Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/05

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Calmann Lévy (2p. 125-149).


V


Le prince de Ligne. — La prise de la Belgique. — Bel-Œil respecté. — Lettres de l’impératrice Catherine. — Le prince n’obtient pas de commandement. — L’archiduc Albert et le ministre Thugut. — Le prince se fixe à Vienne. — La petite maison couleur de rose. — Mort de l’impératrice Catherine.



Il est temps de revenir au prince de Ligne, que nous avons abandonné trop longtemps et qui va jouer un rôle important et inattendu dans la vie de sa belle-fille. Nous l’avons quitté trois mois après la mort du prince Charles, et au moment où Ja Belgique tombait au pouvoir des Français. En apprenant cette nouvelle, il trembla que Bel-Œil ne fût livré au pillage et qu’on ne détruisit l’obélisque élevé dans le parc du château en l’honneur de son fils Charles[1]. Le prince se trompait. Bel-Œil fut respecté par l’ennemi. Le commandant du détachement désigné pour occuper le château était un ancien fourrier ayant fait ses premières campagnes sous les ordres du prince, puis entré au service de la France, et, par une faveur de la fortune assez fréquente en ce temps-là, promptement parvenu au grade de commandant. En recevant l’ordre d’occuper le château de son ancien général, il n’eut qu’une pensée, c’est que tout fût religieusement respecté.

Lorsque le prince de Cobourg reprit la Belgique quatre mois après, le prince de Ligne envoya aussitôt son secrétaire, Legros, pour lui rendre compte des dégâts qu’il n’osait lui-même aller constater ; il reçut pour réponse une lettre du commandant trouvée par Legros sur le bureau de sa chambre. Il expliquait à son général, en termes simples et touchants, les soins qu’il avait pris de la demeure de « celui dont il n’oublierait jamais les bontés ».

Le prince se hâta de revenir à Bel-Œil, mais son séjour fut de courte durée, la France ne tarda pas à rentrer en possession de la Belgique. Des témoignages nombreux de sympathie pour la perte cruelle qu’il avait faite lui arrivèrent de toute part ; celui de l’impératrice Catherine lui fut particulièrement sensible. Elle professait une estime et une admiration très vive pour le prince Charles, et écrivait à son père, lorsque le jeune officier entra au service de Russie :


« 24 mars 1791.


» Mon prince, je vous dirai deux choses aujourd’hui qui m’intéressent infiniment. La première, c’est que, à commencer par le général prince Potemkin, il n’y a qu’une voix dans toute l’armée sur le bien qu’on dit du prince Charles, votre digne fils : il réunit réellement, à la lettre, tous les suffrages… Adieu, mon prince, je serai toujours flattée de votre amitié, et vous pouvez être assuré de ma façon de penser invariable à votre égard.


» CATHERINE.


L’impératrice éprouva un véritable chagrin lorsque la nouvelle de la mort du prince Charles lui parvint, voici la lettre qu’elle écrivit :


1792.


» Monsieur le prince de Ligne, parmi tant de malheurs divers qu’a amenés cet été ou plutôt cette année, un de ceux qui m’a causé le plus de peine, qui n’a serré le cœur doublement, triplement, c’est la perte que vous pleurez. Si par la part que je prends à ce triste événement vous pouvez être soulagé, soyez assuré que mes regrets égalent l’estime que les qualités et les actions de valeur du prince Charles, votre digne fils, m’avaient inspirée.

» Sa patrie doit en ce moment regretter en lui un de ses défenseurs. Cette pauvre Allemagne a un plus grand besoin que celui de négociateurs peureux et astucieux, c’est celui de héros fermes et inébranlables dans leurs principes. D’ailleurs elle court risque d’être engloutie dans un volcan nouveau de maux incalculables.

» Ce qui m’étonne, c’est que les pluies, les bourbes, les disettes de vivres n’empêchent point que Custine, Dumouriez, Montesquiou et Séquelle n’aillent en avant : d’où vient qu’il pleut pour les uns et qu’il ne pleut pas sur les autres ? Pourquoi ne s’embourbe-t-on pas des deux côtés ? L’herbe et les grains croissent-ils sur les pas des rebelles, tandis que ceux qui les combattent meurent de faim ? Ce sont des énigmes dont le Mercure du mois prochain nous devrait bien indiquer le mot ou le mode… Hélas ! hélas ! hélas !

» J’ai une bien misérable consolation pour moi, qui m’intéresse à une belle et grande cause, c’est qu’on a pris en tout le contre-pied de ce que j’avais proposé, et que ce contre-pied a produit le résultat que nous voyons.

» Le cœur me saigne de voir les princes de la maison de Bourbon et la noblesse française, pour prix de son dévouement à la cause des rois, être abandonnés et mourir de faim et de misère, sans abri et sans ressource ; cet exemple n’est pas encourageant, assurément.


» CATHERINE. »


L’unique soulagement que le prince de Ligne eût pu trouver à la douleur de la perte de son fils aurait été de commander un des corps de l’armée alliée. On sait l’admiration passionnée que lui inspirait Marie-Antoinette, il eût donné son sang pour la délivrer ; mais trois ennemis puissants s’y opposèrent et il faut bien dire qu’il se les était créés par sa faute.

Jamais il n’avait pu résister au plaisir de décrocher un bon mot, fût-ce aux dépens de son meilleur ami, et quitte à le regretter aussitôt après.

Voici l’explication qu’il donne lui-même du refroidissement survenu dans ses relations avec le prince Albert et l’archiduchesse Christine, dans l’intimité desquels il vivait peu d’années auparavant.

« Quelques commérages de femmes, quelques dits, redits et malentendus pouvaient avoir refroidi l’archiduchesse[2] à mon égard ; mais, sans que j’aie su pourquoi, elle a eu l’air de prendre au tragique, comme manque de respect pour toute sa famille, un quiproquo d’adresse et de maladresse.

» Mon adjudant, Dettinger, mit, sur une lettre au prince Albert, l’adresse de ma femme, et à celle-ci l’adresse du prince Albert. J’écrivais de Paris, j’avais proposé à l’archiduc Ferdinand et à son archiduchesse de venir à Bel-Œil, et j’offrais le même rendez-vous aux Altesses Royales de Bruxelles. Or je disais, dans ma lettre qui fut remise au prince Albert, en parlant des Altesses Royales de Milan : « Nous serons débarrassés de ce post-zug archiducal. »

» Cette bêtise d’attelage qui, d’ailleurs, n’était bonne ni à écrire ni à lire, mensit altamente repostum, m’aliéna tellement l’esprit de cette petite cour que le prince ne songea pas à me demander pour servir sous lui ; ce qu’il aurait fait sans cela.

» Peut-être qu’il n’y aurait pas eu de bataille de Jemmapes, ou plutôt qu’elle se fût passée autrement. Peut-être que le duc de Brunswick, avec qui j’aurais eu à traiter, se serait rappelé notre amitié et se serait ressouvenu que je le pénétrerais. Il a dit, depuis ce temps-là, que j’étais l’homme le plus fait pour finir cette guerre-ci ; et je lui ai fait répondre qu’il aurait dû le dire plus haut et plus tôt. »

Mais le prince ne nous dit qu’à la fin, et assez négligemment, la véritable cause de la froideur que lui témoignèrent le prince Albert et l’archiduchesse Christine.

« J’ai à me reprocher aussi vis-à-vis de lui une assez mauvaise plaisanterie que peu de gens heureusement ont entendue : il me demanda, la première fois que je le vis après la bataille de Jemmapes, qu’il avait perdue, si je le trouvais changé depuis une maladie qui en avait été la suite :

» — Je vous trouve, monseigneur, lui dis-je, j’air encore un peu défait. »

Ce mot était dur, et on comprend que le prince Albert ne l’ait pas pardonné au prince de Ligne. C’est à une cause de même nature qu’il faut attribuer la malveillance du ministre Thugut, qu’il appelait familièrement le grand vizir.

« Ce qui m’a empêché d’être employé dans cette dernière guerre, c’est d’avoir dit, lorsqu’on donna au favori Godoy, en Espagne, le nom de prince de la Paix, que Thugut était le baron de la Guerre. Cela courut tant, et cela parut si juste (puisqu’il avait refusé toutes les conditions avantageuses que la France proposait), qu’il ne me l’a jamais pardonné, non plus que d’avoir dit : M. le baron de Thugut ressemble aux cardinaux Richelieu et Mazarin par les deux derniers hémistiches de leurs portraits dans la Henriade :


Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi,
Mazarin, simple, adroit et dangereux ami. »


Il faut convenir que ce dernier trait n’était pas fait pour concilier au prince les bonnes grâces du grand vizir.

Il estregrettable pour le prince que des motifs aussi personnels l’aient éloigné d’un commandement qu’il eût exercé avec tant de talent et de prestige ; il en avait conscience, et son oisiveté qui lui serrait le cœur lui a dicté des pages émouvantes :

« La bêtise ou la malice des gens en faveur, les mauvais choix qu’ils ont faits, leur négligence des braves gens et des gens éclairés ont détruit ma ferveur militaire, que je n’aurais jamais cru pouvoir s’arrêter.

« J’ai brisé l’idole la plus chère à mon cœur : la gloire ; et j’ai résolu de ne jamais essuyer un coup de fusil. Je ne me suis jamais vanté de tant de batailles et de quelques actions distinguées pendant douze campagnes, et j’ai ri et pleuré lorsque j’ai vu à la tête de nos armées en Italie et aux Pays-Bas quatre pauvres ignorants ou infirmes que j’ai eus sous mes ordres et à qui, excepté Clerfayt, je n’aurais jamais donné trois bataillons à commander. Car de toutes les marionnettes politiques qui ont paru sur le théâtre de cette guerre, la meilleure eût été Clerfayt, si la crainte de la responsabilité n’avait point paralysé souvent ses nombreux moyens. »

L’impératrice Catherine partageait en tout point l’opinion de son vieil ami, et elle n’est pas tendre pour ceux qui dirigèrent la campagne, entre autres pour le duc de Brunswick et le prince Albert.


L’IMPÉRATRICE CATHERINE À GRIMM


« 31 octobre 1792.


» Mais quelle horreur, et quelle cacade que ce duc de Brunswick est allé faire ! Cette Champagne pouilleuse va devenir fertile par le fumier qu’ils y ont laissé. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que les deux cousins[3] ont mal conduit leurs affaires et celles des autres. Mais les lamentations ne servent à rien qu’à se désespérer ; faites en sorte, si vous pouvez, qu’ils fassent mieux à l’avenir. Vous devez être au désespoir, car voilà vos bien-aimés, les princes d’Allemagne, ou grand nombre d’iceux, en fuite et ruinés.

» Et cette chère Bulle d’or, le palladium de l’Allemagne ! le vilain Custine est allé l’enlever ; encore s’il n’y avait de mal que celui-là ; mais ces trois électorats ecclésiastiques envahis ! Mais qu’est-ce donc que ces don Quichotte de Germanie ? Cela se ruine à tenir des troupes, cela s’égosille à les exercer, et quand il s’agit d’en faire usage, leurs Altesses Sérénissimes prennent le large avec ou sans leurs troupes. Mettez donc ordre à cela, vous qui êtes présentement dans vôtre centre, et dites-leur donc qu’en fait de guerre, quand on ne bat pas l’on est battu. Entendez-vous ? je veux que vous leur disiez cela ; afin qu’ils voient que vous et moi nous sommes des gens d’esprit… Mais ces pauvres princes, frères du roi de France, et ces émigrés, que deviendront-ils ? Je ne pense qu’à eux et qu’aux moyens de réparer la honte et l’opprobre des hauts alliés ou du moins des deux cousins. »


CATHERINE À GRIMM


« 7 décembre 1792.


» Je vous prie de me dire où vous êtes, et puisque vous êtes en fuite et pourchassé par les Custine et les Dumouriez, si un beau jour il ne vous plairait pas, selon mon instante prière, de jeter un peu mes lettres, crainte qu’elles ne tombent entre les mains des démons qui, comme vous le voyez, savent marcher où ils veulent aller malgré les pluies, les boues et le manque de vivres et de fourrage, tandis que nos compassés ne parviennent nulle part où ils devraient aller. Je me réjouis infiniment encore de ce que ces brigands refusent la négociation que dom Albert[4] leur offre avec autant d’esprit que de dignité : je vous avoue que je me sens une telle humeur contre certaines gens, que volontiers je les souffletterais…

» Mais, à propos de tout cela, dites-moi ce que fait votre charmante espèce d’élève, le très illustre landgrave de Hesse-Darmstadt, avec ses quatre mille hommes de troupes à Giessen, restant neutre contre les Français dans sa propre cause. Par exemple, des modèles de déraisonnement pareils, on ne peut les rencontrer qu’en Allemagne.

« Cet imbécile-là ! que pouvait-il faire de mieux que de se faire hacher en pièces pour sa cause ? mais point du tout, lui et sa troupe inutile meurent de peur à Giessen : voilà un digne héros du temps où nous vivons. »

En 1794 le prince de Ligne se fixait à Vienne, cette ville lui rappelait de brillants souvenirs de sq jeunesse. Traité autrefois avec une extrême bienveillance par Marie-Thérèse et François Ier compagnon et ami de Joseph II, il avait à la cour une position exceptionnelle ; mais les temps étaient changés.

Le couronnement de Léopold II s’était accompli à Francfort, en 1790, sans que le prince reçût, dans ce jour de grâces et de faveurs, la récompense due à ses longs services, les insignes de feld-maréchal. Légitimement offensé de ce passe-droit, il avait sèchement demandé la démission des emplois qu’il occupait encore.

Ne pouvant plus mettre à profit dans le commandement des armées ses nombreuses et fines observations sur l’art de la guerre, il se mit à les écrire. Son récit des guerres de Sept ans, de Bavière, des Turcs et de la prise de Belgrade est une peinture admirable et vivante de cet art qu’il pratiquait si bien.

Si le sacrifice de « l’idole si chère à son cœur » avait douloureusement ému le prince de Ligne, il fit, en revanche, celui de sa fortune avec une philosophique insouciance. Il écrivait à son ancien secrétaire, Legros, qui s’informait avec intérêt de l’état de ses affaires :

« Je ne vous ai jamais demandé, à vous autres, comment allaient mes affaires jadis, et vous me demandez comment elles sont : je les connais à présent.

» Des bals de trois cents personnes dans mes remises, mon manège et le jardin de l’hôtel de Ligne (car alors on ne savait pas que le peuple fût une bête enragée), des mascarades, un théâtre si cher en tableaux, décorations et habits, mon opéra des Samnites, des soupers à cinquante couverts à Bel-Œil d’où je partais pour donner à dîner à quatre cents curieux officiers français (qui venaient me voir manœuvrer dans les plaines de Mons) ne m’ont jamais fait demander ce que cela coûtait. Que me faisaient quatre ou cinq cents ducats comme hommage d’amitié pour Mons, de tendresse pour le comte d’Artois, j’ose presque dire pour la reine, et de respect pour le roi… ? À présent je me surprends à recommander à mes gens quand, par hasard, je donne un thé à l’un de mes rochers, qu’il soit rendu à sa signification simple et naturelle, sans glaces, sans gâteaux et sans fruits, excepté les prunes qui sont le fruit le moins cher. Je ris, quand je suis parvenu, en deux ou trois mensonges, à vendre quelques exemplaires de mes volumineux ouvrages. Mais je m’amuse de mes privations et je me moque de mon avarice… Je pourrais regretter mon existence de deux ou trois cent mille florins de rente, la plus belle campagne, la plus belle forêt et la possibilité d’être dans un jour à Paris, ou à Londres, ou à La Haye, ou à Spa ; le gouvernement militaire et civil d’une province intéressante, etc…, mais la crainte d’un quart d’heure de réflexion pénible m’a toujours empêché d’y penser ; et si, dans ce moment-ci, cela me passe par la tête, c’est pour me réjouir de n’avoir aucune affaire, pas même un testament… »

Le prince n’avait conservé de son ancienne splendeur qu’une modeste maison à Vienne, qu’on nommait encore l’hôtel de Ligne, et qui était située sur la Môlkerbaster, avec la principale façade donnant sur le rempart[5]. Cette façade, ornée de deux colonnes : les écuries, les dépendances et l’hôtel lui-même étaient peints en rose, couleur favorite du prince[6].

« Ma pelite maison, couleur de rose comme mes idées, est la seule ouverte à Vienné. J’ai six plats à mon dîner, cinq à souper. Arrive qui veut, s’assied qui peut. Quelquefois, lorsque les soixante personnes qui la fréquentent arrivent, ou s’y rencontrent en partie, mes chaises de paille n’y suffisent pas, et on se tient debout, refluant çà et là, comme au parterre, jusqu’à ce que les plus pressés s’en aillent. Il y a toujours quelques bons causeurs parmi les étrangers. La conversation roule sur la Pologne, la Russie, l’Angleterre, peu sur l’Italie, peu sur l’ancienne France, point du tout sur la nouvelle, comme de raison. »

Au second étage de la petite maison se trouvait la bibliothèque du prince, qui lui servait de chambre à coucher. On ne savait trop au premier moment si l’on entrait dans une chambre ou sous la tente d’un général. Les livres et les manuscrits encombraient les chaises, les tables et même le lit ; les murs étaient tapissés de cartes, de plans de bataille, d’armes de tout genre et de tout pays, trophées de chasse et de guerre. Les grandes têtes de cerf lui rappelaient les forêts de Bel-Œil et de Baudour, tandis que les sabres turcs et les fusils damasquinés reportaient sa pensée aux sièges de Belgrade et d’Oczakoff.

Le plus artistique chaos régnait dans les livres et les mantscrits : un billet parfumé marquait une page de l’Esprit des lois ; la Nouvelle Héloise était ouverte à côté des œuvres militaires de l’archiduc Charles ; on lisait tour à tour sur des feuilles fraîchement écrites des vers adressés à l’héroïne du jour, ou les beaux et chevaleresques récits de guerre qui abondent dans les Mémoires militaires et sentimentaires.

Sur le canapé qui servait de lit il posait un pupitre sur lequel il écrivait chaque matin, au hasard et sans suite, les remarques spirituelles qui se présentaient à son esprit. Aussi leste qu’à vingt ans, il sautait hors du lit lorsqu’il avait besoin d’un livre, grimpait sur le rebord de sa bibliothèque, prenait le volume et rentrait dans son lit, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Outre sa petite maison du rempart, le prince possédait encore au Leopoldsberg une habitation qu’il appelait mon Refuge, située sur la montagne du Kalemberg, qui domine Vienne et lui sert de piltoresque point de vue. Les bâtiments occupés par le prince étaient un ancien monastère supprimé par Léopold II, qui le lui donna. Sur la partie principale il grava sa devise, et sur le côté qui fait face au Danube les vers suivants :


Sans remords, sans regrets, sans crainte, sans envie,
Je vois couler ce fleuve et s’écouler ma vie.


« La vue qu’on a du Leopoldsberg, dit-il, est magnifique, on plane sur le Danube coupé par des îles couvertes de la plus belle végétation et sur des campagnes à perte de vue ; de l’autre côté de la montagne, sur la lisière des bois, on aperçoit dans le fond un village traversé par une petites rivière limpide. »

Les grandes salles du couvent étaient restées intactes ; plus tard le prince les fit réparer et meubler pour donner des fêtes. Les bals duraient une partie de la nuit, les dames restaient tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces immenses salons.

Le prince allait plusieurs fois par semaine à son refuge. On le voyait passer dans une berline à la vieille mode dont les roues et les ressorts grinçaient en roulant, « traînée par deux vieux chevaux fatigués de l’existence », et connus dans toute la ville. La lenteur de ce singulier équipage formait un parfait contraste avec la vivacité de son propriétaire. Derrière la voiture, un laquais au visage basané, vieux Turc, haut de six pieds, se tenait debout ; c’était un héritage du prince Charles qui l’avait ramené d’Ismaïl pour soigner le petit Norokos et l’avait toujours bien traité. Le prince père ne manqua pas de le prendre à son service après la mort de son fils, et Ismaïl avait pour son maître une véritable adoration.

Ne pouvant servir son pays ni venger la mort de son fils, le prince se résigna tristement à son inaction ; et, pour se distraire, il se mit avec ardeur à la rédaction de ses Mémoires militaires et sentimentaires, qui ne contiennent pas moins de trente-quatre volumes. Dès 1794 11 achevait le vingt-quatrième. L’un des premiers contient son Coup d’œil sur les jardins de l’Europe et renferme des pages exquises, car le prince de Ligne possédait au plus haut degré le sentiment de la nature, si rare à cette époque. Il écrit à ce propos à son amie, l’impératrice Catherine :

« Si Votre Majesté s’étonne de me voir occupé de foin au lieu de lauriers, c’est que cette moisson est plus aisée ; j’aurais bien voulu cependant essayer de la plus belle, tout comme un autre ; mais apparemment que je suis mort avec Joseph II, ressuscité un moment, pour mourir avec le maréchal de Landon et tomber malade avec le maréchal de Lascy. Mon royaume n’est plus de ce monde… »

L’impératrice lui répondit la lettre la plus gracieuse, elle avait entendu parler des revers de fortune de son ancien ami, et, sans avoir l’air de s’en douter, elle lui proposa de vendre ses terres de Tauride dont, soi-disant, le grand maître d’artillerie avait grande envie[7].

« Madame, répond le prince, j’ai eu l’occasion de voir que Votre Majesté s’entend à tout. Si mes intendants me servaient aussi bien, je serais plus riche du double. Elle sait acheter, vendre, racheter, prêter, donner, redonner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce, car le résultat est toujours de s’enrichir en enrichissant les uns pour enrichir les autres. Il tombe de toutes parts une pluie à verse de bienfaits sur l’empire. Je suis fort content de la petite ondée qui m’en arrive aussi. Voilà une bonne affaire que fait le grand maître d’artillerie et moi de même, mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Que le grand maître d’artillerie sache donc que je ne lui vends pas un certain rocher à trois ou quatre toises de la mer, que j’ai traversée ayant de l’eau jusqu’à moitié du corps pour y graver le nom divin de Catherine le Grand, et de l’autre côté(je lui en demande pardon) le nom humain de la dame de mes pensées d’alors…

Je veux donc, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle le rocher de Ligne, point de médiation ; c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter… — Mon rocher me donne le droit de porter l’uniforme vert et argent, car Votre Majesté, marchant avec grâce et lenteur sur le pont de sa galère, m’a dit un jour en étendant sa belle main, et sans s’apercevoir que le vaisseau marchait toujours : « Je vous donne, monsieur le prince de Ligne, ces terres sur la rive gauche du Borysthène. »

Les conditions du prince furent acceptées et l’impératrice lui écrivait en 1792 :

« M. le gouverneur général de la Tauride, comte Zouboff, va vous remettre l’argent qu’il a tiré de la vente de Parthenizza et Niscita ; je ne sais s’il emploiera à cela l’israélite qui jouit de votre confiance ou si celui-ci est mort. »

On voit sur quel pied d’intimité le prince et l’impératrice étaient restés, il est facile d’en conclure que le désir d’être utile à son vieil ami, en tout ce qui touchait Sidonie, devait être d’un grand poids dans la balance. Tous les retards apportés à la signature, de l’acte attendu si impatiemment par le comte n’avaient pas eu d’autre cause ; et la rédaction de cet acte donna pleine satisfaction aux demandes du prince en assurant le sort de Sidonie, autant que cela pouvait se faire après les donations imprudentes d’Hélène à son mari. Ce fut le dernier témoignage d’intérêt que le prince reçut de la czarine.

Le 17 novembre 1796, trois semaines après le départ du comte Vincent de Pétersbourg, l’impératrice, frappée d’une attaque d’apoplexie foudroyante, succombait au bout de quelques heures sans avoir repris connaissance.

Le chagrin qu’éprouva le prince de Ligne, en apprenant la mort de sa vieille et fidèle amie, fut très grand. Il saisit aussitôt la plume, et traça en quelques pages émues le portrait de celle qu’il aimait et admirait sincèrement. En voici le début :


« Catherine le Grand (j’espère que l’Europe confirmera ce nom que je lui ai donné), Catherine le Grand n’est plus. Ces deux mots sont affreux à prononcer. Je n’aurais pas pu hier les écrire, mais je tâcherai aujourd’hui de donner d’elle l’idée qu’on doit en avoir ; cette esquisse de ses traits, ou plutôt de tout ces traits de peu d’importance, n’ont point de prétention et ne sont rapportés ici que pour qu’on se forme d’elle un portrait à peu près ressemblant, et c’est ce qui me vient dans la tête dans ce moment-ci pour occuper mon cœur encore affecté de ce terrible événement[8]

» Ce qui prouve que l’impératrice n’a pas su le genre d’horreur dont on l’a accusée, c’est qu’un jour, en plaisantant, elle nous dit :

» — Étranglons M. Narischkin.

» Elle s’est doutée seulement qu’on la croirait auteur de la mort de Pierre III ; car, lorsqu’on vint la lui annoncer chez le comte Panin, où elle était, elle se trouva mal. Et ce ne pouvait être de désespoir de la mort d’un homme qu’elle avait détrôné, qui l’aurait fait enfermer le lendemain, mais qu’elle n’avait point ordonné de faire périr. Les gens de ce fou, à qui j’ai parlé à Oranienbaum, racontent toute l’histoire à qui veut l’entendre. Mais un mauvais sujet comme un M. de Rulhières, des Massons, de Chantreau et autres ont voulu piquer la curiosité et intéresser la méchanceté de toute l’Europe.

» C’est par amour pour la vérité, et pour que rien ne troublât le plaisir que j’avais d’être toute la journée avec elle, que j’ai éclairci tous ces faits. Il n’y a qu’à voir l’impératrice, l’entendre et savoir l’histoire de sa vie pour être sûr de sa bonté, de sa justice et de son inaltérable douceur. »

La mort de Catherine causa un véritable désespoir dans tout son empire ; à Pétersbourg, le peuple répandu dans les rues sanglotait et criait : « Nous avons perdu notre mère ! »

À la cour on redoutait beaucoup la singularité du caractère de Paul Ier. Il débuta par l’idée bizarre de faire exhumer le corps de son père. Le czar Pierre fut rapporté en grande cérémonie du couvent de Newsky au château d’Hiver et déposé sur un lit de parade à côté de celui de Catherine. Le cercueil de l’impératrice était ouvert et chacun venait baiser respectueusement la main de la souveraine. Cela dura environ six semaines pendant lesquels les grands fonctionnaires et le demoiselles d’honneur se relayèrent auprès du lit. Au bout de ce temps-là l’enterrement eut lieu en grande pompe : le cercueil de Pierre III précédait celui de Catherine. Toutes les troupes et la cour entière suivirent le cortège à pied et en habits de grand deuil. La cérémonie dura douze heures ; l’officier chargé de porter l’épée du czar était revêtu d’une armure d’or si lourde qu’il mourut épuisé de fatigue le lendemain.

  1. C’est une pyramide commémorative de l’assaut de Sabacz et d’Ismaïl, où le prince Charles était monté le premier, qui se trouve dans le parc. Le prince est enterré dans le caveau de famille, qui est à Bel-Œil.
  2. Maric-Christine, fille de Marie-Thérèse. Elle gouvernait les Pays-Bas, conjointement avec son époux le prince Albert.
  3. Le duc de Brunswick et le prince Albert de Saxe-Teschen.
  4. Le prince de Saxe-Teschen.
  5. Une nouvelle maison a été bâtie, en 1845, sur l’emplacement de l’hôtel de Ligne ; elle porte le no 87.
  6. Sa prédilection pour cette couleur allait si loin que les galons des domestiques, les panneaux de sa voiture et son papier à lettres étaient roses. Il appelait sa petite maison sa cage ou son bâton de perroquet.
  7. Voir à l’appendice (Document N° 1)le texte rectifié d’après l’original de la réponse du prince de Ligne.
  8. Le portrait de l’impératrice figure dans toutes les éditions des œuvres du prince.