pont sur pilotis, jeté sur le petit bras du fleuve, donnait accès à la longue bande de sable que les passagers du Stamboul avaient aperçue du large.

Le palais du Gouverneur, grand bâtiment carré à toiture plate, occupait le milieu de la ville ; dès le lendemain de leur arrivée, les officiers des deux compagnies d’infanterie de marine s’y rendirent, ayant revêtu la tenue d’Europe, modifiée seulement par le casque colonial qui, au Sénégal, ne se quitte jamais.

Le colonel Borgnis-Desbordes, qui remplissait les fonctions de commandant supérieur, reçut les nouveaux venus avec une grande cordialité.

— Soyez doublement les bienvenus, messieurs, leur dit-il ; le renfort que vous m’amenez formera prochainement le noyau d’une colonne que j’ai l’intention de pousser vers le Haut-Fleuve ; ça remue là-bas ! Ahmadou, le sultan de Ségou, commence à violer ses promesses ; un autre adversaire, nommé Samory, manifeste, paraît-il, dans le sud, des dispositions hostiles ; les populations que nous ne protégeons pas suffisamment contre ces incursions se tournent contre nous ; il faut, pour parer à tout cela, que l’an prochain nous ayons pris pied sur le Niger ; une fois sur le Niger navigable, une fois nos canonnières démontables transportées à Bammakou, l’espace est à nous. Ségou, le Macina, et enfin Tombouctou, la mystérieuse capitale du Sahara, tomberont l’un après l’autre entre nos mains comme des fruits mûrs.

En sortant du palais du Gouverneur, encore tout heureux des perspectives de prochaine campagne que le colonel Borgnis-Desbordes venait de lui faire entrevoir, Georges Cardignac rencontra M. d’Anthonay.

L’anxiété qui se peignait sur les traits de l’ancien magistrat le frappa aussitôt.

— Auriez-vous de mauvaises nouvelles ? demanda le jeune officier.

— Très mauvaises, répondit M. d’Anthonay d’une voix altérée ; M. Ramblot, qui est parti de Bafoulabé à la fin de janvier, et qui devrait être rentré depuis vingt jours au moins à Kita, où il a accompagné le capitaine Galliéni, n’a pas reparu, et je viens de recevoir de sa fille Lucie qui l’a accompagné jusqu’à Kita seulement, deux lettres désespérées me disant son anxiété ; en même temps que cette lettre, j’en ai trouvé une du commandant du poste de Kita me confirmant qu’on n’a aucune nouvelle de cet excellent homme, malgré toutes les recherches poussées dans la direction du Niger.

— Il était donc seul ?

— Non, il avait avec lui une petite caravane d’une dizaine de noirs et quelques porteurs chargés de guinée[1], l’objet d’échange le plus avantageux dans cette région. Mais il était le seul blanc de cette caravane, et maintes fois je lui avais reproché son excès d’audace ; mais il me répondait avec un calme de Romain : « Qui ne risque rien, n’a rien. »

— Pauvre M. Ramblot ! Qu’a-t-il pu lui arriver ? Que redoutez-vous pour lui ? demanda Georges, que cette nouvelle venait d’impressionner douloureusement.

— Je me perds en conjectures : est-il prisonnier ? c’est ce qu’il y a de plus à craindre à mon sens. Est-il simplement égaré ? A-t-il poussé plus loin qu’il n’en avait l’intention, et se trouve-t-il aujourd’hui à une distance telle dans l’intérieur qu’il ne puisse donner de ses nouvelles ? C’est peu probable ; les messagers nègres parcourent d’énormes distances en courant, et l’un d’eux serait déjà revenu à Kita. Or nous avons le télégraphe avec Bafoulabé, qui est à quatre jours de marche seulement de Kita, et je serais déjà avisé de l’arrivée d’un messager.

— Vous dites qu’il s’est dirigé du côté du Niger ?

— Oui ; c’est le troisième voyage qu’il accomplissait de ce côté, et, dans le dernier, il avait poussé au nord de Bammakou ; cette fois-ci, il est parti vers le sud, du côté du Ouassoulou, où commande un certain Samory : le résultat était tentant, car on lui avait signalé une forêt de caoutchouc sur la rive droite du Niger, dans la région de Kénira qui s’étend entre le Baoulé et le Niger. Orle caoutchouc est, en ce moment, un de nos articles d’exportation les plus demandés. M. Ramblot a donc pensé qu’il pouvait beaucoup risquer pour beaucoup gagner.

— Le Ouassoulou, cette région dont vous parlez et où règne Samory, a-t-il reconnu notre influence ?

— Non ; tout ce qui est de l’autre côté du Niger nous échappe complètement ; je crois qu’une mission a été envoyée à Samory l’an dernier, et que ce potentat noir a reconnu le protectorat français ; mais ce n’est là qu’une garantie illusoire et cela n’empêche pas les razzias d’esclaves de se pratiquer journellement dans toute la région.

— Vraiment, reprit Georges Cardignac, dont l’anxiété allait croissant, vous craignez que M. Ramblot n’ait été enlevé par des marchands d’esclaves ?

— Tout est possible, et je suis dans l’angoisse la plus vive ; aussi je vais de ce pas trouver le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes ; lui seul peut exercer une action quelconque à pareille distance.

— Je vais avec vous, dit soudain Georges Cardignac.

Et dans cet élan qui le poussait à s’intéresser plus qu’il ne l’aurait cru lui-même, à cette famille perdue de vue depuis dix ans, il y avait comme une secrète divination des joies et des affections qui devaient plus tard le payer de ses efforts et de ses fatigues.

Le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes connaissait beaucoup M. d’Anthonay, et l’estimait comme un des Français dont il était de l’intérêt de la colonie de soutenir le plus activement les tentatives de transactions commerciales ; il connaissait aussi M. Ramblot, dont il appréciait particulièrement l’activité et l’esprit d’initiative, et qui avait maintes fois facilité à ses colonnes l’œuvre de pénétration sur la rive droite du Sénégal, en lui envoyant des renseignements sur la topographie du pays. Aussi montra-t-il une véritable anxiété lorsque l’ancien magistrat lui fit part de ses craintes sur le sort du hardi commerçant. Se dirigeant vers une vaste carte qui garnissait l’un des panneaux de son cabinet, il se fit montrer la direction qu’avait dû prendre la petite caravane organisée par M. Ramblot, et au bout d’un instant de réflexion :

— Ce que je redoute le plus pour lui, dit-il, c’est la rencontre des Maures ; cette région du Ouassoulou est déjà fort éloignée du centre de leurs incursions, mais comme ils ont dépeuplé la plupart des villages de la rive droite du Sénégal, ils doivent éprouver le besoin de pousser plus loin pour trouver des villages peuplés et des populations moins méfiantes ; il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que leurs traitants eussent atteint le Ouassoulou ; ils ne se soucient pas plus de Samory que du plus minuscule des roitelets nègres, et, leur coup fait, ils seront remontés vers le nord avec leurs captifs.

— Alors, vous supposez que M. Ramblot serait entre leurs mains ?

— C’est une supposition que je n’appuie sur rien, n’ayant pas plus de nouvelles que vous : il peut tout aussi bien être entre les mains de Samory lui-même, ce qui vaudrait mieux, car ce serait une question de rançon. Peut-être dans quelques jours recevrai-je une dépêche du commandant du poste de Kita, qui a évidemment dû envoyer des émissaires à sa recherche. Je vous les communiquerai.

— Je n’aurai jamais la patience de les attendre, mon colonel ; je préfère voir par moi-même et, pour cela, profiter du convoi qui remonte jusqu’à Médine et qui part demain.

— Mais que comptez-vous faire ?

— Rien, sans votre aide, je le sais ; mais je connais votre cœur : je sais que cette aide vous ne la refuserez pas à des Français, venus dans ce pays comme dans une seconde patrie ; je suis donc sûr qu’un mot de vous au commandant du poste de Médine me précédera.

Le colonel réfléchissait.

— Savez-vous que c’est une véritable expédition que vous me demandezlà ? Une petite colonne qu’il faudra envoyer dans le Ouassoulou où nous n’avons jamais pénétré, puisque nous n’avons pas atteint et encore moins franchi le Niger.
Combien avez-vous d’années de présence aux colonies ? demanda brusquement le colonel.

— N’avez-vous pas tous les pouvoirs nécessaires pour en décider l’organisation, mon colonel ? Quant aux dépenses qu’elle nécessitera, approvisionnements, moyens de transports, permettez-moi de vous le dire, je les prends tous à ma charge…

— Hum ! hum ! fit le colonel, vous croyez que les choses s’arrangent ainsi. Il nous faut aménager les Malinkés, les Rambaras et les Mandings qui forment le fond de la population de la région, et surtout ne pas inquiéter Ahmadou qui ne veut supporter aucune tentative du côté du Niger. En ce moment, le capitaine Galliéni et le docteur Bayol sont en mission auprès de lui, avec une trentaine de tirailleurs seulement : c’est une mission pacifique dont j’attends les plus grands résultats, et que l’annonce d’une expédition militaire pourrait compromettre… Ahmadou nous déteste, et comme

Toucouleur et comme musulman ; mais il nous craint depuis que nous avons poussé jusqu’à Kita. Celui que je redoute le plus, je vous le répète, c’est ce nouvel ennemi, Samory, ce conquérant du Ouassoulou, qui s’est taillé un véritable royaume dans le Haut-Niger. C’est donc contre lui que j’organise la colonne dont je vous ai parlé, mais elle ne sera prête que dans plusieurs mois.

— Permettez-moi de la précéder, dit M. d’Anthonay ; je suis en relations de commerce avec des Maures de Bafoulabé et de Médine qui connaissent le pays entre Sénégal et Niger, et peut-être mon action ne vous sera-t-elle pas inutile.

— Vous laisser vous engager sans l’appui d’aucune force dans ce guêpier, encore si peu connu entre les deux fleuves, c’est vous exposer au sort de M. Ramblot, reprit vivement le colonel ; je ne le puis ni ne le dois.

Alors, donnez-moi une escorte, si faible soit-elle ; vous savez quel est le prestige que nous devons, dans tout ce pays, à la puissance de nos fusils : elle suffira à me permettre d’avancer : en m’avançant je prendrai des renseignements et je ne tarderai pas à être fixé sur le sort de notre infortuné compatriote.

Et comme le commandant supérieur, très perplexe, réfléchissait :

— Mon colonel, fit délibérément Georges Cardignac, permettez-moi de vous demander le commandement de cette escorte. Le colonel Borgnis-Desbordes leva la tête : il considéra un instant cette figure juvénile qu’il se souvenait d’avoir vue le matin même, parmi les nouveaux venus de France, et soudain traduisant son impression par un geste d’impatience accompagné d’un haussement d’épaules :

— Combien avez-vous d’années de présence aux colonies ? demanda-t-il, ironique et froid.

— Je suis arrivé ce matin, mon colonel ; je n’ai pas encore servi aux colonies, c’est vrai, mais je croyais…

Le commandant supérieur lui coupa la parole d’un ton sec :

— Il y a un peu d’outrecuidance dans votre demande alors, mon jeune camarade, je m’étonne que vous ne le sentiez pas : avant de songer à conduire une troupe dans l’intérieur, il faut vous faire au climat, apprendre quelques-uns des idiomes indigènes et savoir quelque chose du pays. Ce sont des vérités que vous auriez pu m’éviter la peine de vous apprendre.

Georges, interloqué, ne trouva pas un mot à répondre, mais une larme jaillit de ses yeux.

M. d’Anthonay, touché jusqu’au fond de l’âme, de la généreuse intervention du jeune homme et attristé du reproche qu’elle lui attirait, prit la parole et, d’un ton ferme et convaincu, raconta au commandant supérieur ce qu’il savait du passé militaire du jeune officier. Pendant qu’il parlait, le pli qui barrait le front de son interlocuteur disparut et lorsqu’il eut terminé :

— Allons, allons, fit le colonel, j’ai été un peu dur pour votre jeune ami : j’ignorais tout ce que vous venez de m’en dire et surtout sa belle conduite en 1870, garantie évidente de ce qu’il pourra faire ici : mais il n’en est pas moins, sinon trop jeune, du moins beaucoup trop ignorant des choses coloniales pour commander, même à cinquante hommes, si ces hommes forment une colonne isolée dans la brousse ; car vous n’ignorez pas, vous, monsieur, qui connaissez ce pays, quelle responsabilité pèse sur le chef qui doit assurer leur ravitaillement, leur direction, leur discipline en cas de danger. Voyez Galliéni qui est maître en la matière, que de difficultés il rencontre dans sa mission à Ségou. J’ignore même s’il pourra y arriver : c’est pour l’appuyer que j’avais l’intention de pousser une colonne, vers le mois de juin, sur le Niger. Voici donc ce que je vais faire : je vais envoyer à mi-chemin la compagnie dont fait partie M. Cardignac ; le capitaine Cassaigne qui la commande est un vieux colonial en qui j’ai la plus entière confiance ; je lui adjoindrai une centaine de vigoureux Bambaras, recrutés précisément sur les confins du pays où vous allez ; il s’installera en un point que je lui indiquerai et d’où il pourra rayonner pour vous chercher les renseignements nécessaires.

— Merci, mon colonel, dit l’ancien magistrat d’un ton pénétré : je savais bien que vous ne laisseriez pas impuni un attentat contre un de nos compatriotes. Si M. Ramblot peut être sauvé, il le sera, et il le sera grâce à vous.

Grand fut l’étonnement du capitaine Cassaigne lorsque, appelé chez le commandant supérieur, il y apprit qu’il partait dès le lendemain en colonne et prendrait le commandement de la flottille qui allait remonter le Sénégal. Sa joie égala son étonnement, car ce qu’il redoutait le plus, c’était de se voir enlisé pour plusieurs mois à Saint-Louis, dans cette vie déprimante de garnison où l’on subit les rudes atteintes du climat sans avoir l’indépendance de la vie de campagne ; et quand il sut qu’il devait en partie ce commandement
Pépin sauta de joie en apprenant qu’on « démarrait ».
inattendu à l’heureuse initiative de son sous-lieutenant, son affection pour le jeune homme s’en accrut.

— Seulement, dit-il à Georges, il y a dans notre petite colonne une corvée qui vous incombe parce que vous êtes le plus jeune et que c’est la règle : c’est la direction de la popote. Munissez-vous donc de tout ce qu’il vous faut : vos camarades vous donneront là-dessus toutes les indications nécessaires : nous avons les cantines à vivres et les ustensiles : procurez-vous les vivres et ingrédients de toutes sortes. Moi, je vais donner les ordres à la compagnie pour l’embarquement, faire toucher les vivres, les cartouches et le campement.

Quelques instants après, Georges rencontra le sergent « Pépin » qui sauta de joie en apprenant qu’on « démarrait » dès le lendemain.

Derrière lui, Baba, les yeux écarquillés de plaisir, écoutait, comprenant qu’on allait s’enfoncer dans le pays et qu’il allait revoir des villages nègres, des cases, toutes sortes de choses dont le souvenir confus était resté gravé dans sa petite cervelle.

— Mon lieutenant, dit aussitôt Pépin à Georges Cardignac, lorsque celui-ci lui eut fait connaître qu’il était chargé de la « popote », si vous voulez je vais emmener votre petit Russe avec moi, et je vous « ferai » vos provisions, car vous savez, il faut tout emporter de Saint-Louis : une fois dans la brousse vous ne trouverez plus seulement un grain de moutarde.

— Entendu, mon brave Pépin, puisque tu veux bien t’en charger.

— Est-ce que vous avez pensé à emporter un fusil de chasse, mon lieutenant ?

— Ah ! dame ! non : je n’y ai pas songé un instant : j’ai la tente, le lit à cantines, la table à X, le pliant, mon seau en toile et ma pharmacie de poche, mais je n’ai ni fusil ni cartouches.

— Je vais vous trouver tout cela chez les frères Gardette, le magasin le mieux monté de Saint-Louis ; il y a de tout dans leur bazar, et si vous vouliez venir avec moi pour choisir…

— Je t’y rejoindrai.

Georges en effet avait hâte de retrouver M. d’Anthonay et de revoir, à l’entrepôt installé par lui à Saint-Louis, la jeune fille qu’il avait connue enfant à Dijon, Henriette Ramblot.

Il la trouva tout en larmes, sous le coup de l’anxiété la plus vive. Elle était brune, grande, élancée, avec un air sérieux et mélancolique qui la faisait paraître plus âgée qu’elle ne l’était réellement. Le jeune officier ne reconnut que vaguement en elle la gamine, qui était venue si souvent et si gentiment le distraire auprès de son lit de blessé à Dijon : elle au contraire le reconnut : elle eut assez de force pour le lui dire et lui rappeler, au milieu de ses pleurs, les souvenirs qui lui étaient restés de l’année terrible. Georges essaya de lui rendre courage en l’assurant qu’il allait s’employer corps et âme à la recherche de son père. M. d’Anthonay, de son côté, finit par la persuader que M. Ramblot était certainement sain et sauf, les gens d’Ahmadou ou de Samory n’ignorant pas qu’ils pourraient tirer de lui une grosse rançon.

— Et quelle qu’elle soit, ajouta l’ancien magistrat, elle sera payée, vous le savez bien. Rien ne m’arrêtera pour rendre votre père à votre affection.

Henriette Ramblot le remercia d’un regard, qui disait assez toute l’affectueuse reconnaissance qu’elle avait vouée à cet homme au cœur si noble, et elle s’occupa activement des préparatifs de son départ, en réunissant tout ce qui était nécessaire à M. d’Anthonay pour une absence de plusieurs mois.

Lorsque Georges Cardignac rejoignit Parasol, au bazar des frères Gardette, il le trouva occupé à réunir dans une caisse un certain nombre de boîtes de conserves.

— Fameux, ça, mon lieutenant, dit-il en lui montrant une sorte de galette, de la taille d’une enveloppe ordinaire : voilà un plat de légumes et ici une compote de fruits comprimés ; quand ça a gonflé dans l’eau et que c’est cuit, il y en a pour six personnes, et vous voyez, ça ne tient pas de place ; on mettrait ça dans son portefeuille : c’est à ne pas croire.

Le choix d’un fusil fut ce qui intéressa le plus Georges Cardignac, car Pépin l’éblouissait en lui parlant du gibier qui pullulait sur les deux rives du Sénégal, et quand, après les pintades, les outardes, les sénégali et les perruches vertes, le sergent eut énuméré les autruches, les caïmans, les hippopotames et les grands fauves des forêts soudanaises, Georges demanda aussitôt à l’employé qui le servait une centaine de cartouches à balles.

— Pas besoin, mon lieutenant, fit Pépin ; pour ces grosses bêtes-là, nous avons nos fusils Gras.

Quand il eut terminé ses acquisitions et que Mohiloff, suivi du petit moricaud Baba, ployant sous le faix d’une caisse de conserves, eut emporté toutes ces provisions, Georges Cardignac se disposa à rejoindre sa compagnie ; mais Pépin le retint.

— Mon lieutenant, dit-il, si vous voulez voir défiler ici les types qui forment le fond de la population du Sénégal, vous n’avez qu’à observer un instant. Il y a de tout ici, et M. Gardette, qui les connaît tous, va vous les présenter. Il y en a d’amusants, vous verrez,… et puis il faut savoir distinguer ici un Maure d’un noir ; ces gaillards-là se détestent et je me suis laissé dire que le grand talent du général Faidherbe, l’ancien gouverneur qui a tout fait ici de ce qui existe, était de s’appuyer sur les noirs pour venir à bout des musulmans ; ce qu’il y a de sûr, c’est que quand nous avons l’un pour nous, l’autre se met tout de suite contre nous.

Georges, que la variété des types et des costumes avait déjà frappé dans les rues de Saint-Louis et que la verve de Pépin amusait, s’assit dans un coin de la boutique.

— Tenez, dit le sergent en montrant un noir de haute taille, aux traits réguliers, à la barbe noire et frisée qui venait d’entrer, portant haut la tête : celui-là, c’est un Yoloff de marque, un musulman.


Aussitôt une bande de noirs l’entoura.

M. Gardette aîné, le co-propriétaire du bazar, était un brave homme, d’une grande prévenance vis-à-vis des officiers qui étaient ses principaux clients ; il présenta le noir au jeune homme, et le Yoloff, par mille congratulations, se montra enchanté. Mais son costume, un long bou-bou (voile en guinée blanche) retombant en large culotte bouffante, simple comme celui de ses congénères, paraissait l’humilier beaucoup, car il s’excusa de ne pas être beau. Alors il raconta avec volubilité qu’il se nommait Bodian, qu’il venait de Bakel et avait gagné beaucoup d’argent : il montra sa bourse et commença ses achats. Un costume de velours vert orné de brandebourgs et doublé de satin, une toque de velours grenat soutachée d’or, des bottes rouges à glands d’or et brodées en fil métallique, une canne à pomme d’argent, une ombrelle et des lunettes bleues, telle fut l’accoutrement d’opéra comique dont il sortit affublé de la boutique du traitant. Presque aussitôt une bande de noirs crasseux lui emboîta le pas dans la rue, en lui criant à tue-tête qu’il était beau, qu’il était riche, qu’il était généreux : un griot[2] se planta devant lui, faisant mille salamalecs et contorsions, l’accablant de louanges.

Et le Yoloff, la tête haute, gonflé d’orgueil, distribuait à tous de la monnaie à pleines mains.

— Voici le Yoloff, dit M. Gardette. Il a peiné pendant des années pour gagner un peu d’argent, en vendant des marchandises dans le Haut-Fleuve : il n’a plus qu’une ambition, revenir ici. Il commence par y faire des dépenses folles, puis distribue peu à peu ce qui lui reste à ses adulateurs. Dans quelques jours, il reviendra me rendre toutes les pièces du costume et repartira en voyage, prêt à supporter de nouvelles fatigues, pour revenir ensuite émerveiller ses amis de Saint-Louis.

Mais au même moment, Georges fut frappé par l’entrée d’une jeune femme vraiment belle et gracieuse. Ses traits étaient réguliers, son teint bronzé, sa taille mince et délicate, ses yeux languissants.

Elle appela le traitant d’une voix douce, pour faire choix d’un bijou.

À ses cheveux longs et épais elle avait attaché des boutons de cuivre, et portait aux oreilles des anneaux d’or ; à ses bras et à ses pieds brillaient des bracelets de cuivre luisant. Un homme l’accompagnait, semblable à elle, avec des traits européens, un teint bronze rouge et des cheveux épais : il était vêtu d’une culotte qui lui descendait jusqu’aux genoux, d’un simple pagne sur les épaules et attirait l’attention par la noblesse de son attitude et de sa démarche.

— Ce sont des Peulhs, dit le traitant quand ils furent partis. Le général Faidherbe, qui a beaucoup étudié toutes les races du Sénégal quand il commandait ici avant la guerre, prétend qu’ils descendent des anciens Égyptiens, et que leur type ressemble exactement à ceux des figures qu’on trouve gravées ou peintes sur les tombeaux des Pharaons.

— Qu’est-ce que ces sachets en cuir qu’ils portent autour du cou ? interrompit Georges.

— Les Peulhs, répondit le traitant, sont des musulmans fanatiques ; dans ces sachets, qui ont vingt épaisseurs de cuir, ils renferment des versets du Coran : c’est ce qu’ils appellent des gris-gris, c’est-à-dire des amulettes qui les préservent de tous les maux, car ils ont des gris-gris contre les balles, contre la fièvre, contre les animaux sauvages, et rien ne peut les empêcher de croire à leur efficacité.

Et tenez, poursuivit le traitant en montrant une négresse qui venait d’entrer avec un enfant campé à cheval sur ses reins, voilà une femme Toucouleur, c’est-à-dire issue des deux races Yoloff et Peulhs. Les Toucouleurs sont des musulmans ombrageux, jaloux de leur indépendance, et vous les connaîtrez mieux sur le Haut-Fleuve où ils sont en perpétuelle agitation.

Georges Cardignac eût volontiers prolongé sa station dans cette boutique, où l’indication : Entrée libre, jointe au luxe criard de l’étalage, attirait tout ce que Saint-Louis renferme de « signares »[3] et de marchands ; mais il avait promis à son ami Zahner de passer avec lui ces dernières heures, et il le rejoignit au baraquement de l’infanterie de marine.

Zahner, lui aussi, s’occupait de ses préparatifs de départ ; mais la destinée qui les avait jusqu’ici réunis, les envoyait soudain dans des régions bien différentes, car le jeune Alsacien avait, le matin même, reçu l’ordre de se tenir prêt à partir pour le Congo français, qu’un intrépide explorateur venait, sans tirer un coup de fusil, d’acquérir à la France.

Cet explorateur, dont le nom restera comme un des plus purs de notre
À bord du Faidherbe.
histoire coloniale, c’est celui d’un officier de marine, M. Savorgnan de Brazza.

Parti du Gabon en 1875, en compagnie de M. Ballay, médecin de marine, avec douze Sénégalais pour toute escorte, il avait remonté le cours de l’Ogoué, parcouru plus de quatre mille kilomètres, dont plus du tiers à pied, et dans deux voyages successifs, qui avaient duré cinq ans, porté le drapeau français jusqu’au grand fleuve du Congo. Mais au lieu de marquer sa trace dans ces régions par des massacres et des incendies, comme l’Américain Stanley, qui traversait l’Afrique à la même époque en mitraillant les deux rives du Congo, il les avait conquises pacifiquement par la seule force de la persuasion, et, aujourd’hui, nous possédons au nord du grand fleuve africain un territoire plus grand que la France elle-même.

Or c’est en partant de cette côte d’Afrique où avait abordé M. de Brazza, qu’a été tentée récemment l’expédition, à jamais glorieuse, qui consistait à atteindre le Nil à Fachoda en suivant le cours de l’Oubanghi,

affluent de droite du Congo. Ouvrez un atlas, mes enfants, et étudiez ce parcours extraordinaire, effectué, lui aussi, sans tirer un coup de fusil, par le lieutenant-colonel Marchand. Les plus petits d’entre vous ne peuvent ignorer ces grandes choses, et, au début de ce siècle, l’étude de la géographie est une des premières qui doive être imposée aux petits Français.

Regardez ce vaste territoire marqué par les points de Libreville, Franceville et Brazzaville, et dont le sommet se dirige en une double pointe, d’une part sur le Tchad, de l’autre sur le Soudan égyptien. C’est vers ces régions, encore en grande partie inexplorées, qu’allait se diriger Zahner, et, penchés sur un atlas jusqu’à une heure avancée de la nuit, les deux amis firent mille projets, en constatant qu’un jour viendrait peut-être où les trois groupes de possessions françaises en Afrique : Algérie, Soudan et Congo, viendraient se souder l’un à l’autre, en ce point mystérieux du lac Tchad où quelques rares voyageurs seulement étaient alors parvenus.

Ce rêve des deux officiers, mes enfants, il n’a fallu que dix-huit ans pour le réaliser, et aujourd’hui un bateau à vapeur promène le drapeau tricolore sur ce Tchad ou Tsadé, devenu français sur les deux tiers de ses rivages.

— Nous nous écrirons !

Telle fut la promesse qu’échangèrent en se quittant les deux camarades de promotion.


Le lendemain, un petit vapeur de faible tirant d’eau, le Faidherbe, quittait les quais de Saint-Louis, traînant lentement et péniblement à sa remorque une douzaine de chalands, qui apparaissaient à la traîne comme une minuscule forêt de mâts.

Sur les huit premiers de ces chalands étaient répartis les « marsouins » de la compagnie du capitaine Cassaigne ; deux autres donnaient asile à une foule bigarrée : tirailleurs paresseusement étendus sur leurs badios (couvertures), négresses allumant le feu des cuisines et préparant le couscous, marabouts exécutant leurs salams (saluts de prière) avec de grands gestes et de profondes prosternations, télégraphistes qui rejoignaient leur poste du Haut-Fleuve et tuaient le temps en jouant aux cartes.

Les derniers chalands étaient encombrés des caisses et des bagages de la colonne, de marchandises attendues dans les postes et d’approvisionnements de toutes sortes ; des laptots ou marins indigènes du Sénégal, juchés au sommet de cet amoncellement de colis, tenaient flegmatiquement les longues barres du gouvernail.

M. d’Anthonay et les officiers d’infanterie de marine étaient installés sur le Faidherbe ; avec eux voyageaient un Père blanc des missionnaires de Carthage, nommé Bourbon, envoyé en mission dans la région du Niger, et un agent des postes, nommé Gauthier, grand chasseur, qui, un fusil Winchester à la main, cherchait sur les rives, avec une attention de Peau-Rouge, un crocodile à tirer. Le Sénégal déroulait aux yeux des passagers de longues bandes brillantes de sable, interminables et monotones, que semblaient rendre plus arides encore les troncs grisâtres de quelques palmiers desséchés.

Vers le soir, apparurent sur la rive droite les tentes brunes de quelques campements maures, tranchant nettement sur le sable. Un convoi de chameaux passa le long des berges, et les grands corps de ces animaux se profilèrent sur les profondeurs orangées du ciel, comme de fantastiques ombres chinoises.

Le « subrécargue » ou commandant du Faidherbe était un Bordelais, petit homme vif et nerveux, que dix ans de navigation sur le Sénégal avaient desséché jusqu’aux os, et qui se prêtait de bonne grâce aux questions intéressées de Georges, avide de s’instruire.

Ce fut par lui que le jeune officier fut mis au courant de cette question si curieuse du régime de la navigation sur le Sénégal.

— Pendant les mois d’août, de septembre et d’octobre, lui dit le vieux marin, le Sénégal, grossi par les pluies de l’hivernage, coule à pleins bords, et en quelques jours son niveau s’élève de huit à dix mètres. Cette immense cuve, dont vous voyez les bords desséchés, se remplit, déborde, forme des lacs immenses et livre passage à tous les avisos et remorqueurs de la colonie. C’est la saison où affluent les approvisionnements à l’intérieur ; tous les chalands et bateaux disponibles sont réquisitionnés ; de grands vapeurs de Bordeaux franchissent même la barre et remontent jusqu’à Kayes ; mais ils n’y moisissent pas et se retirent rapidement, car un retard de quelques heures suffirait à les échouer sur le sable. Le fleuve se vide en effet aussi vite qu’il s’est rempli, et à la saison où nous sommes, vous aurez toutes les peines du monde à arriver à Kayes en chaland.

— Alors, demanda Georges, il nous faudra prendre la voie de terre avant Kayes ?

— Non pas ; notre Faidherbe vous abandonnera à Matam, parce que la hauteur des eaux ne lui permettra pas d’aller plus loin ; mais les chalands continueront leur route par eau jusqu’à Rayes, traînés par des noirs.

— Des noirs ? Où les prendra-t-on ?

— Dans les villages riverains ; ils sont habitués à ce service et sont régulièrement réquisitionnés et payés ; c’est ce qu’on appelle marcher à la cordelle.

Le soir même, d’ailleurs, le convoi croisa des chalands de commerce, lourdement chargés à destination de Saint-Louis et ainsi remorqués. Des nègres les halaient de la berge, au moyen d’une longue corde, attachée en tête du mât. Ils marchaient en file, la corde sur l’épaule, s’encourageant à tirer à l’aide de modulations bizarres. Quelques-uns de ces bateaux descendaient le fleuve à la voile, et les laptots indigènes qui les montaient lançaient à leurs camarades du convoi leurs bruyantes et interminables salutations.

Le lendemain, le pays avait changé d’aspect.

À la blancheur de Saint-Louis, aux sables brûlés et déserts, avaient succédé la verdure et la végétation ; la mort avait fait place à la vie ; des milliers d’oiseaux aux brillantes couleurs gazouillaient dans les branchages ; des pélicans, des marabouts, troublés par le halètement insolite du vapeur, s’élevaient lentement avec de grands bruits d’ailes et planaient un instant au-dessus du convoi avant d’aller s’abattre dans les plaines marécageuses qui bordaient le fleuve. Les. caïmans avaient fait leur apparition : engourdis par le sommeil, ils dormaient paresseusement sur les berges ; de temps en temps, un coup de fusil à l’adresse du plus gros d’entre eux partait du Faidherbe : c’était M. Gauthier, le Nemrod du service postal, qui tirait. Le saurien sautait brusquement dans le fleuve, touché, ou le plus souvent manqué, et les journées s’écoulaient interminables, sous un soleil pesant.

Le soir, un peu de fraîcheur montait vers les passagers ; mais c’était aussi l’heure où les effluves des rives marécageuses, pompés par la chaleur du jour, s’étalaient sur les Européens non acclimatés, leur insufflant la fièvre ; par bonheur pour Georges, il avait auprès de lui un ami vigilant, décidé à lui éviter toute imprudence. Pépin était toujours là à point, lorsque le convoi faisait halte à la tombée de la nuit, pour empêcher son lieutenant de s’étendre sous les lauriers roses ou de se mettre à l’eau.


Il s’agissait d’une chasse à l’hippopotame.

Tous les soirs, en effet, on campait sur une des rives ; les laptots s’enfonçaient aussitôt dans la broussaille ou sous les arbres, pour faire la provision de bois du lendemain, car la machine à vapeur du Faidherbe usait de ce genre de combustible, qui n’a sur le charbon qu’un seul avantage, mais un avantage inappréciable en Afrique : celui de se trouver partout et de ne rien coûter.

Quelquefois Georges, avide d’émotions, entraînait son capitaine à la chasse, et Mohiloff, qui le suivait comme son ombre, faillit un jour rester dans l’une de ces expéditions. Il s’agissait d’une chasse à l’hippopotame ; le capitaine Cassaigne venait de tirer inutilement deux coups de fusil sur l’un de ces énormes pachydermes, lorsque soudain le petit canot dans lequel les trois hommes étaient montés fut soulevé comme une plume par l’animal furieux. Mohiloff fut assez sérieusement bousculé, et les trois naufragés furent en hâte recueillis par une embarcation envoyée du rivage. « Cuir de Russie » donna même à Mohiloff une preuve de camaraderie peu commune en accourant le premier et en se jetant à l’eau pour l’aider à se soutenir ; or, je vous l’ai dit, les caïmans pullulent dans le Sénégal, et pendant les quelques minutes que dura ce bain forcé, Georges ne put s’empêcher de se rappeler la fin tragique du petit nègre, dévoré par un requin sous ses yeux, quelques jours auparavant. Habitué à ces aventures, le laptot naufragé, accroché à la barque chavirée, battait l’eau avec un de ses avirons, pour empêcher les redoutables sauriens d’approcher.

Ce fut la seule chasse de cette nature que tenta Georges Cardignac ; peu à peu d’ailleurs il devait reconnaître qu’il n’est pas permis, dans ces régions où le danger est partout, de l’affronter uniquement pour y trouver une distraction. L’officier aux colonies a charge d’âmes, et les périls qu’il court pour remplir ses devoirs à toute heure sont assez nombreux pour qu’il n’en cherche pas d’autres par dilettantisme.

M. d’Anthonay, lui, ne prenait aucune part aux distractions par lesquelles les officiers du bord essayaient de tuer le temps, pendant cette longue navigation. Sombre et soucieux, il maudissait la lenteur du Faidherbe et supputait les longs jours pendant lesquels, à partir de Kayes, il faudrait encore marcher pour atteindre le fort de Kita, le dernier point alors occupé par les Français, entre le Sénégal et le Niger.

Dans tous les postes où aborda le convoi, à Richard-Toll, à Dagana, à Podor, à Mafou, à Saldé, il courait anxieux au bureau télégraphique et se mettait aussitôt en communication avec Saint-Louis.

Mais le gouverneur ne savait rien, et Henriette Ramblot qui, de son côté, transmettait à M. d’Anthonay, dans chacun de ces postes, les dépêches de sa sœur, lui apprenait qu’elle n’avait vu revenir aucun des émissaires envoyés à l’intérieur, pour recueillir des indices sur la disparition du malheureux Français.

Tout espoir s’évanouissait donc de plus en plus, et lorsque le Faidherbe, incapable de pousser plus avant parce que sa quille frôlait le sable, abandonna le convoi à Matam pour redescendre le fleuve, les jours d’attente parurent interminables à l’ancien magistrat. Pendant douze jours encore, les chalands, remorqués par les noirs, glissèrent lentement sur les eaux jaunâtres du Sénégal ; le convoi passa devant Bakel, un des postes importants du Haut-Sénégal, et arriva à Kayes, sorte de chantier, aux allures de campement, où les cases nègres côtoient les bâtiments européens en construction.

À Kayes, allaient bientôt commencer les travaux du chemin de fer destiné à relier nos postes au Niger. Là, cessait la navigabilité du fleuve, et la petite colonne allait enfin quitter la voie fluviale pour prendre la voie de terre et gagner Kita.

Georges Cardignac attendait avec impatience ce moment, et les « marsouins », entassés sur les chalands et ankylosés par cette immobilité forcée, souhaitaient ardemment, eux aussi, de pouvoir enfin se dégourdir les jambes. En six jours la petite colonne fut prête à partir, et pourtant, que de détails à organiser ! et combien peu s’en doutent les coloniaux en chambre qui se figurent qu’un chef s’engage dans les profondeurs du Soudan sans autre souci que celui de commander : « En avant, marche ! »

Le premier soin du capitaine Cassaigne avait été, aidé en cela des officiers, des sous-officiers et de l’interprète du poste de Kayes, de recruter des porteurs, car vous pensez bien, mes enfants, que les soldats d’infanterie de marine ne pourraient cheminer, sous le soleil équatorial, courbés sous le poids du sac que vous voyez sur le dos de notre soldat de France.

Ce sac, qui contient du linge et des chaussures de rechange, deux jours de vivres en conserves, haricots, sel, sucre et café, des cartouches, un ustensile de campement pour faire la cuisine, une hachette pour couper le bois, une couverture pour la nuit, une tente abri avec ses montants, enfin quantité de petits objets indispensables comme fil, aiguilles, boutons, savon, graisse, nécessaire d’armes, sous-pieds de rechange, etc., ce sac, mes enfants, qui est pour le soldat en campagne à la fois sa maison, son mobilier, sa garde-robe et son garde-manger et ne pèse pas moins de quinze à vingt kilogrammes, ce sont des nègres qui le portent : le soldat français ne conserve par devers lui que son fusil, ses cartouches, son bidon rempli de café et sa musette contenant un repas froid.

Rien que pour porter ce précieux « barda » (c’est ainsi que le soldat d’Afrique appelle son sac, du nom que les Arabes donnent au bat du mulet), il fallut une centaine de porteurs à la colonne.

Une autre centaine fut chargée des munitions d’infanterie, d’un approvisionnement de dynamite et de fusées, des cent fusils destinés aux tirailleurs noirs recrutés dans le pays Bambara, et d’un petit canon de montagne que le commandant supérieur avait confié au capitaine Cassaigne, avec six caissons de munitions, renfermant cent quatre-vingts obus.

Avec sa longue habitude du Sénégal, il savait en effet que la colonne pourrait un jour se trouver obligée de donner l’assaut à un de ces villages nègres fortifiés, nommés tatas, dans le rempart desquels le canon seul peut ouvrir une brèche : d’ailleurs, « le grand moukala » (ainsi appelle-t-on le canon en pays musulman), est aussi redouté des maures que des fétichistes.

Mais ce qui nécessitait le plus grand nombre de porteurs, c’était l’ensemble des approvisionnements de bouche. Le capitaine Cassaigne comptait bien vivre sur le pays en achetant des bœufs, des moutons, des volailles, du mil, du maïs et en acceptant du couscous des villages alliés ; mais il fallait prévoir qu’on traverserait des solitudes dénuées de toutes ressources, ou des contrées dévastées par ce Samory qui ne laissait derrière lui que désert et incendie ; il était donc de la plus élémentaire prudence d’emporter un mois de vivres pour la colonne. Trois cents porteurs furent recrutés dans ce but, chacun d’eux recevant pour sa part une charge uniforme de trente-cinq à quarante kilogrammes, dont il était responsable et qu’il ne pouvait abandonner, sans risquer dans sa fuite de recevoir un coup de fusil.

Enfin, à ces « charges » s’adjoignit un certain stock de cadeaux, destinés à des chefs indigènes, dont il était plus prudent et plus politique de s’assurer l’alliance que de forcer l’obéissance. Ces cadeaux consistaient en fusils de chasse, revolvers, étoffes aux couleurs voyantes, colliers de perles fausses, verroteries, miroirs, savons et flacons d’odeurs ; le capitaine Cassaigne avait même fait confectionner devant lui deux petites caisses, renfermant des objets sur la nature desquels il gardait le secret.


Les porteurs marchent en file indienne.

Quand les porteurs furent recrutés et les charges réparties, il appela son sous-lieutenant.

— Mon cher Cardignac, lui dit-il, une autre corvée vous incombe encore et toujours, parce qu’il est d’usage qu’elle incombe au plus jeune ; ce convoi avec ses trois cent cinquante porteurs et ses soixante ânes, c’est vous qui en avez le commandement. Lourde besogne et grosse responsabilité, je le sais ; mais je vous connais, elles ne vous effraieront pas. Je vous donne comme arrière-garde, pour escorter le convoi et avoir l’œil sur les porteurs, vingt-cinq hommes que je remplacerai à Kita par des tirailleurs. Vous avez à surveiller leur départ et leur mise en marche le matin au réveil, ce qui n’est pas une petite affaire, car dans ces sentiers à peine frayés ils ne peuvent marcher qu’à la file indienne ; et, comme ils ignorent ce que veut dire l’observation des distances, ils s’espaceront souvent sur deux ou trois kilomètres de longueur ; il faudra pousser les traînards, rattraper ou remplacer les déserteurs, faire ranger les charges au camp le soir en arrivant ; exercer une surveillance de tous les instants… Voilà votre besogne, peut-être pendant deux ou trois mois. En considération de cette corvée, je vous décharge du soin de la popote que va prendre votre camarade Flandin.

Flandin était le lieutenant de la compagnie. C’était un taciturne dont l’estomac était délabré par dix ans de colonies ; il avait gagné tous ses grades dans l’infanterie de marine et jalousait un peu son jeune camarade Saint-Cyrien, arrivé officier à un âge où lui-même était à peine sergent. Mais il était précieux par sa connaissance des dialectes sénégalais, son expérience de la troupe et de la vie en colonne. Le capitaine Cassaigne devait lui donner, à Kita, le commandement des tirailleurs noirs que s’occupait de recruter le commandant du poste.

Le Père blanc, que nous avons vu sur le Faidherbe, accompagnait la colonne ; il se dirigeait en effet vers le pays des Mandings, où une mission catholique était parvenue à s’installer, et il devait quitter la colonne à Kita pour se diriger vers le sud. Il montait un petit mulet de La Plata et était suivi de deux noirs, portant, avec ses bagages personnels, d’ailleurs très rudimentaires, certains objets du culte qui lui permirent de dire la messe en plein air, le lendemain du départ.

Enfin M. d’Anthonay, autorisé à suivre la colonne, s’était organisé une petite caravane personnelle, composée d’un interprète et de dix Kassonkés, noirs superbes, qu’il avait engagés moyennant quarante francs par mois ; lui aussi emportait des cadeaux, et, la veille du départ, il montra à Georges Cardignac une caisse, renforcée par des armatures de fer, et que portait un petit mulet.

— La rançon de M. Ramblot, fit-il ; s’il arrivait quelque chose, je vous la recommande.

Et devant le regard interrogateur du jeune officier :

— J’emporte là trente mille francs en pièces de cinq francs : cela représente cent cinquante kilogrammes d’argent ; mais il n’y avait pas moyen de faire autrement.

— Je croyais qu’à l’intérieur de l’Afrique les monnaies européennes n’avaient plus cours.

— C’est exact ; elles sont remplacées, pour les échanges quotidiens, par des « cauris » ou coquillages dont il faut quelques centaines pour faire cinquante centimes, et surtout par le sel en barres dont la valeur augmente à mesure qu’on pénètre dans l’intérieur. Mais les chefs, le sultan de Ségou, par exemple, connaissent parfaitement la valeur de nos monnaies et savent s’en servir pour acheter aux Anglais des fusils, de la poudre et du rhum. C’est pourquoi, à tout hasard, je me suis muni de cette somme. D’ailleurs, elle est en sûreté, car, si vous le permettez, je marcherai avec vous au convoi, et nous pourrons profiter de nos longues heures de marche pour apprendre la langue de tous ces braves noirs, avec qui vous allez vivre longtemps.

Georges applaudit à cette idée : il avait encore présente à la mémoire la réflexion du commandant supérieur de Saint-Louis, lui rappelant qu’il était nécessaire d’apprendre les dialectes soudanais, avant de songer à conduire une colonne dans la région du Haut-Fleuve ; maintenant d’ailleurs qu’il se rendait compte de la multiplicité des organes qu’il fallait créer et des ressources qu’il avait fallu réunir pour permettre à cent cinquante Français de se mettre en route, il ne trouvait plus excessive l’expression « d’outrecuidance » que le « grand chef » lui avait envoyée en échange de sa demande de commandement.

Malgré les soucis et les fatigues que lui promettait la conduite de son convoi, il était cependant heureux, car à cette charge correspondait un avantage inappréciable : il était monté ; on lui avait délivré à Kayes un petit cheval à crinière épaisse, bas sur jambes et court d’encolure, qui lui avait paru de prime abord le type de la rossinante la plus parfaite. Mais, dès la première heure, il avait été frappé de l’allure régulière de sa monture, de la sûreté de sa marche, et il s’en était remis à elle, en lui laissant la bride sur le cou, du soin de franchir les passages difficiles, gués, rochers à fleur d’eau, escarpements de toutes sortes. Il l’avait appelée Lutin.


Le 17 avril, la colonne se mettait en marche à travers un pays facile, et, quelques heures après, elle passait au pied du fort de Médine, poste situé seulement à douze kilomètres de Kayes ; là elle se renforça d’une unité des plus importantes : je veux dire d’un médecin.

Le docteur Hervey, qui devait faire le service à la petite colonne, était un savant et un chercheur dont la journée entière était occupée à enrichir un herbier et à faire collection de minéraux. Armé d’un petit marteau de géologue, il scrutait les roches, s’extasiant sur la richesse du minerai de fer, qui, tout le long du fleuve, affleure le sol ; il parlait avec enthousiasme des mines d’or de Bambouk, connues des Portugais dès le quatorzième siècle, et qu’il se flattait de pouvoir retrouver quelque jour. Mais ce qui l’intéressait le plus, c’était la conformation cranienne des différentes races de nègres du Soudan, et il n’était pas rare de le voir tomber en arrêt sur un noir, mesurer le tour de son crâne et son angle facial, ou braquer sur lui un appareil photographique.

Les premiers jours de marche furent peu pénibles : le chemin était frayé le long du fleuve, les villages étaient nombreux, et, jusqu’à Kita, on pouvait être assuré contre toute agression. Cependant les précautions d’usage étaient régulièrement prises, car déjà la réputation de déloyauté de Samory était connue de tous.

Le lieutenant Flandin ouvrait la marche avec une avant-garde de cinquante hommes ; puis venait le capitaine Cassaigne avec son interprète : Mousso Déré, un personnage important, vêtu à l’arabe et monté sur une mule. Le gros de la compagnie suivait l’état-major ; puis, sur une longueur interminable, s’étendait la file des porteurs, divisés en compagnies de cent hommes ; chacune d’elles était placée sous les ordres d’un chef Bambara, ayant pour insigne de commandement une lourde matraque. De temps en temps, il en caressait les épaules et les mollets des traînards de sa bande, et, sans protester, les porteurs ainsi stimulés sautaient à travers les hautes herbes, leur charge sur la tête, pour rattraper leurs distances.

Pendant les premières journées, Georges chevaucha d’un bout à l’autre de la colonne pour surveiller la marche de son convoi, n’ayant guère le temps de converser avec M. d’Anthonay. Heureusement pour lui, Pépin, toujours à l’affût des services à rendre, avait obtenu le commandement des vingt-cinq hommes d’arrière-garde, et fut pour lui un auxiliaire précieux en poussant les traînards et en recueillant les charges abandonnées.

Quant à Baba, il ne cessait de gambader depuis le départ, car il avait trouvé un compagnon dans la personne d’un nègre porteur, d’une vingtaine d’années, qui parlait le même idiome que lui : dans son mystérieux instinct, l’enfant noir avait-il compris que ce compagnon, envoyé par le hasard, venait du même village que lui ? Toujours est-il que bientôt il ne quitta plus Mambi, c’était le nom du jeune nègre, et devint pour sa femme Sata le plus obligeant des domestiques : tranquillisé à son égard en le voyant adopté par ce noir ménage, Pépin ne s’occupait plus de lui.

Et ce ménage n’était pas le seul de la colonne : il y en avait comme celui-là plus de deux cents.

C’est même là un des côtés les plus pittoresques de la marche des colonnes de pénétration au Soudan. Tous ces porteurs, engagés par nos officiers, sont eux-mêmes suivis, pendant les étapes, par leurs femmes portant sur leur tête la provision de mil et de maïs, ainsi que la calebasse et le pilon de bois qui serviront le soir à la confection du couscous ; souvent même un enfant, assis à cheval sur leurs reins, le corps serré dans un pagne attaché sur la poitrine, augmente leur charge, et cependant elles vont, infatigables, pendant des kilomètres et des kilomètres. Leur troupeau sans ordre suit la colonne à quelque distance ; à l’arrivée au gîte, quand les porteurs, sous la surveillance des chefs de groupe, ont été déposer leurs charges au parc où ils viendront les reprendre le lendemain, les femmes arrivent, installent leur rudimentaire cuisine et, à quelque distance du camp des blancs, s’étale un bivouac grouillant d’où partent des appels rauques, des gazouillements d’enfants et des mélopées plaintives ; la nuit venue, les noirs fatigués s’endorment autour des feux ; les « marsouins » s’étendent sous la petite tente et les sentinelles seules veillent au milieu des mille bruits mystérieux de la nature africaine.


Le convoi des captifs.
Le lendemain, la première lueur du jour réveille les noirs qui s’étirent, engourdis par la fraîcheur de la nuit, et se mettent aussitôt à manger ; les animaux à qui le mil est distribué, le broient avec un bruit de meule ; les cuisiniers des escouades font bouillir l’eau du café et les marsouins sortent de leur abri ; le petit village de toile disparaît en quelques instants, et souvent les tentes sont repliées et les sacs refaits avant que le clairon de garde ait sonné le « coup de langue » du réveil. Le soldat en colonne se couche de bonne heure et se lève de même.

C’est le moment où on bâte et où on selle les animaux ; les premiers jours surtout, l’opération se fait au milieu d’une confusion comme les noirs seuls savent en créer dans tout ce qu’ils font : c’est un bridon qu’on ne trouve pas, une corde de bât perdue, un mulet qui, blessé sur le dos, ne veut pas accepter son fardeau et rue désespérément. Puis les noirs reprennent leurs charges, et avant qu’ils soient partis et que le long serpent formé par la colonne ne soit étalé dans la brousse, les heures se passent, les cris et les commandements se croisent et, plus d’une fois, il arriva que Georges Cardignac n’avait pas même quitté le campement de la veille, que déjà l’avant-garde atteignait le suivant.

Le 6 mars, la colonne arrivait à Bafoulabé, le dernier poste organisé sur le Sénégal lui-même, traversait sur un bac le Bafing, affluent large de trois cents mètres, traversait Badumbé et marchait droit sur Kita.

Pas plus dans ces postes que dans les précédents, M. d’Anthonay n’avait reçu de nouvelles, et malgré tous les efforts qu’il faisait pour ne pas laisser percer sa tristesse, Georges Cardignac le voyait s’assombrir de jour en jour.

Rien ne prédispose aux épanchements du cœur comme le spectacle de la nature sauvage et grandiose : la région que traversait la colonne, d’abord ondulée et verdoyante, avait fait place à des escarpements surplombant les rives du Backoy, à des montagnes taillées à pic comme de hautes murailles, en approchant de la région montagneuse de Kita et de la ligne de partage des eaux entre le Sénégal et le Niger ; dans ce décor grandiose du Soudan africain M. d’Anthonay fit part à son jeune ami de ses projets et de ses regrets.

Il était sans famille, sans affection, sa vie avait été remplie au début par les soucis professionnels comme magistrat et plus tard par la lutte pour l’existence, celle que les Anglais appellent le « struggle for life » et qui avait consisté dans la réédification de sa fortune à l’étranger.

Maintenant que ce but était atteint, il s’apercevait que la fortune ne pouvait à elle seule constituer le bonheur vrai et qu’il n’en jouirait pleinement qu’en la partageant et en faisant des heureux autour de lui. — Or quelle famille était plus digne de ce bonheur inattendu que celle du vaillant Lorrain, si durement éprouvé en 1870 ? Il avait donc résolu, non seulement d’instituer les deux filles de M. Ramblot ses héritières, mais encore de donner à leur père, dès maintenant et sans attendre, la part de fortune qui leur reviendrait après lui.

Puis était survenue la dépêche par laquelle M. Ramblot lui annonçait la découverte d’une forêt de caoutchouc sur la rive gauche du Niger, et, par une fatalité qu’il appelait un égoïsme inconcevable, il avait retardé l’exécution de son projet, voyant dans cette découverte un moyen d’ajouter quelques centaines de mille francs à ceux qu’il avait déjà.

Et c’était ce calcul qu’il maudissait à cette heure.

— Voyez-vous, dit-il à Georges en chevauchant auprès de lui, l’homme, quand une généreuse inspiration lui vient, ne devrait pas la discuter avec lui-même, mais la mettre immédiatement à exécution, car l’égoïsme, qui est le fond de sa nature, reprend immédiatement le dessus ; il y a six mois que cette idée de donation m’est venue, si je l’avais réalisée de suite, je n’aurais pas le remords d’avoir exposé cet homme courageux à une mort affreuse ou à un esclavage pire que la mort elle-même. Quel bonheur apportera maintenant la fortune à ces deux enfants, si le misérable souci de l’accroître en a fait des orphelins ? Quoi que je fasse, elles pourront toujours se dire avec raison que c’est à mon service que leur père est mort, et, en leur assurant l’avenir matériel, je n’aurai réparé que dans une mesure infiniment petite le mal dont je suis la cause originelle : non seulement je n’aurai pas fait des heureux comme je le pouvais, comme je le devais, mais je sentirai constamment peser sur moi une lugubre responsabilité.

Et Georges, très ému, vit une larme perler à la paupière de l’ancien magistrat.

Enfin à l’horizon apparurent les montagnes qui forment le massif de Kita ; c’est à Kita qu’on allait retrouver Lucie Ramblot, là aussi que la colonne devait recevoir son complément de tirailleurs bambaras, achever son organisation, compléter ses approvisionnements : c’était donc un repos de quelques jours en perspective et les marsouins précipitèrent leur marche : le chant des coqs, les aboiements des chiens décelaient dans la brousse les villages indigènes dont les petits toits gris et pointus se confondaient avec les rochers.

Au crépuscule, le fort apparut à un coude du chemin : des noirs arrivaient de tous côtés autour de la colonne, car c’était jour de marché, et de petits ânes emportaient d’un trot menu les marchandises qui avaient été étalées sur le plateau pendant la journée : armes arabes, peaux, sel en barres de vingt à vingt-cinq kilos (qui représentent une valeur de cent cinquante à deux cents francs), chaussures en cuir jaune et rouge, pagnes de Ségou, instruments aratoires primitifs, couteaux et bijoux.

Mais ce spectacle si original, ni M. d’Anthonay, ni Georges ne s’en occupaient : ce qu’ils cherchaient au sommet du glacis qui se profilait au pied des remparts du fort, c’était une silhouette de femme, celle de Lucie Ramblot.

Elle connaissait leur arrivée : comment ne la voyait-on pas ?

Soudain un tableau tel que Georges Cardignac n’en avait jamais vu se déroula à leurs yeux.

Sortant d’un pli de terrain, une longue théorie de noirs que dominaient quelques Maures à cheval se dirigeait vers eux et les croisa.

C’était un convoi de captifs.

Les nègres qui le composaient, attachés les uns aux autres par une chaîne et un large anneau formant ceinture, n’avaient plus rien d’humain. Ils n’étaient même plus noirs et la poussière des longs trajets à travers les solitudes africaines avait accumulé sur leur peau une couche terreuse couleur d’ardoise : de pauvres petits négrillons de sept à dix ans couraient péniblement, les jambes gonflées, derrière ce bétail humain, et les traitants maures, suivant à cheval, aiguillonnaient les traînards avec la plus révoltante brutalité.

— Oh ! fit Georges dont le cœur se souleva : comment de pareilles atrocités peuvent-elles encore se passer en territoire français ?

Le capitaine Cassaigne avait fait distribuer, au passage, à quelques-uns de ces malheureux le fond d’une caisse de biscuits ; il entendit la réflexion de Georges.

— Vous n’oubliez qu’une chose, mon jeune camarade, lui dit-il, c’est que nous ne sommes pas ici en territoire français : tous les noirs qui acceptent notre domination sont garantis contre l’esclavage, puisque nous les protégeons, et c’est ce qui, peu à peu, amènera à nous la population fétichiste ; mais sur les bords du Niger, des bandits comme Samory, comme jadis EL Hadj-Onlar, exécutent de véritables dévastations systématiques et emmènent en esclavage des populations entières ; les traitants du Sénégal, en leur achetant des esclaves, sauvent donc ainsi des milliers d’êtres, qui mourraient de faim et sèmeraient leurs cadavres partout.

— Mais, mon capitaine, objecta Georges avec fougue, en montrant le pavillon tricolore qu’un tirailleur portait en tête de la colonne : là où flotte notre drapeau, là est la France, et la France proscrit l’esclavage partout où elle passe.

— C’est parfaitement vrai, mais pour le proscrire, il faut qu’elle ait la force ; or, dans cette région que nous sommes des premiers à parcourir, elle ne l’a pas encore : de ce pays entre Sénégal et Niger nous ne possédons que
Une dizaine de petits nègres s’accrochaient à sa robe.
le plateau acheté par Galliéni l’année dernière, et ce fortin primitif de Kita qu’il a construit à son sommet. Si nous voulions, du premier coup, réformer les mœurs de ces mahométans qui ne vivent que d’esclavage, nous aurions de suite un soulèvement sur le dos.

— Eh bien ! fit Georges, nous le réprimerions !… est-ce que cent cinquante Français avec un canon ne sont pas capables de passer partout ?

— J’aime à vous voir ces convictions-là, répondit en riant le capitaine Cassaigne, mais vous oubliez qu’une colonne, pour pouvoir se battre, a besoin de manger : que ce n’est pas un mince souci, que de trouver chaque jour de quoi nourrir plusieurs centaines de combattants et non combattants. Quand nous aurons épuisé nos vivres de réserve, où trouverons-nous ensuite du mil et des troupeaux, si les habitants sont soulevés contre nous, abandonnent leurs villages et font le vide derrière eux ; il faudra alors, arrivant du Sénégal, de longs convois de ravitaillement, et notre petite colonne sera transformée en véritable expédition. Et puis que deviendrait le capitaine Galliéni, actuellement à Ségou comme négociateur ? Ahmadou, qui est musulman farouche, le retiendrait irrévocablement prisonnier en apprenant que nous avons délivré des esclaves appartenant à des musulmans, sur un territoire qu’il peut revendiquer ! Enfin nos grands chefs, le gouverneur de Saint-Louis et les ministres de France, qui voient les choses de plus haut, préfèrent éviter tout soulèvement pour n’être pas obligés de le réprimer : en patientant ils comptent que les noirs, nous voyant opposés à cet abominable trafic de chair humaine, « de bois d’ébène » comme disent les traitants, deviendront nos meilleurs auxiliaires contre les musulmans, nos ennemis et les leurs. Toute la politique du Soudan est là.

— Alors la politique est une bien vilaine chose, répliqua Georges dont l’exaspération généreuse ne se rendait pas à toutes ces raisons ; car en attendant qu’elle produise ces effets trop lointains, nous sommes, nous, les représentants d’un grand pays, obligés de supporter ces spectacles dégradants, de laisser des êtres humains souffrir devant nous les pires tortures. Et parmi eux il y a des enfants, vous avez vu, mon capitaine, ces pauvres petits ! Sans doute les mères ont été vendues d’un côté, les enfants de l’autre… Oh !… c’est odieux, odieux !

Mais comme il se retournait pour revoir encore le lamentable troupeau, l’exclamation s’éteignit sur ses lèvres ; descendu de sa mule, le Père blanc conversait avec un des Maures conducteurs de la funèbre caravane, et il n’était pas difficile de deviner quelle affaire il traitait avec lui.

Une dizaine de petits nègres étaient en effet rassemblés autour de sa robe blanche, accroupis, serrés les uns contre les autres, comme des pinsons dans un nid, et, un sac à la main, le missionnaire d’Afrique comptait des douros devant le traitant, la main tendue.

— Voyez, dit le capitaine Cassaigne en montrant à Georges le touchant tableau : voilà le seul antidote de l’esclavage en Afrique ; c’est la Société anti-esclavagiste qui l’envoie ici par l’entremise de ses missionnaires, les hommes les plus admirables et les explorateurs les plus intrépides que je connaisse, car ils ont pénétré partout, dans la région des Grands Lacs, au Tanganika, aux sources du Nil, et partout ils ont racheté, élevé, sauvé des milliers d’enfants comme ceux-ci.

— Quel est l’homme qui a fondé cette œuvre et qui se montre à lui seul supérieur à un grand pays comme le nôtre ? demanda Georges.

— C’est l’archevêque d’Alger, Mgr Lavigerie, une grande figure s’il en fut. Ces enfants que vous voyez vont apprendre la culture ou un métier manuel : les plus intelligents, les fils de chefs, feront leurs études de médecine et tous deviendront les auxiliaires les plus dévoués de notre politique au Soudan.


Le docteur tâtait le pouls de la malade.

Mais le capitaine s’interrompit : sur le chemin mal frayé qui montait au plateau, un lieutenant de spahis soudanais à tunique rouge, venait d’apparaître à cheval, galopant au devant de la colonne : derrière lui un adjudant d’artillerie et deux noirs spahis, enfoncés dans de hautes selles arabes, suivaient dans un nuage de poussière.

C’était le commandant du poste rudimentaire de Kita, fondé quelques mois auparavant, lors de son passage, par le capitaine Galliéni.

Les présentations faites et les serrements de main échangés :

— Avez-vous des nouvelles de M. Ramblot ? demanda le capitaine Cassaigne.

— Oui, depuis hier. On ne sait encore en quel point il est enfermé, mais il paraît certain qu’il est aux mains de Samory. C’est un ancien tirailleur algérien, passé au service de l’Almany[4] qui nous a envoyé un message secret pour nous prévenir ; sans doute il complètera ce renseignement en faisant connaître le village où il est captif, mais sa pauvre enfant, Mlle Ramblot, est bien mal.

— Bien mal ! que voulez-vous dire ?

Georges Cardignac s’était approché ; en entendant les derniers mots du lieutenant de spahis, il devint très pâle ; sans l’avoir vue, il se sentait une immense pitié pour cette vaillante enfant.

— Oui, poursuivit l’officier ; elle a été prise, il y a quelques jours, à la suite de toutes ces émotions, d’un accès de fièvre chaude, et est en ce moment entre la vie et la mort. Le pis est que nous n’avons pas de médecin : nous avons enterré le nôtre, le pauvre docteur Binet, la semaine dernière, et le brigadier d’infirmerie qui la soigne n’y connaît évidemment pas grand’chose.

— Vite, Cardignac, dit le capitaine, allez prévenir M. d’Anthonay et surtout le docteur Hervey ; M. Ramblot est vivant, c’est bien ; mais si nous le retrouvons et qu’il ne revoie plus sa fille au retour, il maudira sa liberté. Courez vite !

Quelques minutes après, Georges Cardignac, suivi du docteur, arrivait au galop à l’entrée du fort de Kita ; sur un baobab gigantesque, un loustic de la petite garnison avait, sur deux écriteaux, dessiné deux flèches, que surmontaient deux inscriptions grossièrement tracées à la main.

L’une d’elles, tournée vers la vallée du Sénégal, portait : Route de France, l’autre tournée vers le Niger : Route du Cimetière !

  1. Sorte de toile de coton.
  2. Noirs dont le rôle est de flatter les chefs et d’en devenir les favoris.
  3. Signares : corruption du mot seigneur. C’est l’aristocratie noire de Saint-Louis. Les blancs les appellent vulgairement mulots.
  4. Titre donné à Samory.