Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/12

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 320-347).


XII

1807


La société nouvelle. — Madame de Coigny et madame de Coaslin[1]. — Anecdotes : la marquise du Châtelet, M. de Conflans et l’archevêque de Beaumont. — Départ du comte pour Dresde. — Un voyage à Brody.



Le comte et la comtesse s’étaient royalement installés dans un fort bel hôtel situé rue Caumartin[2]. Leur mobilier fut choisi avec soin chez Jacob, Thomire, Glaize, etc. On l’évaluait à plus d’un million. Ils recevaient à dîner trois fois par semaine et leur cuisinier, choisi par M. de la Vaupalière, fut déclaré un des meilleurs de Paris. Hélène se dédommageait des soupes à la polonaise et des chapons maigres de Brody. Voici un menu écrit de sa main qui ne rappelle en rien les côtelettes à la lyonnaise qu’elle faisait cuire dans sa cheminée :

Potage à la Conti.

Quartier de chevreuil.
Poulets historiés.
Estomacs de perdreaux à la polonaise.
Cervelles de veau au soleil.


Harengs, à la russe.
Cervelas aux truffes.
Coq vierge.


Crème au caramel.
Feuillantines.
Crêtes au restaurant.
Asperges au beurre.
Épinards en tabatières.


Glaces.


Fromage de Limbourg.
Compote de pommes en gelée rouge.
Raisin muscat.

Nougat d’Espagne.


Ces excellents dîiners étaient servis dans de la porcelaine de Sèvres et de Saxe et dans des cristaux de Bohême d’une grande beauté[3].

La comtesse n’engageait jamais plus de dix ou douze personnes pour le dîner, qui avait lieu à cinq heures ; quelques amis venaient se joindre aux autres invités à huit heures, on passait des plateaux avec des glaces, du chocolat, de l’orangeade et de l’eau de groseille et à dix heures on se retirait. Parfois la conversation était si animée qu’on ne se séparait qu’à onze heures. Hélène a soin de noter cet extra.

Les jours où la comtesse ne recevait pas, elle allait au spectacle ; elle avait sa loge aux Français[4], à l’Opéra, à Feydeau et quelquefois dans les petits théâtres. Pour connaitre la société d’Hélène, il faut ajouter aux amis d’enfance dont nous avons déjà parlé tout un groupe de personnages appartenant au plus pur faubourg Saint-Germain et quelques autres faisant partie de la société nouvelle, c’est-à-dire ralliés à l’empire.

Parmi les premiers figuraient le vieux baron de Breteuil qui avait joué un rôlé assez actif pendant l’émigration, et qui était grand ami du prince de Ligne ; le duc de Lévis, la duchesse de Brancas, la duchesse de Mirepoix, puis la marquise de Coaslin, à laquelle la comtesse avait inspiré une véritable passion et qui brillait au premier rang à l’hôtel de la rue Caumartin.

« Madame de Coaslin, écrit Hélène, est une femme d’un esprit, d’une pénétration, d’une imagination extraordinaires, malgré son grand âge : dans sa jeunesse elle fut fort belle. Louis XV y fit attention ; elle lui céda, et ne s’en cacha point. Pendant la Révolution, entrant dans une auberge et voyant un lit affreux qui lui était destiné, elle s’écria : « Ce n’est pas là le lit de Louis XV ! » Bourette, fameux financier, homme d’esprit, la pressait de lui accorder ses bonnes grâces : dans un moment d’enthousiasme, il lui offrit un million. Madame de Coaslin persista à refuser. Bourette, désespéré, s’en retourna. Après bien des réflexions, pensant qu’un million était une somme, elle écrivit le lendemain à Bourette qu’elle se ravisait. Celui-ci lui répondit : « Ce que je vous demandais hier était d’un grand prix ; ce que vous m’offrez aujourd’hui est trop cher. »

» Elle fut un jour chez la duchesse d’Orléans dans un équipage superbe, que Louis XV lui avait donné ; la duchesse la pressa de lui dire qui pouvait lui avoir fait ce présent. « Je vous assure, » madame, lui dit-elle, que ce n’est pas M. de***. » Et elle nomma l’amant de la duchesse.

Elle sort d’ici, voilà son costume, il est inouï ! une douillette de soie blanche bordée de peluche rose pâle, une mante de taffetas bleu ciel, un chapeau de velours noir doublé de blanc rosé ! Elle a retiré sa mante et son chapeau et s’est coiffée d’un petit bonnet de tulle orné de roses. Elle a plus de quatre-vingts ans. Sans son esprit, elle serait ridicule. »

La comtesse d’Andlau, fille du célèbre Helvétius, occupait aussi une place importante dans le salon de la comtesse. « Elle aurait été fort jolie sans un de ses yeux qui ne voyait point, sans qu’on s’aperçût au premier moment d’aucune différence entre les deux, mais cela donnait à son regard quelque chose de vague et d’inquiet. Elle avait beaucoup de grâce, d’esprit et de bon sens et ses principes ne ressemblaient en rien à ceux de son père et des philosophes dont il était le protecteur. » Les Polignac et M. et madame de Boufflers figuraient au nombre des amis qu’Hélènc avait retrouvés avec le plus de plaisir. Madame de Boufflers n’était autre que la charmante madame de Sabran[5]. Sa figure, son élégance, son esprit et ses talents la faisaient aimer et rechercher. entre toutes. Elle dansait à merveille, peignait parfaitement bien ; sa douceur et sa bonté achevaient de séduire ceux qui la voyaient. Après une passion qui durait depuis quinze ans, elle avait enfin épousé le chevalier, devenu marquis de Boufflers ; il passait pour l’homme le plus spirituel de Paris, mais il était bourru, grognon, et s’emportait pour la moindre chose, lorsqu’il était mal disposé. Malgré ses défauts, sa femme l’adorait et son esprit brillant et original le faisait rechercher comme un causeur accompli.

Il est assez bizarre qu’en parlant de madame de Sabran on ne fasse jamais mention de son premier mari. Le chevalier de Boufflers, en le remplaçant, semble avoir effacé sa mémoire, il mérite cependant, et à plus d’un titre, d’être connu.

Le comte Joseph de Sabran Gramont était lieutenant général des armées navales. Le 17 août 1759, il commandait le Centaure, faisant partie de l’escadre de M. de la Clue. Il soutint, dans les eaux de Gibraltar, avec son seul vaisseau et pendant sept heures, un combat acharné contre quatre vaisseaux de l’escadre anglaise[6].

« Ses manœuvres étaient hachées, ses voiles emportées ou criblées de boulets, sa grande vergue brisée, ses mâts rompus. Après avoir essuyé lui-même onze coups de feu, épuisé ses munitions et chargé son dernier canon avec son argenterie, le Centaure commença à couler bas et Sabran dut se rendre. » À la suite de ce glorieux combat, Louis XV manda le comte de Sabran à Versailles le 31 octobre 1759, le complimenta devant toute sa cour et le présenta à la reine et au dauphin en disant : « C’est un de nos parents. » Cela était vrai et la parenté remontait à saint Louiset à son frère Charles, comte d’Ahjou, roi de Naples et de Sicile[7].

Le fils de madame de Sabran, le jeune comte Elzéar, surnommé « le Lézard » dans l’intimité, était un des visiteurs les plus assidus de la comtesse Hélène. Voici un fragment du portrait que le prince de Ligne en a tracé :

« Il y a seize ou dix-sept ans qu’il parut sur l’horizon de Paris un phénomène qui n’avait rien d’effrayant : ce n’était point une comète, car au lieu de queue, il porte souvent une tresse mal faite ou un chignon qui tombe, ou un catogan qui se défait. Ce phénomène parle, mais pas assez ; pense, mais beaucoup trop ; marche, mais pour s’asseoir de travers sur une chaise ; il y entortille ses petites jambes, les décroise pour faire à quelqu’un qui est dans la chambre depuis une demi-heure une petite révérence de la tête : la porte sur l’épaule gauche pour sourire à une aventure bien triste qu’il lui raconte, se met à écouter ce qu’un autre ne lui dit point et n’entend point ce qu’un troisième lui dit…

» Il a de l’agrément dans la figure. Il a toujours du naturel et du piquant. L’originalité de ses manières tient à celle de son esprit. Il dit autrement qu’un autre et mieux qu’un autre ; il a des définitions à lui de la plus grande finesse, il donne à tout un tour distingué. Cela s’appelle, je crois, un Elzéar. »

Ajoutons encore aux habitués d’Hélène le prince Joseph de Monaco, le vieux M. de la Vaupalière dont la mémoire faiblissait quelquefois et que chacun soignait et dorlotait à l’envi « comme le dernier répertoire vivant d’anecdotes qui disparaîtront avec lui », et enfin le duc de Lévis, qui préparait son intéressant volume des Souvenirs et Portraits. « Hier, le duc de Lévis est venu nous faire lecture d’un ouvrage auquel il travaille qui sera intitulé à ce que je crois : Mes Souvenirs ; ce sont ceux qu’il a de la cour de Louis XVI ; l’auditoire était bien composé, il y avait M. et madame de Boufflers, qui nous ont aussi lu des vers délicieux, ils ont une facilité et un incroyables l’un et l’autre ; Elzéar, fils de son premier mari et madame de Coaslin, qui a, quoique d’un âge fort avancé, conservé sa mémoire d’une manière extraordinaire.

» On interrompait quelquefois la lecture pour conter une anecdote, faire des observations ou citer un mot piquant. Cet ouvrage n’est composé que de portrails d’hommes ou de femmes qui ont été dans les affaires ou célèbres en société. On racontait que la femme de Gustave III, roi de Suède, qui était sœur du grand Frédéric, n’avait pas d’enfant ; on résolut d’attendre le moment des couches de l’abbesse de Quedleimbourg qui accouchait tous les ans, on épia le moment, on voulut prendre l’enfant, on vit que c’était un petit négrillon ; les Suédois n’auraient été guère flattés d’avoir un tel roi.

» On a parlé ensuite de madame Fanny de Beauharnais, femme très vieille. Pour la fêter, neuf jeunes personnes de la société lui ont fait hier la surprise d’arriver portant les costumes des neuf Muses. Elzéar de Sabran a dit aussitôt : « C’étaient les Immortelles qui venaient chercher la Sempiternelle !… »

» J’ai conté aussi quelques anecdotes que je sais de mon beau-père, il disait que madame du Chatelet était si désolée de devoir prendre garde à son corps et voulait être si détachée des choses terrestres que lorsqu’elle allait à la garde-robe, six musiciens commençaient une musique délicieuse afin de distraire son esprit d’une chose aussi ignoble. Et, pour ne pas se blaser, elle n’entendait de la musique que dans ces moments-là. Le prince de Ligne prétendait tenir l’anecdote de Voltaire. »

La sociëté de la comtesse reflétait bien les opinions diverses qui divisaient même la noblesse : ainsi madame de Coaslin, royaliste passionnée, ne pouvait souffrir l’empereur dont elle disait tout le mal possible, tandis que madame de Coigny, qui n’avait jamais aimé les Bourbons, entre autres Marie-Antoinette, professait une admiration et un enthousiasme fanatique pour Napoléon : « Elle l’élevait au-dessus de tous les héros de l’antiquité. »

Leurs discussions, dans lesquelles cependant madame de Coigny ne manquait jamais à la déférence due à l’âge de madame de Coaslin, divertissaient tout le monde.

Hélène les notait souvent : « Hier madame de Coigny a raconté que l’empereur, parlant des théâtres, avait dit : « La Comédie-Française-est la gloire de la nation et l’Opéra la vanité. » — « Bon ! » répliqua madame de Coaslin, « pour peu que vous répétiez cela, ma chère, il n’y aura plus un chat à l’Opéra. Les Français sont sous le joug au point que, si l’empereur annonçait qu’il ne voulait régner que sur des cyclopes, chacun s’empresserait à se faire crever un œil ! Quant à moi, je ne comprendrai jamais qu’une femme comme vous, marquise, se montre à cette cour ni chez des parvenues où l’on donne le soir de la bière et de l’eau sucrée, c’est une horreur ! Elles ne savent pas même tenir maison, et sont d’une vanité ridicule ! »

» Madame de Coigny, un peu piquée, riposta qu’en fait de vanité ridicule, les exemples ne manquaient pas dans l’ancienne cour. « Je me souviens même d’une anecdote qui m’a été contée par mon père[8], dit-elle ; l’archevêque de Paris, monseigneur de Beaumont, était fort glorieux et manquait souvent de tact, il se vanta un jour devant mon père d’avoir eu un aïeul dont un Conflans portait le pan du manteau. — Je le crois, monseigneur, répondit père, il y a eu des Conflans qui ont tiré le diable par la queue ! » Un rire universel accueillit cette chute.

Madame de Coaslin rit comme les autres, mais elle ajouta en secouant la tête : « Vous avez beau dire, quand les derniers débris de notre société auront disparu, on ne saura plus ce qu’étaient le bon goût et le bon ton qui en faisaient l’agrément[9]. »

Hélène jouissait avec délices de cette vie parisienne et de ces aimables causeries, qui avaient en effet l’attrait irrésistible d’un spectacle charmant qui va finir et dont on ne veut pas perdre une scène. Depuis leur arrivée à Paris et le projet de mariage de leurs enfants, le bon accord s’était rétabli comme par enchantement entre le comte et la comtesse, et les notes ne contiennent plus trace de discussion. L’hiver avait passé rapidement et l’époque du départ du comte pour Dresde approchait, il devait y retrouver au mois de juin la Grande-Chambellane et son fils, prendre avec eux les arrangements nécessaires à l’entrevue de Tæplitz. Si les choses marchaient : comme tout le faisait espérer, Hélène quitterait Paris pour rejoindre son mari à la même époque.

Le comte partit chargé de cadeaux pour Sidonie ; robes, fichus, rubans, rien n’y manquait. La comtesse s’imaginait que la toilette de sa fille dirigée par sa grand’mère devait manquer d’élégance. On sait l’importance qu’elle y attachait, elle s’inquiétait de l’effet qu’allait produire sa fille sur le jeune comte, habitué par un long séjour à Paris à voir des toilettes du meilleur goût. Elle fit de longues recommandations à son mari pour qu’il remît bien vite à Sidonie tous les cartons qu’elle lui envoyait et auxquels étaient jointes de minutieuses notes sur la façon d’ajuster et de porter tel ou tel objet.

Fidèles à leur habitude, le comte et la comtesse s’écrivirent chaque jour ; cette fois-ci, la première lettre fut écrite par le comte, Hélène n’en attendait pas une si vite, elle y répond par le billet le plus tendre.

« J’ai reçu hier ta lettre de Verdun, mon cher Vincent, que tu es aimable, que tes lettres, que leurs expressions me touchent, m’enchantent ; en aucun temps de ma vie, elles n’ont été reçues avec plus de joie et d’émotion. Ah ! ceux qui disent que l’amour n’est pas un sentiment durable n’ont jamais connu le véritable. Je suis convaincue que celui qui m’animera pour toi-même dans la vieillesse, quand tous deux courbés par les années nous n’aurons de facultés que celle de la pensée, sera plus que de l’amitié. Je te verrai comme dans ta jeunesse et il me semblera que tu es seulement caché sous une enveloppe étrangère et passagère que mes yeux perceront toujours…

» Le temps se met au beau, j’en suis fort occupée et je m’écrie à tout moment : Mon mari aura du beau temps, il aura froid, il aura du vent, il aura de la pluie. On pourrait me dire comme dans le Sylvain : « Il semble en vérité qu’il ne pleut que sur lui », mais je ne vis qu’avec des gens qui t’aiment, t’apprécient et conçoivent aisément que l’on ne pense qu’à toi. »


« P.-S. — Je viens d’apprendre une nouvelle affreuse. Madame Sébastiani, heureusement accouchée d’une fille, vient de mourir, à la fleur de l’âge, d’un mal absolument étranger à ses couches ; on dit que c’est une hydropisie de cœur[10] et que M. de Conflans, son grand-père, est mort de la même maladie. J’ai passé chez madame de Coigny qui ne m’a pas reçue, elle doit être au désespoir, cela fait faire de tristes réflexions ; peut-on désirer de voir multiplier les objets de son affection, on augmente par là la somme des malheurs qui nous attendent et les jouissances sont bien incertaines, tant de choses peuvent les corrompre ; tout cela donne du noir.

» Tu me parles toujours de l’ennui que tes lettres doivent me causer, tu ne peux le penser, tu ne te connais pas et tu ne me connais pas. D’abord tu écris d’une manière intéressante pour tout le monde, mais pour moi chaque mot écrit de ta main est sacré : un dévot ne lit pas l’Évangile, un Turc l’Alcoran, comme je lis tes lettres. L’attention, la tendresse, le plaisir, voilà ce que tu verrais se peindre sur mes traits si tu en étais témoin. Adieu, mon Vincent, je te quitte pour te retrouver, car dès que j’ai quelque chose à te mander, je reprends ma lettre. Chaque personne de la société se rappelle à ton souvenir et je te le dis une fois pour toutes, afin de ne le plus répéter. Il n’y a que l’expression de ma tendresse pour toi que je ne me lasse pas de redire. Qui, je t’aime avec passion pour toute la vie et même au delà, car les bienheureux doivent aimer pour l’être ! »


LE COMTE VINCENT À LA CÜMTESSE HÉLÈNE


« Dresde, 17 juin 1807.


» En descendant à l’Ange d’or, j’ai trouvé à la porte François, ta lettre à la main, il savait bien qu’il ne pouvait me faire un plus grand plaisir, ma chère Hélène, et se présenter à moi sous de meilleurs auspices… J’ai causé avec François. Sa mère est à Dresde un peu incommodée, mais toujours ferme dans le projet qui nous intéresse ; sa grand’mère n’est pas ici, soit raison de santé ou d’affaires, elle ne viendra qu’après la Saint-Jean, époque des contrats de la Grande-Pologne. »


« 18 juin.


» Aussitôt que je fus habillé hier, François vint me prier de la part de sa mère de passer chez elle, cela m’a un peu contrarié, car je complais me reposer sans sortir ; j’y allai, elle me dit qu’elle partait pour la Grande-Pologne, que sa mère ne viendrait pas si elle ne l’allait chercher, et que, pour le bien des nouveaux époux, il est essentiel qu’elle fût présente au contrat ; qu’en attendant, elle me priait de conduire François à Tœplitz et qu’elle y viendrait dans trois semaines avec sa mère qui, aussi bien qu’elle-même, désire que ce projet réussisse ; voyant que son parti était pris, il a bien fallu être de son sentiment.

» J’y retournai encore ce matin pour m’assurer de ses projets et surtout de sa bonne volonté ; elle nous en a donné, à son fils et à moi, la certitude la plus complète. Elle est donc partie ce soir à cinq heures. François demeure dans la maison qu’elle avait louée en arrivant pour un an, et viendra faire ses repas chez moi. Il ira à Tœplitz avec moi où il sera moins gêné pour faire connaissance et moins gênant pour la maison de la princesse Clary.

» J’ai fait écrire à Tœplitz, pour être instruit du moment de l’arrivée de la famille et pour me retenir un logement. François est à tes pieds, son attachement pour toi va à l’adoration : il me prie tous les jours de te présenter l’hommage de son respect et de ses sentiments.

» Adieu, chère Hélène, je t’embrasse mille fois et mon cœur, contre lequel je te presse, n’est pas encore content ».


Hélène fut ravie de ces bonnes nouvelles et répond à son mari :


« Je te prie de dire à M. François que je suis bien flattée et bien touchée de son souvenir, que l’amitié que je lui ai vouée dès longtemps est tendre, sincère et indépendante de tous les événements. »


Puis elle ajoute :


« Je viens de recevoir une nouvelle lettre de Sidonie pleine de sensibilité et de naturel. Je crois qu’elle m’aime déjà beaucoup. Elle se fait une fête de me voir à Tœplitz. »


Voici la lettre de Sidonie :


LA PRINCESSE SIDONIE À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Vienne.


» Votre lettre m’a fait doublement plaisir, chère maman. Elle m’annonce que je vous verrai dans peu ; ma tante Clary se réjouit, s’il est possible, presque autant que moi : Elle se fait une vraie fête de vous revoir. Combien de fois ne me parle-t-elle pas de vous ? Comme on voit qu’elle vous aime ! Quoique je sois bien triste de quitter ma grand’maman et mes tantes, je vous assure, ma chère maman, que-je ne puis plus attendre le moment de parlir pour Tœplitz ; il me semble que jamais printemps n’a duré si longtemps. On s’amuse fort bien à Vienne en ce moment-ci : on fait des parties au Prater[11] (dont sûrement vous vous rappelez) qui sont charmantes, on ne laisse passer aucun jour de l’an ou de naissance de quelqu’un sans jouer des proverbes ou faire de la musique, danser, etc. On a joué une comédie, et un opéra chez ma tante Clary, il y a deux jours ; tout cela réussit toujours très bien. Mais c’est la description que vous faites des plaisirs de Paris qui fait venir l’eau à la bouche !

» Adieu, ma chère, bien chère maman, il est inutile de vous répéter que je vous adore, je vous l’ai dit assez souvent ; je vous prie de vouloir bien ne pas m’oublier auprès de M. le comte Potocki.

» Ma grand’maman me charge de vous faire mille compliments. Madame de Bœsner m’a aussi bien recommandé de ne pas l’oublier. »

Tout marchait à souhait, les obstacles sérieux étaient aplanis, quand un incident bien simple en apparence faillit tout rompre.

Au moment où le comte s’apprêtait à partir pour Tœplitz avec son fils, un mot du prince de Ligne vint lui apprendre que les Clary retardaient de trois semaines leur arrivée ; et il résolut d’utiliser ce délai en partant lui-même pour Brody. Or, en quittant Brody, il avait affirmé à Hélène qu’il n’y retournerait pas avant deux ans, leurs affaires étant parfaitement arrangées. Avait-il un motif secret pour entreprendre ce voyage ? L’urgence des affaires cachait-elle le désir de revoir cette Karwoska, objet constant de la jalousie d’Hélène ? Nous l’ignorons ; nous savons seulement que le retard des de Ligne était parfaitement vrai. Voici une lettre du prince qui en fait foi :


« Vienne, le 6 juillet, à 1 heure du matin.


» Monsieur le comte,


» J’ai reçu la lettre dont vous m’honorez, au moment où je montais en voiture pour Tœplitz et j’en descends bien vite pour vous exprimer ma joie de vous revoir bientôt. Mon retard pour y aller m’aurait fait bien de la peine si vous n’employiez pas ce temps-là à des affaires à Brody. J’ai mis ordre aussi à celles de ma tutelle où il a fallu entre autres une permission de mariage. Je regarderai cette union comme une des choses les plus agréables de ma vie, en nous alliant et nous liant par tout ce qu’il y a de plus avantageux pour deux familles qui n’en feront qu’une.

» Je suis bien charmé du commencement de connaissance que nous allons faire et le trouverai fort heureux de part et d’autre. Vous pourrez alors, monsieur le comte, en arrivant combler tous nos vœux.

» Je vous remercie de la grâce que vous mettez à tout cela, et je pars en vous réitérant l’assurance ; de mon vieux et sincère attachement et de la considération la plus distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

» LIGNE. »

Le comte se doutait hien de l’effet que la nouvelle de son départ allait produire sur Hélène. Aussi lui dore-t-il de son mieux cette pilule.


« Dresde, mardi 23 juin.


» J’ai enfin reçu une lettre de Sambowski, il lui est impossible de venir. Me voilà fort embarrassé pour les écritures à faire dans une circonstance aussi essentielle pour tous. — Il me parle encore de mesures très sévères du gouvernement, prises contre ceux qui sont hors du pays, et me presse de venir, ne serail-ce que pour un moment, pour inspirer ou réintégrer la confiance et prendre des mesures pour la possibilité d’un plus long séjour à l’étranger. Outre que nos affaires d’Ukraine et de Lithuanie le demandent absolument pour en éviter la perte totale, ma présence à Brody lui semble indispensable…

» Tu auras vu, ma chère Hélène, une partie de ces mesures de rigueur dans l’extrait de la circulaire du gouvernement, dans le journal l’Empire du jeudi 11 juin 1807, à l’article Pologne. Toutes ces nouvelles me déchirent le cœur et me tournent la tête, je n’ai pas eu d’autre pensée tout le jour et n’ai rien décidé, j’y réfléchirai jusqu’à demain. »


« Mercredi 24, au matin.


» Voici le résultat de mes sérieuses réflexions : considérant que le retard de la Grande-Chambellane et celui de la famille de Ligne me donnent une grande partie du temps nécessaire à mon projet, je pars demain pour Tœplitz, où j’installe François, puis je pars pour Brody ; j’y reste huit à dix jours, et reviens en moins, et je repars pour être en moins d’un mois à tes pieds et dans tes bras, ma chère, mon aimable Hélène. Oh ! combien cette idée est consolante pour moi ! Réfléchis bien, mon ange, et tu verras que je prends le parti le plus raisonnable, surtout pour employer tous nos moments de la manière la plus utile pour nos circonstances.

» Adieu, ma chère Hlélène, je t’écrirai de Tœplitz et de partout où j’en trouverai la possibilité. J’espère que tu ne doutes pas que le premier besoin de mon cœur est de te dire combien je t’aime et pour la vie.

» Adieu, cher ange. »


La colère du « cher ange », à la réception de ces lettres, est indescriptible.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Paris, ce 4 juillet


» Quel coup tu viens de me porter ! je ne sais si j’existe ni où je suis, rien ne me le rappelle que la sensation douloureuse que j’éprouve ! Tu pars, après tout ce que tu m’as promis et tu pars, pourquoi ? pour avoir mal choisi celui que tu as mis à la tête de tes affaires, malgré tout ce que j’ai pu te dire. Tu te laisses effrayer par des chimères ! En second lieu, ce voyage fera assurément manquer le mariage projeté, l’entrevue se fera sans toi, il se trouvera des personnes qui ayant l’air de le désirer feront naître des obstacles. Toujours tu fais les choses qui nuisent le plus à tes projets et tu me mets au désespoir, puisque jamais je ne puis compter sur une de tes promesses… Ce qu’il y ade bien sûr, c’est que je regarde le mariage comme tout à fait rompu, il semble qu’un mauvais génie t’inspire pour prendre un mauvais parti, dans tout ce qui peut faire ton bonheur et le mien !… Je finis, je suis trop désespérée pour te parler d’autre chose. Je t’adresse cette lettre à Brody, il y règne moins de désordre que dans ma tête, je t’avoue que je suis outrée ! Quel malheur pour un cœur profondément sensible de nourrir un sentiment exclusif et passionné pour un être fragile et dépendant, c’est la source de tourments inévitables et d’inquiétudes déchirantes ! Enfin, il sera dit que tu auras fait tout pour mon malheur et rien pour mon bonheur !… Je viens de me trouver mal et je rouvre ma lettre pour te dire que ma santé ne résistera pas à ce qui m’arrive ; n’attends plus de lettres de moi jusqu’à ce que je sache que tu viens te réunir ou te rapprocher. Si, au contraire, tu prolonges ton absence, tu n’entendras plus jamais parler de moi ! Je crois que le départ de la Grande-Chambellane, aussi bien que le reste, tout était calculé, c’est un coup de parti et une intrigue dont tu as été dupe et dont je suis seule la victime, car je te connais trop bien pou croire que tu en souffres le moins du monde ! Pour moi, je prends en haine cette funeste alliance et, s’il fallait encore mon consentement, je ne le donnerais plus, je ne veux pas me lier avec ceux qui m’arrachent la vie ! »


À peine a-t-elle fini cette lettre qu’elle en recommence une autre, aussi insensée que la première.


« Paris, ce 5 juillet.


» Plus je réfléchis et plus je trouve que ce ne peut être qu’un mauvais génie, ennemi de ton repos et du mien, qui t’a inspiré le projet fatal d’aller en Pologne. Le retard des Ligne ne passera pas le 10 juillet, la Grande-Chambellane devait aussi être de retour pour cette époque ; quel prétexte ne lui donnes-tu pas pour quitter Tœplitz ou même pour n’y pus venir quand elle te saura éloigné ? Ce mariage est manqué, au reste je l’ai pris en horreur ! J’ai passé une nuit affreuse. Entouré comme tu l’es, je ne vois pour moi qu’une suite de peines qui me font désirer bien sincèrement le repos que je n’ai jamais trouvé avec toi et qui n’existe plus pour moi que dans un autre monde ; tu te laisses effrayer par des fantômes et tu rejettes tous les moyens de bonheur qui t’étaient présentés ; quant à moi, l’idée de mourir me paraît bien consolante auprès de ce que je souffre. Je laisserai triompher ceux qui avaient à se venger de moi, mais il faudrait qu’il n’y eût pas de justice divine pour que l’auteur et le complice de mes folies vive heureux, et puisse éprouver les douceurs réservées aux âmes pures pendant que, seule, j’aurais été la victime de ma faiblesse pour lui. Mon malheur et celui de tous mes enfants ne te permet pas de finir tranquillement la vie. Elle doit être traversée, et elle le sera !!! »

Il faut dire, pour excuser un peu la violence d’Hélène, que son mari lui avait promis de ne pas retourner en Pologne sans elle. La Karwoska était en Gallicie, et quoique le comte eût juré ses grands dieux qu’il n’avait éprouvé pour cette femme qu’un caprice passager, Hélène savait à n’en pouvoir douter que cette liaison durait depuis longtemps.

Le Grand-Chambellan, habitué aux mœurs légères de la cour de Stanislas, homme à bonne fortune depuis trente ans, nc jugeait point nécessaire de se gêner ; certain d’avance d’apaiser la colère d’Hélène par quelques marques de tendresse, il n’en prit nul souci et donna l’ordre de renvoyer à Tœplitz toutes les lettres qui lui seraient adressées de Paris, pensant qu’il les lirait toujours assez tôt. Après cette mesure prudente, il partit tranquillement.

  1. La comtesse Hélène orthographiait ainsi le nom de Coislin ; nous avons maintenu cette orthographe.
  2. Le jardin de l’hôtel s’étendait par derrière jusqu’à l’emplacement occupé aujourd’hui par l’Éden-Théâtre, il portait le no 22.
  3. Voy. la description détaillée à l’Appendice no 2.
  4. Une loge aux Français tous les quatre jours coûtait alors 296 francs par six mois ; à Feydeau une loge à quatre places tous les jours coûtait 2 200 francs pour six mois.
  5. Il en a été souvent question dans notre premier volume, mais c’est par erreur que nous avons dit qu’elle était née d’Andlau. M. le comte de Sabran a bien voulu nous donner lui-même les détails que nous citons sur sa famille : madame de Sabran, née en 1750, se nommait Françoise-Éléonore de Jean de Manville ; elle épousa en 1769 le comte de Sabran, de cinquante ans plus âgé qu’elle. Elle en eut deux enfants : Elzéar, comte de Sabran, et Delphine, plus tard madame de Custine.
  6. Le combat porte le nom de combat de Lagos. Les quatre vaisseaux anglais étaient le Culloden, le Portland, le Warpitt et le Guernsey. Le comte de Sabran s’était déjà distingué au combat de Minorque (1756), où il commanda le Content, et faisait partie de l’escadre du marquis de la Galissonnière.
  7. Ces deux princes avaient épousé les deux sœurs, Marguerite et Béatrix de Provence, petites-filles de Garsende de Sabran, comtesse de Forcalquier, femme d’Ildefonse d’Aragon, comte souverain de Provence. Les deux autres petites-filles de Garsende de Sabran épousèrent deux rois anglais, comme leurs sœurs avaient épousé deux rois français. Éléonore de Provence fut femme d’Henri III, roi d’Angleterre, et Blanche épousa Richard, roi des Romains, empereur d’Allemagne, frère de Henri III. C’est ainsi que la maison de Sabran est alliée à presque toutes les maisons souveraines de l’Europe. (Communiqué par le comte de Sabran-Pontévès.)
  8. Son père était le marquis de Conflans, célèbre par ses bons mots et son esprit mordant ; le prince de Ligne le cite souvent.
  9. Ce bon ton était d’autant plus difficile à saisir qu’il tenait à des nuances imperceptibles. Ceux même qui en étaient loin le sentaient sans pouvoir y atteindre ni le définir. Il influait non seulement sur les habitudes ordinaires de la vie, sur le langage et les coutumes, mais aussi sur les arts et les lettres. Pour réussir dans les productions légères, les auteurs les plus célèbres devaient être à la fois gens de lettres et gens du monde. Voltaire dut beaucoup lui-même à la bonne compagnie dans laquelle il vécut toujours. (Les Femmes, par le vicomte de Ségur).
  10. Madame Sébastiani, femme du général comte Horace Sébastiani et fille chérie de madame de Coigny. Le général avait été nommé le 2 mai 1808 ambassadeur à Constantinople. Un an plus tard sa femme y mourait peu de jours après ses couches, en laissant une fille qui devint la malheureuse duchesse de Praslin.
  11. Le Prater était la promenade favorite des Viennois.