Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/Texte entier

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. Couv--).

HISTOIRE
D’UNE GRANDE DAME
AU XVIIIe siècle


LA COMTESSE HÉLÈNE POTOCKA


LUCIEN PÉREY


HUITIÈME ÉDITION



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRÈRES.
3. rue auber, 3
1888
HISTOIRE
D’UNE GRANDE DAME
AU XVIIIe SIÈCLE

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


DU MÊME AUTEUR
Format in-8


HISTOIRE D’UNE GRANDE DAME AU XVIIIe SIÈCLE.
— LA COMTESSE HÉLÈNE POTOCKA 1 vol.


En collaboration avec GASTON MAUGRAS :


CONRESPONDANCE DE L’ABBÉ GALIANI (Ouvrage
couronne par l’Académie française) 2 vol.


LA JEUNESSE DE MADAME D’ÉPINAY, d’après des
lettres et des documents inédits (Ouvrage couronné
par l’Académie française) 1  


DERNIÈRES ANNÉES DE MADAME D’ÉPINAY, son
salon et ses amis (Ouvrage couronné par l’Académie
française) 1  


LA VIE INTIME DE VOLTAIRE AUX DÉLICES ET À
FERNEY (1754-1773), d’après des lettres et des docu-
ments inédits 1  




Imprimeries réunies, B, rue Mignon, 2.
HISTOIRE
D’UNE GRANDE DAME
AU XVIIIe siècle


LA COMTESSE HÉLÈNE POTOCKA


par


LUCIEN PÉREY

HUITIÈME ÉDITION



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LEVY FRÈRES.
3. rue auber, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés.

INTRODUCTION


Quand nous avons terminé le premier volume de l’Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, notre intention était d’en rester là. L’abondance des documents qui nous ont été envoyés postérieurement nous a fait changer d’avis. Notes, lettres, renseignements, traditions de famille, rien ne nous a manqué. Il nous a semblé, en les lisant, que l’étude d’une passion si profonde et si vraie était curieuse à poursuivre. Il est rare de pouvoir ainsi explorer, pénétrer les replis secrets du cœur humain, non pas grâce à des confessions menteuses ou à des mémoires infidèles, écrits. pour l’édification de la postérité, mais grâce à des notes tracées chaque jour, sans suite et sans style, grâce à une correspondance qui embrasse vingt années et à des documents dont l’authenticité ne saurait être douteuse.

Ces éléments divers dormaient épars, dans cent endroits différents et une fois rassemblés, ils se sont servis mutuellement de correctifs et de contrôle.

La comtesse Hélène n’est pas une femme supérieure ; nous la savons instruite, intelligente, spirituelle, mais elle ne s’élève guère au-dessus de la moyenne aristocratique de son temps. Ce qui la distingue, c’est ce sentiment rare, profond, sincère qui résistera aux années et aux déceptions, qui lui donnera des forces imprévues pour supporter les privations, le dénuement, les pertes les plus cruelles. Et, chose étrange, cette passion a pour objet un homme inférieur en tout point à la femme qui l’adore, elle-même un jour, le jugera tel, on pourra croire que le charme une fois rompu, la passion va disparaître, il n’en sera rien. La plume qui la veille aura tracé le véridique portrait de ce mari médiocre et indigne, lui exprimera le lendemain, et dans quels termes brûlants ! l’amour qu’il méritait si peu.

La princesse Hélène n’a pas laissé de mémoires rédigés, sauf ses mémoires d’enfant

À parlir de son mariage, nous possédons seulement des notes elliptiques et incorrectes, assez semblables aux dépêches de nos jours. Non seulement il était impossible de les publier textuellement au point de vue de la forme, mais plus encore au point de vue de la clarté. Nous avons dû les rédiger, et c’est au prix d’un long travail et en lisant près de deux mille lettres d’Hélène, de son mari, de sa fille, de son gendre, de la comtesse Anna, du prince de Ligne et de bien d’autres encore, que nous sommes parvenu à démêler et à renouer tous les fils qui ont servi de trame à notre récit.

Il ne fallait pas songer davantage à publier intégralement la volumineuse correspondance de la comtesse et de son mari. Hélène n’est point une Sévigné ; d’ailleurs, ses lettres contiennent forcément quantité de détails d’affaires ou de vulgaires incidents d’intérieur qui n’offrent aucun intérêt. Nous avons dû en éliminer les trois quarts, et ne conserver que ce qui touche de près à notre héroïne ou à l’histoire de son temps : nous avons fait ces extraits avec beaucoup de soin et une scrupuleuse fidélité. En ce qui concerne l’histoire, nous laissons au comte et à la comtesse l’entière responsabilité de leurs appréciations, ils ont été, en général, témoins oculaires des faits qu’ils racontent où particulièrement intéressés à connaître la vérité ; ils nous fournissent des documents que nous mettons sous les yeux du public, c’est à lui d’en apprécier la valeur : Toutes les phrases placées entre guillemets sont textuelles.

Il nous reste à exprimer notre reconnaissance aux personnes qui ont bien voulu nous prêter leur concours, soit en nous communiquant des lettres et des documents, soit en nous donnant des renseignements de vive voix. Nous remercions en particulier M. Adolphe Gaiffe, dont la riche bibliothèque est aussi inépuisable que son obligeance, le prince de Ligne, le prince Czartoryski, le comte Alfred Potocki, le comte André Potocki, M. Walizewski, la comtesse Diodali, M. de Grot, le baron de Wilke, M. Lucien Faucou et enfin MM. les conservateurs de la Bibliothèque nationale et de celle de l’Institut, toujours si aimables et d’un secours si efficace pour les chercheurs.

LA

COMTESSE HÉLÈNE POTOCKA



I

1793


La vie en Ukraine. — Kowalowka. — Premier voyage du comte Vincent. — Lettres d’Hélène et de son mari. — Second voyage du comte. — Naissance d’Alexis. — La Grande-Chambellane attaque le mariage d’Hélène. — L’évêque de Wilna se brouille avec sa nièce.


Nous avons laissé la comtesse Hélène établie à Kowalowka en souveraine maîtresse. Après avoir bravé tant de difficultés, surmonté tant d’obstacles et touché le port, elle voulut jeter l’ancre. Le séjour de Varsovie lui faisait peur, elle connaissait les jugements sévères portés sur sa conduite, elle savait la sympathie qui entoura la comtesse Anna quand, à la mort de son premier enfant, elle dut payer si cher la possession du second[1] ; mais ces motifs ne furent que secondaires, un mobile plus puissant inspira sa résolution. Elle prétendit détenir sans partage un mari dont la passion, si lente à naître, semblait maintenant égaler la sienne, tremblant à la pensée qu’on pût lui dérober une parcelle de ce cœur si difficilement conquis. Le comte Vincent acquiesça d’autant plus volontiers au désir de sa femme que ses affaires embarrassées s’accommodaient fort d’un séjour à la campagne.

Kowalowka était un lieu très agréable à habiter, situé dans une vallée charmante et entouré de prairies qui nourrissaient un haras nombreux. Des chevaux turcs, arabes, anglais, superbes échantillons de ces belles races, animaient le paysage. Plus loin s’étendaient, à perte de vue, d’immenses plaines de blé où, pendant l’été, le pittoresque costume rouge des paysans se détachait en couleur brillante sur le fond doré des épis mûrs[2].

Au milieu de la rivière qui traversait le parc, une Île plantée de bouleaux, de chênes et de peupliers formait un riant point de vue. De belles avenues conduisaient à un grand bois de chênes qui rompait agréablement la ligne un peu monotone de l’horizon.

Des parterres réguliers, plantés autour du château, s’harmonisaient avec l’architecture. Un large perron descendait sur une terrasse ornée d’orangers et de citronniers, qui témoignaient de la douceur du climat dès l’apparition du printemps. Une immense orangerie, pavée de marbre et à larges allées plantées d’arbres exotiques, les abritait pendant la mauvaise saison. Au bout de la terrasse, un érable gigantesque étendait ses branches au-dessus d’un banc et formait un rustique pavillon.

La jeune femme, dont le cœur débordait de joie, voulut que tout respirât le bonheur autour d’elle. Un habile jardinier français, émigré comme un grand seigneur, transforma les jardins qui devinrent superbes. « Simon m’apporte chaque jour tant de roses et d’œillets, dit-elle, que mes salons en sont embaumés. » Le château prit un air de fête et les appartements mal meublés furent métamorphosés rapidement. L’œil vigilant d’Hélène découvrit dans les greniers une quantité d’étoffes et de meubles propres à être utilisés ; elle improvisa aisément des tapissiers et des ébénistes parmi ses paysans naturellement fort adroits[3], et c’était avec une joie d’enfant qu’elle préparait à chaque instant une surprise à son mari, lui annonçant d’un air triomphant que cela ne coûtait rien. La comtesse s’était aperçue que le grand train mené par le comte n’était pas toujours en rapport avec ses revenus, et que s’il ne savait point lui-même faire des économies, il était très sensible à celles que sa femme réalisait.

On lit dans le carnet d’Hélène : « J’ai fait raccommoder les tentes turques ; elles sont superbes et toutes les trois tendues dans le jardin, une en haut, ayant la vue sur le canal, une autre au bout du pont du canal, et la troisième sur le gazon devant le salon ; je les ferai détendre avant les pluies de l’automne, sécher et serrer, elles ne se gâteront plus… »

On voit qu’aucun détail ne lui semble puéril pour plaire à ce mari bien-aimé ; elle devine ses goûts, prévient ses désirs et s’occupe avec un égal entrain du menu d’un dîner, de sa harpe ou de son clavecin. Elle avait, selon l’usage, une bande de musiciens à ses ordres et souvent dans les soirées d’été, si belles en Ukraine, des paysans et paysannes, groupés au pied de la terrasse, venaient chanter leurs airs nationaux[4].

Ces chants doux et mélancoliques, nuancés avec une délicatesse infinie, rappelaient à Hélène ceux de Lithuanie ; et tendrement enlacée au bras de son mari, elle sentait, en les écoutant, s’éveiller délicieusement ses lointains souvenirs d’enfant. Elle s’amusait aussi de leurs danses bizarres, mélange d’indolence langoureuse et de vivacité subite, d’un caractère tout à fait oriental. Pour bien figurer dans ce cadre nouveau, la toilette de la comtesse[5] devait s’harmoniser avec lui. Elle fit venir de Moscou, de Varsovie, de Constantinople même, les plus riches étoffes. Ne pouvant plus demander des modèles à ses compagnes de l’Abbaye-aux-Bois, dispersées par l’exil, la prison, ou mortes sur l’échafaud, elle prit le parti de diriger elle-même les travaux de ses femmes. Elle apparaissait, selon sa fantaisie, vêtue à l’orientale, à la grecque ou à la polonaise ; aujourd’hui, elle portait « une robe à la mameluck en étoffe turque, ponceau et argent » ; le lendemain « une polonaise de soie des Indes blanche, brodée de fleurs roses » ; un autre jour « une tunique à la cosaque en tyftick mordoré broché d’or ». Ces costumes étranges seyaient merveilleusement à sa beauté originale et piquante.

Le comte n’était point insensible aux attraits féminins, et, tout en se laissant choyer et adorer, il savait à l’occasion se montrer fort tendre et récompenser les efforts de sa femme par une caresse ou un compliment galamment tourné. Il aimait la lecture et les arts. Hélène lisait et déclamait à merveille. Pendant les longues soirées d’automne, ils s’amusèrent à classer des porte- feuilles d’estampes achetés par le comte, un peu au hasard. Hélène, fine connaisseuse et élève de son premier mari, dont elle ne prononçait jamais le nom, mais dont elle mettait les leçons à profit, enseignait au second à connaître la manière des différents maîtres ; une partie d’échecs, un punch improvisé terminait la soirée et les mois s’écoulaient rapidement.

Si Hélène trouvait le temps trop court, le comte ne semblait pas le trouver trop long, il fallut cependant se résoudre à une première séparation. L’usage était établi chez les grands seigneurs polonais de se rendre au moins une fois par an dans une ville voisine de leur résidence et désignée de tout temps comme lieu de rendez-vous pour se rencontrer avec les possesseurs ou fermiers qui prenaient à bail leurs terres et renouvelaient leurs contrats[6].

Le soin de ses intérêts obligea donc le grand chambellan à se rendre à Dubno à l’époque ordinaire. Cette absence désola Hélène outre mesure, elle savait cependant que les affaires de son mari étaient de nature assez compliquée. Les questions de partage soulevées entre le prince-évêque et sa nièce au sujet de l’héritage du prince Xavier avaient donné matière à contestations. L’intendant du prince, Sylvestrowicz, que nous connaissons déjà, devait arriver à Dubno pour en conférer avec le comte.

Hélène resta donc à Kowalowka seule avec ses femmes, qui étaient très nombreuses. Le comte, jaloux au delà de toute expression, ne permettait pas qu’un seul homme, sauf le jardinier, mît le pied dans sa maison en son absence, même pour les besoins du service ; des femmes seules devaient s’en occuper.

En dehors des servantes, la comtesse avait auprès d’elle un seul écuyer. Les officialistes, chancellistes, et gentilshommes de son mari, ne logeaient point au château[7].

Les lettres d’Hélène pendant cette première absence nous feront connaître mieux que tous les récits l’état de son cœur et de son esprit. Le naturel en fait le charme ; on sent que les phrases s’échappent de sa plume dictées par un sentiment si vrai que, pour le peindre, les expressions les plus fortes ne lui semblent pas exagérées. Celles du comte ne leur ressemblent guère.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT

« Quelques heures après ton départ, ce vendredi au soir.


» Il me semble, mon cher Vincent, que tous les éléments se soient conjurés pour t’empêcher de continuer ta route : à peine as-tu été parti, qu’une grande pluie et un grand vent ont rendu le temps triste et sombre ; on croit quand on aime que tout dans la nature doit se conformer à l’état où l’âme se trouve, et je me persuade qu’elle a voulu participer à ma peine. Heureusement que tu as pris la berline, où en serais-tu avec la voiture ouverte et quelles inquiétudes ne m’aurais-tu pas données ?

» J’altends un mot de toi avec impatience, mais il faut passer la nuit sans espérer de le recevoir. Ah ! mon Dieu ! qu’elle va me paraître longue. Je ne trouve dans ma raison aucune force. Je supporterais tout, excepté ton absence.

» P.-S. — C’est mademoiselle Françoise qui couche ce soir dans ma chambre ; je les ai laissées maîtresses de faire ce qu’elles voudront là-dessus, pourvu qu’une d’elles me fasse cet honneur. »

Hélène, dans ce post-scriptum, a l’air de noter négligemment un détail sans importance ; il n’en est rien, et elle sait que la jalousie sans égale du comte exige qu’en son absence, une ou deux femmes couchent dans sa chambre. Cette tyrannie, loin de lui déplaire, l’enchante, et elle racontera plus tard que cette époque était la plus heureuse de sa vie.


« Le lendemain matin.


» J’ai pensé à toi, et cette idée m’a empêchée de dormir les trois quarts de la nuit, mais je ne m’en plains pas. Une fois endormie, j’ai voyagé avec milord Céton dans toutes les planètes[8], espérant me trouver mieux dans quelqu’un de ces mondes que je ne suis dans celui-ci, mais comme je ne l’ai rencontré nulle part, je m’y suis ennuyée et tu me retrouveras tout simplement à Kowalowka.

Au milieu de la nuit, j’ai entendu marcher, je me retourne et je vois un grand fantôme blanc. C’était mademoiselle Françoise qui, avec un air d’embarras, me marmotte je ne sais quoi ; enfin j’ai compris que « certain besoin pressant l’appelle en certain lieu ».

» Il est midi, il faut que je me lève, quel temps affreux ! en vérité on n’est pas pressé de voir le jour. Quant à moi, il n’y en aura de beau que celui qui te ramènera près de ta femme dont seul tu peux faire le bonheur.

» Je t’embrasse. »


Le comte, de son côté, écrivait le lendemain de son départ :


« Obodno, 10 heures du soir.


» Je descends de voiture, on change de chevaux, mes compagnons se jettent sur un jambon et sur une fricassée de poulet, et moi je cherche à me consoler en me rappelant à ton souvenir. Non, rien ne peut me distraire de ma cruelle séparation. Oh ! ma chère Hélène, si tu savais ce que je souffre, tu me plaindrais, tu m’en aimerais davantage.

» J’avais le cœur si serré en te quittant, je retenais mes larmes et suffoquais, c’est pourquoi je n’ai pu te dire une parole en montant en voiture. »


« Le lendemain.


» Il neige, il fait un vent horrible, nous sommes cependant assez bien venus. Mais cette neige rendra le chemin encore plus difficile. Le froid m’a engourdi, le sommeil a appesanti mes yeux ; mais tu sais, ma chère Hélène, que mon cœur veille toujours pour toi. C’est un plaisir, c’est un bonheur pour moi de te donner une nouvelle marque de mon tendre souvenir, dans un taudis sale et dégoûtant, au milieu de gens couchés par terre, ronflant comme Kicins[9]. N’es-tu pas un peu plus tranquille, ma plus chère, mon unique amie ? Je me suis fait du thé et du punch, je suis altéré et je tousse un peu, mais ce n’est pas jusqu’à me rendre malade…

» J’avais raison de craindre la neige : le peu qu’il en tomba effaça le chemin, nous nous égarâmes, comme firent les Parisiens en suivant Mirabeau, et restâmes plus de six heures à faire deux milles. Ce matin le froid continue, il a cessé de neiger et le chemin paraît meilleur ; tout cela contribue à me mettre de meilleure humeur, si je pouvais être content loin de toi, ma chère Hélène, mais le sort en est jeté, il faut prendre son parti. Adieu contentement, adieu bonheur jusqu’à ce que je sois auprès de toi ! Oui, c’est dans tes bras que le plus tendre amant peut trouver le bonheur. Adieu, femme charmante, seul objet qui remplit mon cœur ; adieu, je t’embrasse mille fois. Je prends une tasse de café, tout est prêt et nous partons. »


Comme on le voit, le comte mêle volontiers les questions d’amour à celles de nourriture.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Il est huit heures du matin et on me remet ta seconde lettre, je la baise et la relis cent fois. Le punch que tu as pris me fait penser à notre bon punch, fait avec tant de soin et avec les fruits de tes orangers, à notre partie d’échecs jouée avec tant de chaleur et d’application, à nos douces lectures faites avec complaisance, lues avec tant de sentiment, écoutées avec reconnaissance, avec transport, et qui nous attendrissaient si fort tous les deux, quand nous y trouvions les expressions de nos âmes ! Quand reviendra ce temps heureux ? Jouirons-nous bientôt de cette vie paisible, dont l’amour troublait par moments la tranquillité ; mais s’il me faisait quelquefois répandre des larmes, j’en chérissais la cause, et le moment d’humeur passé, je n’aurais pas donné pour l’empire du monde ces nuages qui m’assuraient de ton amour.

» Reviens donc vite, mon cher Vincent, me rendre mon bonheur, ma joie, mes petits chagrins, mes larmes, car je veux tout, le moindre changement serait un malheur dont je ne trouverais la fin que dans la tombe.

» Je relis tes lettres cent fois par jour. Je t’embrasse, mon cher ami ; ce petit entretien avec toi m’a mis du baume dans le sang, j’espère pouvoir un peu dormir. » Adieu, Vincent, je t’aime ! et toi ? »


« Le soir, même date.


» Quoique je t’aie écrit, cet après-midi, pour avoir une bonne nuit il faut que je te dise bonsoir ; quand nous sommes ensemble et que cette parole ne se dit pas, tu sais que c’est mauvais signe, nous ne nous raccommodons plus jusqu’au bonjour : heureusement que la plupart du temps c’est l’amour qui nous brouille et l’amour qui nous raccommode.

» Bonsoir, mon cher ami, mon cher ange que je préfère aux chérubins, aux séraphins et à toute Ja hiérarchie céleste, je l’embrasse de tout mon cœur, ménage-toi, couvre ta poitrine, soigne-toi, la santé est un grand bien préférable à ceux qu’on brocante à Dubno. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


» Tu recevras aujourd’hui quatre ouvrages qui j’espêre, te feront plaisir : 1o la Henriade ; 2o Abrégé de l’Histoire romaine ; 3o l’Ancien Testament par Sacy ; 4o Promenades de Chantilly. Je ne te parle pas de leur beauté, tu es en état d’en mieux juger que moi. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les deux premiers font naître l’envie de les relire ; le troisième servira plus tard d’une manière intéressante à l’instruction de nos enfants, si Dieu nous en accorde, et les vues de Chantilly donnent des idées qui sont charmantes et rappellent l’intérêt et le regret d’une ancienne connaissance et sont des premières épreuves.

» Je t’envoie une caisse d’huîtres et une boîte de gants qui te plairont, j’espère. Je t’envoie également quelques almanachs. Adieu, cher ange, je t’adore et brûle de te presser sur mon sein. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINGENT


« Quelles superbes éditions tu m’envoies ! La Henriade est un des plus beaux ouvrages d’imprimerie possibles. L’Histoire romaine m’intéresse d’autant plus qu’elle est l’ouvrage de Philippe de Prétot, mon maître d’histoire à l’Abbaye-aux-Bois, qui m’apportait lui-même ces estampes dans mon enfance pour mon instruction. Chantilly est un lieu que j’ai habité et dont j’ai vu les fêtes. Je me flatte de voir un jour mes enfants s’amuser et s’instruire avec la Bible. Ainsi chacun de ces ouvrages, outre sa beauté, a encore pour moi le charme du souvenir et celui de l’espérance. Mais le plaisir que j’ai éprouvé en les recevant n’est rien auprès de celui que m’a fait ton billet. Quand on écrit de cette manière-là à sa maîtresse, il faut arriver vite, monsieur, ou l’on a tort !


» P.-S. — J’ai mangé des huîtres à mon dîner avec grand plaisir. Les gants sont très drôles : moi qui aime ce qui est baroque en fait de modes, j’en suis très contente, je m’apprête à porter le triomphe de l’amour sur chacune de mes mains. Je te remercie de tous les jolis almanachs que tu m’envoies. Ils vont m’amuser pendant cette soirée. J’ai déjà eu le temps de faire la grimace à Pétion : il a la figure aussi abominable que l’âme. »


LE CONMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Dubno, ce vendredi 27 janvier 94, à 2 heures après-midi.


» Je sèche sur pied depuis trois jours vis-à-vis de Sylvestrowiez, la tête m’en tourne et la patience commence à me manquer ; mais sois tranquille, quand je ne ferais ici rien avec lui, j’ai pris des mesures très sûres et très positives pour que les biens de Gallicie tombent en nos mains et soient en ton entière disposition[10].

» Il pleut et neige continuellement, il fait une boue si horrible qu’il est impossible de sortir ; les chevaux se noient dans les rues et la boue entre dans la voiture, plusieurs personnes ont été noyées dans la fange. Les affaires ne peuvent marcher. Les contrats s’arrangent mal, il entrera quarante-six mille ducats de moins dans ma caisse. Sylvestvowicz fait traîner les affaires en longueur. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Que tu es bon, mon cher Vincent, de te tracasser pour mes affaires ; mais c’est encore la moindre chose que tu lasses pour moi, tes procédés en tout genre ne me laissent rien à désirer. Que mon sort est heureux, puisque j’étais destinée à éprouver une passion si forte, de l’éprouver pour un objet qui en soit si digne ! Ah ! je serais bien justifiée de t’avoir tout sacrifié, si tout le monde connaissait comme moi la bonté, la sensibilité, la sûreté de caractère et toutes les qualités de mon amant !

» De quoi ai-je donc été coupable et quelle est la femme tendre et sensible qui aurait fait moins que moi si elle avait été aimée ? Je t’assure que j’ai la conscience tranquille et paisible, preuve bien sûre que je n’ai rien fait qui blessât les lois de la morale.

» Adieu, mon cher Vincent, reviens vite, car je commence à compter les instants et il y en a beaucoup dans une journée ! »

Le comte passa deux longs mois à Dubno. Enfin le printemps arriva et, avec lui, la chaleur qui succède si rapidement dans ces climats à la rigueur de l’hiver. Hélène, enveloppée d’un peignoir de crêpe de Chine brodé, nonchalamment couchée sur un divan à la turque qu’elle avait fait installer sur la terrasse et préservée du soleil par une large Lente d’étoffes orientales, respirait avec délices cet air doux dont elle était privée depuis si longtemps. Le parfum des fleurs montait jusqu’à elle. On n’entendait d’autre bruit que celui des abeilles butinant dans les parterres, et, à moitié engourdie par une délicieuse sensation de bien-être et de repos, elle chiffonnait lentement avec ses jolis doigts un petit bonnet de forme bizarre fait de morceaux de soie rouge et or.

Tout à coup un bruit de grelots se fit entendre ; le pas des chevaux se rapprocha et une chaise de poste entra dans la cour : c’était le comte. Il gravit lestement les marches du perron et pressa tendrement sa femme dans ses bras, puis la regardant avec plus d’attention :

— Comme tu es pâle, dit-il, ton visage est défait. Souffres-tu ? Qu’y a-t-il donc ?

Hélène sourit, et sans quitter le petit bonnet elle en coiffa sa main, puis l’élevant par un geste gracieux jusqu’aux yeux de son mari :

— Voilà ce qu’il y a, dit-elle.

Le comte charmé porta à ses lèvres la main et le petit bonnet, puis il s’assit auprès d’Hélène et lui fit brièvement le récit de son voyage. Il glissa isur les affaires, revint aussitôt à l’événement intéressant révélé par le petit bonnet et en témoigna la plus vive satisfaction.

Les affaires du comte étaient en réalité fort mauvaises ; les contrats avaient mal réussi. La principale source de leur revenu, c’est-à-dire la fortune et les terres laissées par le prince Xavier à sa sœur, était encore en litige, et le partage avec le prince-évêque traînait en longueur. Sylvestrowicz refusait de régler les revenus en retard depuis deux ans et consentait seulement à payer l’intérêt des sommes arriérées. Hélène devina une partie de cela au récit très bref et un peu embarrassé de son mari, et profita de la découverte pour tenir plus ferme les rênes de l’administration intérieure de la maison.

Leur tranquille existence recommença, et au bout de quelques mois, la naissance d’un fils, le petit Alexis, vint mettre le comble à ce bonheur déjà si complet.

Hélène concentra sur cet enfant toute la puissance de tendresse maternelle restée cachée au fond de son cœur et s’abandonna passionnément à ce sentiment nouveau que la petite Sidonie n’avait point fait naître. Pendant les absences du comte, elle ne quittait Alexis ni le jour ni la nuit. Sa sollicitude pour ce petit être, né faible et délicat, était sans bornes. Elle le veillait elle-même, trouvant la surveillance d’une nourrice et de trois femmes insuffisante pour cette tâche. On en jugera par la correspondance avec son mari pendant le voyage ordinaire du comte à Dubno.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Je me suis ennuyée hier comme un chien. Il n’est pas possible de te peindre l’accablement mortel dont j’ai été saisie toute la journée : il me semble qu’il y a encore un siècle jusqu’à mardi au soir. J’ai passé une mauvaise nuit. Alexis s’est avisé de ne pas vouloir dormir, il nous a fait veiller comme des lampes. J’ai un froid horrible, car le bois est mouillé et ne veut pas brûler. Je vais me lever et me mettre à ma toilette qui est un bonnet de nuit, car je n’en fais pas d’autre depuis que tu es parti.

» Je t’embrasse, mon cher Vincent, à ce soir. »


Les mauvais chemins retardaient les cosaques[11], et Hélène restait quelquefois trois ou quatre jours sans lettres : alors, grand désespoir !


« Dimanche, 15 janvier.


» C’est le cœur bien triste que je t’écris : point de lettres. J’ai passé la journée au supplice : mes femmes m’ont demandé la permission d’aller à la comédie et à la redoute, je le leur ai permis : qu’elles s’amusent, elles n’ont pas comme moi des peines qui les en empêchent ! Je ne me suis ni habillée, ni n’ai vu mon enfant de la journée ! On ne me l’a pas amené, car on sait que quand je ne reçois pas de lettres, je suis inabordable ; aussi elles m’approchent toutes avec des visages allongés et Françoise m’a avertie pour souper comme elle m’aurait invitée à un enterrement.

» Bonsoir, mon cher Vincent, si je suis encore demain sans lettre, je ne sais pas ce que je ferai…

» P.-S. — Le chat d’Isabelle vient de venir me rendre visite, je l’ai fait manger et je le lui ai renvoyé en lui faisant dire que je lui avais donné à souper et qu’il fallait qu’elle le fit boire : ce pauvre chat était affamé. — Moi, je suis aussi un pauvre chat qui ne mange guère depuis ton départ ! »

LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT
« Jeudi matin.

» Quel bonheur ! quelle joie inespérée ! la poste vient de m’apporter tes lettres. Tu n’as pas idée de ce que j’ai éprouvé en les ouvrant, en les lisant ! Tu m’aimes donc ? Ah ! qu’un moment de plaisir rachète bien les jours de peine ! Que je me trouve heureuse, ce soir, mon cher Vincent, en comparaison d’hier ! Je me flatte que tu es à Dubno à te reposer de tes fatigues.

« Quel froid il fait ! je gèlerais dans mon lit si je ne l’écrivais pas, mais ton idée empêche les glaçons de parvenir jusqu’à moi. Voilà une phrase digne de La Calprenède, tu en conviendras, mais si mon style est aussi ampoulé que le sien, mon cœur est plus tendre et le cœur est tout : sans le cœur point d’amour… Je me suis si bien embarquée sur le fleuve de Tendre que, pour m’en tirer, je te dirai bonnement : Bonsoir, Vincent, je t’aime ! Cela en dit plus que toutes les Clélies et les Artamènes.

» P.-S. — La Grise qui est sur mon lit me regarde, elle est plus aimable que jamais, je suis sûre qu’elle pense les plus jolies choses du monde, c’est dommage qu’il lui manque la parole. Alexis se porte bien, il grandit et embellit à vue d’œil ; il fait de grands éclats de rire dans ce moment-ci. Je t’embrasse et vais relire tes lettres pour calmer le chagrin de ton absence. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÊNE


« …Tes lettres font mon bonheur, ma chère Hélène mais, dis-moi, ont-elles la tendresse, la vivacité, le désir, la véhémence des miennes ?  ! Il me semble que tu es là, l’amour est dans mon cœur, dans ma plume, dans ma tête, il est partout quand je t’écris, il m’embrase, il me met hors de moi !

» Adieu, cher ange, m’aimes-tu ? dis-le-moi donc. Encore quelques jours et je te presserai dans mes bras. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce mercredi, 11 heures du matin.


» Encore quelques jours ! est-ce quelques jours pour ton départ ou pour ton arrivée ? Tu trouves mes lettres plus froides. Ah ! mon cher Vincent, serait-ce ton cœur qui ne te ferait plus trouver le même plaisir à lire mes lettres ? Lequel des deux est changé ? Tout ce que je sais, c’est que jamais je ne t’ai aimé avec plus d’ardeur que je t’aime. Rien au monde ne m’occupe que toi, il me semble que tout m’est indifférent dans le monde hors toi et ce qui te concerne. J’ai cru que cela s’appelait aimer !

» Ah ! La Fontaine avait bien raison de dire :


Amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines.


» Dès qu’on se quitte, on a mille choses à craindre, on se fait des fantômes d’un rien, on est triste, on a de l’humeur, cela vous rend injuste, l’aigreur peut s’en mêler et l’amour, qui raccommode les amants qui sont ensemble, n’a pas le même pouvoir dans l’éloignement. Ah ! reviens, mon cher Vincent, car je ne peux plus vivre sans toi, je suis bien triste, le mauvais succès de mes affaires te dégoûtera, l’ennuiera, et j’ai peur que cela ne s’étende à moi.

» Tu ne te fais pas d’idée de la beauté de l’île ; elle est touffue : les lilas, les rosiers, les chèvrefeuilles sont plus hauts que moi. L’acacia est un arbre de haute futaie, le jeune chène est vert, les peupliers ont un air de vigueur, enfin, c’est un délice. Le canal est presque plein d’eau, nous aurons du raisin, tout prospère, et mon cœur ne prend part à rien sans toi : viens donc vite partager avec moi le plaisir de jouir de tous ces biens champêtres.

» Tout le monde dit que tu arrives cette nuit. Dieu le veuille, et que ce billet soit inutile. On chauffe chez toi à force, enfin tout est sous lus armes pour te recevoir. Bonsoir, Vincent, à demain, si tu n’es pas arrivé ce soir.


» P.-S. — Alexis est extrêmement drôle, il passe des heures entières avec moi ; dans ce moment-ci il rit aux éclats ; je t’assure que sans lui j’aurais été bien plus à plaindre. Si je n’ai pas de lettre aujourd’hui, c’est un signe certain que tu es en chemin. Je t’embrasse d’avance, le cœur me bat à chaque bruit que j’entends. »


À l’instant où cette lettre partait, le comte Vincent arrivait au château, mais la joie d’Hélène fut vite troublée par les graves nouvelles qu’il apportait et qui demandent quelques explications.

Lors du mariage secret de la princesse Hélène, l’acte d’annulation de l’union du comte Vincent et de la comtesse Anna n’était pas encore arrivé de Rome. Il ne put donc être signé par les deux époux qu’il séparait. Le prince-évêque, avec sa légèreté habituelle, passa outre et fit bénir le mariage de sa nièce par un prêtre de son diocèse.

Dès lors l’expédition de cet acte fut retardée indéfiniment par le manque d’argent ; on ne l’obtenait qu’au prix de sommes considérables, et le comte n’était pas en état de les verser[12].

La comtesse Anna partit pour Paris aussitôt que son fils lui fut rendu, et là, elle attendit les événements. Sa mère et ses frères habitaient la grande Pologne et ne s’occupaient guère de ce qui se passait en Ukraine. Quant à elle, toujours éprise de ce mari infidèle, connaissant son inconstance, ne voyant point arriver l’acte qui exigeait sa signature, elle imagina que la princesse de Ligne subirait le sort des autres passions du comte. Un an s’écoula sans rien de nouveau, quelle fut sa douloureuse surprise en apprenant tout à coup, par son frère, la naissance d’Alexis. Sous l’empire d’une vive émotion elle écrivit aussitôt à sa mère et à ses frères, les conjurant de lui apprendre ce qui s’était passé. Ils l’informèrent du mariage du comte et de l’installation de la nouvelle comtesse à Kowalowka. Elle saisit une plume et adressa la lettre suivante au prince-évêque.

« J’apprends, monseigneur, que le comte mon mari vit publiquement à Kowalowka avec la princesse de Ligne qui porte le nom de comtesse Potocka. Or, l’acte d’annulation de mon mariage n’a jamais été signé ni approuvé par la cour de Rome ; je pars pour Varsovie afin de prendre les mesures nécessaires pour faire casser un mariage illégal et je refuse maintenant tout consentement au divorce. »

L’évêque Massalski, absorbé par les grands événements politiques qui se passaient alors en Pologne, ne s’était point informé de la régularisation d’un acte qu’il croyait accomplie depuis longtemps. On devine aisément l’étonnement et la colère dont il fut saisi à la lecture de la lettre de la Grande-Chambellane : il comprit l’effet désastreux que produirait dans le public la légèreté incroyable avec laquelle il avait fait célébrer le mariage de sa nièce et n’hésita pas à accuser le comte des pires intentions. Dans une lettre fort dure, il déclara que « le Grand-Chambellan n’avait eu d’autre mobile dans cette affaire qu’un sordide intérêt et que, sans souci de compromettre une femme qui lui avait tout sacrifié, il lui suffisait d’être maître de sa fortune sans se soucier de légaliser un mariage devenu inutile ». L’évêque témoignait aussi l’indignation qu’il éprouvait d’une trahison qui, à coup sûr, donnerait beau jeu à ses nombreux ennemis. Il terminait en annonçant qu’il partait pour Varsovie, faisant retomber sur Hélène et son mari tout le poids de son mécontentement, refusant désormais de s’occuper de leurs affaires.

Tel fut le récit qu’Hélène écouta atterrée. Pendant que son mari parlait, les idées les plus sinistres se croisaient en désordre dans sa tête. Son mariage déclaré illégal, les accusations de son oncle contre son mari peut-être fondées, l’avenir d’Alexis compromis, toutes ces pensées lui perçaient le cœur comme une lame d’acier. Sans proférer une parole, elle regarda le comte avec une expression si désolée qu’il ne put se méprendre sur ce qui se passait dans son esprit. Il la pressa tendrement dans ses bras, il lui jura avec l’accent de la vérité que jamais rien ne les pourrait séparer.

Nous avons peine à comprendre comment le comte et la comtesse ne se préoccupèrent pas plus tôt du parti que la Grande-Chambellane pourrait tirer de leur fausse situation.

Il faut avoir leur correspondance et leurs notes sous les yeux pour croire à cette incurie. Avec des biens aussi considérables, comment ne trouvèrent-ils pas à emprunter la somme nécessaire s’ils ne la possédaient pas ? C’est inexplicable, mais cela n’est pas moins vrai. Les suppositions de l’évêque de Wilna seules étaient erronées à l’égard du comte, on pouvait l’accuser d’une singulière négligence, mais non de mauvaise foi.

Très effrayé de la possibilité d’une entrevue entre l’évêque et la comtesse Anna, le comte écrivit longuement à son oncle, il insista sur son désir d’obtenir une solution de la cour de Rome, sur l’impossibilité d’envoyer les sommes considérables exigées par ladite cour ; enfin, il termina en accentuant avec chaleur les expressions les plus vives de sa tendresse pour sa femme. Hélène lut un peu calmée par la lecture de cette lettre, et le comte repartit pour Dubno où il avait donné rendez-vous au major Hoffmann afin de l’envoyer auprès du prince-évêque.


II

1794


La Grande-Chambollane et le prince-évêque. — Voyage du comte à Bubno. — Le major Hoffmann. — Réconciliation avec le prince-évêque. — Insurrection de Varsovie. — Kosciuskv. — Mort du prince-évêque.



La correspondance entre Hélène et son mari fut active et intéressante. La Grande-Chambellane était à Varsovie et demandait à voir le comte ; un entretien pouvait être en effet nécessaire aux fins d’obtenir le consentement qu’elle refusait. La prévision de cette entrevue bouleversait Hélène.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce mercredi, 2.


» On n’a pas d’idée de l’état où je suis ! depuis que j’existe, je ne me suis pas trouvée dans une situation si douloureuse, mille idées noires m’obsèdent. Je vois que le temps qui, l’on assure, détruit tout, semble me rendre chaque année ma séparation d’avec toi plus impossible… On m’interrompt. Une lettre de toi ! est-ce une illusion ? que tu es aimable ! quel calme tu remets dans mon cœur : « loyauté, fidélité, constance », ces mots écrits de ta main, je les baise avec ardeur, ils seront ma consolation dans ton absence, ils calmeront mes inquiétudes, ils me tranquilliseront sur tout événement. Tu étais fait pour être aimé par un cœur aussi ardent que le mien puisque tu possèdes si bien l’art de le rendre paisible et content, d’agité et de déchiré qu’il était il n’y a qu’un instant : Alexis est auprès de mon lit, il dort d’un sommeil tranquille et ronfle un peu pour me faire sa cour afin de mieux me représenter son père.

» Plus je réfléchis à ta situation avec la Grande-Chambellane et plus je suis persuadée qu’une entrevue éloignera la fin des affaires. Si elle t’aime, en te revoyant elle t’aimera davantage ; si tu lui es indifférent, quel besoin a-t-elle de te voir ? ce ne peut être qu’un moment désagréable pour tous deux. Mais comme il se peut qu’elle croie que tu ne désires pas de bonne foi le divorce, le mieux serait que tu lui écrives directement tes intentions, puisqu’elle a paru toujours le désirer.

» Enfin, mon cher Vincent, tout demande que cette grande affaire soit traitée avec suite et chaleur. Elle ne sera pas pressée de terminer si elle t’aime, elle n’a pas besoin de former d’autres liens et même elle n’en a pas le désir. Si elle ne t’aime pas, elle n’aimera rien, et, dans ce cas-là, libre et tranquille, elle n’a pas besoin du divorce pour faire ses volontés. Nous sommes les seules parties intéressées.

» En attendant, il faut se consoler des tracasseries que nous donne la Grande-Chambellane ; elle a beau faire, quand même elle ferait casser notre mariage, elle sera toujours avec ses. manières plus malheureuse que nous. Nous aurons les douceurs de l’amour, elle aura le plaisir de la vengeance qui n’est guère propre à rendre heureux et elle se prépare un avenir odieux.

» Adieu, mon cher Vincent, je vais me coucher, car mon lit est l’endroit où je me trouve le mieux quand j’ai du chagrin. Je t’embrasse de tout mon cœur. Je fermerai ma lettre demain. »


« Jeudi matin.


» Le voyage de Varsovie me cause mille alarmes. Tu n’aimes pas. À la bonne heure, mais si tu te vois aimé ? si on te le dit ? si au lieu de ces fureurs, tu trouvais de la douceur, de la sensibilité ? Je suis au supplice de penser qu’un seul regret pourrait s’élever dans ton âme ; il suffirait pour faire à jamais le malheur de ma vie !…


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce mercredi 15 janvier 1794, à 11 heures du soir.


» Crois-moi, ma chère Hélène, je ne suis pas trop envieux moi-même d’un entretien qui m’exposerait aux sottises d’une femme à laquelle j’ai renoncé. D’ailleurs, je sens la difficulté du rôle ; les honnêtetés seraient très bien interprétées ; le sang-froid est outrageant et la vérité, qui serait le seul parti à prendre, aigrirait. Tout cela ne remplirait pas le seul but, qui est d’en finir. La Podczaszyne[13] m’a fait prier de l’aller voir.

» Adieu, cher ange, à demain. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Je suis persuadée que la Podczaszyne ne désire te voir que pour t’engager à accorder une entrevue dans laquelle elle se flatte de rallumer tes feux mal éteints. On va te vanter ses charmes, ses grâces et ses talents acquis dans ses voyages. Quand je réfléchis en moi-même et que je me consulte s’il est vrai qu’il se soit fait en la Grande-Chambellane un changement si avantageux, je ne sais si je ne voudrais pas que tu la visses avant ton divorce : les regrets, quand le mal serait sans remède, me sembleraient bien plus humiliants et ma délicatesse est alarmée d’un sacrifice dont tu ignores la valeur. Je tremble donc que ma mauvaise destinée ne m’ait placée entre le désespoir de te voir infidèle ou celui d’avoir fait ton malheur. Je sens donc qu’il serait plus raisonnable, si j’en avais le courage, de te dire : « Vas-y et assure-toi si ce que tu perdras ne sera pas au-dessus de ce que je pourrai jamais te rendre. »

» Cependant l’exactitude de tes lettres, la tendresse que tu me témoignes calment un peu mes craintes ; mais hier, après dîner, j’avais dans l’âme un noir que je ne puis rendre. Il me semblait que tu allais partir pour Varsovie, enfin la lettre que je t’ai écrite par le courrier t’aura fait voir le triste état de ma tête. Hier je me disais : « Eh bien, il ira à Varsovie, il m’oubliera ou cassera notre mariage, je ne pourrai plus demeurer chez lui, mais je louerai une petite maison à Niemirow, je m’y logerai : il ne pourra revenir dans ses terres sans avoir le cœur déchiré en pensant que je l’aime, que je respire le même air que lui ! » Mon existence misérable, si prés de lui, sera un monument pour ma vengeance !… mais tout cela n’arrivera pas ; à présent que je viens de recevoir ta lettre, je regarde cela comme les rêveries d’une imagination malade, pardonne-les-moi. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« J’ai eu le plaisir de recevoir hier de tes nouvelles. C’est toujours un nouveau bonheur pour moi, ma très chère, ma bien-aimée Hélène ; mais si les assurances de ta tendresse me charment, tes doutes et ton inquiétude sur mon compte me font une peine sensible. Crois qu’avec mon cœur aimant et loyal je puis hardiment chanter Paris la grand’ville[14] ; mais, badinage à part, sois tranquille, chère Hélène. Je crois déjà l’avoir écrit ma pensée sur l’entrevue avec madame Potocka et je suis fermement résolu à la refuser, mais je suis charmé de pouvoir te redire encore que tu ne risquerais sûrement rien à la comparaison ni dans mon cœur ni dans mon esprit, Sois donc sûre, chère ange, que je t’aime, que c’est pour la vie, que je ne puis être heureux sans toi et que je voudrais avoir mille moyens de te le dire.

»Le prince-évêque est enfin arrivé à Varsovie, je l’ai appris par la poste d’aujourd’hui. Je lui écrirai demain et lui enverrai le major Hoffmann ; je te communiquerai et sa lettre et l’instruction que je donnerai à celui-ci. Ma lettre sera tendre, respectueuse et dévouée ; mon instruction aura pour but de lui sacrifier la jouissance à vie de tout, même toutes ses lettres de change, pourvu qu’il contribue promptement et efficacement au divorce de gré ou de force ; lui offrant d’ailleurs mes services pour la politique et ses affaires particulières.

» Tu vois, ma chère, mon aimable Hélène, que je ne soupire qu’après le moment fortuné qui me liera pour la vie à toi aux yeux du monde, comme je le suis aux yeux de Dieu, de la religion et de mon cœur. Je m’excuserai d’aller à Varsovie où la présence de madame Potocka ne me fournira que trop de prétextes ; je suis bien décidé à ne pas la voir avant le divorce signé. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce 2 février.


» Je n’ai jamais doutu mon cher Vincent que le prince-évêque ne fut tres flatté et touché de tout ce que tu lui as fait dire. Il ne s’agit plus que d’avoir le consentement de la Grande-Chambellane : Dieu veuille qu’elle se décide.

» Je suis encore dans mon lit. J’ai ton portrait auprès de moi ; combien de fois je le prends pour témoin de ma douleur ! Il est le fidèle compagnon de mon sort, _toujours mouillé de mes larmes ou brûlant de mes baisers. Je me suis occupée hier à parfumer et à mettre en ordre les boucles de cheveux que j’ai de toi, je les ai arrangées selon leur longueur et nouées avec de petits rubans. J’ai mis une importance et un plaisir à cette occupation qui l’ont rendue la principale de ma journée… »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÉNE


« Le seul moment de consolation que j’ai, ma chère Hélène est celui où je l’écris. Quand je pense à toi, mon cœur bat plus fort, le sang brûle dans mes veines. L’imagination montée, l’illusion me ferme la paupière ; je crois te tenir ; je te serre, je t’embrasse, je te dis mille fois : « M’aimes-tu ? presse-moi dans tes bras ! » mais, hélas ! l’illusion fuit, ce qui me met au désespoir.

» Adieu, cher ange, je te baise avec passion. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Ce 1er février.


» Encore une lettre et tu n’arrives pas ! Mon impatience est au comble : reviens, mon cher Vincent, ou ne me tourne pas la tête dans tes lettres ! Le major Hoffmann ne revient pas, mon oncle le retiendra peut-être longtemps. Cela me désespère ; ne trouble pas ma raison si tu veux que j’en aie.

» Tu te plains que mes lettres n’ont pas la véhémence des tiennes ; nous remplissons chacun ce que l’amour nous inspire ; ce qui est un charme dans l’amant serait de l’effronterie dans l’amante. » Tu es plus ardent et plus impétueux, je ne suis pas moins tendre, mais plus délicate. Ah ! crois-moi, Vincent ! si l’amour le plus vif n’est pas dépeint dans mes lettres, c’est que je laisse aux femmes indifférentes et trompeuses ces expressions hardies et voluptueuses dont elles ne rougissent plus et qu’elles peuvent écrire sans émouvoir ni leur cœur ni leurs sens ; mais moi, mon cher Vincent, le seul mot d’amour quand je t’écris fait palpiter mon cœur et me cause une émotion qui me met hors de moi.

» Adieu, je finis, car il est tard et tu attends ma lettre. Je t’embrasse. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Dabno, ce jeudi 30 janvier, à 11 heures du soir.


» Le major Hoffmann est revenu aujourd’hui de Varsovie ; il m’a rapporté une réponse du prince-évêque, elle est courte, mais honnête. Il a parfaitement reçu le major et a eu avec lui deux conversations, chacune d’environ trois heures. Sa curiosité a porté surtout sur la sincérité de mon attachement pour toi, ma chère Hélène, et sur l’envie que j’ai de divorcer. Hoffmann, entièrement convaineu de l’un et de l’autre, n’a point eu de peine à le persuader ; alors la physionomie de l’évèque, sévère jusqu’alors, s’est déridée. Il s’est attendri, a demandé dans la confiance de l’intimité si tu allais avoir un second enfant et sur ce que le major l’a assuré comme il était vrai qu’il l’ignorait[15]. C’est égal, dit-il, qu’ils se dépêchent de finir, je les recevrai dans mon sein, et comme les miens. Et en disant cela les larmes lui sont venues aux yeux. Il lui demanda ensuite à quoi nous en étions avec madame Potocka. Sur le compte que lui a donné Hoffmann à cet égard dans le plus grand détail, il s’est chargé de la faire sonder lui-même.

» Il lui écrivit outre cela un billet dont il rendit la réponse au major. Je t’envoie la lettre et la réponse que tu conserveras avec soin, avec les autres papiers que je l’ai envoyés ci-devant. Il m’exhorte à finir les affaires d’intérêt au plus vite et il exige que le divorce soit signé dans moins de trois mois. Il a trouvé singulier que je refusasse d’avoir une entrevue avec la Grande-Chambellane : « Il se défie donc de lui ? » dit-il, et le major a eu quelque peine à lui persuader, par les raisons que je lui avais inculquées, combien cette entrevue pourrait être nuisible et nous éloigner du but.

» Enfin il s’est tranquillisé là-dessus ; il s’est encore beaucoup informé de ma fortune, de mes biens de Gallicie et d’Ukraine, et cela avec un intérêt visible et qui ne peut que faire bien augurer de ses dispositions pour nous ; il s’est étendu, ma chère Hélène, sur l’amitié qu’il avait pour toi et sur ce que, s’il savait que nous ne nous aimions pas assez pour nous rendre heureux, il préférait que nous nous séparions et qu’il se chargeait de te trouver un mari digne de toi ; qu’il te regardait comme sa fille et te laisserait un bien qui, quoique entamé, serait encore considérable.

» Le major lui répondit que je n’avais besoin ici que d’être guidé par la tendresse que j’avais pour toi, et que l’intérêt y entrait pour si peu qu’il était charmé de trouver l’occasion de lui dire ce dont il était expressément chargé, que nous ne lui demanderions jamais rien et abandonnerions le tout à sa volonté. Cette confiance a paru le flatter et il dit : « Ne parlons pas d’affaires à présent, j’espère qu’ils seront contents de moi. » Tu vois, chère Hélène, que cela va bien. Je pars samedi pour aller mettre à tes pieds mon amour et ma constance ! »


Pendant que le comte, à Dubno, s’efforçait d’accélérer l’exécution du divorce, une crise politique de la plus haute gravité se préparait en Pologne et devait amener des difficultés imprévues et une catastrophe plus imprévue encore. Il faut nous reporter au moment où la comtesse quitta brusquement Varsovie, pour renouer le fil des événements[16].

La diète de quatre ans, que nous avons laissée en plein exercice, termina ses travaux en 1791, et mit au jour la nouvelle constitution qui avait excité de si longs débats. Les principaux articles de cette charte si péniblement élaborée étaient ceux-ci : la couronne rendue héréditaire, l’abolition du fameux liberum veto et du conseil permanent dont l’évêque faisait partie, et la reconnaissance au profit de la bourgeoisie des mêmes droits politiques que ceux de la noblesse.

Le prince-évêque, pendant tous les débats de la diète, combattit la constitution nouvelle et vota contre le projet d’adoption le 3 mai 1791. Le roi Stanislas-Auguste, secrètement encouragé par la Prusse, qui cherchait par-dessous main à nuire aux intérêts de la Russie, s’était pleinement rallié à la constitution nouvelle ; mais Catherine, peu satisfaite d’un résultat qui entravait ses vues et son ambition, en diminuant son influence en Pologne, conclut rapidement la paix avee les Turcs en janvier 1792, au prix même de quelques sacrifices, et se prépara à la guerre en refusant de reconnaître le nouvel ordre de choses en Pologne. Il est assez curieux de suivre la marche de ces événements dans les lettres mêmes de l’impératrice Catherine[17] et de voir l’interprétation qu’elle leur donne.

Elle écrivait à Grimm après la promulgation de la constitution :


« Le 29 avril 1791.


» Dans ce moment, je reçois une lettre de Varsovie où on me dit qu’il y a eu le 93 avril une révolution, mais nous verrons en quoi elle consiste. Les premiers avis disent comme quoi la cour et le tiers ont introduit ou donné au roi un pouvoir arbitraire. Il faudra voir cela plus en détail ; mais à tout événement, nous sommes parfaitement préparée et nous ne plierons pas devant le diable même. »


Catherine affectait de considérer la révolution de Pologne comme un des premiers effets de la Révolution française, bien que celle-là augmentât l’autorité du roi.


« 10 mai 1791 ;


» Eh bien, cette diète de Pologne, que vous mettez au-dessus de l’Assemblée nationale, vient de renchérir en folie, car par amour pour la liberté elle vient de se livrer pieds et poings liés au roi de Pologne en abolissant le liberum veto (le palladium de leur liberté polonaise), les confédérations, et elle s’est choisi et établi une hérédité de rois. Ne faut-il pas avoir le diable au corps depuis la tête jusqu’aux pieds que de manquer ainsi à son premier principe, et est-il possible d’avoir assez peu de suite dans sa tête pour se laisser tromper aussi grossièrement sur son intérêt le plus essentiel. Le roi de Pologne est venu leur dire comme quoi ses voisins allaient de nouveau partager la Pologne et tout de suite tout le monde à consenti à lui conférer le pouvoir arbitraire. À présent nous verrons ce que Sa Majesté fera de son double serment. »


Un an plus tard, elle écrivait au même correspondant :


« Ué 14 avril 1792.


» Écoutez donc, les jacobins publient de tous côtés qu’ils vont me tuer et qu’à cet effet ils ont dépêché trois ou quatre hommes dont on m’envoie le signalement. Je pense que s’ils en avaient réellementle dessein, ils n’en feraient pas courir le bruit pour qu’il me parvienne. À Varsovie, Mazzcy a fait un pari qu’au 3 de mai je ne serais plus dans ce monde. Je me crois en conscience engagée à vous écrire à cette date afin que vous sachiez que je suis en vie à ces époques. Dès que je pourrai, je ferai donner des coups de bâton à ces coquins afin de leur apprendre à parler. »


Grimm essaye timidement dans sa réponse de justifier les Polonais et d’engager Catherine à s’occuper de la France, mais l’impératrice répond :


« 9 mai 1792.


» Dites-moi, s’il vous plaît, d’où vient que vous croyez que les affaires de la Pologne ne sauraient aller en même ligne et de front avec celles de la France ? Apparemment vous ignorez que la jacobinière de Varsovie est en correspondance régulière avec celle de Paris et que les Mazzey qui ont fondé l’une fondent l’autre.

» Ilsontfait disparaître dumondemonancienne amie et alliée la République de Pologne, tous les traités qu’elle avait avec la Russie, et ne cessent de faire depuis quatre ans à celle-ci toutes les offenses et outrages dont ils peuvent s’aviser, jusque-là què pendant une guerre avec les Turcs ils ont envoyé un ambassadeur à Constantinople pour faire avec la Porte un traité offensif et définitif. Si je n’avais les preuves en main, jamais je n’aurais pu croire que le roi de Pologne fût aussi ingrat et peu avisé que je l’ai trouvé dans ces quatre années. Il faut qu’il soit mené ou tombé en imbécillité pour se laisser entraîner dans des démarches aussi nuisibles et aussi contraires au bien-être de la Pologne, à la probité et à la reconnaissance.

» Enfin ces jacobins cherchent à répandre partout la confusion des langues, car tous ces arrangements polonais vont avec leurs lois sur toute matière « comme une selle à une vache », selon le proverbe russe. Et vous voulez que je plante là mes intérêts et ceux de mon alliée la République polonaise pour ne m’occuper que de la jacobinière de Paris ?

» Non, je la battrai et combattrai en Pologne, mais pour cela je ne m’en occuperai pas moins des affaires de France et j’aiderai à battre le ramas des sans-culottes tout comme le feront les autres, mais jamais sans les princes et les gentilshommes français.

» Là ! ai-je raison ou tort ? »


Catherine écrivait cela le 9 mai, et le 14 le parti russe en Pologne, composé d’un certain nombre de membres de la noblesse, émus des droits accordés à la bourgeoisie, de la suppression du liberum veto et des confédérations, se réunirent à Targowice. Poussés par la Russie ils signèrent une confédération contre la nouvelle constitution,

Le prince-évêque de Wilna en faisait parlie et une arméc russe entra en Pologne pour les soutenir. En même temps Catherine ne négligeait rien pour activer les préparatifs de guerre contre la France chez tous ses alliés. Il est certain qu’elle n’aimait point la République française et qu’elle portait un véritable intérêt à la reine Marie-Antoinette.

Mais, en dehors de ces motifs, il y en avait un plus puissant, celui d’occuper les pays étrangers de telle façon qu’ils ne songeassent point à la gêner dans le nouveau partage de la Pologne, qu’elle méditait déjà.

Le malheureux Stanislas s’aperçut bientôl qu’il était dupe de la Prusse et ne pouvait espérer aucun appui de ce côté-là, ne sachant à quoi se résoudre et incapable de prendre et de soutenir une résolution forte ; espérant vainement se réconcilier avec l’impératrice irritée, il abandonna son œuvre et son propre parti pour accéder à la confédération de Targowice. Il se trompait s’il croyait que cet acte de faiblesse honteuse désarmerait Catherine.

Voici ce qu’elle répond à Grimm, qui la félicitait et se réjouissait de la conversion du roi de Pologne :


« 26 août 1792.


» De quoi vous réjouissez-vous tant ? est-ce de la fausse accession de Sa Majesté Polonaise et de ce qu’il a été obligé de renoncer à son échafaudage du 3 mai de l’année passée ? Nous avons des lettres qu’il a écrites à différents personnages, où il dit que son accession est dans l’intention que de nous tromper et jamais il ne renoncera sincèrement à son ouvrage. Or cet ouvrage est contraire aux pacta conventa qu’il a jurés et par lesquels il a été fait roi par la Russie, puisqu’il s’agit d’être sincère. Tous nos traités sans exception sont avec la République polonaise. Je demandais cet hiver aux Polonais qui venaient ici : « Qu’avez-vous fait de mon amie ? Où la retrouverai-je ? Rendez-la-moi. ». Eux ils ne savaient que répondre. Sa Majesté Polonaise a pris à tâche d’irriter, d’exciter sa nation contre la Russie, parce que la Russie aimait son ancienne amie, que Sa Majesté désirait détruire. Ainsi épargnez vos illuminations jusqu’à la fin de, cette équipée qui n’est pas tout à fait finie. »


Catherine poursuivant son but avec sa persévérance et son habileté accoutumées n’avait pas tardé à gagner ouvertement le roi de Prusse à sa cause. Stanislas, ne pouvant résister à la pression exercée sur lui, convoqua une nouvelle diête, à Grodno, le 25 mars 1793. Elle se réunit pour entendre la déclaration faite conjointement par la Russie et la Prusse d’un nouveau démembrement de la Pologne. Le 9 avril, le traité de partage était signé par la majorité des nonces et, parmi eux, l’évêque de Wilna qui, déjà suspect aux patriotes polonais depuis son opposition à la nouvelle constitution, fut dès lors considéré comme appartenant tout à fait au parti russe.

Les autres puissances, préoccuppées de la guerre et des terribles événements qui se passaient en France, parurent n’accorder aucune attention au nouveau démembrement de la Pologne. La Prusse et l’Autriche en avaient leur part ; la Suède, en guerre avec la Russie ; ne pouvait rien empêcher ; la France était trop occupée de ses propres affaires et de sa défense pour se mêler. de celles des autres. Le démembrement s’accomplit donc sans coup férir.

Mais ce que nous trouvons fort étrange, à notre point de vue particulier, c’est qu’il n’en soit pas fait la plus légère mention dans la correspondance d’Hélène et de son mari. On croirait, à lire leurs lettres, qu’ils habitent le pays le plus paisible de la terre et qu’il n’existe pas au monde d’autre question que celle de la légalisation de leur mariage.

Jamais un mot de politique n’est prononcé dans les lettres du comte, pas même le nom du roi. Il est assez difficile d’expliquer comment il pouvait concilier son absence de la cour avec ses fonctions de Grand-Chambellan, ni comment, avec la position qu’il occupait, il ne siégeait pas dans les diètes tumultueuses et agitées qui se succédaient depuis sept ou huit ans. Évidemment, il y eut de sa part un parti pris de retraite absolue dont nous ignorons le motif.

En janvier et en février 1794, c’est-à-dire un mois avant l’insurrection de Varsovie, il était impossible que le comte ne fût pas instruit de l’état des esprits.

L’impératrice Catherine était au courant de la fermentation qui régnait en Pologne, mais elle ne s’en inquiétait guère et, en réponse à Grimm qui hasardait d’humbles reproches sur le dernier partage et la façon dont elle le justifiait, elle répondait :

« Vous me faites de jolis petits reproches et puis vous ajoutez que je m’accroche aux accessoires et que je glisse sur le fond de la chose. Voilà de belles et bonnes vertus véritablement. Ah bien ! puisque c’est comme cela, je m’en vais vous accuser d’être jacobin, ennemi des rois. Mais allez, malgré tous nos défauts tyranniques, on a plus besoin de nous dans ce monde que jamais : voyez un peu comme l’on s’accommode sans nous. Le comte Panine, en parlant du nez et en faisant « Hem ! hem ! » à chaque pose disait : « Les rois sont un mal nécessaire dont on ne peut » se passer », et quand je me plaignais que ceci ou cela n’allait pas à souhait, alors il me disait : « De quoi vous plaignez-vous ? Si tout dans ce monde allait au mieux, ou était susceptible. d’aller au mieux, on n’aurait pas besoin de vous autres. »

Le joug des Russes devenait de jour en jour plus insupportable aux Polonais : des conspirations s’organisaient de toute part ; elles éclatèrent enfin le 24 mars. Les patriotes polonais, ayant conféré une sorte de dictature au général Kosciusko, attaquèrent, sous son commandement, et défirent un corps russe près de Raslawice. Le 17 avril, ils battirent de nouveau les Russes et s’emparèrent de Varsovie, aidés par le soulèvement des habitants.

Le prince-évêque de Wilna était précisément arrivé dans cette ville deux mois auparavant, comme nous l’avons vu. Se jetant avec sa mobilité ordinaire dans les partis les plus contraires et oubliant les idées de réforme des Mirabeau, des Baudeau et des Dupont qu’il prônait à son retour de Paris, il avait chaudement combattu la constitution nouvelle, adhéré à la confédération de Targowice et signé l’acte de partage du 25 septembre. Accusé par le peuple de haute trahison pour ce dernier chef, l’évêque fut arraché de son palais, le 18 avril, et renfermé, avec plusieurs autres évêques[18] et sénateurs, dans le palais de Bruhl qu’on leur donna pour prison.

On disait avoir trouvé dans les papiers du général russe Igelstrohm, qui commandait à : Varsovie, la liste des seigneurs polonais vendus, à la Russie et le chiffre des pensions que leur payait cette puissance. Le nom de l’évêque Massalski figurait en tête de la liste et ce fait devait lui coûter cher. D’après les explications données par sa nièce, le prince-évêque recevait en effet une rente de la Russie, mais ce n’était qu’une indemnité de la portion de ses biens de Lithuanie pris par cette puissance dans le dernier partage et la liste du général Igelstrohm contenait simplement le nom des seigneurs polonais auxquels des indemnités de ce genre étaient payées[19].

Quoi qu’il en soit, Kosciusko lui-même, ne voulant point sacrifier les prisonniers sans être sûr de leur culpabilité, fit nommer une commission pour instruire le procès selon les formes légales. Cela permettait en tout cas de gagner du temps et de laisser apaiser la première effervescence.

L’évêque était détenu depuis près de deux mois dans le palais de Bruhl avec les autres accusés, quand on reçut la nouvelle d’un combat des Polonais avec les Prussiens : ces derniers avaient battu Kosciusko et s’étaient emparés de Cracovie ; puis on ne tarda pas à apprendre que les troupes prussiennes marchaient sur-Varsovie, où Kosciusko avait eu à peine le temps de rentrer.

C’est dans la soirée du 28 juin que cette dernière nouvelle se répandit dans la ville. Le peuple murmurait depuis longtemps au sujet des lenteurs apportées par la commission à juger les accusés. Apprenant la marche des ennemis sur Varsovie, des bandes de jeunes gens, jaloux d’imiter les massacres de Paris, cherchèrent à exciter la population. On s’attroupe, on pérore, on crie que les Russes vont entrer et libérer les traîtres qui ont vendu leur pays. Les émeutiers se dirigent vers le palais de Bruhl, demandent à grands cris la mort des accusés ; ils se ruent sur les portes du palais qui sont bientôt enfoncées, ils arrachent les malheureux de leur prison et leur passent une corde au cou, ils les traînent impitoyablement dans toute la ville, s’arrêtant à chaque carrefour pour les pendre, puis hésitant et recommençant leur lugubre marche[20].

Ce supplice dura sept heures. Enfin les bourreaux s’arrêtèrent vers le soir devant la cathédrale bâtie par le prince-évêque lui-même[21]. Quatre potences furent dressées, et, malgré les efforts de quelques habitants et, dit-on, de Kosciusko lui-même, le malheureux prince-évêque, le prince Czerwertinsky, Pierre Ozarovoski, grand général de Pologne et un quatrième accusé virent se terminer leur effroyable agonie par la mort infamante du gibet[22].

La nouvelle de cette tragique catastrophe arriva à Kowalowka quinze jours après ; toutes les communications étaient coupées avec l’Ukraine et aucune lettre ne parvenait à destination, sauf quelques dépêches portées par des cosaques, mais encore avec une grande difficulté. C’est par ce dernier moyen que le comte Vincent apprit la terrible nouvelle, qu’il dut cacher pendant quelques jours à sa femme.

Hélène venait d’accoucher, et une pareille révélation pouvait avoir des suites dangereuses. Il fallut cependant l’instruire de la vérité sans lui en donner les horribles détails qu’elle apprit plus tard. En perdant son oncle, Hélène perdait le dernier membre de sa famille ; elle éprouva un violent chagrin mêlé de remords. Elle repassa, dans son esprit les marques de tendresse que le prince-évêque lui avait prodiguées dès son enfance, sa sollicitude pour son éducation, ses préoccupations paternelles lorsqu’il s’était agi de la marier, sa générosité pour la doter, l’indulgence et l’appui qu’elle avait trouvés près de lui après la folle équipée qui lui avait fait quitter Varsovie, et enfin les marques d’affection qu’elle venait encore d’en recevoir.

Pour la première fois, Hélène se demanda avec un certain effroi si, en dehors de sa passion pour son mari et pour ses enfants, elle avait réellement aimé quelqu’un ici-bas. Troublée et agitée par ces réflexions qui venaient s’ajouter à son chagrin, la comtesse eut grand’peine à se rétablir, et il fallut tous les soins du comte et l’attrait de ses enfants pour dissiper la profonde mélancolie qui s’empara de son esprit. Quoique le petit Vincent, dernier-né de la comtesse, fut d’une beauté rare, Alexis demeura son favori ; lui seul parvenait à la distraire pendant les absences de son mari.


III

1795-1796


La Grande-Chambellane consent au divorce. — Siège de Varsovie. — Dernier partage de la Pologne. — Les séquestrés. — Abdication de Stanislas. — Voyage du comte et d’Hélène à Grodno. — Voyage en Lithuanie. — Arrivée du comte à Saint-Pétersbourg.



La mort tragique de l’évêque de Wilna porta à Hélène un coup d’autant plus terrible que, rentrée dans ses bonnes grâces, elle comptait sur son appui pour terminer enfin cette interminable affaire du divorce.

De plus, elle n’ignorait pas que, dans un premier mouvement de colère en apprenant que le divorce n’était point prononcé, il avait menacé de laisser une partie de sa fortune à sa petite-nièce Sidonie. Précisément, à cette époque, l’évêque avait fait un séjour à Vienne chez les de Ligne et pouvait avoir exécuté sa menace. L’état de trouble dans lequel était alors la Pologne ne permit pas au comte de se rendre à Wilna pour s’assurer du fait, il dut attendre un moment plus favorable et il employa le temps de cette inaction forcée à presser la légalisation de son divorce. Il trouva facilement à emprunter la somme nécessaire pour Rome. Hélène devait hériter d’une fortune considérable de son oncle, même en supposant que le testament ne fût pas tout entier en sa faveur, et cette circonstance facilita singulièrement l’emprunt.

Mais la question la plus ardue restait à résoudre. Comment obtenir le consentement de la Grande-Chambellane, ne pouvant plus compter maintenant sur l’ascendant de l’évêque ? Le comte en reconnut l’impossibilité s’il ne tentait de plaider lui-même sa cause et de provoquer l’entrevue qu’Hélène redoutait si fort. Lui seul pouvait ôter à Anna toute espérance pour l’avenir et lui persuader que sa résistance au divorce n’amènerait pour elle qu’amertume et déception.

Quoique la perspective de ce rôle désagréable à remplir fût assez pénible au Grand-Chambellan, il n’hésita pas et écrivit à la Podczaszyne pour obtenir un rendez-vous chez elle avec son amie. Si cette entrevue préoccupait le comte, elle causa un trouble bien plus vif encore à la pauvre Anna, qui espérait obstinément voir renaître dans le cœur de son mari, une affection qu’elle ne voulait pas croire éteinte.

Ce fut avec une émotion inexprimable qu’elle lut la lettre dans laquelle la Podezaszyne lui apprit le désir du comte, elle s’empressa d’y accéder et partit soutenue par une espérance qui devait bientôt s’évanouir. Le lendemain de l’arrivée d’Anna, le comte se présentait chez la Podczaszyne.

« Troublée jusqu’au fond de l’âme, dit la comtesse dans une lettre à son frère, je chancelai en faisant quelques pas pour le recevoir et à peine eût-il prononcé une parole, je sentis se réveiller en-moi l’amour que rien n’a pu arracher de mon cœur ; il m’a fallu un suprême effort pour ne pas mc jeter dans ses bras. »

L’attitude froide et réservée du comte aida Anna à maîtriser ce premier mouvement et elle parvint à écouter ses propositions avec une tranquillité apparente.

Il insista sur sa résolution positive d’achever le divorce, sur la promesse faite par la Grande-Chambellane d’y consentir, sur l’abandon qu’il lui avait fait de son fils moyennant cette promesse et sur les avantages pécuniaires qu’i] était prêt à accorder encore.

L’entretien fut long : vainement Anna tenta de provoquer un mouvement de tendresse ou de pitié, le comte demeura glacé, ils se séparèrent en prenant rendez-vous pour le lendemain. Hélène attendait avec une fiévreuse impatience le résultat de cette première entrevue, son mari lui écrit :

« Tu conçois aisément, ma chère Hélène, que les premiers moments ont été donnés à la surprise, à la gêne et peut-être à l’espérance d’un retour, mais mon inébranlable fermeté ayant fait disparaître tout espoir, après quelques instants donnés à la décence, à l’amour-propre ou peut-ètre à la faiblesse, il faut que je rende justice à la Grande-Chambellane, ma bonhomie, ma franchise, quelques sacrifices d’intérêt peut-être, ont provoqué de sa part la douceur, la facilité et la raison qui nous conduiront après tant d’entraves à une heureuse fin, ce qui me met au comble du bonheur ! »


« Le lendemain.


« Je suis enfin au comble de la joie de pouvoir t’annoncer, ma chère Hélène, la nouvelle que les deux parties signent aujourd’hui les points convenus qui serviront de base aux différentes transactions et écrits multipliés dont la signature est nécessaire avant qu’on puisse terminer le divorce dont, par convention, je serai seul chargé avec les pleins pouvoirs de madame Potocka. »

Pendant les quelques jours qui suivirent cette première entrevue et les séances assez longues consacrées à la pénible discussion de tous les articles du projet, le comte, touché de la douceur et de la profonde mélancolie d’Anna, lui témoigna par des attentions polies et peut-être par un langage affectueux, une sorte de sympathie qui produisit sur la malheureuse femme un effet qu’il ne prévoyait pas : prenant le change sur les motifs de cette attitude presque tendre, elle s’imagina qu’il l’aimait encore et cédait, en divorçant, à des considérations d’orgueil et d’argent. Dès lors, une idée fixe s’empara de ce cerveau un peu troublé-par le chagrin, celle de reconquérir un jour la place qu’elle perdait aujourd’hui.

La dissolution légale du mariage du comte Vincent avec la comtesse Anna fut enfin prononcée le 20 novembre 1794, c’est-à-dire deux ans après la célébration de son mariage mystérieux avec la princesse Hélène.

Plus d’un an s’écoula après la mort du prince-évêque et les événements marchèrent en Pologne avec une effrayante rapidité. Les Prussiens se rendirent maîtres de Cracovie, et le 6 juin vinrent mettre le siège devant Varsovie, défendue par Kosciusko. Les Polonais résistèrent avec tant de vigueur, qu’au bout de deux mois les Prussiens découragés levèrent le siège ; mais Catherine ne se laissait pas abattre aussi facilement. Le 4 octobre, une bataille importante fut livrée par l’armée russe sous les ordres de Souwaroff, les Polonais écrasés sous le nombre furent tués ou faits prisonniers, et Kosciusko lui-même tomba aux mains des ennemis. Cette terrible défaite et la prise du faubourg de Varsovie, le & novembre, amena la capitulation de la ville. Souwaroff y entra le 6 et un horrible carnage signala son entrée.

Toutes les espérances des patriotes furent anéanties, et la Russie demeura maîtresse absolue des destinées de la Pologne.

L’impératrice nomma Souwaroff feld-maréchal, lui fit don du bâton de commandant en or et d’une couronne de lauriers ornée de diamants qui valait, dit-on, soixante mille roubles.

Le 3 janvier 1795, la Russie et l’Autriche signèrent à Pétersbourg un dernier partage en réservant une part à la Prusse. Toute la Lithuanie devint province russe et Catherine, en s’en emparant, prétendit simplement user d’un droit de revendication.

Elle écrit à Grimm à ce sujet de longues lettres dans lesquelles elle cherche à prouver ses droits ; et il faut reconnaître qu’elle possède à fond son histoire russe et se défend résolument contre des attaques auxquelles son correspondant fait probablement allusion.


L’IMPÉRATRICE CATHERINE À GRIMM


« Je vous avertis que ma réponse sera longue, car il y a de quoi. Par exemple, cette pécore de Hertzberg[23], seule, mérite d’être tapée d’importance : il n’a pas plus de connaissances en fait d’histoire que ma perruche. Il ose dire que la Russie n’avait point de titre à produire en prenant possession de Polotsk ; il pouvait dire que la Russie ne faisait aucun cas de titres surannés…

» Je me suis ferrée à glace sur tout cela en maniant archives et chroniques, comme vous ne l’ignorez pas. »


Le premier soin de l’impératrice en prenant possession de la Lithuanie fut de séquestrer tous les biens des seigneurs polonais. Voici l’explication qu’elle donne à Grimm de cette mesure dont elle sent bien toute l’injustice :


MÉMOIRE JUSTIFICATIF


« Ce 3 octobre 1795.


» Si l’on vient vous dire qu’il se fait des séquestres et des confiscations en Lithuanie et dans mon lot, sachez ce qui en est. Le séquestre a été mis sur les biens de tous ceux qui ont trempé dans la trame ourdie par laquelle Kosciusko et consorts ont pris les armes ; ils ont perdu leurs droits et leurs biens ont été confisqués. Malgré tout cela, j’en rends journellement, car je ne suis pas bien méchante. Vous m’excuserez si vous pouvez. »


Il est curieux de remarquer le peu de sympathie qù’inspirèrent en Europe les malheurs de la Pologne. En France par exemple, où l’indépendance de l’Amérique fut l’objet d’un tel élan parmi la jeune noblesse, celle de la Pologne n’excita aucun dévouement.

Sous le ministère Choisrul, dont la politique favorisait la liberté polonaise, on vit quelques officiers français, tels que Dumouriez, le vicomte de Choisy, le baron de Bellecourt apporter leur épée au service de la Pologne. Mais, plus tard, dans le monde encyclopédique et novateur où l’on professait un culte passionné pour l’impératrice Catherine, ce n’est pas Voltaire, Diderot ou d’Alembert qui eussent osé blâmer un acte de leur idole ; seul, et il faut lui en savoir gré, Grimm. hasarda quelques timides observations. Les puissances qui ne prenaient aucune part au partage, le regardèrent tranquillement accomplir par celles qui en profitaient. On ne se doutait pas des conséquences que ce démembrement devait avoir de nos jours.

La plupart des terres qui dépendaient de la succession de l’évêque étaient situées en Lithuanie, et le malheureux prélat ayant été assassiné en qualité de partisan de la Russie, l’impératrice eût pu tenir compte de ce fait à ses héritiers et excepter leurs biens du séquestre. Il n’en fut rien ; nous trouvons l’explication de sa conduite dans la lettre suivante qui lui fut adressée par le prince de Ligne en 1795.

« …Le petit ménage, comme dit Votre Majesté de son petit pays, va très bien, mais le mien va très mal… Ce qui me regarde personnellement m’est très indifférent, mais je ne puis malheureusement pas réparer une injustice lithuanienne, qui autorise par une loi ridicule ma belle-fille à déshériter sa fille Sidonie, élevée auprès de moi.

» Je demande pardon à Votre Majesté d’entrer dans ces détails, mais Sidonie est la fille d’un chevalier de Saint-Georges, mon pauvre Charles ! Sa mère épouse ou a épousé M. Vincent Potocki à qui elle donne toutes les terres dont elle hérite ou doit hériter de son oncle, le pauvre pendu évêque de Wilna. Je prends la liberté de supplier Votre Majesté de daigner ordonner que cette succession ne soit pas ôtée à ma petite-fille Sidonie, âgée de neuf ans !… »

L’impératrice séquestra donc les biens de l’évêque pour sauvegarder les droits de Sidonie.

En avril 1795, Hélène mit au monde une petite fille ; cette enfant parut si chétive que, dès le premier moment, on désespéra de la conserver. En effet, la santé de la petite Hélène, c’était son nom, ne se rétablit point ; elle mourut au bout de six semaines ; celle de sa mêre fut très longue à se raffermir, ses forces morales et physiques épuisées par tant de secousses successives étaient à bout.

« Il semble, écrit-elle, que la fatalité soit attachée à mes pas et que le bonheur s’envole dès que je crois le saisir. »

Il était indispensable que le comte fit un voyage en Lilhuanie et s’assurât par lui-même des dispositions testamentaires du prince-évêque. Hélène, tout à fait rétablie, résolut d’accompagner son mari et leur départ fut fixé au mois de novembre ; mais un motif impérieux vint les obliger à partir plus tôt.

L’impératrice Catherine n’oubliant pas ses prétendus griefs contre son ancien amant, le roi Stanislas, et poussant la dureté jusqu’au bout, exigea de l’infortuné monarque sa renonciation officielle au fantôme de royauté qui lui restait encore. Le prince Repnin fut député auprès du roi de Pologne pour le déterminer à ce sacrifice suprême.

Cette crise douloureuse obligeait le Grand-Chambellan à se rendre auprès du roi. Il partit avec Hélène, à la fin d’octobre, pour Grodno, où était Stanislas et les débris de sa cour.

Parmi les personnages marquants qui témoignèrent le plus de sympathie au roi dans cette douloureuse circonstance, le comte et la comtesse de Mniseck furent au premier rang. Madame de Mniseck, née comtesse Zamoyska, était nièce du roi, propre fille de sa sœur. On n’a pas oublié qu’en 1776 elle avait épousé en premières noces le comte Vincent Potocki. Ils vécurent ensemble pendant quelques années, n’eurent pas d’enfants et divorcèrent pour une cause qui nous est inconnue. Ils se remarièrent chacun de leur côté, le cornte Vincent avec Anna Mycielska et la comtesse avec M. de Mniseck, grand maréchal de la cour. Hélène avait beaucoup vu madame de Mniseck pendant son séjour à Varsovie, et à cette époque la grande maréchale favorisait de tout son pouvoir la passion de la princesse de Ligne pour le comte Vincent ; peut-être n’était-elle pas fâchée de causer un certain souci à la comtesse Anna, qu’elle n’aimait pas en sa qualité de remplaçante. Mais aujourd’hui Hélène remplaçait Anna à son tour, cela changeait singulièrement la situation et l’accueil que ferait madame de Mniseck à la troisième femme de son mari devenait assez problématique.

Ces inquiétudes ne furent point justifiées et Hélène écrivit à son amie, la princesse Lubomirska, une lettre contenant les plus grands éloges de madame de Mniseck et de son dévouement pour le roi. La princesse lai répondit :

« Mon aimable amie, je suis de très méchante humeur ; si vous étiez à Kowalowka j’irais bien vite la dissiper près de vous.

» Je n’ai pu répondre qu’un mot à votre dernière lettre, le départ du courrier me pressait.

» Je suis fort aise que madame de Mniseck soutienne si bien le caractère qu’elle a déjà annonce et soutenu ; la conduite de ses cousines dans ces circonstances est bien au-dessous de la sienne. Je vous prie, ma chère amie, de me mettre aux pieds du roi ; j’attends une occasion sûre pour me donner l’honneur de lui écrire, car je ne sais pas comment cette lettre vous parviendra. Je suis persuadée, d’après ce que vous me dites du prince Repnin, qu’il épargnera au moins à ce bon et malheureux monarque les chagrins qui ne sont pas absolument relatifs à sa triste position.

» Mille tendres compliments à M. et madame de Mniseck, que j’aime de tout mon cœur ; je vous remercie tendrement des détails que vous me faites du roi, je lui suis attachée par tant de titres ! Je donnerais ma vie pour rendre la sienne plus heureuse !

» Je n’attends qu’un peu de gelée pour aller passer un jour avec vos enfants et de là à Tulczyn ; dès que j’aurai vu madame Diane, je vous en parlerai[24].

» Adieu, mon aimable et bien chère amie. »

La première entrevue du comte avec le prince Repnin eut lieu en présence du roi ; et au moment où le Grand-Chambellan se retirait, le prince le pria de vouloir bien se rendre chez lui dans la malinée du lendemain.

Le comte pensa qu’il s’agissait de l’héritage de l’évêque de Wilna et du séquestre dont il avait déjà touché quelques mots.

Quel fut son étonnement en se présentant chez Repnin d’apprendre, de sa bouche même, que la Grande-Chambellane, conseillée par son frère le comte Michel Mycielski, attaquait la légitimité des enfants d’Hélène.

L’acte de dissolution du mariage du comte Vincent et de la comtesse Anna n’avait été signé en effet que le 24 novembre 1794. Or Alexis était né en juillet 1795, et Vincent en mai 1794. La Grande-Chambellane les déclarait donc enfants adultérins et incapables d’hériter.

Cette nouvelle terrifiante bouleversa d’autant plus le comte que Repnin ne lui cacha pas qu’il avait reçu de la Grande-Chambellane une lettre et un mémoire fort touchants. L’entretien fut long et très animé, le prince ne parut pas persuadé du bon droit du comte ; il lui conseilla de s’adresser directement à l’impératrice Catherine, devenue souveraine de la Lithuanie ; elle seule pouvait, d’un trait de plume, rendre valable le mariage religieux et donner ainsi un état civil régulier aux enfants d’Hélène.

Le Grand-Chambellan se retira fort troublé et ne sachant comment annoncer cette nouvelle à sa femme ; il connaissait sa tendresse passionnée pour ses enfants, la violence de sa première impression, et tremblait pour sa santé à peine rétablie.

Il arriva chez lui ayant préparé de son mieux le discours qu’il allait lui tenir ; mais, dès qu’il entra, elle s’élança vers lui.

— Je sais tout, dit-elle, madame de Mniseck m’a tout dit.

En effet la maréchale, venue dès le matin, avait instruit Hélène de la fatale nouvelle. À la grande surprise du comte, l’effct produit fut très différent de celui qu’il attendait ; au lieu de s’affliger du sort incertain de ses enfants, la comtesse n’éprouva qu’une crainte, celle de voir son mari, lassé par ces perpétuels contretemps, se détacher d’elle.

— Je te porte malheur, s’écria-t-elle en sanglotant, tu ne voudras plus de moi !

Le Grand-Chambellan s’efforça de la rassurer ; mais il ne lui dissimula pas son inquiétude pour l’avenir de ses fils et la nécessité de s’adresser directement à l’impératrice. Ils convinrent qu’Hélène allait rédiger un mémoire que le comte se chargerait de présenter. Dès le lendemain ils sollicitèrent du prince Repnin des lettres de recommandation peur le comte Platon Zouboff, favori de Catherine, et pour M. de Markow, ministre d’État.

Le comte partit le premier, laissant Hélène à Grodno prendre encore quelques jours de repos.

Il lui donna comme escorte le vieux Lozzi, son premier intendant, quatre cosaques, un petit secrétaire âgé de quinze ans, deux laquais, deux postillons, quatre femmes de service et mademoiselle Karwoska, sa demoiselle d’honneur favorite.

Toute cette caravane devait traverser la Lithuanie jusqu’à Wilna d’abord, puis s’arrêter à Horwol où le comte les rejoindrait en revenant de Saint-Pétershourg. Il ne faut pas oublier que c’est en plein mois de novembre que le départ allait s’effectuer. Nous verrons, par les lettres d’Hélène, les difficultés présentées à cette époque par un voyage qui serait aujourd’hui une facile excursion.

Les chemins, des plus négligés dans ces provinces, n’étaient guère que des sentiers tortueux que le hasard semblait avoir frayés au milieu des forêts ; souvent ils avaient si peu de largeur qu’à peine une voiture pouvait y passer. Dans quelques endroits, ils étaient embarrassés de troncs d’arbres, de racines ou de sables si profonds que huit chevaux avaient peine à en tirer le voyageur.

Les ponts étaient si délabrés, si peu solides, qu’ils semblaient hors de service et l’on s’estimait fort heureux de les passer sans accident[25].


HÈLÈNE AU COMTE VINCENT


« Grodno, 8 novembre.


» Je souffre, mon cher Vincent, l’impossible, tant des peines du corps que de celles du cœur. J’ai passé ma soirée à composer mon mémoire pour l’impératrice, puis j’ai mis mes pieds dans l’eau, et j’ai suivi à la lettre toutes tes ordonnances ; mais tout cela ne m’a pas soulagée. L’idée que chaque moment t’éloigne plus de moi me met au désespoir. Si j’avais des chevaux je partirais. Cette chambre où je t’ai vu me rappelle sans cesse des souvenirs douloureux. Ce lit solitaire, tout enfin me rend d’une mélancolie qui me serait funeste si je ne quittais bientôt cette triste ville. Ma tête me fait si mal que je vais me coucher.

» Adieu, mon cher ami, toi qui es pour moi le bonheur, l’existence, enfin tout ce que l’on peut avoir de doux et de cher dans le monde. »


En arrivant à Mittau la comtesse trouva trois lettres qui l’attendaient.

« Lundi, ce 9 novembre 1795, à 10 heures du soir.
» De Tadaykan, premier port à 4 milles de Libau.

» Mon cœur est brisé de t’avoir quittée ; je connais le tien, je suis sûr qu’il n’est pas plus content, ô ma meilleure amie !

» On tourne toujours vers la droite à mesure qu’on s’éloigne de la mer ; la nature est plus solitaire, plus plantée et plus cultivée ; et cependant le pays ne me paraît plus le même. Hélas ! c’est que mon Hélène n’est plus auprès de moi : ta présence embellirait tout, tu charmerais la nature autour de moi. Oh ! ma chère Hélène, quelle différence ! Je suis seul, je suis triste, triste jusqu’au fond du cœur ; mais je me plais dans ma solitude, dans ma tristesse, car j’ai avec moi l’amour, l’amour le plus tendre ! Il me console, il me soutient, il me donne du courage et de l’espérance ; daigne, mon Hélène, le partager avec moi et nous serons encore heureux, nous le serons toujours. Conserve ta santé ; elle est comme toi l’objet et la source de mon bonheur, celui de nos enfants ; c’est un trésor qui est devenu notre bien, tu ne peux en abuser sans crime, mon Hélène !

» N’oublie pas ton mémoire, ma chère Hélène, et la lettre pour la comtesse de Stackelberg ; mais tu m’en enverras aussi une pour ta tante, la Radzivill[26] ; et, sans entrer dans aucun détail, prie-la de nous être utile.

» Tu logeras, ma chère Hélène, dans la même chambre que moi ; ton lit sera à la place du mien, tu mangeras, tu écriras sur la même table ; tul seras assise sur la même chaise, sur le dossier de laquelle j’ai fait un H. Eh bien, croirais-tu que tout cela va droit au cœur, que cela console, que cela diminue un peu le malheur d’être éloigné de toi, J’ai prévenu que tu serais ici dimanche soir ou lundi dans la journée.

» Sans doute tu seras étonnée de trouver un taudis assez sale au lieu d’un hôtel tant vanté… »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Mittau, 16 novembre.


» Me voilà donc dans ta chambre, devant ta table, et comme tu penses bien sur la chaise qui est devenue sacrée pour moi, puisqu’elle porte un témoignage de ta tendresse. Jamais sénateur romain ne fut plus fier sur sa chaise curule que je le suis sur la mienne.

» Je suis descendue dans une sorte de halle point chauffée. Ma première question a été de demander si M. Potocki a logé ici ; on me dit non. Me voilà au désespoir, j’envoie tout de suite chez Rœder ; on revient me dire que tu as logé là et qu’il y a une lettre pour moi. Je ne me le suis pas fait dire deux fois, j’ai vite sauté dans ma voiture pour aller chez Rœder où l’appartement ne brille pas par la propreté ; il a pourtant un charme pour moi infini, je m’y sens plus gaie, plus contente. On m’a remis tes lettres, quel bonheur ! avec quelle avidité je les ai lues ! Oh ! tu as bien raison de m’appeler ta meilleure amie. Crois que rien n’égale l’amour que j’ai pour toi…

» Je suis de bien mauvaise humeur, mon cher Vincent, bien triste, quand je pense au terrible voyage que j’ai devant moi. Il me semble que je ne pourrai jamais arriver. Ah ! que je suis fâchée à présent de ton voyage de Pétersbourg. Mille difficultés s’élèvent à chaque instant dans ma pensée, et me font craindre que nous n’ayons que du désagrément. La difficulté d’avoir audience, les intrigues de la Grande-Chambellane me reviennent dans l’esprit ; enfin je vois tout en noir. Je souhaite que tout cela vienne de la mauvaise disposition où je suis et non pas d’un pressentiment…

» Tu es né heureux ; mais moi je te porte malheur et cette idée est affreuse. Si je ne l’avais pas connu, si je nc t’avais pas aimé, la Grande-Chambellane ne t’aurait pas tracassé, chagriné, J’ai peur que tu ne prennes en guignon, moi, mes enfants et mes affaires. Ah ! pense au moins que le vœu de mon cœur serait de donner ma vie pour ton bonheur. »


LE COMTE VINCENT À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Ce mercredi 18 novembre 1795, avant midi. De Riga.


» Non, mon aimable Hélène, il n’est pas possible d’exprimer les sensations de plaisir, d’attendrissement, de consolation, de bonheur, que m’a causées ta lettre. Elle est arrivée hicr au soir. Le cœur me battait, je me suis enfermé pour la lire. Ce n’est qu’à la troisième fois que je l’ai lue avec plus de tranquillité ; les larmes de bonheur m’en ont empêché pour les deux premières. Ne va pas redire, mon Hélène, que j’ai le vin tendre, car il n’est pas possible d’être plus sobre, et j’espère que tu me connais assez pour être sûre que ces larmes partent du cœur.

» Tu as bien raison, chère Hélène, de dire que nous étions faits l’un pour l’autre. Oh ! oui ! le canon était chargé de toute éternité !

» Te rappelles-tu ta lettre ? Relis les miennes ! »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Dimanche 22.


» Je suis encore, mon cher Vincent, à 11 milles de Kowno, je crois que je n’arriverai jamais. Imagine-toi que quand nous sommes arrivés ici, l’auberge était pleine de soldats russes ivres. Le caporal n’a jamais pu les chasser, et ils ont voulu le battre, on ne le respecte pas tant que le tien parce qu’il n’est pas sergent ; nos gens se sont mis de la partie, et enfin, on est parvenu à les chasser. Je suis donc restée maîtresse du champ de bataille, arrosé d’eau-de-vie, d’où je t’écris.

» J’ai vu aujourd’hui dans ma route, entre Bopt où j’ai dîné et ici, un château situé sur le bord d’une rivière qui serpente ; cela a quelque ressemblance avec Werki, mais est infiniment moins beau…

» Je suis bien dégoûtée du métier de posséder des terres ; je crois que ceux qui les cultivent sont plus heureux. Mon cher Vincent, pardonne-moi toutes ces tristes idées ; mais si tu savais dans quelle abominable auberge de juifs je suis, tu dirais qu’il y a bien de quoi dégoûter du pays. »

La comtesse traversait le même pays et suivait la même route qu’elle avait faite trois ans auparavant avec son mari en revenant de Werki, après leur mariage secret. Aussi chaque pas éveillait-il un souvenir.

« Tu ne saurais croire, mon cher Vincent, ce que j’éprouve en faisant cette route qui me rappelle à chaque instant quelque doux souvenir : c’est un sentiment mêlé de tristesse et de plaisir qui me porte pourtant à une douce rêverie. J’ai dîné à Karesma-Kameldaska, c’est là que nous nous sommes promenés en cherchant la rivière, où tu t’es caché derrière un arbre pour me causer un moment d’inquiétude suivi de la joie de te retrouver. Tous les sites de la route où nos yeux se sont portés ensemble me causaient un serrement de cœur, en pensant que je les contemplais seule. Cette grande tour blanche du couvent des Camaldules, le banc de sable qui avance dans la rivière, te rappelles-tu tout cela ? Mais ces bords ne sont plus couverts de verdure, cette rivière n’est plus couverte de bateaux, le soleil est caché, toute la nature est en deuil et mon cœur l’est bien plus encore :


» Félicité passée qui ne peut revenir,
       Tourment de ma pensée ;
Que n’ai-je en le perdant perdu le souvenir ! »


Hélène arriva enfin à Werki. Son entrée dans le château lui causa une émotion profonde, elle ne put retenir ses larmes en traversant ces appartements déserts qui lui rappelaient la mort affreuse de son oncle.

Heureusement des nouvelles de ses enfants l’attendaient.

« J’ai reçu une lettre de la générale d’artillerie, écrit-elle à son mari. La comtesse Diane est arrivée à Ladavisic et le duc de Polignac va à Pétersbourg avec ses enfants. Le comte Esterhazy[27], celui de France, est aussi en Ukraine, il charge la générale d’artillerie de mille choses pour moi, ce qui ne tire pas à conséquence, assurément, il n’est ni beau, ni jeune ; mais c’est un excellent homme, qui sentira le prix d’un bon ménage, car il a une femme à laquelle il est fort attaché.

» L’autre lettre est de la Lubomirska.

» La l’Épine m’écrit que nos enfants se portent à merveille, et Alexis m’écrit un mot de sa main (Ci-joint la lettre de la Lubomirska). »

LA PRINCESSE LUBOMINSKA
À LA COMTESSE HÉLÈNE
« Ocrevelna, ce 20 novembre 1795.

» Ma chère amie, à la distance où nous sommes l’une de l’autre, ce n’est qu’hier que j’ai reçu votre lettre du 23 octobre, voilà donc près d’un mois.

» C’est dommage, mon cœur, que les circonstances m’enchaînent et que je n’aie pu faire ce tour du monde avec vous ; nous aurions été ensemble à Werki, votre imagination m’y aurait bien servie, nous aurions peut-être aperçu quelque génie !

» Je suis persuadée que c’est le palais de la Chatte blanche. Voyez, cherchez cette belle tapisserie en toile de Hollande, sur laquelle sont peints tous les princes du monde, tous les hommes illustres qui vivaient en ce temps-là, et si ressemblants qu’on les reconnaît au premier coup d’œil[28]. Vous choisirez dans le nombre celui que vous jugerez le plus propre à arranger mes affaires d’intérêt et même celles de cœur.

» Je vous félicite, mon chat, de l’heureuse espérance que vous donnent vos affaires, je vous félicite de votre bonheur, je vous félicite de ce que vos enfants se portent bien ; je vous en joins ici le témoignage de madame Lépine ; enfin tout concourt à vous rendre heureuse.

» Je crois votre mari parti pour Pétersbourg ; je ne l’aime guère quand il me présente son respectueux hommage, je l’aime bien mieux quand il m’embrasse, et c’est ce que je vous prie de lui dire dans l’occasion.

» Vous êtes dans le pays des ours, des loups et des cerfs, si vous vouliez bien m’apporter une peau de cerf, vous m’obligeriez extrêmement ; voyez, mon cœur, si cela ne vous donnera pas trop d’embarras. Je vous embrasse mille et mille fois.

» P.-S. — Madame Diane de Polignac est toujours à Ladavizie avec une potée d’enfants, elle est encore occupée à se placer, c’est pourquoi on ne l’a pas vue. »

Le jour même de l’arrivée d’Hélène à Werki, le vieux Lozzi vint lui raconter les bruits du pays. On prétendait, à Vilna, que l’impératrice avait accueilli le comte en l’avertissant qu’elle cassait son divorce. Hélène très émue écrit aussitôt à son mari :

« Je ne puis croire qu’il soit possible qu’une pareille chose arrive. Je suis bien sûre que l’impératrice ne ferait pas unr injustice semblable en faveur de quelqu’un qui l’intéresserait au dernier degré. Quelle raison aurait-elle de le faire pour une femme opiniâtre qui, par pure méchanceté, veut désunir deux personnes que tous les liens possibles unissent sans qu’il puisse lui en rien revenir que le plaisir de la vengeance. Ce motif n’est pas fait pour intéresser.

» On m’a dit qu’on attend ici le roi et le prince Repnin, j’ai donné l’ordre de mettre quelques meubles dans le palais de Wilna pour le prince. Le roi logera ici ; on le mène, dit-on, à Smolensk. Hélas ! je crois que pour le coup il n’engraissera plus.

» Quand je pense à toutes les peines et les inquiétudes qu’on éprouve ici-bas, je suis d’avis de faire comme cet homme qui attendait la fortune dans son lit. Vient-elle, on en profite ; ne vient-elle pas, on n’a pas eu la peine et l’embarras de courir après. Faisons cela dorénavant, mon cher Vincent. »


« Ce samedi 22 novembre, de Werki.


» On a passé la journée à tout arranger pour que je puisse sortir demain. On me fait peur des chemins, on assure qu’autour d’Horwol les voitures n’iront pas sans être sur des traîneaux, qu’il y a de la neige à hauteur d’homme, que les chemins sont fort étroils, enfin nous verrons cela. Il y a soixante-dix lieues, mais on assure qu’elles sont petites. On dit aussi que les auberges vont devenir extrêmement rares sur cette route, et qu’entre autres il y a un endroit où l’on fait cinq milles dans les bois sans rencontrer une maison. Que faire ? Il n’y a pas deux partis à choisir, il faut arriver morte ou vivante. »

» Tu ne saurais croire la quantité de terres que l’on trouve sur le chemin qui ont appartenu à l’évêché de Wilna et qui sont données à un comte Ostermann[29]. De Minsk à Horwol, presque tout est à des Russes, terres confisquées et données…

» Ce voyage m’ennuie et me fatigue à l’excès. Nous sommes dans des déserts ; d’une station à l’autre, toujours des bois, il faut prendre des guides, car la neige empêche de voir la trace des chemins, elle est d’une profondeur qui fait trembler. »


« Ce mardi 8 décembre, de Bieczowicza.


» J’ai passé la Bérézina ce matin sur un radeau au péril de ma vie, il est si petit que notre équipage a passé en neuf fois. La rivière au large est fort rapide ; je t’assure que ce passage est dangereux. On dit que l’on repasse la rivière à Horwol, mais que le gué est mieux. Quel voyage ! je n’en ai jamais fait où j’ai tant souffert des peines du corp set de l’esprit ; tu me trouveras vraiment pâle et défaite. J’ai bien besoin du calme de Kowalowka pour me remettre un peu. Je suis ce soir dans une auberge où le poêle et la chemninée fument, de sorte qu’à peine yy vois-je pour écrire.

» Adieu, mon cher Vincent, je finis, car je ne puis plus. »


« Ce jeudi 14 décembre, à Horwol.


« Je suis arrivée cette nuit ici et je me flatte que je n’y serai pas longtemps sans te voir, ou au moins que tu me renverras mon courrier. Tu ne te figures pas quel triste endroit qu’Horwol ! il n’y a personne que l’économe, sa femme et le médecin ; aucune boutique, on ne trouve pas une épingle à acheter. J’ai été obligée de brûler de la chandelle, n’ayant pas pu trouver de la bougie nulle part[30]. Mes fenêtres donnent sur la rivière et à chaque instant je regarde si je ne verrai pas arriver quelque courrier ; je compte les minutes et la journée me paraît longue. »


Pendant vingt jours Hélène compta les heures, envoyant courrier sur courrier et attendant sans cesse des lettres qui n’arrivaient pas. À moitié folle d’inquiétude et malgré les ordres précis du comte qui lui avait assigné Horwol comme résidence, elle partit pour Mohilew où les courriers parvenaient plus tôt.


LA COMTESSE HELÈNE AU COMTE VINCENT


« Jeudi 4 janvier.


» Je suis au désespoir, je pars pour Mohilew d’où je l’enverrai encore un courrier, car tu es sûrement malade.

» Pourquoi ne pas m’écrire si tu ne l’es pas ? tu ne sens pas ce que je souffre ! Sans cela tu ne négligerais pas de me renvoyer mon courrier. Ce silence affreux me lue.

» Adieu, Vincent, je monte en voiture et je pars. »


Deux jours après arriva le courrier si impatiemment aitendu. Le comte avait été atteint de la grippe dans une mauvaise auberge, entre Riga et Pétersbourg. Cetle maladie, alors à l’état d’épidémie en Russie, présentait un sérieux danger. Le comte, dans la crainte d’inquièter Hélène et surtout redoutant de la voir arriver subitement, lui avait caché sa maladie et ne lui écrivit que de Pétersbourg.


IV

1795-1796


La cour de Saint-Pétershourg. — Les favoris de Catherine. — Le comte Platon Zoubofr. — Correspondance du comte et de la comtesse. — Leur mariage cst reconnu par l’impératrice Catherine.



À peine arrivé à Pétersbourg le comte, conseillé par ses amis, entre autres le prince et la princesse Kourakin[31], se commanda ce qu’il appelle un uniforme de province, intiniment moins coûteux qu’un habit de cour.

L’étiquette de la cour de Catherine était sévère, et, avant de déposer une demande d’audience, il fallait avoir le costume de rigueur, même pour rendre visite aux hauts fonctionnaires.

Pendant que le comte attend ses habits, faisons connaissance avec les principaux personnages de la cour de Pétersbours, qui ne ressemble plus, en 1795, à celle de 1787 et 1789. Le temps a marché et les fantaisies de la czarine aussi ; la constance et la fermeté de ses desseins politiques forment un parfait contraste avec l’inconstance et la mobilité de ses actions privées.

Nous avons laissé Potemkin favori en titre ; mais, pendant l’absence du ministre d’État et durant les lenteurs du siège d’Ocsakoff, il fut remplacé dans le cœur de Catherine par le comte Momonoff, appelé familièrement dans sa correspondance « l’Habit rouge ». Le caractère de Momonoff était franc et assez absolu ; le prince de Ligne le vit au moment de ses débuts et raconte que le jeune favori avait de fréquentes discussions avec l’impératrice. Souvent le prince était pris pour arbitre, « elle était enchantée, dit-il, quand je lui donnais tort, ce que je ne manquais pas de faire[32] ». Au plus fort de sa faveur, Momonoff s’avisa de devenir éperdument amoureux de la jeune princesse Scherbatow, première demoiselle d’honneur ; il eut le courage de l’avouer et de demander sa main à Catherine elle-même. Stupéfaite de tant d’audace, mais trop fière pour exprimer le moindre regret, elle pressa au contraire le mariage de son amant, voulut qu’il fût célébré à la cour et envoya les époux à Moscou comblés de ses bienfaits.

Elle écrit à Grimm quelques jours après :


« 12 février 1790,


» L’élève de mademoiselle Cardel[33] ayant trouvé M. l’Habit rouge plus digne de pitié que de colère et excessivement puni, pour la vie, par la plus bête des passions (qui n’a pas mis les rieurs de son côté et l’a décrié comme un ingrat) a fait

finir au plus tôt et au contentement des intéressés cette farce-là. »


Malgré cette indifférence apparente, Catherine fut profondément blessée de l’infidélité éclatante de Momonoff ; son amour-propre souffrit plus que son cœur. La czarine avait alors soixante ans ; et quoiqu’elle pût, au dire des contemporains, en dissimuler aisément dix, il devait lui être difficile de se faire illusion sur les sentiments qu’elle inspirait. Le nouveau choix qu’elle fit, peu de temps après, prouve cependant que l’être le plus clairvoyant devient aveugle lorsqu’il s’agit de se juger lui-même.

On voit pour la première fois poindre la nouvelle étoile dans une lettre à Grimm écrite le 13 septembre 1790, c’est-à-dire sept mois après le mariage de Momonoff. « Voulez-vous savoir ce que le général Zouboff et moi faisions cet été au bruit du canon à Tzarskoë-Sélo, dans nos heures de loisir ? Eh bien, voilà notre secret livré : nous traduisions en russe un tome de Plutarque. Cela nous a rendus heureux et tranquilles au milieu du brouhaha général. Il lisait outre cela Polybe. »

Nous nous permettrons de douter un peu que le temps de Catherine fût absorbé en entier par la traduction de Plutarque, même en y ajoutant la lecture de Polybe. Mais ce n’est point notre affaire, occupons-nous plutôt du nouveau favori. Platon Zouboff était fils d’un gouverneur de province fort intrigant et peu délicat sur le choix des moyens pour faire fortune ; on l’accusait d’avoir touché de fortes sommes pour la conclusion des affaires ou des marchés qui dépendaient de ses fonctions. Quoi qu’il en soit, il plaça ses fils dans l’armée après leur avoir fait donner une excellente éducation ; le second d’entre eux, Platon, fut nommé lieutenant aux gardes. À son entrée au régiment il se fit remarquer des dames de la cour par sa charmante figure, sa tournure noble et ses manières élégantes. Elles en parlèrent souvent devant l’impératrice, c’était précisément après le mariage de Momonoff. Catherine donna l’ordre de lui présenter le jeune lieutenant, et le lendemain de la présentation Zouboff occupait l’appartement des favoris et dînait en tête à tête avec Catherine[34].

Il reçut peu après le titre de comte ; et, par un avancement plus rapide que sur le champ de bataille, les années lui furent comptées triples : en avril 1790 il était général.

D’un esprit liant et poli, parlant bien français, Platon Zouboff était d’une taille moyenne et souple ; son front haut et spirituel, ses beaux yeux et ses traits réguliers en faisaient un cavalier accompli. À l’époque où nous sommes, c’était un empereur autocrate, voulant tout faire et se mêler de tout. Catherine lui abandonna volontiers tout ce qui concernait l’intérieur ; mais elle resta maîtresse souveraine de la politique étrangère[35].

Dans la société particulière de l’impératrice, on remarquait la comtesse Branicka et mademoiselle Protasoff, MM. de Cobentzel et de Nassau, la princesse Radziwill, tante d’Hélène. Ce cercle particulier et favori se rassemblait au palais, deux ou trois fois la semaine, sous le nom du « Petit hermitage ». On y était souvent masqué, il y régnait la plus grande privauté ; on dansait, jouait des proverbes composés souvent par l’impératrice, et des jeux d’esprit qui ressemblaient parfois à des jeux de pages.

En dehors de ces réunions intimes, Catherine déployait à sa cour un luxe inouï, et exigeait de tous ceux qui la composaient une dépense souvent disproportionnée avec leur état.

« L’impératrice, dit le prince de Ligne, avait tout le bon, c’est-à-dire tout le faste de Louis XIV. Sa magnificence, ses fêtes, ses pensions, ses achats lui ressemblaient. Elle tenait mieux sa cour parce qu’elle n’avait rien de théâtral, ni d’exagéré. Mais le mélange militaire et asiatique que présentait le riche costume de plus de trente nations différentes était imposant. »

Voilà le milieu dans lequel le comte allait avoir à démêler les intrigues, les fils cachés, les ressorts invisibles, et dans lequel il fallait figurer honorablement.


LETTRE DU COMTE VINCENT
À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Enfin me voilà habillé et nous avons commencé nos visites avec Kourakin, j’en ai fait au trente parmi lesquelles nous avons été reçus dans six ou sept maisons. Tous ces jours-ci j’ai dîiné chez moi et n’ai pas soupé du tout ; mais aujourd’hui les Kourakin ont donné un petit souper pour me présenter à leur société. Je ne me suis point mis à table, mais j’y ai fait la connaissance de M. de Markoff, ministre des affaires étrangères, subordonné comme tout le reste au comte Zouboff ; il m’a promis de lui parler pour m’obtenir audience. Kourakin m’a conseillé de m’ouvrir à Markoff, et j’ai suivi son conseil ; il m’a promis qu’il ferait son possible. Il y avait aussi la fameuse princesse Doztozewski, à qui Potemkin avait fait la cour et dont Cobentzel est toujours amoureux fou ; j’ai refait connaissance avec lui, et lui ai remis la lettre de la princesse Lubomirska.

» Il était une heure après minuit hier quand je t’ai écrit, ma chère Hélène ; je n’en pouvais plus de fatigue et de sommeil, et j’ai oublié de te dire que ta merveilleuse madame Lebrun a été du souper chez les Kourakin. Cette femme, d’environ quarante-cinq ans, qui se donne des tons insoutenables, se fait payer une tête 700 roubles, deux mains 3 000, et le reste à proportion ; et parce que les jours sont courts, elle demande un temps infini ; j’y ai donc renoncé pour-cette fois-ci.

» Du reste, j’ai vu les portraits des archiduchesses qui sont, à mon avis, fort peu ressemblants. »


« Ce samedi 5 décembre, après minait.


» Ce matin, à dix heures et demie, je suis allé trouver mon aimable mentor ; de là nous nous rendîmes à la cour, il était près de midi, l’impératrice était à la messe, elle repassa bientôt par la salle où se tiennent les ministres étrangers, et ce fut là le moment où le Grand-Chambellan m’a présenté ; j’ai été prévenu qu’il fallait faire une génuflexion et baiser la main, je me suis donc conformé à l’usage. Elle m’a parlé avec bonté, et m’a demandé si je venais de Niemirow, comment j’avais trouvé les chemins ; mais ce qui m’a étonné davantage, c’est qu’étant rentrée un instant après dans une autre salle où il faut avoir ses entrées pour la suivre, elle conta à Poniatowski[36], en personne instruite, toute mon histoire, sans aigreur, sans critique, et avec un air de honté, car Poniatowski me le conta un instant après. Il faut te dire, ma chère Hélène, que c’est une chose très rare que l’impératrice parle à quelqu’un à la première présentation, et plusieurs personnes m’en ont fait compliment comme d’une distinction particulière ; effectivement il y avait plusieurs personnes de vue présentées avec moi, et j’ai été le seul heureux.

» Bonne nuit, cher ange, je n’en puis plus. »


« Lundi, ce 7 décembre.


» C’était aujourd’hui la fête de saint Georges. Après la messe, l’impératrice se retira un moment et ressortit bientôt pour dîner avec les chevaliers de cet ordre militaire, qui n’a pas de costume particulier. Le repas se fait dans une salle neuve, ouverte pour la première fois ; on y a travaillé depuis dix ans, elle est en marbre du pays richement orné, d’une architecture simple et imposante et d’une richesse extraor- dinaire ; elle a coûté des sommes immenses. À cause du jour de l’ouverture, l’impératrice l’a nommée salle de Saint-Georges. La table était en équerre, et il y avait plus de cent chevaliers de toutes les classes et de tous les rangs. Il est d’usage que les ministres étrangers se placent debout dans l’intérieur de l’équerre, vis-à-vis de l’impératrice, et pour ne pas les masquer, il y a toujours trois ou quatre places vides ; trois minutes après le repas commencé, l’impératrice salue les ministres et ils s’en vont. Mon digne ami, qui cherche à tirer parti de tout, me plaça au milieu, derrière les ministres, de manière qu’à leur retraite je me suis trouvé en avant des spectateurs, pouvant à mon aise voir la souveraine et tout examiner ; vers le milieu du repas, l’impératrice me fit demander, par le grand maréchal, comment je trouvais la salle ; j’ai répondu que je ne doutais pas de la trouver superbe si j’avais le temps de m’en occuper dans le moment ; la réponse rendue m’attira un mouvement de tête plein de bonté, et cette faveur publique et distinguée étonna et m’attira des compliments de tout le monde. Kourakin me mena chez le grand-duc Alexandre et la duchesse Élisabeth ; ils m’ont reçu comme ils reçoivent tout le monde, mais avec une bonté particulière ; le duc retira sa main que selon l’usage je voulais baiser, et me fit l’honneur de m’embrasser ; de là, nous passâmes chez le grand-duc Constantin, même cérémonie ; après quoi nous allâmes au bal de la cour qui s’est donné aujourd’hui dans la nouvelle salle. L’impératrice, cette fois, est restée plus d’une demi-heure, elle ne parla en homme qu’à l’ambassadeur, à Wilford[37], et s’approcha après de Polignac, auprès duquel j’étais ; elle causa une dizaine de minutes et me fit la faveur de m’adresser plusieurs fois la parole. »


« Vendredi, ce 11 décembre au soir,


» Quelle joie, mon aimable Hélène ! en rentrant on vient de me rendre ta lettre de Werki ; tu penses donc encore à moi, ma chère Hélène ? tu m’aimes, tu me le dis. Oh ! que tu es bonne, que tu es aimable, mon Hélène ! Oh ! comme je t’aime. Mon Dieu ! tu sais si je t’adresse d’autres vœux, si je connais un autre bonheur que celui d’être aimé d’elle.

» C’est aujourd’hui la Saint-André, fête du grand ordre de ce pays. Je suis allé à la cour, vers midi ; il y eut procession de chevaliers de l’ordre du Saint-Esprit, avec quelques différences de goût et de couleur. Après le service, il y eut un dîner publié dans la même salle et avec le même cérémonial ; mais quatorze convives seulement, parmi lesquels était le comte Zouboff que j’ai aperçu pour la première fois. Il n’est pas grand, mais bien fait ; sa physionomie intéressante annonce la douceur et la bonté, et enfin la confiance. J’étais placé au même endroit, mais je n’eus pas le bonheur de l’autre jour. Après la cérémonie, je me suis retiré. »


« Décembre 1795.


» On attend Souwaroff au premier jour, et on lui prépare de grands honneurs[38]. On parie de guerre, mais c’est apparemment contre les Turcs ou les Perses, car la cour d’Autriche et celle de Prusse viennent d’envoyer ici la ratification du traité du partage de la Pologne, et notre pauvre ex-monarque la renonciation au trône de Pologne, qu’il s’est enfin décidé à signer[39].


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« J’ai commencé par aller à la cour, où Markoff m’avait donné rendez-vous pour me fixer l’heure, effectivement il me dit de dîner de bonne heure ; et de l’aller trouver chez la princesse Galitzin où il dînait, et que nous irions ensemble chez Zouboff.

» Tout cela s’exécuta, et il me présenta au comte avant six heures. Sa physionomie ne m’avait pas trompé, j’ai été reçu avec politesse, prévenance et cordialité.

» Malheureusement il y avait grand cercle où l’on ne pouvait pas parler ouvertement ; il paraît faire grand cas du prince Repnin, car, après avoir lu sa lettre, il s’est approché à plusieurs reprises de moi. Il me dit entre autres : « Je suis fâché que vous ne puissiez pas rester quelque temps avec nous, mais je tâcherai de vous satisfaire encore avant votre départ sur l’objet dont me parle le prince Repnin. » Il nous salua bientôt après et se retira.

» Tout le monde me dit que j’ai été le seul Polonais qu’il ait reçu si bien. »


Pendant que le comte menait si lentement sa négociation, Hélène s’installa tout à fait à Mohilew. Elle y trouva quelques ressources de société qui charmèrent un peu sa solitude. L’archevêque, ancien ami de l’évêque de Wilna, la comtesse Branicka et une ou deux familles polonaises, formèrent un petit cercle autour d’elle qui parvint à la distraire de ses tristes pensées. Elle reçut aussi la visite du comte Valentin Esterhazy[40] qui se rendait à Pétersbourg pour affaires ; dès le lendemain de cette visite, elle la raconta à son mari :


« Ce lundi 8 février.


» Figure-toi mon étonnement de voir entrer chez moi le comte Esterhazy ce matin, il repart ce soir et veut bien se charger de ma lettre. Il est notre voisin en Ukraine. Je l’ai trouvé enchanté de Tuka, comme il aurait pu l’être de Chantilly. C’est un homme d’un heureux caractère, sa société est sûre et je serais bien aise que nous le voyions souvent.

» Esterhazy m’assure que l’on dit en Ukraine que tu as manqué de parole à la Grande-Chambellane.

» Voilà comme on donne un tour faux à cette affaire ; nous passons pour des traîtres, pendant que c’est elle qui a voulu nous tromper. Mais que faire ? Enfin je t’exhorte à revenir s’il n’y a rien à faire, quitte à retourner, s’il le faut, plus tard.

» J’ai peint à Esterhazy le bonheur dont nous jouissions à Kowalowka.

» Il y a bientôt un mois que tu ne m’as écrit, je suis d’une inquiétude inexprimable. »

J’ai moins souffert pour mes enfants en les mettant au monde que je ne souffre pour leur donner une existence civile. Mon existence est un supplice !… »

Il faut ajouter au chagrin que la séparation causait à la comtesse l’inquiétude qu’elle éprouvait pour la santé de ses enfants.

Les postes marchaient mal au cœur de l’hiver, et, dans ces pays perdus, elle restait souvent quinze jours sans nouvelles ; elle exprima ses angoisses à son amie la princesse Lubomirska, qui se résolut à faire un petit voyage à Kowalowka pour voir les enfants et en donner des nouvelles à leur mère.


LA PRINCESSE LUBOMIRSKA
À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Kowalowka, le 23 décembre 1795.


» Je suis venue, ma chère amie, pour voir, pour embrasser vos enfants, pour coucher avec eux ; vous imaginez bien le plaisir que j’éprouve de revoir ces lieux où je vous ai retrouvée et où, après une si longue séparation, je vous ai retrouvée avec la même amitié que si nous ne nous étions pas quittées ; cette réunion si douce me sera à jamais présente. Je suis donc établie chez vous, à la même table où nous prenions le thé : Alexis occupe le milieu de la chambre avec ses joujoux et deux de ses ménines ; madame Lépine est vis-à-vis de moi à me faire les honneurs d’Alexis, votre maréchal de l’autre côté à me demander mes ordres. Saint-Charles fait mon lit, toute la maison est en l’air pour me fêter, tandis que l’Ébène, plus noir que son nom, fait le gros dos sur mes genoux. Dans tout cela, s’il n’est pas encore question de Vincent, c’est qu’il dort. J’avais, une heure avant mon arrivée, envoyé pour qu’on retardât le coucher d’Alexis, au cas que le mauvais chemin me retardât moi-même. Alexis, lorsqu’on lui eut dit que j’allais venir ; a sauté de joie, et, lorsqu’il me vit, il accourut à moi les bras ouverts. Ma chère amie, il est charmant, il a prodigieusement grandi, il est gai, il se porte bien, mais il est toujours un peu blême ; c’est l’effet de son régime, j’en suis persuadée ; nous causerons là-dessus. Je l’ai embrassé avec une tendresse extrême d’abord pour lui, et puis pour sa frappante ressemblance avec vous. J’ai été partout ; la bibliothèque est achevée, le salon est fort avancé, il n’y a que les meubles qui y manquent ; les glaces sont placées, cette pièce est bien belle. Je verrai Vincent demain, je n’ai pas vu la Grise, elle est allée faire la libertine sous quelque gouttière.

» J’ai fait la connaissance du comte Esterhazy que j’ai trouvé très aimable, il a une grande simplicité. Est-ce art, est-ce naturel ? mais l’effet en est bien agréable.

» Je vous ai priée, dans une de mes lettres, de m’apporter une peau de cerf ; voyez si cela ne vous donne pas d’embarras, mon cœur. Vincent se porte bien, Alexis a demandé qu’on l’éveillât pour me voir encore le matin, même à trois heures, disait-il : en vérité, il est charmant !

» Voilà ce que je gagne par l’absence de votre mnari, c’est que j’emporte impunément le bâton de cire d’Espagne qu’on m’a donné pour fermer cette lettre qui, au reste, est bien mal écrite ; je l’ai commencée hier au soir, et je n’y vois pas.

» Adieu, je vous quitte, et Kowalowka, et la vue de cette belle Arcadie à regret ; je vais retrouver mon détestable Ocrevelna ; mais j’espère vous voir bientôt et cette espérance est un dédommagement.

» Écoutez, mon cœur, madame Lépine est un trésor. Adieu, mon chat ! »


Cette lettre tranquillisa un peu la comtesse qui reçut également, peu de temps après, celles de son mari contenant le récit de sa première entrevue avec Platon Zouboff. Les détails qu’il donnait firent renaître un peu d’espoir dans le cœur de la pauvre Hélène qui se morfondait en regrets inutiles dans son trou de Mohilew.


LE COMTE VINGENT À LA COMTESSE HMÉLÈNE


« Mardi 15 décembre 1795, Pétersbourg, au soir.


» J’ai été ce matin chez le comte Zouboff, il m’a reçu, il m’a parlé avec beaucoup d’honnêteté, et m’a dit de lui présenter ma demande sous la forme d’une lettre. Tu juges bien, ma chère Hélène, que je ne perdis pas un moment ; je rentrai chez moi, il était près de deux heures, je ne dînai pas. J’ai écrit avec la chaleur qu’un sujet aussi cher m’inspirait, et, ayant fini ma lettre, j’en ai tiré copie que je t’enverrai.

» À cinq heures j’étais déjà dans l’antichambre du comte ; il ne recevait pas ; mais j’ai remis ma lettre à un aide de camp de ma connaissance, car il me l’avait ordonné ajnsi en cas qu’il ne füt pas visible… »


« Le lendemain, mercredi.


» Le comte Zouboff m’a reçu aujourd’hui avec son honnêteté accoutumée, mais il me dit que la fête et les affaires l’ont empêché de conférer avec Sa Majesté de mon affaire ; mais qu’il ferait son possible de me faire savoir une réponse au plus tôt.

» Le cœur serré par la douleur, il a bien fallu encore remercier et se résigner. Je commence à soupçonner qu’il y a des entraves, et de la Mycielska et peut-être du côté des de Ligne, car j’ai eu vent qu’il y a eu une lettre du vieux prince de Ligne à l’impératrice. Mais, tant mieux, tout pourra s’aplanir d’un même coup, je ne perds ni courage, ni espérance… »


Nous allons voir que le comte ne se trompait pas ; il est même surprenant que sachant l’intimité existant entre l’impératrice et le comte de Ligne, n’ignorant point leur correspondance régulière, il ne se soit pas douté plus tôt qu’il pourrait bien surgir de ce côté-là quelque obstacle à ses projets. Nous avons vu la lettre écrite par le prince au moment du séquestre. L’impèratrice en avait reçu une seconde peu de jours après l’arrivée du comte à Pétersbourg, dans laquelle le prince usa d’une grande modération à l’égard d’Hélène : il ne lui convenait pas, vis-à-vis de sa petite-fille Sidonie, de trop accentuer un blâme sur sa mère ; cependant il qualifie sincèrement et justement l’abandon dans lequel elle avait laissé son enfant.


« Je prends la liberté de remercier Votre Majesté des ordres qu’elle a donnés en Lithuanie, pour empêcher une mauvaise mère de déshériter une fille, dont elle n’a pas demandé une seule fois des nouvelles, après l’avoir quittée âgée de quatorze mois. Cette enfant est petite-nièce d’une victime de l’insurrection de Varsovie, et fille d’une victime de la guerre, qui avait l’honneur de porter à son cou le bel ordre de Saint-Georges. Elle est plus intéressante qu’une espèce de mari fort intéressé, qui veut, à une petite pension près, la priver d’une fortune considérable. Tout cela me rappelle les plus tristes souvenirs… »


L’impératrice, après cette lettre, fut bien résolue à défendre les droits de Sidonie, et elle s’informa également à Varsovie de la valeur des griefs de la Grande-Chambellane,

Les deux objets de la pétition du comte étaient ceux-ci : 1o obtenir de l’impératrice qu’elle signât leur ancien contrat de mariage, ce qui le rendait valable ; 2o confirmer la légitimation des enfants.

Deux jours après l’audience dont nous venons de parler, Zouboff fit mander le comte et lui dit qu’il était sans exemple que l’impératrice se mélât d’un contrat de mariage ou d’un acte de légitimation, mais qu’elle voulait bien confirmer de sa signature une espèce de disposition testamentaire où le comte et Hélène laisseraient leurs biens et leurs noms à leurs enfants. Cet acte, enregistré au Sénat, ferait loi et remplirait leur but. « Quant aux questions de mariage et de divorce, les cours ecclésiastiques sont là pour en juger », dit Zouboff en terminant[41].

Le comte, à moitié satisfait, remercia cependant et se mit en devoir de préparer l’acte en question. Mais il écrit à Hélène : — « Mon soupçon d’intrigue augmente, car il est évident que me mettant dans le cas d’avoir besoin de ta signature dans un acte de cette importance, on veut évidemment temporiser. »

Le comte prépara l’acte demandé, et dès le lendemain se rendit chez Zouboff. Il écrit le soir à Hélène :


« Ce matin il ne recevait pas, j’ai été chez lui à cinq heures du soir, il m’a reçu avec familiarité et honnêteté. Comme ce n’est que le matin qu’on lui parle d’affaires, je n’ai pas voulu entamer la mienne, mais il commença lui-même :

» — Eh bien, avez-vous pris des mesures pour votre affaire ?

» — Non seulement pris des mesures, mais je l’ai en partie rédigée selon vos vues, monsieur le comte, et l’ordre de Sa Majesté, et je lui rends l’acte.

» — Mais il me semble que le concours de madame la comtesse était nécessaire.

» — Non, monsieur le comte, car je suis possesseur et donataire universel.

» Ayant rêvé un instant : Il faut donc, dit-il, joindre ici la copie de la donation.

» — La voilà, monsieur le comte, copiée et traduite.

» — Fort bien, vous aurez une réponse positive le plus tôt que je pourrai… »


L’impératrice avait chargé Zouboff de s’informer adroitement si Hélène s’était en effet dépouillée de tous ses biens en faveur de son mari. Quand elle en eut acquis la certitude, elle chercha à remédier de son mieux au tort que cette donation causait à Sidonie et à l’injustice des procédés du comte vis-à-vis de son fils François. Dès leur première entrevue, Zouboff aborda la question.


LE COMTE VINGENT À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Hélas ! ma chère Hélène, tout ce que j’ai soupçonné s’est trouvé vrai.

» — Votre projet est bien fait, me dit-il, mais la comtesse a une fille et le prince de Ligne a écrit à l’impératrice, il est juste de pourvoir à son sort.

» — Rien de plus juste, monsieur le comte, mais il est juste aussi qu’elle soit remise entre les mains de sa mère, et qu’elle ne se marie que de son consentement, et sous cette condition je lui ferai le sort que vous jugerez à propos de fixer vous-même.

» — II suffira de lui faire le sort que les lois de Russie ont fixé pour les filles. Quant à votre condition, elle est juste et raisonnable, mais je doute que les Ligne y consentent. J’en parlerai à l’impératrice.

» Après une petite pause :

» — Ce n’est pas tout, dit le comte, je suis en correspondance réglée avec le prince Repnin ; il m’a envoyé la lettre de votre première femme, née Mycielska, il m’a envoyé aussi votre réplique qui m’a paru très insuffisante. Elle a encore écrit en droiture à l’impératrice, elle lui a fait répondre qu’elle ne se mêlait pas de procès et encore moins de procès ecclésiastiques et qu’il y avait des cours de justice établies pour cela. Mais vous avez eu un fils d’elle, et il faut lui assurer un sort digne de son nom.

» — Cela est déjà fait, monsieur le comte.

» — Mais de quelle manière ?

» Je l’expliquai.

» — Eh bien, il faudra en faire mention dans votre écrit et cela suffira pour rassurer sa mère.

» — Je vous supplie, monsieur le comte, de me dire avec franchise et loyauté si ces nouvelles difficultés ne changeront point l’intention de la souveraine de nous accorder sa grâce et sa protection.

» — Non, je vous donne ma parole qu’elle confirmera l’acte en question ; mais il faut que je lui rende votre réponse, et en vous faisant part de sa volonté je vous ferai donner une formule selon laquelle vous dresserez votre écrit ; et aussitôt confirmé, il sera enregistré au Sénat.

» Voilà, ma chère Hélène, le fidèle compte rendu de mon audience d’aujourd’hui… »


Huit jours après, nouvelle entrevue :


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« — Sa Majesté a trouvé vos raisons bonnes, me dit hier le comte ; mais en cas que les Ligne refusent de rendre la princesse Sidonie, il faudra stipuler une pension alimentaire en outre de la part que vous lui assurez. — Eh bien ! monsieur le comte, vous n’avez qu’à la fixer et j’obéirai : sera-ce assez de quatre, cinq, six mille roubles ? — Oui, six, c’est assez.

» Et se tournant du côté de son secrétaire, M. Garboski : — Yous donnerez au comte Potocki la formule nécessaire aussitôt qu’il aura ajouté les articles convenus… Je repris les papiers et courus chez Kourakin, je fis mes additions, nous refondimes l’acte et il eut la bonté de le mettre lui-même en russe. On copiera toute la nuit, et demain je les porterai au secrétaire… »

La cause était enfin gagnée, au prix des quelques sacrifices d’argent exigés par l’impératrice en faveur de Sidonie et de François. Ce succès dépassait les espérances du comte, qui manda bien vite cet important événement à Hélène.

Mais trois semaines s’écoulèrent de nouveau sans qu’elle reçût ses lettres, et malgré l’expérience qu’elle avait acquise de ces retards perpétuels, elle ne pouvait s’empêcher de s’en alarmer. Il faut convenir que la vie isolée qu’elle menait à Mohilew, sans distraction, ni ressource de société quelconque, était bien faite pour augmenter ses ennuis. Une inquiétude venait encore s’ajouter à son chagrin. Elle connaissait la jalousie du comte, et certaines phrases de ses lettres pouvaient lui donner à penser qu’il était fort préoccupé de ses voyages à Mohilew. Il lui avait désigné Horwol comme séjour, sachant que là elle ne pourrait voir personne. Mohilew servait au contraire de passage pour se rendre à Pétersbourg. Hélène v avait vu la comtesse Branicka, la famille de l’archevêque, le comte Esterhazy : tout cela suffisait pour éveiller les susceptibilités du comte et ses instincts jaloux. Enfin les lettres arrivèrent et le Grand-Chambellan, voyant l’impossibilité de terminer la légalisation de l’acte lui-même, à cause des retards sans cesse renaissants, se résolut à quitter Pétersbourg en y laissant deux secrétaires chargés de ses pleins pouvoirs. Il les plaça sous la direction du prince Kourakin et annonça enfin son retour à Hélène. Celle-ci avait deviné juste, au point de vue des soupçons de son mari ; il arriva huit jours avant l’époque annoncée, afin de la surprendre et de découvrir si elle lui cachait quelque chose. Hélène, transportée de joie en le voyant, se jeta dans ses bras, mais il l’arrêta court en lui demandant avec unc émotion de colère l’explication de son séjour à Mohilew et le compte rendu fidèle de ses actions depuis quatre mois. Après deux heures de violente querelle, elle parvint cependant à se justifier et ils partirent ensemble fort tendrement réconciliés.

Ils passèrent quelques jours à Wilna, pour se mettre au courant des affaires de la succession de l’évêque. On l’évaluait à seize millions, dont il fallait retrancher six millions hypothéqués sur les biens de Lithuanie, plus une part faite à Sidonie. Le comte avait renoncé à régler la question des séquestres pendant son séjour à Pétersbourg, ne pouvant mener les deux choses de front ; mais l’argent touchait peu la comtesse.

Ils rentrèrent enfin à Kowalowka, soulagés des cruels soucis qui pesaient sur leur cœur depuis si longtemps ; et Hélène, embrassant ses enfants avec des larmes de joie, s’écria gaiement :

— Vous voilà de vrais Potocki, ce n’est pas sans peine !


V


Le prince de Ligne. — La prise de la Belgique. — Bel-Œil respecté. — Lettres de l’impératrice Catherine. — Le prince n’obtient pas de commandement. — L’archiduc Albert et le ministre Thugut. — Le prince se fixe à Vienne. — La petite maison couleur de rose. — Mort de l’impératrice Catherine.



Il est temps de revenir au prince de Ligne, que nous avons abandonné trop longtemps et qui va jouer un rôle important et inattendu dans la vie de sa belle-fille. Nous l’avons quitté trois mois après la mort du prince Charles, et au moment où Ja Belgique tombait au pouvoir des Français. En apprenant cette nouvelle, il trembla que Bel-Œil ne fût livré au pillage et qu’on ne détruisit l’obélisque élevé dans le parc du château en l’honneur de son fils Charles[42]. Le prince se trompait. Bel-Œil fut respecté par l’ennemi. Le commandant du détachement désigné pour occuper le château était un ancien fourrier ayant fait ses premières campagnes sous les ordres du prince, puis entré au service de la France, et, par une faveur de la fortune assez fréquente en ce temps-là, promptement parvenu au grade de commandant. En recevant l’ordre d’occuper le château de son ancien général, il n’eut qu’une pensée, c’est que tout fût religieusement respecté.

Lorsque le prince de Cobourg reprit la Belgique quatre mois après, le prince de Ligne envoya aussitôt son secrétaire, Legros, pour lui rendre compte des dégâts qu’il n’osait lui-même aller constater ; il reçut pour réponse une lettre du commandant trouvée par Legros sur le bureau de sa chambre. Il expliquait à son général, en termes simples et touchants, les soins qu’il avait pris de la demeure de « celui dont il n’oublierait jamais les bontés ».

Le prince se hâta de revenir à Bel-Œil, mais son séjour fut de courte durée, la France ne tarda pas à rentrer en possession de la Belgique. Des témoignages nombreux de sympathie pour la perte cruelle qu’il avait faite lui arrivèrent de toute part ; celui de l’impératrice Catherine lui fut particulièrement sensible. Elle professait une estime et une admiration très vive pour le prince Charles, et écrivait à son père, lorsque le jeune officier entra au service de Russie :


« 24 mars 1791.


» Mon prince, je vous dirai deux choses aujourd’hui qui m’intéressent infiniment. La première, c’est que, à commencer par le général prince Potemkin, il n’y a qu’une voix dans toute l’armée sur le bien qu’on dit du prince Charles, votre digne fils : il réunit réellement, à la lettre, tous les suffrages… Adieu, mon prince, je serai toujours flattée de votre amitié, et vous pouvez être assuré de ma façon de penser invariable à votre égard.


» CATHERINE.


L’impératrice éprouva un véritable chagrin lorsque la nouvelle de la mort du prince Charles lui parvint, voici la lettre qu’elle écrivit :


1792.


» Monsieur le prince de Ligne, parmi tant de malheurs divers qu’a amenés cet été ou plutôt cette année, un de ceux qui m’a causé le plus de peine, qui n’a serré le cœur doublement, triplement, c’est la perte que vous pleurez. Si par la part que je prends à ce triste événement vous pouvez être soulagé, soyez assuré que mes regrets égalent l’estime que les qualités et les actions de valeur du prince Charles, votre digne fils, m’avaient inspirée.

» Sa patrie doit en ce moment regretter en lui un de ses défenseurs. Cette pauvre Allemagne a un plus grand besoin que celui de négociateurs peureux et astucieux, c’est celui de héros fermes et inébranlables dans leurs principes. D’ailleurs elle court risque d’être engloutie dans un volcan nouveau de maux incalculables.

» Ce qui m’étonne, c’est que les pluies, les bourbes, les disettes de vivres n’empêchent point que Custine, Dumouriez, Montesquiou et Séquelle n’aillent en avant : d’où vient qu’il pleut pour les uns et qu’il ne pleut pas sur les autres ? Pourquoi ne s’embourbe-t-on pas des deux côtés ? L’herbe et les grains croissent-ils sur les pas des rebelles, tandis que ceux qui les combattent meurent de faim ? Ce sont des énigmes dont le Mercure du mois prochain nous devrait bien indiquer le mot ou le mode… Hélas ! hélas ! hélas !

» J’ai une bien misérable consolation pour moi, qui m’intéresse à une belle et grande cause, c’est qu’on a pris en tout le contre-pied de ce que j’avais proposé, et que ce contre-pied a produit le résultat que nous voyons.

» Le cœur me saigne de voir les princes de la maison de Bourbon et la noblesse française, pour prix de son dévouement à la cause des rois, être abandonnés et mourir de faim et de misère, sans abri et sans ressource ; cet exemple n’est pas encourageant, assurément.


» CATHERINE. »


L’unique soulagement que le prince de Ligne eût pu trouver à la douleur de la perte de son fils aurait été de commander un des corps de l’armée alliée. On sait l’admiration passionnée que lui inspirait Marie-Antoinette, il eût donné son sang pour la délivrer ; mais trois ennemis puissants s’y opposèrent et il faut bien dire qu’il se les était créés par sa faute.

Jamais il n’avait pu résister au plaisir de décrocher un bon mot, fût-ce aux dépens de son meilleur ami, et quitte à le regretter aussitôt après.

Voici l’explication qu’il donne lui-même du refroidissement survenu dans ses relations avec le prince Albert et l’archiduchesse Christine, dans l’intimité desquels il vivait peu d’années auparavant.

« Quelques commérages de femmes, quelques dits, redits et malentendus pouvaient avoir refroidi l’archiduchesse[43] à mon égard ; mais, sans que j’aie su pourquoi, elle a eu l’air de prendre au tragique, comme manque de respect pour toute sa famille, un quiproquo d’adresse et de maladresse.

» Mon adjudant, Dettinger, mit, sur une lettre au prince Albert, l’adresse de ma femme, et à celle-ci l’adresse du prince Albert. J’écrivais de Paris, j’avais proposé à l’archiduc Ferdinand et à son archiduchesse de venir à Bel-Œil, et j’offrais le même rendez-vous aux Altesses Royales de Bruxelles. Or je disais, dans ma lettre qui fut remise au prince Albert, en parlant des Altesses Royales de Milan : « Nous serons débarrassés de ce post-zug archiducal. »

» Cette bêtise d’attelage qui, d’ailleurs, n’était bonne ni à écrire ni à lire, mensit altamente repostum, m’aliéna tellement l’esprit de cette petite cour que le prince ne songea pas à me demander pour servir sous lui ; ce qu’il aurait fait sans cela.

» Peut-être qu’il n’y aurait pas eu de bataille de Jemmapes, ou plutôt qu’elle se fût passée autrement. Peut-être que le duc de Brunswick, avec qui j’aurais eu à traiter, se serait rappelé notre amitié et se serait ressouvenu que je le pénétrerais. Il a dit, depuis ce temps-là, que j’étais l’homme le plus fait pour finir cette guerre-ci ; et je lui ai fait répondre qu’il aurait dû le dire plus haut et plus tôt. »

Mais le prince ne nous dit qu’à la fin, et assez négligemment, la véritable cause de la froideur que lui témoignèrent le prince Albert et l’archiduchesse Christine.

« J’ai à me reprocher aussi vis-à-vis de lui une assez mauvaise plaisanterie que peu de gens heureusement ont entendue : il me demanda, la première fois que je le vis après la bataille de Jemmapes, qu’il avait perdue, si je le trouvais changé depuis une maladie qui en avait été la suite :

» — Je vous trouve, monseigneur, lui dis-je, j’air encore un peu défait. »

Ce mot était dur, et on comprend que le prince Albert ne l’ait pas pardonné au prince de Ligne. C’est à une cause de même nature qu’il faut attribuer la malveillance du ministre Thugut, qu’il appelait familièrement le grand vizir.

« Ce qui m’a empêché d’être employé dans cette dernière guerre, c’est d’avoir dit, lorsqu’on donna au favori Godoy, en Espagne, le nom de prince de la Paix, que Thugut était le baron de la Guerre. Cela courut tant, et cela parut si juste (puisqu’il avait refusé toutes les conditions avantageuses que la France proposait), qu’il ne me l’a jamais pardonné, non plus que d’avoir dit : M. le baron de Thugut ressemble aux cardinaux Richelieu et Mazarin par les deux derniers hémistiches de leurs portraits dans la Henriade :


Richelieu, grand, sublime, implacable ennemi,
Mazarin, simple, adroit et dangereux ami. »


Il faut convenir que ce dernier trait n’était pas fait pour concilier au prince les bonnes grâces du grand vizir.

Il estregrettable pour le prince que des motifs aussi personnels l’aient éloigné d’un commandement qu’il eût exercé avec tant de talent et de prestige ; il en avait conscience, et son oisiveté qui lui serrait le cœur lui a dicté des pages émouvantes :

« La bêtise ou la malice des gens en faveur, les mauvais choix qu’ils ont faits, leur négligence des braves gens et des gens éclairés ont détruit ma ferveur militaire, que je n’aurais jamais cru pouvoir s’arrêter.

« J’ai brisé l’idole la plus chère à mon cœur : la gloire ; et j’ai résolu de ne jamais essuyer un coup de fusil. Je ne me suis jamais vanté de tant de batailles et de quelques actions distinguées pendant douze campagnes, et j’ai ri et pleuré lorsque j’ai vu à la tête de nos armées en Italie et aux Pays-Bas quatre pauvres ignorants ou infirmes que j’ai eus sous mes ordres et à qui, excepté Clerfayt, je n’aurais jamais donné trois bataillons à commander. Car de toutes les marionnettes politiques qui ont paru sur le théâtre de cette guerre, la meilleure eût été Clerfayt, si la crainte de la responsabilité n’avait point paralysé souvent ses nombreux moyens. »

L’impératrice Catherine partageait en tout point l’opinion de son vieil ami, et elle n’est pas tendre pour ceux qui dirigèrent la campagne, entre autres pour le duc de Brunswick et le prince Albert.


L’IMPÉRATRICE CATHERINE À GRIMM


« 31 octobre 1792.


» Mais quelle horreur, et quelle cacade que ce duc de Brunswick est allé faire ! Cette Champagne pouilleuse va devenir fertile par le fumier qu’ils y ont laissé. Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que les deux cousins[44] ont mal conduit leurs affaires et celles des autres. Mais les lamentations ne servent à rien qu’à se désespérer ; faites en sorte, si vous pouvez, qu’ils fassent mieux à l’avenir. Vous devez être au désespoir, car voilà vos bien-aimés, les princes d’Allemagne, ou grand nombre d’iceux, en fuite et ruinés.

» Et cette chère Bulle d’or, le palladium de l’Allemagne ! le vilain Custine est allé l’enlever ; encore s’il n’y avait de mal que celui-là ; mais ces trois électorats ecclésiastiques envahis ! Mais qu’est-ce donc que ces don Quichotte de Germanie ? Cela se ruine à tenir des troupes, cela s’égosille à les exercer, et quand il s’agit d’en faire usage, leurs Altesses Sérénissimes prennent le large avec ou sans leurs troupes. Mettez donc ordre à cela, vous qui êtes présentement dans vôtre centre, et dites-leur donc qu’en fait de guerre, quand on ne bat pas l’on est battu. Entendez-vous ? je veux que vous leur disiez cela ; afin qu’ils voient que vous et moi nous sommes des gens d’esprit… Mais ces pauvres princes, frères du roi de France, et ces émigrés, que deviendront-ils ? Je ne pense qu’à eux et qu’aux moyens de réparer la honte et l’opprobre des hauts alliés ou du moins des deux cousins. »


CATHERINE À GRIMM


« 7 décembre 1792.


» Je vous prie de me dire où vous êtes, et puisque vous êtes en fuite et pourchassé par les Custine et les Dumouriez, si un beau jour il ne vous plairait pas, selon mon instante prière, de jeter un peu mes lettres, crainte qu’elles ne tombent entre les mains des démons qui, comme vous le voyez, savent marcher où ils veulent aller malgré les pluies, les boues et le manque de vivres et de fourrage, tandis que nos compassés ne parviennent nulle part où ils devraient aller. Je me réjouis infiniment encore de ce que ces brigands refusent la négociation que dom Albert[45] leur offre avec autant d’esprit que de dignité : je vous avoue que je me sens une telle humeur contre certaines gens, que volontiers je les souffletterais…

» Mais, à propos de tout cela, dites-moi ce que fait votre charmante espèce d’élève, le très illustre landgrave de Hesse-Darmstadt, avec ses quatre mille hommes de troupes à Giessen, restant neutre contre les Français dans sa propre cause. Par exemple, des modèles de déraisonnement pareils, on ne peut les rencontrer qu’en Allemagne.

« Cet imbécile-là ! que pouvait-il faire de mieux que de se faire hacher en pièces pour sa cause ? mais point du tout, lui et sa troupe inutile meurent de peur à Giessen : voilà un digne héros du temps où nous vivons. »

En 1794 le prince de Ligne se fixait à Vienne, cette ville lui rappelait de brillants souvenirs de sq jeunesse. Traité autrefois avec une extrême bienveillance par Marie-Thérèse et François Ier compagnon et ami de Joseph II, il avait à la cour une position exceptionnelle ; mais les temps étaient changés.

Le couronnement de Léopold II s’était accompli à Francfort, en 1790, sans que le prince reçût, dans ce jour de grâces et de faveurs, la récompense due à ses longs services, les insignes de feld-maréchal. Légitimement offensé de ce passe-droit, il avait sèchement demandé la démission des emplois qu’il occupait encore.

Ne pouvant plus mettre à profit dans le commandement des armées ses nombreuses et fines observations sur l’art de la guerre, il se mit à les écrire. Son récit des guerres de Sept ans, de Bavière, des Turcs et de la prise de Belgrade est une peinture admirable et vivante de cet art qu’il pratiquait si bien.

Si le sacrifice de « l’idole si chère à son cœur » avait douloureusement ému le prince de Ligne, il fit, en revanche, celui de sa fortune avec une philosophique insouciance. Il écrivait à son ancien secrétaire, Legros, qui s’informait avec intérêt de l’état de ses affaires :

« Je ne vous ai jamais demandé, à vous autres, comment allaient mes affaires jadis, et vous me demandez comment elles sont : je les connais à présent.

» Des bals de trois cents personnes dans mes remises, mon manège et le jardin de l’hôtel de Ligne (car alors on ne savait pas que le peuple fût une bête enragée), des mascarades, un théâtre si cher en tableaux, décorations et habits, mon opéra des Samnites, des soupers à cinquante couverts à Bel-Œil d’où je partais pour donner à dîner à quatre cents curieux officiers français (qui venaient me voir manœuvrer dans les plaines de Mons) ne m’ont jamais fait demander ce que cela coûtait. Que me faisaient quatre ou cinq cents ducats comme hommage d’amitié pour Mons, de tendresse pour le comte d’Artois, j’ose presque dire pour la reine, et de respect pour le roi… ? À présent je me surprends à recommander à mes gens quand, par hasard, je donne un thé à l’un de mes rochers, qu’il soit rendu à sa signification simple et naturelle, sans glaces, sans gâteaux et sans fruits, excepté les prunes qui sont le fruit le moins cher. Je ris, quand je suis parvenu, en deux ou trois mensonges, à vendre quelques exemplaires de mes volumineux ouvrages. Mais je m’amuse de mes privations et je me moque de mon avarice… Je pourrais regretter mon existence de deux ou trois cent mille florins de rente, la plus belle campagne, la plus belle forêt et la possibilité d’être dans un jour à Paris, ou à Londres, ou à La Haye, ou à Spa ; le gouvernement militaire et civil d’une province intéressante, etc…, mais la crainte d’un quart d’heure de réflexion pénible m’a toujours empêché d’y penser ; et si, dans ce moment-ci, cela me passe par la tête, c’est pour me réjouir de n’avoir aucune affaire, pas même un testament… »

Le prince n’avait conservé de son ancienne splendeur qu’une modeste maison à Vienne, qu’on nommait encore l’hôtel de Ligne, et qui était située sur la Môlkerbaster, avec la principale façade donnant sur le rempart[46]. Cette façade, ornée de deux colonnes : les écuries, les dépendances et l’hôtel lui-même étaient peints en rose, couleur favorite du prince[47].

« Ma pelite maison, couleur de rose comme mes idées, est la seule ouverte à Vienné. J’ai six plats à mon dîner, cinq à souper. Arrive qui veut, s’assied qui peut. Quelquefois, lorsque les soixante personnes qui la fréquentent arrivent, ou s’y rencontrent en partie, mes chaises de paille n’y suffisent pas, et on se tient debout, refluant çà et là, comme au parterre, jusqu’à ce que les plus pressés s’en aillent. Il y a toujours quelques bons causeurs parmi les étrangers. La conversation roule sur la Pologne, la Russie, l’Angleterre, peu sur l’Italie, peu sur l’ancienne France, point du tout sur la nouvelle, comme de raison. »

Au second étage de la petite maison se trouvait la bibliothèque du prince, qui lui servait de chambre à coucher. On ne savait trop au premier moment si l’on entrait dans une chambre ou sous la tente d’un général. Les livres et les manuscrits encombraient les chaises, les tables et même le lit ; les murs étaient tapissés de cartes, de plans de bataille, d’armes de tout genre et de tout pays, trophées de chasse et de guerre. Les grandes têtes de cerf lui rappelaient les forêts de Bel-Œil et de Baudour, tandis que les sabres turcs et les fusils damasquinés reportaient sa pensée aux sièges de Belgrade et d’Oczakoff.

Le plus artistique chaos régnait dans les livres et les mantscrits : un billet parfumé marquait une page de l’Esprit des lois ; la Nouvelle Héloise était ouverte à côté des œuvres militaires de l’archiduc Charles ; on lisait tour à tour sur des feuilles fraîchement écrites des vers adressés à l’héroïne du jour, ou les beaux et chevaleresques récits de guerre qui abondent dans les Mémoires militaires et sentimentaires.

Sur le canapé qui servait de lit il posait un pupitre sur lequel il écrivait chaque matin, au hasard et sans suite, les remarques spirituelles qui se présentaient à son esprit. Aussi leste qu’à vingt ans, il sautait hors du lit lorsqu’il avait besoin d’un livre, grimpait sur le rebord de sa bibliothèque, prenait le volume et rentrait dans son lit, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Outre sa petite maison du rempart, le prince possédait encore au Leopoldsberg une habitation qu’il appelait mon Refuge, située sur la montagne du Kalemberg, qui domine Vienne et lui sert de piltoresque point de vue. Les bâtiments occupés par le prince étaient un ancien monastère supprimé par Léopold II, qui le lui donna. Sur la partie principale il grava sa devise, et sur le côté qui fait face au Danube les vers suivants :


Sans remords, sans regrets, sans crainte, sans envie,
Je vois couler ce fleuve et s’écouler ma vie.


« La vue qu’on a du Leopoldsberg, dit-il, est magnifique, on plane sur le Danube coupé par des îles couvertes de la plus belle végétation et sur des campagnes à perte de vue ; de l’autre côté de la montagne, sur la lisière des bois, on aperçoit dans le fond un village traversé par une petites rivière limpide. »

Les grandes salles du couvent étaient restées intactes ; plus tard le prince les fit réparer et meubler pour donner des fêtes. Les bals duraient une partie de la nuit, les dames restaient tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces immenses salons.

Le prince allait plusieurs fois par semaine à son refuge. On le voyait passer dans une berline à la vieille mode dont les roues et les ressorts grinçaient en roulant, « traînée par deux vieux chevaux fatigués de l’existence », et connus dans toute la ville. La lenteur de ce singulier équipage formait un parfait contraste avec la vivacité de son propriétaire. Derrière la voiture, un laquais au visage basané, vieux Turc, haut de six pieds, se tenait debout ; c’était un héritage du prince Charles qui l’avait ramené d’Ismaïl pour soigner le petit Norokos et l’avait toujours bien traité. Le prince père ne manqua pas de le prendre à son service après la mort de son fils, et Ismaïl avait pour son maître une véritable adoration.

Ne pouvant servir son pays ni venger la mort de son fils, le prince se résigna tristement à son inaction ; et, pour se distraire, il se mit avec ardeur à la rédaction de ses Mémoires militaires et sentimentaires, qui ne contiennent pas moins de trente-quatre volumes. Dès 1794 11 achevait le vingt-quatrième. L’un des premiers contient son Coup d’œil sur les jardins de l’Europe et renferme des pages exquises, car le prince de Ligne possédait au plus haut degré le sentiment de la nature, si rare à cette époque. Il écrit à ce propos à son amie, l’impératrice Catherine :

« Si Votre Majesté s’étonne de me voir occupé de foin au lieu de lauriers, c’est que cette moisson est plus aisée ; j’aurais bien voulu cependant essayer de la plus belle, tout comme un autre ; mais apparemment que je suis mort avec Joseph II, ressuscité un moment, pour mourir avec le maréchal de Landon et tomber malade avec le maréchal de Lascy. Mon royaume n’est plus de ce monde… »

L’impératrice lui répondit la lettre la plus gracieuse, elle avait entendu parler des revers de fortune de son ancien ami, et, sans avoir l’air de s’en douter, elle lui proposa de vendre ses terres de Tauride dont, soi-disant, le grand maître d’artillerie avait grande envie[48].

« Madame, répond le prince, j’ai eu l’occasion de voir que Votre Majesté s’entend à tout. Si mes intendants me servaient aussi bien, je serais plus riche du double. Elle sait acheter, vendre, racheter, prêter, donner, redonner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce, car le résultat est toujours de s’enrichir en enrichissant les uns pour enrichir les autres. Il tombe de toutes parts une pluie à verse de bienfaits sur l’empire. Je suis fort content de la petite ondée qui m’en arrive aussi. Voilà une bonne affaire que fait le grand maître d’artillerie et moi de même, mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Que le grand maître d’artillerie sache donc que je ne lui vends pas un certain rocher à trois ou quatre toises de la mer, que j’ai traversée ayant de l’eau jusqu’à moitié du corps pour y graver le nom divin de Catherine le Grand, et de l’autre côté(je lui en demande pardon) le nom humain de la dame de mes pensées d’alors…

Je veux donc, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle le rocher de Ligne, point de médiation ; c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter… — Mon rocher me donne le droit de porter l’uniforme vert et argent, car Votre Majesté, marchant avec grâce et lenteur sur le pont de sa galère, m’a dit un jour en étendant sa belle main, et sans s’apercevoir que le vaisseau marchait toujours : « Je vous donne, monsieur le prince de Ligne, ces terres sur la rive gauche du Borysthène. »

Les conditions du prince furent acceptées et l’impératrice lui écrivait en 1792 :

« M. le gouverneur général de la Tauride, comte Zouboff, va vous remettre l’argent qu’il a tiré de la vente de Parthenizza et Niscita ; je ne sais s’il emploiera à cela l’israélite qui jouit de votre confiance ou si celui-ci est mort. »

On voit sur quel pied d’intimité le prince et l’impératrice étaient restés, il est facile d’en conclure que le désir d’être utile à son vieil ami, en tout ce qui touchait Sidonie, devait être d’un grand poids dans la balance. Tous les retards apportés à la signature, de l’acte attendu si impatiemment par le comte n’avaient pas eu d’autre cause ; et la rédaction de cet acte donna pleine satisfaction aux demandes du prince en assurant le sort de Sidonie, autant que cela pouvait se faire après les donations imprudentes d’Hélène à son mari. Ce fut le dernier témoignage d’intérêt que le prince reçut de la czarine.

Le 17 novembre 1796, trois semaines après le départ du comte Vincent de Pétersbourg, l’impératrice, frappée d’une attaque d’apoplexie foudroyante, succombait au bout de quelques heures sans avoir repris connaissance.

Le chagrin qu’éprouva le prince de Ligne, en apprenant la mort de sa vieille et fidèle amie, fut très grand. Il saisit aussitôt la plume, et traça en quelques pages émues le portrait de celle qu’il aimait et admirait sincèrement. En voici le début :


« Catherine le Grand (j’espère que l’Europe confirmera ce nom que je lui ai donné), Catherine le Grand n’est plus. Ces deux mots sont affreux à prononcer. Je n’aurais pas pu hier les écrire, mais je tâcherai aujourd’hui de donner d’elle l’idée qu’on doit en avoir ; cette esquisse de ses traits, ou plutôt de tout ces traits de peu d’importance, n’ont point de prétention et ne sont rapportés ici que pour qu’on se forme d’elle un portrait à peu près ressemblant, et c’est ce qui me vient dans la tête dans ce moment-ci pour occuper mon cœur encore affecté de ce terrible événement[49]

» Ce qui prouve que l’impératrice n’a pas su le genre d’horreur dont on l’a accusée, c’est qu’un jour, en plaisantant, elle nous dit :

» — Étranglons M. Narischkin.

» Elle s’est doutée seulement qu’on la croirait auteur de la mort de Pierre III ; car, lorsqu’on vint la lui annoncer chez le comte Panin, où elle était, elle se trouva mal. Et ce ne pouvait être de désespoir de la mort d’un homme qu’elle avait détrôné, qui l’aurait fait enfermer le lendemain, mais qu’elle n’avait point ordonné de faire périr. Les gens de ce fou, à qui j’ai parlé à Oranienbaum, racontent toute l’histoire à qui veut l’entendre. Mais un mauvais sujet comme un M. de Rulhières, des Massons, de Chantreau et autres ont voulu piquer la curiosité et intéresser la méchanceté de toute l’Europe.

» C’est par amour pour la vérité, et pour que rien ne troublât le plaisir que j’avais d’être toute la journée avec elle, que j’ai éclairci tous ces faits. Il n’y a qu’à voir l’impératrice, l’entendre et savoir l’histoire de sa vie pour être sûr de sa bonté, de sa justice et de son inaltérable douceur. »

La mort de Catherine causa un véritable désespoir dans tout son empire ; à Pétersbourg, le peuple répandu dans les rues sanglotait et criait : « Nous avons perdu notre mère ! »

À la cour on redoutait beaucoup la singularité du caractère de Paul Ier. Il débuta par l’idée bizarre de faire exhumer le corps de son père. Le czar Pierre fut rapporté en grande cérémonie du couvent de Newsky au château d’Hiver et déposé sur un lit de parade à côté de celui de Catherine. Le cercueil de l’impératrice était ouvert et chacun venait baiser respectueusement la main de la souveraine. Cela dura environ six semaines pendant lesquels les grands fonctionnaires et le demoiselles d’honneur se relayèrent auprès du lit. Au bout de ce temps-là l’enterrement eut lieu en grande pompe : le cercueil de Pierre III précédait celui de Catherine. Toutes les troupes et la cour entière suivirent le cortège à pied et en habits de grand deuil. La cérémonie dura douze heures ; l’officier chargé de porter l’épée du czar était revêtu d’une armure d’or si lourde qu’il mourut épuisé de fatigue le lendemain.


VI

1796-1799


Deux années de bonheur. — Les émigrés français en Ukraine. — Superstition polonaise. — Un conte de revenant. — Mort du petit Vincent. — Maladie et mort d’Alexis.



Les deux années qui succédèrent au voyage de Saint-Pétersbourg furent les plus heureuses de la vie d’Hélène. Rassurée sur le sort de ses enfants, aimant à la folie son mari qui était pour elle l’idéal des perfections humaines, certaine de posséder la plus grande part de la fortune de son oncle et espérant rétablir bientôt leurs affaires embarrassées, elle put, délivrée de tout souci, s’abandonner sans contrainte à la gaieté et à l’expansion qui faisaient le fond de son caractère.

Son hospitalité et sa bonne grâce attirèrent chez elle une nombreuse société polonaise à laquelle vinrent se joindre tous les émigrés français qui peuplaient le voisinage.

L’aimable Valentin Esterhazy, l’ami du prince de Ligne et le serviteur dévoué de Marie-Antoinette, habitait l’Ukraine avec toute sa famille. La comtesse Diane de Polignac, ses frères et leurs enfants, le comte et la comtesse d’Aragon, née du Saillant, petite-fille du marquis de Mirabeau et ancienne amie d’Hélène, qui l’avait attirée en Ukraine, le marquis et la marquise de Badens et leurs filles, puis d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, faisaient de ce pays « une nouvelle France » comme le disait la princesse Lubomirska.

Hélène, restée Française de cœur et caressant toujours le rêve de revoir son Paris bien-aimé, accueillit les émigrés avec l’empressement d’une compatriote cherchant par tous les moyens à venir en aide à ceux qu’elle avait connus au temps de leur splendeur ; elle s’intéressa tout particulièrement aux Badens, amis des d’Aragon.

Partis en hâte au moment de l’incendie de leur château auquel les paysans avaient mis le feu après l’avoir pillé de la cave au grenier, les Badens rejoignirent les d’Aragon, mais, arrivés à Niemirow, ils se trouvèrent à bout de ressources et les deux jeunes filles, fort adroites et habiles aux travaux de femmes, furent réduites à utiliser leurs talents comme couturière et modiste.

Hélène, touchée de leur situation, demanda à son mari l’autorisation de les recevoir à Kowalowka. Si le comte aimait l’argent, c’était pour le dépenser ; il se montrait toujours fort grand seigneur dans les détails de la vie et il accorda sans difficulté l’autorisation demandée. Les Badens s’installèrent au château, et Hélène consigne leurs portraits dans ses notes avec une verve malicieuse qui rappelle ses Mémoires de l’Abbaye-aux-Bois.

« J’ai auprès de moi une famille d’émigrés composée du marquis de Badens, de sa femme et de leurs deux filles. Le marquis est un vieux gentilhomme d’une taille médiocre, fort sec et maigre ; il a servi autrefois et parle longuement de ses garnisons ; il a passé le reste de sa vie jusqu’à l’émigration dans son château de Badens, près de Carcassonne ; il jouissait de vingt mille livres de rente, peu d’esprit, fort dévot, fort ignorant, entêté de l’aristocratie et de l’ancien régime, du reste bonhomme fort poli, laid, un grand nez et une bouche énorme.

» Sa femme est de la maison de Chalabre, fort laide aussi ; ses yeux peuvent avoir été passables, ils sont fort noirs, elle a une bouche et des dents affreuses, ce qui distingue toute la famille. Elle n’a reçu aucune éducation, n’a point d’usage du monde, mais bonne femme, très vive.

» Fortunée, la fille aînée, est très petite de taille, les yeux assez jolis à la Chinoise, le nez bien, le teint beau, des cheveux cendrés, la main, la gorge et le pied jolis, mais la bouche grande et mal meublée de longues dents. Fort dévote, l’esprit étroit, aimant à lire, mais sans méthode, fort ignorante, elle écrit bien et tient la correspondance de toute la famille. Bonne enfant, un peu prude et sucrée.

» Éléonore, la seconde fille, est laide, un peu plus grande que sa sœur, fort maigre, la gorge plate, le pied charmant, la bouche et le nez du père avec un teint brouillé. Elle a de la drôlerie dans l’esprit, de la fierté, de la vivacité, n’aimant ni à lire ni à écrire. Elles sont toutes deux bonnes et sensibles, surtout Éléonore ; elles possèdent à merveille tous les détails du ménage, cousent parfaitement, font les robes à ravir et sont adroites à toute sorte d’ouvrages. Fortunée est la seule de la sainte famille qui ait de l’embonpoint : tous les autres sont secs comme pendus ! »

Connaissant l’impétuosité du caractère d’Hélène et la vivacité qu’elle signale dans celui de madame de Badens, il est aisé de prévoir qu’il y aura des chocs ; on trouve en effet de fréquentes mentions de leurs querelles dans les notes de la comtesse.

« Madame de Badens s’est plainte à dîner que je lui avais dit des injures, hier au soir, après le jeu ; il est vrai que j’ai dit qu’elle jouait comme une vilaine et que je l’ai répété à dîner ; mon mari m’a donné tort.

» J’ai fait commander la voiture et j’ai fait faire ma belle promenade à madame de Badens, ce qui l’a tout à fait calmée ! Au retour les Badens ont passé l’après-midi dans ma chambre. »

On voit que les querelles s’apaisaient vite. Madame de Badens possédait une foule de recettes médicales plus bizarres les unes que les autres et la comtesse ne manquait jamais de les essayer, quitte à accabler l’Esculape de reproches si l’effet de l’ordonnance n’était pas immédiat. Un soir, Hélène se sentant très fatiguée, dut quitter la partie de quinze pour se coucher sur sa chaise longue, aussitôt madame de Badens lui ordonne un fortifiant :

“ « J’ai mangé deux figues sèches avant de me coucher, car elle dit que rien ne fortifie comme de manger deux figues sèches le matin et deux le soir : c’est fort nourrissant, paraît-il ! »

Pendant huit jours la comtesse mange consciencieusement ses quatre figues sèches, et, ne se trouvant pas fortifiée, elle adresse les plus vils reproches à madame de Badens. La pauvre marquise, dans le feu de sa défense, gesticule et renverse la théière pleine de thé bouillant sur les jambes du comte :

« Mon mari, avec sa politesse ordinaire, dit Hlélène, ne s’est pas plaint, mais j’ai jeté un si furieux regard à madame de Badens qu’elle est rentrée sous terre ! »

On voit que le séjour à Kowalowka n’était pas le paradis pour les Badens, mais-la comtesse rachetait ses vivacités par de grandes bontés et des présents continuels.

Les Polignac furent au nombre des émigrés qui quittérent la France les premiers. La duchesse Anne, favorite de Marie-Antoinette, était en butte aux plus affreuses calomnies et désignée d’avance comme une des victimes du parti révolutionnaire. Ils se réfugièrent d’abord dans une terre près de Berne, où le comte d’Artois leur rendit visite ; de là, ils gagnèrent Vienne où la duchesse mourut de chagrin en 1793. Elle laissa trois fils et une fille, la duchesse de Guiche. Le duc de Polignac prêta aux princes la plus grande partie de ce qu’il possédait. Ils arrivèrent en Pologne à la fin de 1795.

« La comtesse Diane de Polignac n’était ni mariée ni chanoinesse, bien qu’elle portât la croix honoraire d’un chapitre de Lorraine. Le roi lui avait donné un brevet de dame, ce qui ne s’était point fait encore. Elle n’était ni belle ni bien faite, sa mise n’était pas élégante, mais son esprit et sa sensibilité la faisaient aimer de tous. Un rien la troublait, elle rougissait comme une pensionnaire. Elle avait pourtant beaucoup de caractère, et ceux qui la croyaient faible se trompaient. Elle aimait et soutenait sa famille avec ardeur. Si la séduction de son esprit lui avait créé des amis, son penchant à la raillerie lui valut en revanche bon nombre d’ennemis. »

Le comte et la comtesse, comme nous l’avons dit, furent parfaits pour eux. On a vu par une lettre de la princesse Lubomirska que la comtesse Diane, « chargée d’une potée d’enfants », ceux de ses frères et de ses neveux et nièce[50], était venue se fixer à Landavizie ; cette petite terre de laquelle dépendait tout un village lui avait été louée par le comte à un prix si bas que cela devenait un véritable cadeau dont il voulait lui épargner la reconnaissance. Comme nous l’avons dit, le comte savait en toute occasion dépenser noblement. Voici une lettre de la comtesse Diane qui confirme cette opinion, et montre à quelle misère étaient réduits ceux mêmes qui, cinq ans auparavant, occupaient à la cour les plus brillantes positions,


LA COMTESSE DIANE DE POLIGNAC
AU COMTE VINCENT POTOCKI


« 13 octobre 1797.


» Vous devez être bien étonné, monsieur le comte, de notre silence et du long séjour de l’abbé Chalenton parmi nous. Vous n’aviez pas prévu, en nous l’envoyant, qu’il nous serait doublement utile ; votre extrême obligeance envoyait un interprète et la circonstance en a fait un garde-malade. J’ai été pendant deux jours bien inquiète de la santé de mon frère ; la maladie s’annonçait d’une manière alarmante ; heureusement, elle n’a pas eu de suite. Il est bien, mais pas encore en état d’aller faire la cour à Kowalowka, il vous prie ainsi que madame la comtesse d’en recevoir tous ses regrets, et moi, je la supplie de vouloir bien me faire un don fort précieux dans ce moment, ce serait de la magnésie semblable à celle qu’elle a déjà eu la bonté de me donner.

» J’attribue le rétablissement de mon frère à cette médecine qui, je crois, est excellente pour les goutteux ; j’en ai fait prendre aussi à mes enfants qui en ont éprouvé le plus grand bien. Si votre courrier, monsieur le comte, n’est pas encore parti, je vous prie de vouloir bien m’en faire rapporter une douzaine de boîtes, ce sera un bien grand service.

» La comtesse Potocka[51] me mande de Pétersbourg qu’une personne de ses amies devait s’acquitter d’une dette de 70 ducats d’or envers moi, et l’abbé Chalenton m’a dit que vous étiez cet ami, ce qui m’a fait grand plaisir ; il m’a dit aussi que vous vouliez me faire passer cet argent en florins et non en papier, c’est une recherche de procédés délicats dont je sens tout le prix. Cet acquit de la comtesse ne pouvait venir plus à propos ; cette petite somme me donnera le temps d’attendre, pour vendre mon blé, qu’il soit redevenu plus cher, car il a beaucoup baissé.

» Pardon, monsieur le comte, d’entrer dans tous ces petits détails, mais l’intérêt que vous avez la bonté de prendre à nous me les fera pardonner, je l’espère.

» Agréez, je vous prie, l’assurance de tous les sentiments d’estime, de reconnaissance et de haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur le comte,

» Votre très humble et très obéissante servante,


» Comtesse DIANE DE POLIGNAC. »


La comtesse Diane déploya une énergie, une persévérance et une habileté rares dans la direction de leurs affaires. Ils s’étaient installés dans l’habitation décorée du nom de château, de laquelle dépendait le village qu’ils tenaient du comte. La maison délabrée et l’ameublement fatigué avaient un aspect triste et misérable qui disparut bientôt ; le salon du petit château fut orné avec beaucoup de goût, les jeunes comtesses recouvrirent elles-mêmes les meubles avec des broderies au point de tapisserie ; de jolies esquisses décorérent les murs, un clavecin et de la musique envoyés par Hélène égayèrent l’intérieur.

Sous la direction de l’abbé Chalenton, que la comtesse garda comme précepteur, les enfants tracèrent avec ardeur le plan d’un jardin dans lequel chacun cultivait un carré ; une salle à manger champêtre fut installée sous un berceau ; enfin après deux ans de séjour l’habitation n’était plus reconnaissable.

MM. de Polignac mirent en plein rapport des terres qui ne produisaient rien. Ils firent dessiner autour du château un parc à la française, avec des allées de charmilles, des berceaux de tilleuls et de riants parterres. C’est là qu’en octobre 1798, ils reçurent la visite du duc de Berry. Tous les châtelains des environs accoururent pour cette réception et invitèrent à l’envie les gentilshommes de la suite du prince.

« Notre vieille noblesse, dit le vicomte de Ségur, continuait son existence dans un coin perdu du monde, tandis qu’on la croyait pour ainsi dire disparue. M. le duc de Berry ne se trouva point étranger en Pologne ; son aïeule Marie Leczinska le rattachait aux souvenirs d’un temps plus heureux. Les Polonais sont les Français du Nord, ils en ont la bravoure, la vivacité, l’esprit. Ils parlent notre langue avec grâce. Les émigrés retrouvèrent au milieu des forêts de Ja Pologne de grandes dames qui leur donnèrent l’hospitalité comme du temps de la chevalerie. Une certaine mollesse asiatique régnait dans les vieux manoirs polonais, où des femmes charmantes avaient l’air d’être enfermées par des enchanteurs ou des infidèles. »

Ce dernier paragraphe était à l’adresse d’Hélène, que le vicomte avait beaucoup connue à Paris.

Dans la société nombreuse qui se réunissait sans cesse à Kowalowka, Hélène trouva facilement à organiser une bonne troupe de comédie. Les jeunes comtesses de Polisnac, madame d’Aragon, d’autres émigrés, et plusieurs familles polonaises s’y prêtèrent de la meilleure grâce du monde. La comtesse fit construire un théâtre, peignit elle-même les décors, et fabriqua les costumes, secondée par les demoiselles de Badens. Après avoir commencé par la comédie on essaya de l’opéra-comique et l’on joua avec grand succès : Ma tante Aurore, Richard Cœur de Lion, Zémire et Azor, Fanchon la Vielleuse, etc.

Les répétitions amusèrent plus encore que les représentations. Le comte, malgré sa jalousie, parut satisfait du plaisir que prenait sa femme à cet amusement, et tout en la surveillant de fort près et choisissant lui-même les hommes qui devaient jouer les rôles d’amoureux, il se montra flatté de ses talents et de ses succès.

Des visites inattendues venaient souvent animer encore la vie de Kowalowka ; chacun des amis savait qu’il pouvait arriver à l’improviste sans déranger personne, car dans les vastes habitations polonaises, situées à une grande distance les unes des autres, tout était organisé pour héberger non seulement les amis, mais les voyageurs en détresse réclamant l’hospitalité pendant qu’on raccommodait les roues de leurs chaises de poste ou leurs traîneaux cassés. On sait ce qu’étaient alors les chemins en Pologne et ce qu’ils sont peut-être encore aujourd’hui. Il n’y à pas un voyage du comte ou de la comtesse pendant lequel on ne parle de roues brisées ou de traîneaux renversés[52].

Hélène aimait beaucoup ces réceptions improvisées et pendant les absences du comte, elle les lui contait fidèlement.

« Aujourd’hui le prince Sanguszko, palatin de Volhynie, est arrivé pour dîner ; comme j’avais grande compagnie, il ne m’a pas embarrassé, il a fort admiré les jardins et la serre, car l’orangerie est dehors ; il avait avec lui un monsieur qui avait une jolie voix ; il a chanté et joué du clavecin, j’ai chanté aussi avec la Dembowska ; mademoiselle Sawiecka a joué du clavecin, cela a fait un concert, puis j’ai fait venir la musique et à neuf heures du soir on a dansé jusqu’à minuit. »


« Ce dimanche 25 mars.


» Cet après-midi nous avons eu la visite de M. Gaillard[53], il est plus ridicule que jamais ; il s’est coiffé à l’enfant et madame Dembowska lui a dit que par derrière cela allait très bien à l’air de son visage. Nous avons fait aujourd’hui la répétition de Zémire et Azor, cela nous a amusés. Toute la famille Sawiecka est venue et nous nous sommes arrangés pour répéter deux fois la semaine, le mardi et le jeudi ; cela nous rassemble et nous fait passer le temps. » Il est venu aujourd’hui beaucoup de monde pour passer le jeudi gras avec moi. Ils voulaient s’en aller après le dîner, mais nous nous sommes mis à faire des contes de revenant, puis on a fait un whist, de sorte que l’heure du thé étant venue, sans qu’on s’en aperçût, je leur ai fait moi-même du bon thé que tu m’as envoyé de Kiew, cela nous a égayés. »


HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce mercredi.


» Madame d’Aragon est arrivée seule au moment du dîner ; son mari a été fort malade, elle m’a beaucoup demandé de tes nouvelles et m’a chargée de mille compliments pour toi.

» Tu sens bien qu’elle est venue dans ma chambre à mon réveil, après cela la famille Sawiecka et la Ostarboska sont arrivées et nous avons fait la répétition de Zémire et Azor.

» Madame d’Aragon est comique et plus folle que jamais, elle m’emporte quelques romans que je lui prête, pour qu’elle m’envoie ce qu’elle m’a promis, car à Tulczin[54] ils ont tous les romans nouveaux, »

La princesse Lubomirska et la comtesse d’Aragon, habitant le voisinage de Niemirow, venaient à chaque instant et leur présence apportait une gaieté et une animation extrêmes.

« La Lubomirska est ici pour un mois, je la retiendrai le plus longtemps possible, tu sais combien sa société m’est agréable. Nous avons vu arriver hier au soir madame d’Aragon ; elle m’a priée en grâce de coucher dans ma chambre, j’y ai consenti, on a séparé ton lit et elle s’y est installée. Rouckiez[55] couchait par terre, et pour rendre la fête complète, Kassia, à madame d’Aragon, y couchait aussi. Je ne me doutais guère de la nuit qu’elle me préparait. Je ne puis te dire toutes les folies qu’elle a faites. Elle a contrefait la morte, elle a tourmenté Kassia et m’a raconté des balivernes toute la nuit : c’est réellement le second tome de madame de Nassau ; le meilleur c’est qu’elle a jeté au milieu de la nuit son manchon sur la tête de Kassia en lui criant que c’était un ours et Kassia, qui est bête comme une dinde, l’a cru et s’est mise à hurler, Ge matin, elle a déjeuné comme on dîne et est partie pour Woytuwka… »

Au moment où Hélène terminait cette lettre, madame L’Épine vint la prévenir que le petit Vincent souffrait d’un mal de gorge assez violent. On fit avertir aussitôt le médecin de Niemirow, qui trouva l’enfant gravement malade. La fièvre augmenta dans la nuit et tous les symptômes d’une affection gangreneuse de la gorge se déclarèrent.

Hélène, bouleversée, envoya un exprès à son mari ; il partit en toute hâte et arriva encore à temps pour revoir le petit Vincent qui expira le lendemain. C’était le second enfant qu’ils perdaient depuis trois ans, Superstitieuse à l’excès, Hélène songeait parfois à la vision funèbre des trois cercueils qui l’avait si fort bouleversée le jour de son mariage ; et cette pensée l’oppressait comme un cauchemar malgré ses efforts pour la chasser.

L’hiver se passa sans événement digne d’être : noté, sauf la mort de Stanislas-Auguste. Frappé d’une attaque d’apoplexie dans le palais qui lui avait été donné par Paul Ier à Saint-Pétersbourg, il expira le 12 février 1798, presque oublié de ses anciens sujets.

En décembre de la même année, l’empereur. Paul conclut à Constantinople un traité d’alliance avec les Turcs, et délivré de tout embarras de ce côté-là, il envoya contre la France une armée commandée par le général Souwaroff ; l’empereur d’Allemagne avait sollicité cette nomination.

Les Autrichiens battus à Manheim et à Coire avaient pris leur revanche sur l’Adige et à Vérone, mais leur situation en Italie était précaire. Le secours des Russes arriva fort à propos et le 97 avril 1799, l’armée austro-russe commandée par Souwaroff battait les Français à Cassano et entrait le lendemain à Milan.

La Russie faisait de grands sacrifices pour entretenir son armée d’Italie, sans pour cela dégarnir ses frontières, et ses sujets s’en ressentaient. Des passages continuels de troupes, des réquisitions de fourrage, de pain et d’eau-de-vie pesaient lourdement sur les Polonais. La Gallicie entre autres, traversée sans cesse par les troupes russes, était écrasée d’impôts. Le comte y possédait de son chef des biens considérables auxquels étaient venus se joindre ceux du prince Xavier. La ville de Brody, entre autres, lui appartenait et formait un centre commercial important. Sa présence y devint nécessaire, et en mars 1799 il dut partir.

Hélène demeura seule à Kowalowka avec Alexis et les fidèles Badens, elle s’occupait avec amour de son enfant dont l’intelligence très développée faisait sa joie. Dans chaque lettre à son mari, on trouve un long paragraphe concernant Alexis.


« 23 mars 1799,


» Ni toi ni moi ne connaissions Alexis, tu ne te fais pas une idée de sa douceur, de sa sensibilité, de son intelligence. Il mange, dort, joue dans ma chambre, il ne me quitte pas d’un instant depuis huit jours que tu es parti. Il faut le voir quand il est tout à fait à l’aise, ses réflexions sont charmantes, décidément c’est à toi qu’il ressemble ! Cet enfant fait mon orgueil, et mon désespoir quand je vois son apparence délicate. Je ne te rends pas compte de toutes ses gentillesses, elles perdraient à être racontées. »


« Kowalowka, 27 mars.


» Je ne me suis pas attendue à avoir des nouvelles de toi aujourd’hui, ainsi, j’aurais passé la journée très tranquillement si Alexis n’avait pas un gros rhume qu’il a attrapé je ne sais comment, car je prends toutes les précautions imaginables. Il est triste et languissant, cela m’inquiète un peu. Sonnemberg est venu, je l’ai trouvé exactement tel que tu me l’as dépeint, ce qui m’a donné envie de rire. Il m’a rassurée d’ailleurs sur le compte du petit : je suis plus tranquille : »


« Samedi 28.


» Alexis a eu une mauvaise nuit encore, il a une forte fièvre. Toute la journée, il est resté couché sur le canapé sans vouloir jouer ; le médecin dit que c’est une fièvre catarrhale, je suis bien inquiête ; ton absence redouble ma peine, j’ai éprouvé tant de malheurs que je crains toujours, Cependant l’on dit qu’il n’y a pas de danger ; je viens de le coucher, il doit toute la nuit prendre des potions et même le médecin a laissé une espèce de sinapisme pour appliquer en cas que la fièvre augmente. Je suis si triste que je ne puis te parler que de mes alarmes. »


« Dimanche 29 mars.


» La nuit a été mauvaise et vers le matin la fièvre s’est calmée, mais elle a repris fortement après midi et, ce soir, il est plus malade qu’hier. Je ne sais que faire, je suis vraiment au désespoir. Si cela ne va pas mieux demain, je ferai chercher Lirius, qui l’a déjà tiré d’affaire : il semble, quand tu me quittes, que le malheur s’attache à moi et que je te doive mon bonheur de toutes les manières. »

Un léger mieux se produisit le lendemain, mais il ne se soutint pas et, vers le soir, la fièvre redoubla ; l’enfant avait de la peine à avaler, cependant aucun symptôme alarmant ne s’était déclaré. Malgré les instances des Badens, Hélène refusa de se coucher et demeura immobile au pied du lit d’Alexis. Au milieu du profond silence de la nuit, à la campagne, elle écoutait anxieuse le souffle léger qui s’échappait de ses lèvres, peu à peu, elle crut s’apercevoir que la respiration devenait plus difficile et sifflante. Le médecin qu’on avait fait venir de Niemirow était reparti ; un cosaque fut aussitôt expédié pour le ramener ; à peine arrivé, il constata que pendant les quelques heures écoulées depuis son départ, l’état de l’enfant s’était aggravé.

— C’est la gorge qui se prend ? demanda Hélène d’une voix étouffée.

Le médecin fit un signe affirmatif.

— Je le savais, dit-elle, mon enfant est perdu !

Tous les efforts pour l’arracher de la chambre furent inutiles. Elle assista pendant douze heures à cette lente agonie dont elle suivait les progrès, sans se faire illusion, connaissant bien ce mal terrible auquel avaient succombé le petit Vincent et le fils cadet de la comtesse Anna.

— Mon Dieu ! murmurait-elle, voulez-vous que je perde mon dernier enfant pour que votre justice s’accomplisse !

Puis elle laissait échapper des mots entrecoupés dont on devinait le sens :

— Pourtant j’ai soigné l’autre au péril de ma vie !… Sa mère ne le croit pas et elle m’a maudite !…

Les Badens et toutes les femmes d’Hélène assistaient à cette scène déchirante, glacées d’effroi en voyant la comtesse coller ses lèvres sui celles d’Alexis. L’enfant expira au milieu de la seconde nuit, et on parvint à emporter sa mère hors de la chambre. Une violente crise de nerfs la saisit et fut suivie d’un sommeil qui dura jusqu’au lendemain. Elle ne s’éveilla qu’au milieu du jour ; en revenant à elle, un flot de larmes vint la soulager ; elle n’avait pas pleuré une seule fois pendant la maladie d’Alexis.

— Où est-il ? demanda-t-elle à ses femmes, je veux le voir.

On avait profité du sommeil de la comtesse pour placer l’enfant dans son cercueil et le médecin avait défendu de laisser pénétrer Hélène dans la chambre. Prévenu de son réveil, il se hâta de se rendre auprès d’elle.

— Je veux voir mon enfant, dit-elle d’un ton bref, personne ne peut m’en empêcher.

Il essaya vainement de la retenir, elle sortit marchant comme une automate, entra dans la chambre de l’enfant, s’assit auprès du lit sans proférer une parole et regarda d’un œil sec tous les apprêts funèbres. On recouvrit le petit cercueil d’un linceul de satin blanc, on alluma des cierges dans toute la chambre, le prêtre et deux femmes prièrent à genoux pendant la journée.

La comtesse immobile et les yeux fixes resta jusqu’au soir à la même place, puis elle regagna lentement sa chambre gardant toujours le silence. Le médecin obtint cependant qu’elle prît quelque nourriture et parvint à glisser un calmant dans sa boisson sans qu’elle s’en aperçût. Elle dormit toute la nuit d’un sommeil lourd et profond. Le lendemain matin, elle s’éveilla en sursaut, les volets de sa chambre et de la pièce voisine étaient fermés afin qu’elle ne vît pas le triste cortège. Mais elle devina ce qui se passait, et s’élançant vers la porte malgré les efforts de ses femmes, elle arriva sur la terrasse au moment où on enlevait l’enfant.

À peine vêtue, elle descendit lentement les marches du perron, écartant d’un geste impérieux les serviteurs qui voulaient lui barrer le passage ; elle prit le bras du marquis de Badens et marcha avec lui derrière le cercueil. Ils entrèrent dans la petite église, et, durant le service funèbre, Hélène resta agenouillée, immobile comme une statue. Mais au moment où l’on descendit l’enfant dans le caveau où reposaient déjà son frère et sa sœur, elle se leva et s’écria d’une voix forte :

— Trois ! ils sont bien trois !

Et elle tomba sans connaissance. La vision prophétique des trois cercueils venait de s’accomplir.

Le comte, prévenu par les Badens qui lui écrivirent. ces lugubres détails, ne put arriver que trois jours après cette terrible journée. La princesse Lubomirska accourut le lendemain. Hélène fut entourée des soins les plus tendres, mais l’affection de son mari parvint seule à lui rendre un peu de calme. Aussitôt qu’elle put s’occuper à quelque chose, elle arrangea les boucles blondes de son enfant et les serra précieusement avec la petite lettre qu’il leur avait écrite à Horwol ; elle noua l’enveloppe avec un petit ruban blanc, qui a été dénoué par nous pour la première fois et non sans émotion. Sur l’enveloppe sont écrits ces seuls mots : « Mon Alexis ! »


VII

1800-1801


Second voyage à Saint-Pétersbourg. — Correspondance. — La cour de Paul Ier ; ses bizarreries. — Souwaroff. — Sa mort et son enterrement. — Mort de Paul Ier.



Le désespoir d’Hélène fit place au bout de quelques mois à une mélancolie résignée qu’elle chercha même à dissimuler devant le comte. Celui-ci, après avoir partagé sa douleur pendant un certain temps, en fut forcément distrait par de très graves préoccupations, causées par l’état délabré de sa fortune, les hypothèques de ses terres, et les emprunts onéreux qu’il avait dû contracter pour payer les créanciers les plus exigeants et pour les frais du divorce.

Il avait espéré, grâce à la fortune du prince Xavier, rétablir l’équilibre ; mais il comptait sans le partage ajourné, sans les révolutions et sans les séquestres. Son voyage de 1796 à Saint-Pétersbourg visait deux choses, donner un état civil à ses enfants et obtenir la levée du séquestre mis sur les biens de Lithuanie, il vit bientôt l’impossibilité de poursuivre ce double but à la fois. Le manque d’argent, car il avait joué et perdu des sommes considérables, le désespoir d’Hélène l’attendant seule à Horwol, la jalousie qu’avaient excité en lui les déplacements de sa femme : tout se réunit pour lui faire quitter Pétersbourg avant d’avoir entamé la question du séquestre.

La mort de l’impératrice Catherine et l’avènement de Paul Ier vinrent encore retarder toute négociation et le Grand-Chambellan put se rendre compte qu’un nouveau voyage à Saint-Pétersbourg était indispensable. Mais comment faire consentir Hélène à cette nouvelle séparation ? Il se décida à l’instruire en partie du mauvais état de ses affaires, et de la ruine à courte échéance qui les menaçait si l’on n’y apportait un prompt remède. Il venait de recevoir la nouvelle de la perte d’un procès important, qui allait lui coûter vingt mille roubles ; la sentence avait été rendue par le tribunal de Kiew, composé de démocrates, au dire du comte, et fortement soutenu par le gouverneur de la province, le comte Gudowicz, qui, en toute circonstance, s’était montré l’ennemi du Grand-Chambellan. Il fallait aller combattre en personne cette influence.

Malgré Je chagrin que le départ de son mari causa à Hélène, elle comprit que la présence du comte à Pétersbourg était indispensable. Elle ne pouvait songer à l’accompagner, car cela doublait la dépense du voyage, et elle croyait pouvoir être utile en restant à Kowalowka. Il partit donc seul le 2 janvier 1800 pour Pétersbourg.

Paul Ier avait succédé à Catherine le 17 novembre 1796 et fut sacré le 16 avril 1797 à Moscou. Il ne justifia point, au début, les craintes qu’il inspirait. Un de ses premiers soins fut d’appeler à Pétersbourg l’ex-roi Stanislas, auquel il fit don du palais de Marbre. Il signa le 26 janvier une nouvelle convention avec l’Autriche et la Prusse au sujet de la Pologne, elle assurait à son roi une pension de deux cent mille ducats. Puis, en même temps, il invitait le prince de Lisne à venir assister à son couronnement et lui accordait une pension de mille ducats sur sa cassette particulière.

Comme on le voit, le commencement de son règne fut marqué par des tendances sages et bienveillantes. Il voulut être instruit de tout, et accueillit volontiers les pétitions de ses sujets. Mais bientôt la bizarrerie et la mobilité de son esprit se montrèrent dans de nombreux actes de son administration. Redoutant l’invasion des idées nouvelles, il établit une censure sévère, défendit l’entrée en Russie des livres français et bientôt de tous les livres étrangers ; il chercha à empêcher les voyageurs de pénétrer dans son l’empire et rappela ses sujets du dehors, puis il rendit les ukases les plus étranges et les plus despotiques. Madame Vigée-Lebrun raconte que parmi les ordonnances bizarres qui ont signalé son règne, une à laquelle il était fort pénible de se soumettre obligeait les femmes comme les hommes à descendre de voiture sur le passage de l’empereur ; or, il faut ajouter que l’on rencontrait fréquemment Paul Ier dans les rues, attendu qu’il les parcourait sans cesse, quelquefois à cheval, et souvent en traîneau, sans être escorté et sans aucun signe qui pût le faire reconnaître. Il n’en fallait pas moins se soumettre à cet ordre cruel par le froid rigoureux. Des femmes légèrement chaussées étaient obligées de descendre dans la neige, et il ne s’agissait rien moins que du knout ou de l’exil en Sibérie si l’on n’obéissait pas. Peu à peu, cette conduite arbitraire eb oppressive fit trembler tout le monde et les revirements soudains de sa politique, en portant une sérieuse atteinte aux affaires, mécontentèrent profondément la nation.

Il suivit tout d’abord la politique de sa mère vis-à-vis des émigrés et de la Révolution française et envoya les subsides nécessaires à Souwaroff pour qu’il pût continuer la campagne qui se présentait sous des auspices favorables pour l’armée austro-russe.

Le 27 mars 1799 Souwaroff remportait à Cassano une victoire sur l’armée française et entrait le lendemain à Milan ; le 15 août l’armée austro-russe gagnait de nouveau la bataille de Novi et Souwaroff quittant l’Italie se préparait à franchir le Saint-Gothard pour pénétrer en Suisse et y déloger les Français des postes qu’ils occupaient au sommet de la montagne. L’armée russe, épuisée de lassitude et de faim, regardait avec effroi les cimes couvertes de neige qu’il fallait atteindre ; elle murmurait et refusait d’aller plus loin. Souwaroff, voyant le découragement de ses troupes, fit creuser une fosse sur le chemin, et se coucha dedans.

— Couvrez-moi de terre, dit-il, et laissez ici votre général, vous n’êtes plus mes enfants, je n’ai plus qu’à mourir !

Ses grenadiers se précipitent aussitôt autour de lui et lui demandent à grands cris à escalader les pentes abruptes qu’ils avaient devant eux. Leur marche fut si rapide et si imprévue que les postes du sommet de la montagne, à peine gardés, tomb"`erent facilement en leur pouvoir.

Souwaroff menaçait déjà la droite de l’armée française massée derrière la Reuss, au pied du Righi, quand il apprit à la fois la défaite du général Hotze qui commandait le corps d’armée autrichien, formant l’aile gauche des Russes et auquel il était prêt à se joindre, et la déroute de Gortschakoff devant Zurich, le 25 septembre.

La colère du général fut telle qu’il poussa de véritables cris de rage, mais ne croyant pas la défaite de Gortschakoff décisive comme elle l’était, il lui envoya l’ordre de renoncer à la retraite et de marcher en avant, en annonçant à l’armée que Souwaroff les rejoignait. Renforcée par le corps de Hotze qui arrivait à Constance, les restes de l’armée de Gortschakoff tentèrent de livrer un dernier combat et furent mis en pleine déroute. Souwaroff, arrêté dans sa marche par Masséna, dut songer lui-même à la retraite. De l’avis des généraux français, elle fut admirable ; deux ou trois bataillons de grenadiers se dévouèrent pour le reste de l’armée. Mais un profond désespoir s’était emparé de l’âme du vieux général, il s’en allait couché au fond de sa kibitka[56], comme un un vieux lion blessé, et là, caché sous son manteau, il ne voulait plus se laisser voir.

Ce que l’on sait du caractère de Paul I peut faire deviner ce qu’il éprouva à la nouvelle des désastres de son armée ; son orgueil humilié, la gloire de ses armes compromise portèrent jusqu’à la folie l’excès de sa colère. Il cassa et flétrit en masse tous les officiers qui manquaient à l’armée, sans s’embarrasser qu’ils fussent morts, vivants, tués ou prisonniers. Enfin ce qui fit supposer que réellement Paul Ier avait perdu la tête, c’est qu’il envoya à toutes ses troupes l’ordre de revenir sans délai, et sans prévenir ses alliés, il se retira de la coalition. C’est précisément alors que le comte partit pour Pétersbourg.

Pendant que son mari entreprenait ce voyage, Hélène voulut contribuer, dans la mesure de ses forces, à relever leur fortune abattue, et puisant une énergie nouvelle dans sa passion et dans sa force de volonté, elle appliqua toute son intelligence à des détails dont elle n’eut pas même voulu entendre parler dix ans auparavant.

Tout l’intéresse, rien n’est oublié, elle met son amour-propre à gérer des biens qui ne sont pas les siens, mais ceux de ce mari qu’elle adore. Elle n’a qu’une crainte, qu’un souci, ne pas faire assez, elle dépasse la mesure de ses forces, elle se sent épuisée ; sa santé minée par le chagrin succombe à la peine, mais tout lui est égal pourvu qu’il soit content, pourvu qu’un mot d’éloge ou de tendresse vienne la récompenser. Les détails matériels et arides dont ses lettres sont remplies deviennent touchants par le sentiment qui les dicte ; on se sent ému en voyant cette femme encore jeune, belle, pleine de grâce et de talents, s’enterrer vivante, dans une terre isolée, pour y faire le métier d’intendant.

La Pologne s’appelait autrefois le grenier du Nord ; malheureusement l’esclavage des paysans et la répartition inégale des terres s’opposaient à toute bonne çulture. Cependant le palatinat de Kiew, dans lequel se trouvait Kowalowka, était si favorable à la production du froment que, malgré plusieurs parties de ces provinces restées incultes, on y recueillait plus de grain que les habitants n’en pouvaient consommer. Une portion était employée à distiller des liqueurs spiritueuses, et le superflu expédié dans les ports de la mer Noire, qui formaient un débouché très avantageux pour le blé. La Pologne produisait également de la potasse, des bois de construction, et son commerce aurait pu être considérable si les nobles n’eussent pas considéré comme une dérogation de se mêler à n’importe quel trafic. Les bourgeois et les paysans, trop pauvres pour entreprendre quelque chose, abandonnaient tout commerce de détail aux Juifs, et les grandes affaires aux intendants qui volaient les seigneurs et exploitaient les paysans. Les lettres d’Hélène donnent l’idée la plus nette de cet état de choses, et forment un tableau, pris sur le vif, de l’administration des biens d’un grand seigneur polonais à cette époque.

À ce point de vue, sa correspondance est un document des plus curieux. La comtesse n’hésita pas, aussitôt après le départ de son mari, à s’emparer d’une main ferme de toute l’administration de Kowalowka qui comprenait le haras et des fermes ou folwarks considérables. Chaque folwark avait à sa tête un économe qui rendait ses comptes à un des intendants ou officialistes du comte Vincent. Il y avait également deux fabriques d’eau-de-vie, deux moulins, et plusieurs auberges louées par des Juifs, qui payaient aussi entre les mains des intendants. Les payements se faisaient le plus souvent en nature, dans les folwarks, et en argent pour les auberges. Les moulins et les fabriques étaient dirigés par des employés du comte. C’est dans cette administration, aussi compliquée que vicieuse, qu’il s’agissait d’établir l’ordre et l’économie qui n’y avaient jamais régné.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Mercredi 4 janvier, 8 heures 1/2 du matin.


» Tu viens de partir, et je ne trouve d’autre moyen de rendre le calme à mes sens qu’en t’écrivant. J’ai beau faire, je ne peux pas trouver dans la nature un cœur comme le mien, et je crois que c’est pour le bonheur de l’humanité que le ciel ne lui fait pas souvent ce triste présent. Semblable aux plantes que la moindre approche flétrit, un rien me froisse, et je ressens, ou je suis affectée de choses qui de feraient impression sur personne ! Que faire ? je vois qu’il y aura toujours bien loin de la manière dont j’aimerai à celle dont je pourrai être aimé. Je dois me regarder comme un être isolé, qui ne trouvera jamais à s’assortir !… Mais je dois te parler d’autres choses qui t’intéressent davantage.

» Crois-moi, Vincent, tu auras assez des affaires de droit, et des plans à faire pour l’amélioration de notre fortune, pour t’occuper ; laisse-moi le gouvernement de la maison, du peu d’économie qui nous restera, et du commerce de blé d’Odessa ; je me sens les forces nécessaires pour y suffire, si tu n’y mets pas d’obstacle, par des profusions et des spéculations dangereuses. Séparons les caisses, prends une somme aussi considérable que possible pour tes dépenses secrètes, et laisse-moi le soin de régler la caisse pour les payements à faire dans la maison, et l’économie, crois-moi, c’est le seul moyen de nous sauver de la ruine. Mais je ne puis voir le désordre sans y obvier ; ou je ne me mêlerai de rien, ou je me mêlerai de tout, il n’y a pas de milieu, ce que je ferais d’un côté ne signifierait rien, si tout n’était pas en harmonie. On ne pourra ici m’accuser d’injustice, ni de dépenses frivoles, ni de te cacher rien ; je te manderai tout, et tu seras plus au fait des affaires de la maison que quand tu y étais, ne lisant jamais un compte, et ne donnant point les résolutions à temps. Je consens et désire être ton premier domestique, et faire, et suivre tes volontés, mais je ne souffrirai pas qu’un de ces messieurs se croie une autorité égale à la mienne. Si je fais mal, eh bien, cela se verra bientôt et je ne laisserai rien pire que je l’ai trouvé.

» Je n’ai pas voulu donner d’ordre sans être informée de l’état de la caisse ; j’ai fait venir Prêtre pour le lui demander ; il a pris une mine fort embarrassée et m’a dit que tu lui avais ordonné de ne donner l’état de sa caisse qu’après qu’il aurait acquitté certaines assignations que tu lui avait laissées. Je lui ai dit de déduire la somme que tu lui avais ordonné de payer et de me donner la note de ce qui resterait ; il a ouvert de grands yeux, et a été étonné que mon raisonnement allât jusque-là. Il a pris-le parti de me dire qu’il y avait à la caisse 16 501 francs, et que tes assignations mystérieuses montaient à 4 800 francs. Je n’ai fait aucune question sur ces assignations qui, comme je le suppose, seront le cordonnier, le tailleur, etc. ; or, comme je désire que tu sois bien vêtu et bien chaussé, je m’en réjouis… »

Il est facile de deviner qu’elle s’en réjouit fort peu, et qu’elle soupçonne peut-être à bon droit que les mystérieuses assignations ont un tout autre objet que de chausser et vêtir le comte ; mais enfin, elle n’insiste pas et continue à rétablir de son mieux le bon ordre.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« D’Horwol.


» Je t’ai donné toute ma confiance, mon Hélène, et je te l’ai donnée sur la connaissance que j’ai de ton vrai mérite, du mérite du seul objet qui m’est cher et à qui j’ai consacré mes sentiments et ma vie ; crois encore que je suis incapable de rien faire d’indigne de cet objet et de moi-même.

» Il est deux heures, je suis fatigué à mourir ; demain matin je te répondrai avec clarté et j’espère que tu seras contente. Oh ! que ne puis-je réussir à t’inspirer la même confiance que j’ai en toi !… Ne me rends point responsable, ma chère Hélène, de la mine plus ou moins spirituelle que fait Prêtre ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai aucun mystère pour toi et que tu peux te faire présenter toutes mes assignations.

» Bonsoir, Hélène, je t’aime plus que jamais dans mon imagination brûlante ; je suis auprès de toi dans cette chambre d’Horwol, je te sens, je t’embrasse, je te respire, il me faudrait le charme et le don de ton style pour t’exprimer ce que je sens ; comme je te serre contre mon sein, avec quelle force je te presse sur mon cœur qui ne palpite, qui n’existe avec délices que lorsqu’il touche au tien et qu’il reprend son amour dans ton âme !… »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« J’ai cru mourir de joie en recevant ta lettre d’Horwol ! Avec quel plaisir mêlé d’amertume je me suis rappelée cette chambre où tu m’as témoigné tant de tendresse et tant de soupçon !

Le ciel sait que je n’avais mérité que la tendresse ! Tu m’aimes donc, Vincent ? Ah ! cette pensée me donne la force de tout supporter…

» Il faut que je te dise qu’André a demandé son congé ; comme l’essentiel est de mettre de l’ordre et qu’il ne peut pas y en avoir tant qu’il y aura plusieurs cuisiniers pour une même table, je le lui ai donné. Daniel cuira seul pour notre table, il est beaucoup meilleur qu’André, matin et soir, il me donnera un menu sur le modèle que je t’envoie ; à côté de chaque plat, il est écrit combien de pièces y ont été employées. Jean cuira pour la table du maréchal et me donnera le menu de cette table et de celle des valets de chambre. Les autres gens n’ont que de la viande de boucherie dont j’ai aussi fixé la quantité par tête ; pour notre table, avec les menus, il me sera bien facile de calculer ce qui est sorti. Les cendres, qui sont un grand article, étaient à l’abandon, personne n’en était particulièrement chargé ; j’ai donné l’emploi à un de tes officialistes de s’informer de ce qu’il y en a, de les faire ramasser partout, à l’orangerie, à la briqueterie, dans les villages, etc. ; nous en ferons de la potasse.

» Tu n’as pas d’idée combien Kowalowka est tombé par la faute de l’intendant, qui prenait plus de journées aux paysans qu’il ne fallait ; j’ai déjà donné depuis longtemps là-dessus les ordres les plus sévères ; cependant j’ai vu qu’on ne les a pas écoutés. Hier je suis allée dans les champs et j’ai trouvé un paysan debout à côté de ses bœufs dont un était tombé et mourant ; je lui ai dit de le dételer et de le ramener à la maison, sans quoi il le perdrait. Cet homme m’a répondu avec beaucoup de bon sens :

« Si je ne laboure pas aujourd’hui, je serais sans pain, car on nous prend toute la semaine pour la panszezizna ; je suis à présent, me dit-il, poczworny ; en automne je serai parowy, et dans un an pieszy[57]. »

Je lui ai répondu que je ne prétendais pas à plus de trois jours, que si on le prenait davantage, il n’avait qu’à venir se plaindre. Il m’a dit que les cosaques ne le laisseraient pas entrer. J’ai fait venir les économes, et j’ai défendu que jamais on prenne aux paysans un jour de plus que ce qu’ils doivent, sans quoi ils seraient renvoyés. Ce matin, j’ai fait venir les anciens du village, et je leur ai dit que si on prenait plus de trois jours aux paysans, ils m’en fissent le rapport. J’achèterai le bétail qui manque, je leur ai ordonné d’en faire le registre et de me répondre qu’ils me rendront l’argent dans un an. Je leur avance aussi le grain nécessaire pour semer ; enfin le village sera dans peu en bon état, car j’aurai grand soin que le paysan ne fasse que ce qu’il doit ; non seulement l’humanité, mais notre propre intérêt le demande, car bientôt il n’y aurait plus de ciagty à Kowalowka[58].

» Jai ordonné, comme il est ennuyeux et presque impossible de parler à tous les paysans, que l’on choisisse deux paysans, les plus raisonnables, qui, chaque samedi à la session, rapporteront les griefs des paysans.

» Adieu, mon cher Vincent, puissent les peines que je me donne contribuer à ton bonheur, et me rendre plus chère à tes yeux. Je ne croirai pas alors y avoir donné trop de soins, car ma vie me semblera bien employée si je la passe à te rendre heureux et tranquille.

» Je t’embrasse de toutes les puissances de mon être. »


« Ce dimanche 11 mars.


« Ogonoski, c’sst-à-dire sa femme (car on dit que c’est elle qui a fait cette belle expédition), a fait prendre un paysan de Kovalowka, l’a fait mener chez elle ; on l’a cruellement battu et on l’a lié par les pouces, puis on l’a rapporté dans son village. Il est fort mal ; j’ai envoyé le chirurgien et le strytenutel pour en dresser le procès-verbal, et en faire le rapport au capitaine.

» Linski a fait battre un homme à Obodno, si fort que l’on dit qu’il ne peut pas vivre. J’en ai parlé au général qui a paru surpris et effrayé, il ignorait le fait et je crois qu’il craint que je te le mande. Après souper, il a parlé à Linski avec chaleur, et il m’a promis de t’informer de cette affaire.

» On dit que jusqu’aux paysans me bénissent ; ils sont moins foulés, savent ce qu’ils ont à faire ; il n’y a que messieurs les économes qui, je crois, ont un peu peur de voir qu’on les éclaire de si près.

» Pendant que nous prenions le thé, d’Aragon est arrivé, je lui ai parlé franchement et avec toute la délicatesse possible de la somme que les Polignac nous doivent ; je lui ai dit combien il élait désagréable pour moi d’être dans le cas de redemander une si petite somme, mais que connaissant ma façon de penser, il devait juger par là du besoin que j’en avais, que tu avais été forcé d’emporter à Pétersbourg une somme considérable, que ma caisse était à sec, et que je ne voyais pas les moyens d’entretenir ma maison. Il s’est chargé de ma commission et m’a dit que les Polignac attendaient de l’argent au mois de février.

» Outre le paysan qu’il a presque tué, Linski a fait battre un strazinick à nous, qui est gentilhomme ; je le fais dénoncer et l’on dit qu’il payera de l’argent. Le juge a fait une descente chez le paysan si maltraité par Ogonoski ; outre cela, on a lancé une accusation pour le strazinick qu’il a battu ; on dit que cela lui coûtera cher… »


Les lettres d’Hélène tracent, sans qu’elle y songe, un tableau saisissant de la vie des paysans polonais. Sa description du pauvre serf immobile devant son bœuf mort, et dont le morne désespoir ne croit pas même à un lendemain, est d’une vérité émouvante.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce dimanche 19 février, au soir.


» J’ai été ce matin à la cour, et comme je l’avais prévu, je n’ai pas eu le bonheur d’être présenté, il faudra m’inscrire encore deux dimanches de suite, les trois inscriptions sur la liste valent une seule présentation. En rentrant, j’avais à peine reposé une demi-heure qu’on m’annonce Léonard[59]. Ah ! mon Dieu, quel bavard ! les oreilles me tintent encore ; tu sais qu’il est Gascon, mais il en vaut bien dix ; je lui ai donné tes robes à faire et m’en suis débarrassé ; tes souliers sont aussi ordonnés chez le meilleur cordonnier, qui est aussi Français et aussi bavard que Léonard.

» Je suis vraiment charmé et enchanté de la manière dont tu conduis les affaires ; je trouve l’ordre que tu y mets si sage et si raisonnable que tu peux bien être sûre que je ne changerai rien à tout ce que tu auras établi, et sans que cela puisse augmenter ma confiance que tu as possédée entière de tout temps. Je serai charmé de t’en voir mêler toujours, et dans les parties que tu choisiras toi-même pour les diriger… »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Je me sens bien soulagée de savoir que tu es content de moi, et je tâcherai de mettre de la réflexion dans chaque chose pour que tu n’aies aucun sujet de plainte, mais malgré cela je ne suis pas tranquille de n’avoir pas un plein pouvoir écrit de ta main, cela me gêne, il me semble que je méritais cette preuve de confiance et je me flatte que l’occasion de me la donner ne se retrouvera pas.

« Tu me dis d’être tranquille, et comment veux-tu que je le sois quand je te vois pas plus avancé que le premier jour, quand je vois que toi qui as perdu au partage de la Pologne ton rang, tes honneurs, et pour ainsi dire ta fortune, qui as été fidèle à la cause des Russes, qui partout as été reçu avec distinction, tu ne puisses parvenir à être présenté à l’empereur. Enfin les regrets sont inutiles, finis seulement, et finis comme tu pourras, reviens, tu me trouveras de la fermeté, du courage ! Il me coûtera moins de vivre de peu et d’abandonner tout, que de vivre dans l’humiliation, sollicitant la protection de l’orgueilleux Gudowiez, contre toute cette racaille qui s’est enrichie d’usures odieuses. Les paysans de Woytowice meurent de faim ; je me suis fait donner la note de ceux qui sont sans pain, la liste comprend quarante-deux maisons. Je leur ferai distribuer du seigle, du tireczka et de l’avoine mêlés… Adieu, mon Vincent ! »


Les affaires n’avançaient pas à Saint-Pétersbourg ; le czar continuait à être invisible pour le comte qui, dans chaque lettre, essayait de faire partager ses espérances à sa femme, sans y réussir ; leur correspondance ne roule que sur ce sujet et offre rarement quelque chose d’intéressant ; cependant, au mois d’avril, le Grand-Chambellan annonce à Hélène le retour de Souwaroff à Pétersbourg comme un événement inattendu et occupant tout le monde ; puis il écrit plus tard :


« Ce dimanche 29 avril 1800.


« Le mauvais temps continue et cependant j’ai été à la cour ; le neveu de Souwaroff (qui loge chez lui) m’a dit qu’il était très mal ; le médecin prétend qu’il n’y a pas d’espérance qu’il en revienne. C’est dommage, la Russie perdra un grand homme ; mais puisque tout doil finir, il aurait dû mourir après sa retraite d’Italie, émule et maître de Xénophon. »

Après la délaite de Zurich, Souwaroff était rentré en Russie le désespoir dans le cœur. L’empereur, qui lui attribuait les désastres arrivés en Suisse, lui avait retiré tout commandement, et ne voulut point le voir. Il expira dans les bras des grands-ducs, qui avaient avec peine obtenu la permission d’aller prendre de ses nouvelles. Mais, dès qu’il fut mort, l’empereur Paul publia l’ukase suivant : « Qu’on lui rende les mêmes honneurs militaires qu’à moi-même, et qu’il soit regardé désormais comme le plus grand capitaine de tous les peuples et de tous les pays du monde. »


LE COMTE VINCENT À LA CONTESSE HÉLÈNE


« Ce vendredi 11 mai 1800, de Saint-Pétersbourg.


» Depuis dimanche passé que Souwaroff est mort, il est toujours sur un lit de parade dans la maison où il a demeuré ; point d’autre lumière que celle d’une bougie près de laquelle est toujours un ecclésiastique qui prie à haute voix et qui veille continuellement, jour et nuit. — Une compagnie monte la garde en bas de la maison ; dans la chambre, et sur les escaliers, il n’y a que quelques officiers de police ; vingt-deux tabourets entourent le lit de parade avec dix-huit marques de différents ordres, et les autres avec des portraits, bâtons, aigrettes, couronnes de lauriers, etc. On l’enterrera demain ; toute la ville et toutes les classes le sont allé voir ; il n’a pas du tout changé et a simplement l’air de dormir. »

Le comte va nous apprendre comment l’empereur s’y prit pour concilier la rancune violente qu’il gardait au fond du cœur contre Souwaroff avec l’ukase dans lequel il ordonnait de lui rendre les honneurs militaires, dus au premier capitaine de tous les peuples et de tous les pays :

« Ce matin S. M. l’Empereur a fait la revue de six bataillons de guides à pied, et comme ce spectacle réussit toujours bien sous les yeux du souverain, attire toujours beaucoup de monde, cela a fait grand tort à l’enterrement du maréchal qui a eu moins de spectateurs. Sa Majesté a été contente de la revue et a récompensé officiers et soldats.

» Quant au convoi funèbre, le voici : Le commandant de la police avec ses officiers, une cinquantaine d’ecclésiastiques de tout rang marchant deux à deux y compris archimandrites, évêques et archevêques en habits d’église. Un char avec le cercueil placé sous un dais et soutenu par quatre soldats, et les cordons du dais tenus par des soldats en noir ; une vingtaine de domestiques en noir, avec des torches allumées ; vingt coussins avec les marques d’ordres portés devant le char par des subalternes ; le char suivi de cinq ou six parents ou amis du défunt, et la marche fermée par trois bataillons d’infanterie et onze canons. C’est tout l’appareil du convoi d’un des plus grands hommes que la Russie ait eus !…

» Je reviens à toi, ma chère Hélène ; au nom de Dieu, sois tranquille, tout ira bien, sois-en sûre ; mais surtout, point d’impatience, je ne souhaite pas de revenir ici, il faut finir, bien finir, et finir pour toujours ; si je m’étais donné le temps à mon premier voyage, je n’aurais pas besoin d’y être aujourd’hui. Adieu, chère femme ! »


Au milieu de toutes ses occupations, la comtesse reçut une lettre qui lui causa une certaine émotion. Elle était écrite par une femme jeune encore, ancienne maîtresse du comte qui l’avait abandonnée en lui promettant une pension qui ne fut jamais payée. La pauvre créature sans soutien, dans la misère, ne sachant à qui demander son pain, eut l’idée bizarre de s’adresser à la comtesse. Hélène se hâta de la secourir de la façon la plus délicate et écrivit à son mari :


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Ce vendredi 18 mai.


» Magdeleine m’a écrit la lettre la plus touchante ; elle meurt ce qui s’appelle de faim ; j’ai chargé positivement Sambowski de lui payer sa pension, je lui réponds que je suis sûre que tu ignores les embarras où elle se trouve, que sachant combien elle t’interesse et que c’est ton intention, j’ai chargé Sambowski de la satisfaire, enfin j’ai tâché de la consoler et de la tranquilliser ; tu l’as aimée, c’est assez pour que son sort ne me soit pas indifférent.

» Je n’ai aucune plénipotence, ce qui me dérange en plusieurs choses, il me semble que j’avais un pressentiment de ce qui arriverait quand je l’ai pressé de m’en laisser une ; il faut bien que tu prennes un parti à cet égard.

» Tu te fâcheras de cette lettre en miniature mais il m’est impossible de te parler d’autre chose que de mon chagrin dont tu fais si peu de cas. Je t’embrasse, rends-moi à la vie et au bonheur par ton retour. Si j’avais des enfants je supporterais ton absence avec plus de courage, mais je vois que cet article ne te tient pas au cœur autant qu’à moi, le temps passe et la jeunesse ne revient pas, rien ne la rappelle et les regrets sont inutiles ; les femmes qui ont eu autant d’enfants que moi cessent d’être jeunes de bonne heure, cette idée, jointe à ton absence et à l’affreux regret des perles que j’ai faites, porte ma douleur au comble et me donne un dégoût pour la vie, et surtout un violent désir de m’éloigner d’un endroit où je trouve à chaque pas les traces d’un souvenir déchirant. Si tu veux donc rester à Pétersbourg, laisse-moi m’en aller d’ici, où je me meurs ! »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce dimanche 10 juin.5


« Petit à petit l’oiseau fait son nid. Grande nouvelle !!! M. le comte Gudowicz a eu son congé absolu de toutes ses charges militaires et civiles, et cela sans avoir pris la peine de le demander. J’espère que te voilà rassurée !… Ce n’est pas la première fois que tu me grondes pour le plein pouvoir, mais ce n’est qu’à présent que tu en as acquis le droit. Sois juste, chère Hélène, et dis-moi, pouvais-je m’attendre à tant de bonne volonté, de courage et de constance, réunis à tant de capacités ? Avoue, chère Hélène, que c’est une découverte bien précieuse que cet essai nous a fait faire à tous les deux ; aussi, au besoin, personne n’aura plus mon plein pouvoir, et en te priant de l’en charger ce sera un tribut rendu à l’amour, au mérite et à la confiance sans bornes que tu m’inspires. Ta conduite vis-à-vis de Magdeleine, ma chère, ma bonne Hélène, me touche jusqu’au fond du cœur et cependant ne m’étonne pas, carje connais le tien…

» Par ordre de S. M., la police a fait circuler une permission en vertu de laquelle on peut se promener à Peterhof si l’on se sent d’une conduite irréprochable ; je compte y aller vendredi prochain, car je suis toujours empressé de profiter de la permission d’approcher ou, du moins, de voir notre bon et auguste souverain… »

En lui faisant part de cet ukase, le comte n’était peut-être pas fâché de convaincre sa femme qu’il était dans le cas prévu ci-dessus, mais pendant qu’il écrivait à Hélène la destitution de Gudowicz, et ses conversalions avec le baron de Wassiliew, qui se montrait en apparence parfaitement bien disposé, les nouvelles les plus désolantes parvenaient à la comtesse.

« … L… m’écrit que le baron de Wassiliew écrit au comte Gudowicz qu’il fasse prendre ses mesures pour toucher les revenus de Niemirow, et des terres qui sont à notre disposition, le gouvernement a ordre aussi de prendre ses mesures et de demander dans quel gouvernement nous avons des terres qui ne soient pas surchargées de dettes. Gudowicz a donc donné l’ordre à la chambre des finances de faire un plan pour savoir de quelle manière on devait prendre les revenus de Niemirow. »

L’ordre dont parle Hélène venait en effet d’être signé à Pétersbourg à l’insu du comte. Il séquestrait provisoirement Niemirow et accordait aux créanciers le droit de saisir le mobilier de Kowalowka, le haras et la ferme. C’était donc pour la comtesse l’expulsion forcée à bref délai et sous les yeux de ses voisins, ce qui lui semblait plus douloureux encore.

Malgrè son optimisme, le comte commença à s’apercevoir qu’il faisait fausse route, et qu’il était temps de faire quitter Kowalowka à la malheureuse Hélène. Il pensa également que sa présence pourrait lui être utile à Pétersbours et quoiqu’elle le gênât peut-être sous plus d’un rapport, entre autres pour le jeu, auquel il perdait sans cesse beaucoup d’argent, il désirait réellement la revoir et se décida à lui écrire.


« Ce mercredi 22 août 1800.


» … Comme ta lettre que j’ai reçue hier est peut-être la trentième lettre dont l’impatience et l’inquiétude que je ne puis calmer me déchirent le cœur et augmentent mon tourment. Hé bien ! quoique J’ai vu hier le prince Gagarîn, et lundi le baron de Vassiliew, malgré leurs belles paroles et leurs belles promesses cent fois réitérées, comme le jour et le moment de l’exécution ne sont pas fixés, et que cela pourra durer quelques semaines encore, d’autant plus que l’on dit que la cour ne rentrera qu’en octobre, je prends le parti de t’envoyer cette estafette pour te prier (m’étant absolument impossible de vivre plus longtemps sans toi) de satisfaire au désir que tu me marques dans plus de vingt lettres de venir me joindre ; c’est en tremblant que j’ose mettre ta complaisance à une si rude épreuve, mais je ne puis partir d’ici sans perdre nos affaires et je ne puis plus vivre sans te voir.

» Viens, donc, mon Hélène, et viens vite pour combler les plus chers et les plus ardents désirs de mon cœur ; oh ! si tu le désirais la moitié autant que moi, que je serais heureux ! Viens donc, chère Hélène, pour recevoir des preuves de mon ardent amour, pour me prouver le tien, pour me consoler, pour me faire part de ton esprit, de ton courage, de ton activité… Je ne dois pas un sol ici ; mais de tout l’argent que j’ai emporté avec moi, il ne me resle plus que 7 ou 800 ducats ; il faut donc que tu en ramasses tant que tu pourras pour l’apporter avec toi ; je pense que Sambowski t’en aura envoyé selon mes ordres. »


On devine qu’Hélène ne se fit point prier pour quitter Kowalowka ; elle se hâta de réunir tout l’argent qu’elle put faire rentrer, ce qui fut très difficile, car la nouvelle du séquestre était parfaitement vraie et connue dans tout le pays, puis elle partit dans les premiers jours de septembre, après avoir écrit ces quelques lignes :


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« J’ai rassemblé tout l’argent que j’ai pu, je me suis efforcée de laisser tout en ordre. Les Badens et la Karwoska resteront à Kowalowka tant qu’ils pourront. Adieu, mon cher Vincent, je t’embrasse, mon cœur est dans une impatience que tu ne peux t’imaginer ; il me semble que, semblable à celui de sainte Thérèse, il est prêt à se fendre par la violence des sentiments qui l’agitent !… »


Peu de jours après, la comtesse rejoignait son mari et en recevait un accueil aussi tendre qu’elle le souhaitait et qu’elle le méritait, mais leurs affaires n’avaient pas avancé d’un pas. Ils passèrent plus d’un an à lutter contre des difficultés sans nombre et ne réussirent à rien. Hélène retrouva plusieurs de ses amies de France et de Varsovie, la princesse de Tarente, madame de Clermont, la baronne de Luzy, la duchesse de Serra Capriola, femme de l’ambassadeur de Naples, la princesse Dolgorouki, la comtesse de Pahlen, etc.

Elle fut bientôt recherchée et invitée de toutes parts, mais dans l’intimité, car par suite de la folie de plus en plus accentuée de Paul Ier, les grandes fêtes devenaient rares et tristes, chacun était préoccupé de la crainte de commettre une infraction aux ordonnances étranges de l’empereur, qui se succédaient de jour en jour. La plus grande contrainte régnait dans la société ; nul ne savait si le lendemain il ne serait pas envoyé en Sibérie ou dans une forteresse ; les plus grands personnages, ceux qui étaient le plus avant dans les bonnes grâces du souverain, n’étaient jamais à l’abri d’une disgrâce subite ; il suffisait d’un caprice traversant ce cerveau malade pourboulèverser toutes les existences. Le ridicule et l’odieux se disputaient la palme dans les décrets de Paul Ier. Les notes de la comtesse en citent quelques exemples : « Un jour paraissait un ukase défendant de porter des fracs, des gilets et des pantalons, on devait revêtir un habit uniforme, des culottes, de grandes bottes à l’écuyère, même à pied. Un autre interdisait tout chapeau rond. Tantôt l’empereur défendait à l’Académie des sciences de se servir désormais du mot révolution en parlant du cours des astres ; tantôt il enjoignait aux comédiens d’employer le mot permission, au lieu de liberté qu’ils mettaient sur leurs affiches.

» Toute étoffe ou rubans tricolores étaient sévèrement défendus, deux gazettes ayant dit un mot mystérieux sur une tentative d’assassinat sur George III, elles furent immédiatement supprimées et toutes les personnes qui avaient osé se dire la nouvelle à l’oreille furent arrêtées, sévèrement interrogées et condamnées à quelques jours de forteresse.

» Lorsqu’on voulait quitter Pétersbourg, il fallait, quinze jours d’avance, annoncer trois fois son départ dans les gazettes, pour que l’empereur pût l’empêcher, si tel était son bon plaisir.

» Un autre jour tous les chambellans étaient révoqués, et comme on représentait à Paul Ier qu’il ne restait personne pour faire le service, il consentit à en reprendre quatre, au lieu de vingt-quatre, car l’impératrice, les grands-ducs, et les grandes-duchesses avaient aussi leurs chambellans.

» La princesse Dostozewski, et son mari le prince Wasilij demandèrent à l’empereur la permission d’aller aux eaux pour leur santé, il refusa. Ils renouvelèrent leur demande quelque temps après, espérant que le caprice était passé, ils reçurent l’ordre de s’expatrier pour toujours, en laissant leur fortune et leurs enfants dans le pays. »

Tous ces faits consignés dans les notes d’Hélène et du comte, sans commentaires et sans être destinés à la publicité ne peuvent être révoqués en doute, et viennent se réunir à tant d’autres pour confirmer la certitude de la folie de Paul Ier.

Une tristesse morne régnait dans Saint-Pétersbourg : chacun tremblait pour lui et les siens ; la famille même de l’empereur n’était pas à l’abri de ses redoutables fantaisies, et la noblesse frémissant sous un joug qui devenait chaque jour plus cruel, laissait percer un mécontentement qui devait amener une catastrophe.

Le bruit se répandit sourdement que l’empereur se préparait à faire arrêter les grands-ducs et même l’impératrice, contre lesquels une monomanie de défiance l’irritait chaque jour davantage, il la poussa jusqu’à faire fermer tout à fait la porte qui conduisait de son appartement à celui de sa femme.

Les mécontents appartenant aux premières familles de la cour s’assemblèrent secrètement et d’accord, paraît-il, avec les grands-ducs, résolurent de forcer Paul d’abdiquer. On fixa le 23 mars pour l’exécution de ce projet, ce jour-là le bataillon Semonowski montait la garde au palais Michaïloff, qu’habitait l’empereur ; leur commandant faisait partie du complot. Les principaux conjurés étaient le comte de Pahlen, les Zouboff, le comte Benningsen, Tchitchakoff, Tartarinoff, Tolstoï, Iasselowitch et Ouvaroff. Dans la nuit du 23 au 24 mars, les conjurés pénétrèrent sans difficultés dans le palais, étant tous généraux et bien connus des sentinelles, ils entrèrent dans la chambre même de l’empereur, sauf de Pahlen qui resta prudemment dans la pièce voisine. Paul était couché et s’éveilla en sursaut, ils lui présentèrent l’acte d’abdication à signer, il refusa énergiquement et fit une résistance désespérée aux efforts des conjurés pour s’emparer de sa personne ; il s’efforça vainement d’ouvrir la porte de l’impératrice qu’il avait fait condamner peu de temps auparavant. Alors Platon Zouboff, qui paraissait rentré en grâce auprès de lui et auquel il avait rendu tous ses biens, détacha l’écharpe qui lui servait de ceinture et la jetant rapidement autour du cou de l’empereur, l’étrangla de ses propres mains.

L’impératrice, saisie de terreur et avertie par le tumulte de la scène effroyable qui venait de se passer, vit entrer sur-le-champ le grand-duc Alexandre pâle et bouleversé ; il voulut se jeter dans ses bras, mais elle le repoussa en s’écriant : « Osez-vous vous présenter devant moi, couvert du sang de votre père ? » Alexandre protesta, ce qui était vrai, qu’il ignorait le secret dessein des conjurés. Ceux-ci, de leur côté, déclarèrent qu’ils ne s’étaient portés à cette cruelle extrémité que pour éviter les suites terribles de la fureur du czar s’il eût recouvré sa liberté.

Le comte Vincent apprit un des premiers la nouvelle de la mort de Paul et de l’avènement d’Alexandre ; il rentra précipitamment l’annoncer à Hélène, et ils se hâtèrent de sortir tous deux pour voir par eux-mêmes ce qui se passait dans la ville. « Il n’y avait qu’un sentiment, celui de la délivrance. Bien différent de ce qu’il s’était montré naguère à la mort de Catherine, le peuple se livrait à des démonstrations de joie et acclamait le nom du nouvel empereur, qui reçut aussitôt l’hommage de toute la noblesse : chacun semblait respirer librement après une longue angoisse. »

Alexandre se montra d’une grande bienveillance envers les Polonais, qu’il voulait s’attacher ; il leur accorda la plus grande partie de leurs requêtes. Le comte fut assez bien traité et la présence d’Hélène contribua à ce succès ; elle eut même réussi à obtenir davantage sans les négociations mal conduites au début par son mari. On ne put empêcher la saisie de Kowalowka, mais le séquestre fut levé en partie en Lithuanie.

En septembre 1801, le comte et la comtesse quittèrent Pétersbourg.


VIII

1802-1804


Voyage en Hollande. — Séjour à Brody. — Une ville de Juifs au XIIIe siècle. — Mœurs et coutumes juives. — Désunion, désenchantement. — La Karwoska. — Séparation, départ pour Léopol.



Le comte laissa la comtesse à Kœnigsberg, avec les Badens qui étaient venus la rejoindre, et partit pour Wilna, afin de conclure une vente importante et très avantageuse d’une portion des biens du prince-évêque. L’acquéreur se chargeait du payement de toutes les dettes de la masse du prince, évaluées à six millions de florins ; il s’engageait à faire lever tout séquestre sur les terres appartenant à l’évêque, même sur celles qui demeuraient en possession du comte Vincent et de sa femme. Ce marché rendant libres toutes les terres de Lilhuanie, donnait l’espoir au comte de dégager également plus tard celles de l’Ukraine.

On avait remis la garde de Kowalowka à une jeune femme dont nous avons vu le nom dans les lettres d’Hélène : mademoiselle Karwoska. Elle jouissait de toute sa confiance. La comtesse avait peine à s’en passer et ne la quittait presque jamais : son esprit, son activité, ses talents la lui rendaient fort agréable, mais, pour le moment, sa présence était nécessaire en Ukraine.

Toutes les peines et tous les soucis que la pauvre Hélène avait pris pour rétablir la fortune de son mari agirent en sens contraire. Les économes, les intendants qu’elle avait réformés, furieux de voir leurs vols et leurs pillages découverts, se joignirent aux ennemis du comte et cabalèrent contre lui. Le Grand-Chambellan écrivait de Wilna à la comtesse :

« Bien nous en prit d’avoir remis la garde de la maison, du mobilier et de la cave à la Karwoska ; on me dit qu’aussitôt notre départ, le Sprawinck, le Popusseky n’ont cessé de faire des demandes de meubles, de vins, d’objets de la serre et de l’orangerie, jusqu’à des estampes et des tableaux, et n’auraient pas manqué de les obtenir sous différents prétextes par force, menace ou adresse de tout autre que d’elle. Elle a montré beaucoup de fermeté, a tout refusé et leur a dit qu’elle porterait ses plaintes au gouvernement s’ils ne laissaient tranquilles, elle et Ja maison.

» On m’a dit qu’il était imprudent de l’ôter de là, car tout serait immanquablement dilapidé, n’y ayant d’ailleurs personne à qui se fier. On a surpris mes propres secrétaires prenant des livres. J’espère donc, ma chère Hélène, que comme tu veux notre bien commun, cela ne te surprendra pas que j’aie laissé la Karwoska à son poste.

» Ne crois pas, malgré cela, ma tendre amie, que je change rien à tes projets ; au contraire, j’y tiens plus que jamais, mais c’est l’unique moyen de tirer parti de tout ce que nous avons de valeur sans rien perdre ; car pour aller aux eaux pour notre santé et faire quelque voyage, nous le pouvons faire en automne, personne n’étant gêné sur la sortie du pays, et particulièrement les sujets mixtes qui ont besoin, comme nous, de soigner aussi leurs affaires du dehors.

» Tu vois, ma chère Hélène, que si je m’occupe des affaires, je m’arrange de manière à ce qu’elles aient pour objet la plus prompte exécution de tes projets, auxquels je tiens comme à ton cœur, car mon bonheur est attaché au tien. »

Le projet auquel le comte fait allusion était celui d’habiter Paris, on sait à quel point, de tout temps, ce désir tenait au cœur d’Hélène.

Le Grand-Chambellan rejoignit sa femme et les Hadens à Kœnigsberg ; ils y passèrent deux mois, puis, à la fin de juillet 1807, ils partirent tous ensemble pour Amsterdam où le comte voulait attendre le résultat du procès et du séquestre avant de prendre un parti définitif. Leur séjour en Hollande dura près d’un an pendant lequel les affaires de Lithuanie s’arrangérent, et Hélène demeura en possession d’une grande partie des biens de son oncle, libres de toute hypothèque.

Quant à Niemirow et Kowalowka, le comte en reçut des nouvelles désastreuses. Le mobilier fut vendu aux enchères sauf la bibliothèque, les gravures et les quelques tableaux de maîtres que la Karwoska parvint à faire passer en Gallicie. Tous les portraits de famille, même celui d’Hélène, furent donnés à vil prix.

L’habitation elle-même, arrangée avec tant d’amour et de soins allait passer infailliblement dans des mains étrangères après avoir été dépouillée de tout ce qui l’embellissait[60] ; mais Hélène avait pris Kowalowka en horreur ; pendant le dernier voyage du comte à Pétersbourg, les procès à soutenir, les créanciers à apaiser, le désordre auquel elle n’avait pu remédier à temps, tout s’était réuni pour lui inspirer le dégoût de cette maison jadis tant aimée. Seule, la pensée de ne plus revoir la petite église où reposaient ses enfants lui serrait le cœur et lui coûtait des larmes, mais il fallut s’y résigner.

Pendant son séjour en Hollande, le journal l’Hélène est tenu avec une régularité parfaite, et malgré la brièveté de ses notes, souvent peu intelligibles, on apprend avec surprise que la paix ne règne plus dans le ménage. Elle se plaint de la froideur de son mari, de son humeur difficile, il y est fréquemment question de querelles et de raccommodements.

Hélène avait conservé à l’égard de la comtesse Anna une jalousie extrême, quoiqu’elle n’en eût certes pas sujet. Elle savait que son mari en quittant la Hollande devait s’arrêter à Leipzig pour liquider quelques affaires avec la GrandeChambellane, celle-ci, établie à Paris pour l’éducation de son fils, était venue à Dresde chez sa mère, afin d’être à portée d’une entrevue qui déplaisait fort à Hélène. Incapable de cacher ses impressions, elle cherchait sans cesse querelle à son mari à cette occasion : « Je lui ai dit ce matin que pendant son séjour à Leipzig, j’étais certaine qu’il irait souvent chez elle, puisqu’ils avaient des affaires à traiter ensemble et que, peut-être il reprendrait du goût pour elle ce que je trouverais tout simple. Il m’a dit qu’il se pourrait qu’il la vit et ne s’est pas mis en peine de l’inquiétude que cela peut me donner. C’est un homme égoïste qui n’aime que lui et qui ne se soucie de personne ; il me voit sans crainte prête à entreprendre un voyage seule, sans femme capable pour me servir. Enfin nous nous sommes séparés ce matin assez mal ensemble. » Mais Hélène ne boude pas longtemps et un mot suffit pour la ramener.

« Mon mari est revenu à une heure, il m’a traitée avec amitié, il jure que jamais il ne veut se séparer de moi, qu’il m’attendra à Leipzig si nous allons en Pologne et me rejoindra à Francfort si nous allons à Paris. Nous sommes convenus qu’en quittant les Badens, je leur donnerai cent ducats d’or. »

Le comte partit deux jours après cette explication. Au bout d’un mois, la comtesse reçut de son mari l’invitation de venir le rejoindre à Leipzig, il lui annonça en même temps la nécessité absolue où il se trouvait de passer, dans son château de Brody, en Gallicie, le temps nécessaire à l’arrangement de ses inextricables affaires. Ce parti, indiqué par le bon sens et la sagesse, désola Hélène qui redoutait la solitude, le climat humide et froid de Brody et le délabrement du château dont on lui avait fait « des descriptions affreuses ».

Se reportant avec mélancolie à l’époque où elle mettait pour condition à son mariage de ne jamais retourner en Pologne, et où Bruxelles lui semblait trop loin de Paris, elle pensait que la destinée s’était cruellement jouée de ces résolutions !

Après un voyage très fatigant, elle arriva à Leipzig, le comte la reçut à bras ouverts et la combla de cadeaux. Le premier soin d’Hélène fut de s’informer de la Grande-Chambellane et de son fils. Les jeunes Potocki, neveux du comte, satisfirent sa curiosité. François seul, accompagné de son gouverneur, était venu voir son père. Ils firent un portrait assez ridicule de leur jeune cousin et de la Grande-Chambellane ; enfin, ils surent adroitement flatter les dispositions jalouses de la comtesse.

La comtesse Anna avait quitté son pays et sa famille pour se consacrer uniquement à son enfant. Elle n’avait reculé devant aucun sacrifice pour lui faire donner à Paris la meilleure éducation. Ce fils, seul lien existant encore entre elle et son mari, devint l’unique préoccupation de sa vie et répondit en tout point à son attente. En allant à Dresde, elle espérait présenter elle-même au comte cet enfant, devenu un jeune homme accompli. Peut-être alors lirait-elle sur son visage une agréable surprise, peut-être un geste, un mot de reconnaissance lui échapperait-il ? Cela suffirait à la payer de ses peines.

Il n’en fut rien, le comte lui écrivit de Leipzig une lettre polie, la priant de ne point se déranger, l’absence de ses intendants l’empêchant de régler leurs affaires d’intérêt, il désirait seulement voir quelques instants son fils. Le jeune comte partit seul et sa pauvre mère vit s’évanouir la modeste espérance qu’elle caressait depuis longtemps ! Au retour elle questionna avidement François sur l’accueil qu’il avait reçu. N’osant lui en avouer la froideur, le jeune homme répondit simplement que n’étant pas resté seul avec son père, une effusion de tendresse eût été difficile. Anna soupira tristement et embrassa son fils pour cacher des larmes qu’elle ne put retenir.

Le comte Vincent quitta Leipzig avant Hélène afin de préparer de son mieux leur installation future : sa femme le suivit peu de jours après, voyageant à petites journées à cause de sa santé délicate. Avant de partir elle avait écrit à la princesse Lubomirska, dont elle ne recevait point de nouvelles, et lui témoignait son inquiétude En arrivant à Tarnow, la comtesse très fatiguée voulut y coucher et descendit dans une assez mauvaise auberge. Au bout de quelques instants, sa femme de chambre entra avec une mine bouleversée et lui apprit que la princesse Lubomirsku était morte dans cette même auberge un mois auparavant. Le saisissement d’Hélènc à cette nouvelle est facile à comprendre ; elle voulut quitter aussitôt cette maison de malheur, mais il n’y avait point de chevaux de poste et force lui fut d’y passer la nuit. Elle ne ferma pas les yeux ; l’image de sa pauvre amie l’obsédait et elle ne fut en état de continuer sa route qu’au bout de huit jours.

Ce retard inquiéta vivement le comte qui se demanda si sa femme aurait tout à coup renoncé à le suivre à Brody ; il envoya des estafettes au-devant d’elle dans plusieurs sens différents, chargées des lettres les plus pressantes et les plus affectueuses.


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLENE


« Brody, ce samedi matin 1 décembre 1808.


» Je suis extrêmement inquiet de ton retard, ma chère Hélène, j’envoie deux de mes gens jusqu’à Léopol pour y être à tes ordres et pour te faciliter un prompt départ, qui ne pourra jamais répondre à l’impatience avec laquelle je t’attends. Je suis ici depuis dix jours ; j’ai trouvé la maison vide et nue, point de bois et rien à manger. Maçons et selliers ont travaillé jour et nuit ; je me suis procuré quelques meubles, au moins les plus nécessaires, nous ne manquons plus de bois et le garde-manger est pourvu pour le moment ; enfin, ma chère Hélène, tu trouveras un bon lit, une chambre chaude et le strict nécessaire. Aussi arrive vite ; mon Hélène, tu trouveras par-dessus tout un cœur qui t’aime pour la vie et qui meurt d’impatience de t’embrasser.

» Arrive et jè te réchaufferai contre mon sein, quand tu serais à moitié gelée. »

Quelques jours après, Hélène arrivait à Brody. L’habitation que son mari lui avait préparée était à côté du château, beaucoup plus petite, mais plus chaude, plus facile à meubler et à instalier confortablement que l’immense château inhabité depuis de longues années[61].

« Je suis arrivée à Brody à deux heures, écrit-elle sur son journal, je loge à Ostrowicz ; mon mari a fort bien arrangé la maison, j’ai trouvé des chambres chaudes ; la Karwoska et sa sœur la muette sont venues. La Kawoska sera auprès de moi, je l’ai chargée de la dépense[62] ».

Cette jeune fille fort bien élevée, jouant de la harpe, lisant à merveille à haute voix, servait à sa maîtresse de dame de compagnie et en même temps lui rendait les services d’une femme de charge, s’occupant de mettre en ordre le linge, les effets de la comtesse et de diriger les détails de la maison, puis, son service fini, elle venait prendre sa place au salon.

La principale source de revenus du comte, en Gallicie[63], était la ville de Brody qu’il possédait en entier, et dont le commerce était considérable. Située au milieu d’une plaine marécageuse environnée de forêts et peu éloignée de Léopol, les sept huitièmes de sa population se composaient de Juifs polonais[64]. Le comte leur louait la ferme des eaux-de-vie, les auberges et le sel.

En ce moment, où la guerre suspendait les envois par mer dans le Levant, le commerce de l’Autriche, de la Prusse, de la France et de l’Italie se faisait par la voie de Brody jusqu’à Odessa. Cela donnait une grande importance aux affaires.

Une ville de Juifs, à cette époque, était, selon l’expression du prince de Ligne, « une fourmilière noire, hideuse et dégoûtante », avec des rues étroites, sans ruisseau, bordées de maisons basses en bois, couvertes de chaume, qui étaient constamment la proie des flammes. On prétendait à Brody que ces fréquents incendies étaient dus à la malveillance, qui employait un procédé fort simple : « Les incendiaires attachaient soi-disant, à la patte des moineaux et à la queue des rats, qui pullulaient dans les maisons, une matière inflammable contenue dans une boule de cire, on lâchait les animaux et peu d’heures après la ville était en feu. » Ce procédé, renouvelé des renards de Samson, nous paraît peu vraisemblable.

Les rues n’étaient point pavées, on enfonçait dans la boue jusqu’à mi-jambes. Quant aux habitants eux-mêmes, voici leur portrait tracé par le prince de Ligne : « Pauvres diables intermédiaires entre les riches et les déguenillés, toujours suant à force de courir les places publiques, les cabarets pour y vendre ; presque tous bossus, une barbe rousse ou noire et toujours crasseuse, teint livide, brèche-dents, nez long et de travers, le regard craintif et incertain, tête branlante, cheveux crépus épouvantables, genoux picotés de rouge et découverts, pieds longs, plats et en dedans, les yeux caves, le menton long, effilé, bas noirs troués et tombant sur leurs jambes desséchées et bonnets de grenadiers… »

» Le degré d’avilissement où les gouvernements les laissent, la pauvreté dont ils ne peuvent sortir, leur mauvaise nourriture, le mauvais air de leurs synagogues et de leurs rues perpétuent ces figures et ce costume dont on peut dire encore : Jacob genuit Isaac semblable à lui. Qu’on leur donne un habillement long et oriental avec un bonnet de même et de jolies couleurs, qu’on les décrasse ; l’habit oriental ôte la disgrâce et donne de la noblesse.

» Les Juifs ont des espèces de vertus ; jamais ivres, toujours obéissants, exacts et prévenant les ordonnances, sujets fidèles au souverain et jamais en colère, quelquefois hospitaliers et les riches aident leurs pauvres. Ils ne sont méchants qu’en Pologne où, pour se venger des humiliations, ils abusent de l’autorité qu’ils ont dans les villages. »

À son arrivée, la comtesse reçut l’hommage des Juifs qui vinrent lui apporter les présents habituels. « Le Kahal avec le rabbin à la tête et le syndic sont venus me faire visite ; ils m’ont donné du pain, du sel, six bouteilles de rhum, six de porter, des citrons, des cédrats confits, du sucre et du café. Le syndic m’a fait une harangue fort longue et fort ennuyeuse. Le soir, ils sont venus en procession bénir les fossés autour du château. »

Le lendemain, c’est le tour des dames juives, elles offrent des gâteaux de plusieurs sortes et des confitures.

Leurs costumes bizarres et très riches, chez quelques-unes d’entre elles, amusèrent la comtesse qui les reçut fort bien. Après leur départ, on annonça une nouvelle députation de juives du peuple qui apportaient un petit tonneau de harengs marinés et différentes salaisons. « En sortant, elles vinrent se placer sous les fenêtres et chantèrent en chœur les Kolenda[65]. » Le costume des Juifs riches se rapprochait beaucoup du costume persan, celui des rabbins était fort beau ; ils rappelaient tout à fait les anciens patriarches. Quelque temps après, Hélène fut invitée à une noce juive. « La mariée Jagusia est venue avèc son mari avant le dîner. Je lui ai attaché sur la tête une couronne de romarin et je lui ai donné une chaîne d’or que je lui ai passée autour du cou. Puis ils se sont rendus à la synagogue. Je suis allée après le dîner voir le repas qui était imposant : plusieurs rabbins et des vieillards, en costumes pittoresques et superbes[66] étaient rangés autour de la grande table dont ils occupaient le bout ; de temps en temps, l’un d’eux remplissait de vin un vase d’or représentant un hibou dans lequel on buvait à la ronde, puis un autre remplissait un vase de même métal représentant un taureau, dans lequel on buvait également. Après une très belle collation, des petites Juives ont dansé. Une d’elles a dansé la cosaque à merveille. J’avais mis ma robe ancienne à la cosaque en dyftyck mordoré, des souliers de satin abricot garnis de gros vert et un ruban neuf de taffetas rayé en travers lilas et vert changeant avec un zigzag mordoré. »

Jamais Hélène n’oublie de noter sa toilette.

Les prêtres grecs qui habitaient Brody vinrent également saluer la comtesse et accomplir les cérémonies d’usage.

« J’ai été voir dans la cour, dit-elle, la bénédiction de la fontaine que les prêtres ont faite, car c’est le rite des grecs unis. J’ai donné un mouchoir gros bleu brodé en or massif pour la sainte Vierge. On m’a apporté la croix à baiser et on est venu bénir mon appartement. » Les mendiants polonais, avec leurs longues barbes et leurs anciens costumes sarmates, étaient nombreux dans les environs de Brody, et leur coutume antique, celle des gens du peuple, d’embrasser les genoux des seigneurs quand ils les rencontrent, effrayait la comtesse avant qu’elle y fût habitués.

Ces mœurs et ces coutumes nouvelles l’intéressent au début, elle les note avec soin, et Brody ne semble pas trop lui déplaire. Son mari se montre tendre et empressé, cela suffit pour embellir à ses yeux le plus affreux séjour du monde. Cependant, malgré les soins du comte pour rendre l’appartement de sa femme habitable, elle ne tarda pas à s’apercevoir que tout y était sombre et triste, les murailles humides, les tentures moisies, le mobilier incomplet et en mauvais état pas une pièce n’avait les meubles appropriés à sa destination.

La salle à manger, immense et glaciale, est coupée par des paravents derrière lesquels on dresse des lits quand les convives sont trop nombreux. Dans l’appartement particulier d’Hélène, deux tables, quelques fauteuils, un canapé, des chaises dépareillées suffisent à peine à recevoir dix personnes. Les glaces, abîmées par l’humidité, ne reproduisent qu’une image troublée « une odeur bizarre et puante de rats, morts dans les planchers, est répandue partout ».

Pour arriver à Ostrowicez, il fallait traverser de véritables lacs de boue ; de vastes cours remplies d’herbes et de mousse entouraient le château, à moitié ruiné, une grande muraille fortifiée en faisait le tour et empêchait la vue de s’étendre au loin. On avait conservé deux ou trois appartements dans le vieux château ; l’un d’eux était habité par une générale, amie ou même parente du comte. Le major Hofimann, ancien plénipotentiaire auprès de l’évêque de Wilna, habitait l’autre avec sa femme. Ils étaient possesseurs, c’est-à-dire affermaient des terres assez importantes à Brody, et Hoffmann aidait le comte dans le soin de ses affaires ; un autre économe, Histz, le chevalier de Kownacki et cinq ou six secrétaires habitaient également le château.

Ajoutez à cela le curé, le médecin Wolf, quelques gentilshommes pauvres au service du comte et vous aurez, au complet, la société dans laquelle Hélène allait passer sa vie.

Bientôt le froid devint si rigoureux qu’elle écrit : « Je n’ai pas pu rester à table à cause du froid. Ce soir, il a fallu jouer devant le canapé de ma chambre, aucune autre pièce n’est habitable tant le froid est grand. »

Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la comtesse se souvient de son talent culinaire à l’Ahbaye-aux-Bois et elle écrit le soir : « J’ai arrangé des pommes à-la portugaise qui ont très bien réussi. Je me suis amusée à faire des côtelettes à la lyonnaise à ma cheminée, qui ont réussi à merveille. » Voilà les distractions de l’élégante et merveilleuse princesse Massalska !

Les jours s’écoulaient avec une lenteur désespérante. Chaque soir, la société ordinaire : la générale, les Hoffmann, Histz et le curé ; en général ces derniers étaient ivres. Hélène alors se retirait avec dégoût dans sa chambre emmenant la générale, madame Hoffmann et la Karwoska ; la soirée se passait à jouer à l’hombre, au whist ou au quinze, et à dix heures chacun se retirait.

Quelquefois, lorsque la neige était trop épaisse et les tourbillons de vent trop forts, les habitants du château ne pouvaient pas même venir jusqu’à Ostrowycz, alors Hélène, seule avec son mari, lui faisait la lecture à haute voix, mais elle avait beau passer « de l’Odyssée à un roman de madame de Genlis ou de Kotzebue », le comte ne manquait pas de s’endormir.

Assez souvent, la comtesse accompagnait sur la harpe la Karwoska, dont la voix charmante s’était beaucoup développée sous la direction de sa maîtresse. On eût pu remarquer que ces jours-là le comte ne dormait pas. Il arrivait quelquefois À Hélène de chercher à se rappeler les romances qu’elle chantait à Bel-Œil avec tant de grâce et de succès, mais, au bout de peu d’instants, elle se levait brusquement et fermait le clavecin, ce qui ne l’empêchait pas de recommencer quelque temps après. Ces jours-là une teinte de mélancolie plus marquée se peignait sur son visage.

Quelle comparaison devaient éveiller en effet dans son esprit les souvenirs de Bel-Œil ! Là, une délicieuse causerie ayant pour interlocuteurs le prince de Ligne, le chevalier de Boufflers, le marquis de Conflans, madame de Coigny, madame de Sabran, la princesse Clary et tant d’autres ! Ici, la conversation stupide de la vieille générale, de madame Hoffmann « ennuyeuse à la mort », les sottes histoires des gens de Brody racontées par le curé, puis une monotone partie de quinze dans un salon glacial et délabré, après quoi, pour suprême distraction, on cuit des pommes à la portugaise !

Le comte, silencieux et sombre, absorbé par ses affaires, passait des journées entières, enfermé dans son appartement avec ses secrétaires, ses chancellistes et ses officialistes.

Hélène ne tenait aucun compte des sérieuses préoccupations de son mari[67] ; n’ayant que lui pour consolation, elle eût voulu qu’il s’occupât d’elle du matin au soir. Quand elle se vit seule pendant la moitié du jour, un profond découragement s’empara d’elle, sa santé déjà ébranlée s’altéra tout à fait, elle prit Brody en horreur, « cette triste habitation bâtie entre des sables et des marécages peuplés de crapauds dont les coassements m’obsèdent, cette grande muraille fermant l’horizon de tous côtés et la société qu’il faut endurer chaque jour m’exaspèrent et me tuent !… J’ai tenté d’aller chez mon mari après dîner, mais il m’a bien mal reçue. J’ai voulu y retourner plus tard, il s’est fâché parce que j’ai cogné trop fort. » Et elle rentrait tristement chez elle et pleurait.

Depuis la mort de ses enfants, et à son grand chagrin, Hélène avait vu s’évanouir deux fois l’espérance d’une grossesse. Elle souhaitait passionnément redevenir mère et elle accusait son mari de ne point partager ce désir. « Si j’avais encore les êtres chéris que j’ai perdus, dit-elle, je supporterais plus facilement cette existence, mais mon mari ne semble pas s’en soucier ! »

Chaque page du carnet marque une querelle. Tantôt le comte fait une scène parce qu’on lui a donné « une soupe qu’il n’aime pas ou un salmis brûlé », tantôt la comtesse se fâche parce que son mari la gronde au jeu ou se retire chez lui sans lui dire bonsoir. Elle lui reproche sans cesse sa froideur et lui ses exigences.

Le temps n’est plus où elle écrivait : « Alexis dort à côté de moi, il ronfle un peu pour me faire sa cour en me rappelant son père. » Aujourd’hui on lit : « En se levant, mon mari m’a grondée parce que je l’éveille quand il ronfle trop lort ; je ne puis m’en empêcher, car c’est insupportable ! Il m’a dit qu’il resterait dans sa chambre puisque cela me gênait. J’ai beaucoup pleuré ! Nous nous sommes réconciliés après dîner. » Il est évident qu’on se réconciliait trop souvent. Un matin, le comte dit à Hélène : « J’ai une lettre de Sidonie que le chevalier Kownacki a rapportée de Vienne au mois de mars de l’année dernière, je ne te l’ai pas remise de peur que tu ne fisses quelque fausse démarche. » Hélène, blessée de cette façon d’agir, prit la lettre et ne répondit rien, le soir elle note : « La lettre de ma fille est respectueuse, mais son style n’est pas formé. »

Voici la lettre :


« Ma chère maman,


» Vous avez eu la bonté de vous informer de moi, c’est ce qui me donne le courage de vous écrire pour vous assurer de mon respect et du désir que j’ai de me rendre digne de vos bontés pour l’application à tous mes devoirs.

» Ma bonne-maman et grand-papa ne négligent rien pour mon éducation, ils m’ont donné plusieurs maîtres. Je vais dîner chez eux presque toutes les semaines, ou ils viennent me voir chez madame Dumontet, qui a tous les soins imaginables pour moi ; vous savez sûrement que je suis chez elle en pension. On m’a dit, chère maman, que vous comptiez aller en France. Je me flatte que vous passerez à Vienne. Il ne manque plus à mon bonheur que de pouvoir vous assurer de vive voix du respectueux attachement avec lequel je suis, ma chère maman, votre très humble et très obéissante fille,


» SIDONIE DE LIGNE.


» Vienne, ce 23 octobre 1802. »


Sidonie devait être fort embarrassée pour écrire à une mère qu’elle ne connaissait pas et qui ne lui avait jamais donné signe de vie ; le peu d’abandon qui règne dans la lettre s’explique facilement. Hélène ne répondit pas, craignant le mécontentement de son mari qui semblait peu disposé à un rapprochement.

Enfin le printemps succéda à cet interminable hiver. Hélène avait obtenu de son mari de faire agrandir un petit jardin triste et sombre sur lequel donnaient ses fenêtres. Dès l’automne elle avait fait planter des rosiers, des lilas, des arbustes de toutes sortes ; puis elle s’amusa elle-même à semer des œillets, des pavots et des pois de senteur : on lui envoie des violettes, des pervenches, des campanules, elle se réjouit de les voir pousser et cette occupation nouvelle paraît l’intéresser vivement.

Son mari l’accompagne quelquefois dans ses tournées de jardinage. « Mon mari est venu aux couches, nous avons arrosé, il était doux et bien disposé, mais en revenant l’humeur lui a pris et il a été toute la soirée sombre et farouche. » Le caractère du comte accusait en effet une inégalité de plus en plus marquée. Sa femme ne savait à quoi l’attribuer et s’en plaignait souvent à la Karwoska, devenue sa confidente et sa compagne favorite.

Très intelligente, très fine, d’un esprit souple et délié qui s’accommodait à merveille du caractère emporté de sa maîtresse, cette jeune fille avait réussi à se faire une place à-part auprès d’elle. Sans cesse, elles font de la musique et des lectures ensemble, c’est chaque jour un nouveau présent, robes, bijoux, fantaisies de tout genre. Si la comtesse sort en voiture ou en traîneau, la Karwoska seule l’accompagne et la Hoffmann est mise de côté.

On s’aperçoit dans les notes d’Hélène de l’empire que prend la demoiselle ; après avoir au début accepté humblement les observations de sa maîtresse au sujet de tel ou tel détail de tenue de maison, elle relève peu à peu la tête et ne supporte plus un reproche sans larmes ou sans bouderie. Hélène perd un tour de gorge en dentelle, on le retrouve le lendemain, mais la Karwoska pleure toute la nuit craignant d’être soupçonnée. La comtesse la r’assure de son mieux et, pour la consoler tout à fait, elle fait monter du champagne qu’elles boivent ensemble pour la remettre de bonne humeur.

Quelque temps après, Hélène reçut de la musique nouvelle et proposa à la Hoffmann et à la Karwoska de chanter un duo qu’elle leur accompagnerait sur la harpe. Il fut convenu qu’on le répéterait le lendemain. Quand chacun se fut retiré, la comtesse s’aperçut que le duo était resté sur la table, elle le prit et se dirigea vers la chambre de la jeune fille pour le lui donner. La porte était fermée à clef. Elle appela, personne ne répondit. Un peu étonnée de ce silence, la comtesse se demanda où pouvait être sa favorite.

Peut-être donnait-elle des ordres ?… Mais’à cette heure tardive tous les domestiques étaient couchés. Serait-elle sortie ?… Impossible, on barricadait les portes avec des barres de fer aussitôt après le départ de la générale et du curé. Les secrétaires et employés du comte logeaient à l’étage supérieur, serait-elle chez l’un d’eux ?… Ne s’arrêtant pas une minute à ce jugement téméraire et se reprochant même de l’avoir conçu, la comtesse renonça à ses recherches et remonta tranquillement chez elle.

En passant devant l’appartement de son mari, elle frappa doucement : « C’est moi, Vincent, dit-elle, ouvre-moi. » La porte resta close, quelques instants s’écoulèrent. « Mais c’est moi, fit Hélène impatientée et frappant plus fort, ouvre donc ! »

Le comte ouvrit et lui demanda avec humeur ce qu’elle voulait. Saisie d’un soupçon subit, elle entra vivement sans répondre, parcourut la chambre d’un regard rapide ; il n’y avait personne, mais, prompte comme l’éclair, elle s’élança dans la pièce voisine ; on entendit un cri et Hélène rentra en ramenant violemment une femme plus morte que vive : c’était la Karwoska. Sans proférer une parole, elle la traîna jusqu’à la porte, la jeta dehors, et, tremblante de colère et d’émotion, tomba épuisée sur un siège.

Le comte, très pâle, était demeuré immobile et comme pétrifié pendant cette scène qui dura à peine quelques secondes. Enfin il voulut s’approcher d’Hélène qui l’éloigna d’un geste, et parvenant à surmonter l’angoisse qui lui étreignait la gorge et l’empêchait de parler : « Toute explication est inutile », dit-elle, et, se levant en chancelant, elle rentra dans son appartement. Quelques minutes après, le comte l’y suivit. « Il est venu coucher dans ma chambre, écrit-elle, mais je suis restée levée ; à cinq heures, il est retourné chez lui. »

Pendant ces quelques heures, Hélène resta muette devant les supplications de son mari qui, très effrayé du regard fixe et étrange qu’elle arrêtait sur lui, se retira pour écrire au médecin de venir sur-le-champ. À peine l’ut-il sorti que la comtesse sonna vivement. Ses femmes accoururent, ne sachant ce qui se passait. Très surprises de ne pas avoir été appelées pour déshabiller leur maîtresse, elles avaient veillé toute la nuit.

« Qu’on fasse atteler sur-le-champ, dit Hélène, et qu’on conduise la Karwoska chez sa sœur, à Klekotow. » L’ordre fut exécuté et, au bout d’un quart d’heure, on entendit la voiture s’éloigner. « Ce serpent n’est plus sous mon loit ! » s’écria Hélène sans prendre garde à ses femmes qui l’écoutaient ; puis elle leur fit signe de s’éloigner et se jeta tout habillée sur son lit.

Ce qui se passait dans le cœur de la comtesse est difficile à décrire, elle-même ne savait ce dont elle souffrait le plus, de l’infidélité de son mari ou du choix d’une telle rivale : à dix heures le comte rentra. La douleur et l’humiliation oppressaient Hélène de telle sorte qu’elle ne put supporter plus longtemps cette torture en silence. Une explosion de cris de reproches et de sanglots accueillit son mari sans qu’elle s’aperçût qu’il était accompagné du médecin Wolff. Celui-ci fit signe au comte de laisser Hélène donner un libre cours à l’émotion qui l’agitait.

Enfin, elle sembla se calmer, mais refusant de se déshabiller-et, toujours en proie à une grande surexcitation nerveuse, elle se fit coiffer et voulut descendre dîner. À peine à table, en présence de Histz et des Hoffmann, elle se trouva mal et il fallut l’emporter dans sa chambre ; on profita de son évanouissement pour se hâter de la déshabiller et de la coucher.

La fièvre ardente qui s’empara d’elle se prolongea pendant huit jours sans que l’on pût s’en rendre maître. Le comte ne quitla pas son chevet et lui prodigua les soins les plus tendres ; il éprouvait un chagrin très réel non pas de son infidélité, il était trop habitué à en commettre, mais de l’effet que cette infidélité avait produit sur sa femme.

On ne put cacher la cause de la maladie subite de la comtesse. Le départ de la Karwoska fut connu dès le lendemain et comme chacun soupçonnait depuis longtemps l’intrigue, dont Hélène seule ne se doutait pas, le bruit de cette triste aventure se répandit dans tout le pays. Nul n’osa venir au château pendant plusieurs jours : le comte, d’ailleurs, ne laissait pénétrer que les femmes de service et le médecin.

Peu à peu, cependant, le mal céda et il n’en resta d’autres traces qu’une faiblesse extrême.

La comtesse en reprenant conscience d’elle-même, se demanda ce qui s’était passé : il lui sembla se souvenir vaguement d’un affreux cauchemar, mais peu à peu sa mémoire revenue lui retraça la vérité. Elle fut surprise de ne pas en ressentir une impression plus douloureuse ; les soins incessants de son mari, la tendresse qu’il lui témoigna contribuèrent à cicatriser sa blessure et les premières lignes qu’elle trace de sa main tremblante n’expriment que le désir de pardonner. « Îl s’est levé trois fois cette nuit pour me donner à boire et il m’a fait beaucoup d’amitiés » ; puis, deux jours après, elle se lève pour la première fois, s’habille et se met sur sa chaise longue. « J’ai fait chercher mon mari pour qu’il me vit levée, nous nous sommes promis de vivre tranquilles l’un et l’autre, je l’ai assuré que je ne lui parlerai plus de ses torts, il m’a juré d’être fidèle et il m’a beaucoup caressée. L’espérance du bonheur peut luire encore pour moi. »

Le lendemain de cette réconciliation Hélène écrit : « J’ai prié mon mari que le chevalier Kownacki écrive à Vienne pour avoir la recette d’une soupe pour faire des enfants. » On ne sait pas si le chevalier s’acquitta de la commission, mais on sait qu’il retourna à Vienne d’où il rapporta quelque temps après une lettre de Sidonie à sa mère.

La vie de Brody recommença comme par le passé, peut-être avec un degré d’ennui de plus, car l’absence de la Karwoska se faisait sentir, quoique Hélène eût préféré mourir plutôt que de l’avouer. Les lectures, les promenades faites avec la jeune fille avaient moins d’attraits, faites seules, de plus la comtesse, tremblant de réveiller un souvenir mal éteint dans le cœur du comte, n’osait plus toucher à sa harpe ni à son clavecin. D’autre part, les effusions de tendresse qui suivirent la maladie d’Hélène finirent par se calmer ; elle fit trop souvent valoir son pardon et sa générosité, elle parla sans discrétion de la Karwoska aux Hoffmann, en écrivit aux Badens.

« J’ai passé la matinée chez mon mari, j’ai écrit à Fortunée, je pleurais en écrivant ; mon mari a voulu voir la lettre, il m’a fait des reproches sur ce que j’écrivais des plaintes à Fortunée, cela m’a fait pleurer plus fort ; à table je me suis disputée avec mon mari sur ce que je voulais faire venir ici ce qui est dans le jardin de Klekotow et il n’a pas eu l’air de l’approuver. »

Or, Klekolow était précisément l’habitation où l’on avait relégué la Karwoska, il était maladroit de mettre la conversation sur ce sujet.

Malgré les soins et les peines que la comtesse avait pris pour son jardin, elle n’obtint qu’un triste résultat ; les murs noirâtres et humides empêchaient l’air et le soleil de pénétrer, le sol aride se refusait à nourrir autre chose que l’herbe et la mousse, les arbustes étiolés poussaient à peine ; quelques grappes de lilas rabougris essavaient vainement de fleurir et les violeties elles-mêmes, pâles et sans parfum, penchaient tristement leurs pefites têtes entre les feuilles,

Par une chaude matinée de mai, Hélène y descendit cependant, heureuse d’aspirer un air plus pur que l’atmosphère lourde des poêles dans laquelle elle vivait depuis un mois. Assise sur un banc, elle regardait les jardiniers bêcher avec peine cette terre dure et ingrate, et respirait machinalement une rose qu’elle venait de cueillir. Quelque faible que (üt son parfum, il suffit cependant à évoquer un souvenir qui prit bientôt une intensité étrange. Elle vit passer devant ses yeux de grands arbres, des pelouses veloutées, des parterres de fleurs aux couleurs brillantes puis « sous un berceau de roses et de clématites une belle nourrice flamande portant dans ses bras une petite créature rose et blanche noyée dans un flot de dentelles. « Mon enfant, s’écria la comtesse comme égarée, je veux mon enfant ! » Puis cachant son visage dans ses mains elle sanglota amèrement. Les jardiniers effrayés appelèrent ses femmes, qui accoururent et aidèrent leur maîtresse à remonter dans sa chambre. Quand cet accès de désespoir fut passé, elle se mit à songer à l’oubli dans lequel elle avait laissé sa fille, à l’injustice des donations imprudentes par lesquelles elle l’avait dépouillée de l’hêritage qui lui était dû ! Puis elle relut les deux lettres de Sidonie et y découvrit, sous cette impression nouvelle, des nuances de tendresse inaperçues jusqu’alors. Elle saisit une plume et écrivit longuement à son enfant, mais elle cacha cette lettre au comte et chargea le chevalier Kownacki de la faire parvenir.

L’espèce d’accalmie qui suivit l’aventure de la Karwoska ne fut pas de longue durée, la mésintelligence entre les deux époux prit un caractère aigu. Hélène, trop passionnée pour être adroite, n’évitait jamais, malgré ses promesses, le terrain brûlant de l’infidélité de son mari. Elle poussa l’imprudence jusqu’à en parler clairement devant des gens du voisinage, qui ne manquèrent pas de le répéter ; le comte en fut informé. Une autre fois, en proie à un mouvement de colère, la comtesse dit à Hlistz et à Wolff que le Grand-Chambellan, manquant à sa parole, avait joué et perdu des sommes folles à Pétersbourg, courtisé toutes les femmes et fort mal conduit ses affaires ; qu’elle-même eût obtenu des conditions cent fois meilleures s’il l’eût laissé faire. Au moment où elle débitait cette diatribe, son mari rentrait dans la salle à manger et, caché par les paravents, n’en perdait pas un mot.

Cette aventure mit le feu aux poudres, et le comte s’emporta avec la dernière violence. « Il m’a dit les’choses les plus dures, écrit Hélène, entre autres qu’il ne voulait pas avoir d’enfants de moi et que, même si j’étais grosse, il voulait que je partisse ! »

La situation n’était plus tolérable, la comtesse exaspérée, et ne doutant pas que l’influence de la Karwoska ne jouât un grand rôle dans la mésintelligence qui régnait entre elle et son mari, prit la résolution extrême de se séparer de lui !

Il fallait qu’elle eût enduré de bien cruelles souffrances pour en arriver là. Les lignes hachées de son journal en rendent témoignage : « Mon mari est venu ce matin chez moi, il avait l’air si froid et si faux que cela m’a mise au désespoir !… Mon chagrin m’empêche de dormir, je me suis relevée à minuit et je suis encore là sans pouvoir chasser mes tristes pensées !… » J’ai déclaré à mon mari qu’il n’avait qu’à m’assurer un sort et que je le quitterais, je crois qu’il ne demande pas mieux, il m’a répondu froidement qu’il m’assurerait mon sort dans deux mois… » Deux jours après le comte s’emporte de nouveau contre Hélène et celle-ci ne veut plus même attendre deux mois.

« Quand j’ai été levée, je suis allée lui déclarer que je voulais absolument partir d’ici.

» La matinée s’est passée en scènes, au point que mon mari a écrit à Sambowski[68] de venir pour faire les arrangements de mon départ.

Il vint en effet et se rendit à Léopol[69] pour consulter les hommes de loi au sujet de la donation que le comte devait faire à sa femme, qui ne possédait presque rien, puisqu’elle avait eu l’imprudence de lui abandonner à peu près tous ses biens. Le secrétaire revint, apportant un projet de donation que la comtesse accepta sans vouloir le lire. Elle commença les préparatifs de départ, et donnant pour prétexte un séjour à Léopol chez son amie la princesse Jablonowska. Personne dans le château, sauf Sambowski, n’élait au courant de ce qui venait de se passer.

Deux jours après, une chaise de poste était à la porte, la comtesse sortait de son appartement, fort émue et n’ayant pas vu son mari. Il l’attendait sur le perron et lui offrit le bras pour descendre les marches, puis il ouvrit lui-même la portière de la voiture. Hélène se sentit défaillir, elle monta en chancelant, le comte baisa froidement la main de sa femme, ferma la portière et la chaise de poste partit.


IX

1805-1806


Le prince de Ligne à Léopol. — Retour d’Hélène à Brody ; réconciliation. — Madame de Bœsner et Sidonie. — Un projet de mariage. — Vente de Niemirow et de Kowalowka. — Départ pour Paris.



La comtesse, en avançant dans sa route, reprenait peu à peu le sentiment de la réalité et chaque tour de roue qui l’éloignait de Brody, lui brisait le cœur. Elle se demandait si elle n’était pas en proie à un effroyable cauchemar ? « Était-ce bien elle, Hélène Massalska, qui se séparait à jamais de celui qu’elle avait tant aimé et, elle osait à peine se l’avouer, qu’elle aimait encore ? Était-ce là le dénouement d’une passion à laquelle tout avait été sacrifié ?… Pourquoi une telle résolution ? et lui, comme il avait facilement consenti ! pas un mot pour la retenir, même au dernier moment, un silence glacial et une politesse plus glaciale encore ! »

Peut-être Hélène aurait-elle pu penser que douze ans auparavant elle infligeait sans remords et sans pitié à la comtesse Anna la torture qu’elle endurait maintenant, mais là-dessus ses notes sont muettes. Au bout de quelques heures, épuisée par la fatigue et l’émotion, elle s’endormit et ne s’éveilla qu’à Léopol.

La comtesse descendit à l’hôtel et, dès le lendemain matin, fit prévenir la princesse Jablonowska de son arrivée. Celle-ci accourut auprès de son amie qui lui raconta en peu de mots les pénibles scènes qui avaient précédé son départ. La princesse au courant de la situation depuis longtemps, chercha à ranimer un peu le courage abattu d’Hlélène et lui proposa de sortir avec elle.

La journée se passa à faire deux visites indispensables au prince et à la princesse de Lorraine, qui étaient installés à Léopol comme gouverneurs de la Gallicie, puis à recevoir les avocats et conseillers chargés de rédiger l’acte de donation du comte Vincent à sa femme, d’après le projet qu’il avait envoyé : il devait en connaître la formule puisqu’il se séparait pour la troisième fois. Après plusieurs heures de discussion entre ces messieurs, pendant lesquelles la comtesse garda le silence, elle se retira dans sa chambre, mais elle ne put dormir de la nuit.

Le lendemain, de bonne heure elle se rendit chez la princesse Jablonowska ; à peine arrivée, une voix se fit entendre dans l’antichambre, on insistait pour entrer. Au son de cette voix Hélène tressaillit et, avant qu’elle ait eu le temps de proférer une parole, la porte s’ouvrit et le prince de Ligne parut devant elle ! Rien ne peut peindre l’émotion terrible que ressentit la comtesse à cette vue. Il y eut une scène affreuse. « Nous pleurions si fort tous les deux, écrit-elle, que nous ne pouvions pas parler ; cela dura quelques instants comme cela, enfin la princesse nous laissa seuls. » Hélène ignorait que cette entrevue avait été secrètement préparée par son amie et le prince en ce moment à Léopol.

Quand la crise de larmes eut cessé, la jeune femme se jeta dans les bras de son beau-père comme un enfant qui demande à être consolé et, avec l’impétuosité naturelle à son caractère, elle lui raconta les scènes de Brody dans leurs moindres détails, son projet de séparation, ses regrets amers d’avoir donné la majeure partie de sa fortune au comte, déshéritant ainsi Sidonie, l’unique enfant qui lui restât. Puis elle entrecoupait son récit de cent questions sur sa fille, sa beauté, sa santé, son intelligence.

Le prince, qui la connaissait bien, la laissa parler sans l’interrompre, répondant seulement à ses questions sur son enfant. Il lui dépeignit Sidonie de façon à flatter son amour-propre maternel et à augmenter le désir qu’elle avait déjà de la voir, puis il l’engagea à remettre au soir la résolution à prendre pour l’avenir de sa fille et le sien. Hélène, un peu calmée, rentra chez elle et parvint à reposer quelques heures ; à peine était-elle éveillée qu’on annonça le prince de Ligne.

Dans une longue et affectueuse conversation, le prince s’attacha à prouver à sa belle-fille qu’en se séparant de son mari, elle prenait le pire de tous les partis. Évoquant avec une grande délicatesse, mais avec franchise, les souvenirs du passé, il lui fit aisément comprendre que la seule justification de sa conduite était l’amour passionné et profond qu’elle éprouvait pour le comte. Si elle se séparait de lui, elle devenait aux yeux du monde une vulgaire coquette, obéissant à des caprices fugitifs.

Puis, il ajouta un argument qui devait aller droit au cœur de la comtesse : on avait élevé Sidonie dans le plus grand respect pour sa mère et dans une ignorance complète des aventures de Varsovie. La jeune fille brûlait de la connaître et se la représentait sous les traits les plus séduisants : comment la maintenir dans ces sentiments, avec l’éclat d’une séparation qui réveillerait fatalement les souvenirs du passé ?

Un tel langage, dans la bouche d’un homme qui eùt cu le droit d’en tenir un si différent, fait mieux ressortir que tous les éloges, la générosité, l’élévation et la bonté du prince de Ligne. Hélène en l’ut profondément touchée et répondit avec émotion qu’elle était prête à suivre la ligne de conduite que son beau-père lui tracerait. « Il n’y en a qu’une, dit-il : retourner auprès du comte, obtenir par la douceur votre départ pour Paris, échapper ainsi à l’ennui de la vie de Brody et à des contacts journaliers irritants pour tous deux ». « Mais ma fille, interrompit Hlélène, je veux revoir ma fille. « Vous la reverrez », dit-il, sans s’expliquer davantage.

Il n’osait prendre aucun engagement là-dessus, sachant d’avance que la princesse mère s’y opposerait de toutes ses forces, car sa vertu rigide n’avait pas les mêmes facilités que la morale un peu souple de son mari.

Après cette conversation Hélène et son beau-père se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain. À peine fut-elle seule qu’elle se häta de faire demander le capitaine Docteur, officier de la suite du prince et l’accabla de questions sur Sidonie. « Il m’a dit que Sidonie est plus grande que lui et charmante. Je devais passer la soirée la veille chez le gouverneur, je m’étais fait excuser, ayant les yeux trop rouges d’avoir tant pleuré, mais j’y fus aujourd’hui. »

Le lendemain, dès le matin, le capitaine Docteur revint voir la comtesse. « Il me présenta le fils de Legros[70], qui est adjudant du prince. Brûlepavé, ancien postillon du prince Charles, est aussi venu me voir, il est maintenant valet de chambre chez mon beau-père. On m’a remis une lettre de six pages du prince : à midi, il vint me voir, puis il revint avant la parade avec le prince de Lorraine. Je fus ensuite chez la princesse Jablonowska où le prince vint me rejoindre. Puis j’écrivis une longue lettre à Sidonie, que je remis à d’Aspre qui accompagne le prince, je lui envoyai en même temps un joli médaillon où je plaçai une boucle de mes cheveux. »

On croit rêver en lisant ces lignes et en voyant Hélène rechercher avec tant de soin ce qui lui rappelle un passé qu’elle haïssait si peu de temps auparavant. Elle fait appeler les officiers de la suite du prince et reçoit avec bienveillance non seulement de simples lieutenants, mais un ancien postillon de son mari ! Elle voit son beau-père trois fois par jour et lui écrit entre deux visites.

Ce singulier changement tenait à plusieurs causes, mais la principale est aisée à deviner. La comtesse éprouvait pour le prince le sentiment de quelqu’un qui se noie pour celui qui le retire de l’eau. Arrivée à Léopol dans une situation qui lui semblait sans issue, elle trouvait une main bienfaisante qui lui ouvrait précisément la porte par laquelle elle souhaitait de passer. Le prince lui conseillait au nom de la sagesse la démarche qu’elle brûlait de faire par amour, mais dont elle rougissait ; ce précieux conseil lui sauvait l’humiliation en la colorant du nom de sacrifice, elle n’hésita pas une minute à le suivre.

Dès l’instant que la résolution était prise, il fallait l’exécuter sans délai. Hélène écrivit au comte une lettre fort courte ; elle exprimait ses regrets de la précipitation avec laquelle ils avaient pris tous deux un parti aussi srave et lui proposait avant de s’éloigner définitivement de Brody, de tenter encore un essai de conciliation. Si le comte acceptait cette proposition, elle le priait de lui envoyer quelques lignes à Ztoczow où elle retournerait coucher et attendrait sa réponse.

Elle expédia sa lettre par estafette, fit de tendres adieux au prince de Lisne et à la princesse Jablonowska, et partit furtivement sans prendre congé de personne. Elle arriva à Ztoczow à quatre heures du matin et s’y arrêta, attendant avec une angoisse fiévreuse la journée du lendemain et se demandant : « Qu’allait-il répondre ? Peut-être refuserait-il de la recevoir !… quelle honte, quelle humiliation ! »

L’estafette si désirée arriva enfin. Le comte lui écrivait deux lignes : « Le meilleur accueil l’attendait à Brody, où elle était toujours maîtresse de rentrer quand il lui plairait. » Le billet était sec, mais la comtesse craignait si fort un refus qu’elle s’en contenta et fit atteler aussitôt.

En suivant la route qu’elle avait parcourue peu de jours auparavant, Hélène arrangeait dans sa tête la façon dont elle aborderait son mari, sans compromettre sa réserve et sa dignité, car, tout en étant résolue à pardonner, elle tenait à faire sentir le prix de sa générosité.

À quatre heures de l’après-midi, elle rentra dans la cour d’Ostrowicz ; le comte, debout devant la maison, l’attendait à la même place où elle l’avait quitté. En le voyant, elle sentit son cœur battre à se rompre, elle sauta hors de la voiture sans attendre qu’il lui offrit la main et s’élança vers lui. Le comte l’entraîna rapidement dans son appartement, car « il n’aimait pas les scènes de tendresse devant témoins ».

« Ainsi, dit Hélène à peine entrée chez elle, tu ne m’en veux pas d’être revenue ? » — « Je t’en veux d’être partie », répondit le comte en l’embrassant tendrement. Elle cacha sa tête sur l’épaule de son mari et demeura ainsi quelques instants étroitement pressée entre ses bras, puis, laissant échapper un long soupir : « Que je t’aime, mon Vincent ! » murmura-t-elle. Et c’est ainsi que sa dignité s’envola devant le premier baiser de son mari.

jours seulement s’étaient écoulés entre le départ et le retour de la comtesse, mais ce court espace de temps avait suffi pour lui faire comprendre que son existence était liée à jamais à celle du comte. Il fallait donc à tout prix écarter de leur vie intimeles sujets de discussion futiles ou sérieux qui auraient fini par la rendre insupportable, et la comtesse était trop intelligente pour ne pas se rendre compte qu’elle devait prendre sa part de responsabilité des scènes pénibles qui avaient pré= cédé et motivé son départ de Brody.

Son amour tyrannique, sa jalousie, la violence de son caractère, l’imprudence de ses paroles, lassaient et impatientaient son mari qui, pour secouer ce joug, parlait brusquement pour un voyage, ou se renfermait des journées tntières dans son appartement,

Le caractère du comte n’est pas facile à analyser. Si nous consultons le journal d’Hélène, dans certains moment de colère elle en parle comme d’un être égoïste, faux, infidèle, orgueilleux, joueur, tour à tour prodigue et intéressé. En revanche, dans les lettres qu’elle lui écrit, elle le pare des qualités les plus séduisantes, et l’amour passionné qu’elle éprouve pour lui plaide singulièrement en sa faveur. Il faut ajouter qu’il avait su inspirer le même sentiment à sa seconde femme, la comtesse Anna.

Nous avons recueilli de la bouche de ses arrière-neveux des détails qui feraient croire qu’il ne méritait


Ni cet excès d’honneur ni cette indignité


Le comte Vincent était remarquablement beau, distingué et élégant, ses manières affables séduisaient au premier abord ; mais, en l’observant de près, on découvrait en lui plus d’habileté que de franchise, plus d’égoïsme que de dévouement et une grande sécheresse de cœur. Il manquait de fermeté dans ses décisions et se laissait facilement influencer par des subalternes. Son immense fortune, toujours engagée dans ses entreprises commerciales ou dans des affaires aventureuses, ne donnait pas, à beaucoup près, les revenus auxquels il pouvait prétendre, ce qui lui causait souvent de l’humeur.

Quant à sa fidélité conjugale, nous sommes édifiés à cet égard, et il a beau protester sans cesse dans ses lettres de l’amour dont « il brûle pour son ange », cette phrase stéréotypée ne produit plus grand effet quand on la lit pour la cinquantième fois et qu’on sait les détails de sa vie, dans laquelle les femmes jouent toujours le premier rôle.

Et cependant, malgré ses nombreuses infidélités, le comte aimait sa femme, il était fier de sa beauté, de sa grâce, de ses talents ; il se sentait flatté de l’affection profonde qu’elle éprouvait pour lui. Pendant les quelques jours qui venaient de s’écouler, il s’était alarmé un instant à la pensée d’une véritable séparation. Mais sa connaissance parfaite du cœur d’Hélène le rassura bientôt, et quand le billet annonçant son retour arriva, il ne fut point surpris.

La comtesse fit-elle confidence à son mari de sa rencontre avec le prince de Ligne ? nous l’ignorons, car ses notes sont muettes à ce sujet. Quoi qu’il en soit, les sages conseils de son beau-père ne furent pas perdus, elle employa toute sa force de volonté à dompter la vivacité de son caractère et s’appliqua à éviter les sujets de querelle qu’elle connaissait bien, entre autres l’impatience causée à son mari par les irruptions qu’elle faisait dans son appartement à toute heure et sans s’inquiéter de le déranger dans les affaires les plus sérieuses. Elle chercha une occupation qui pût remplir ses moments de solitude et fit arranger un atelier dans lequel elle s’installa chaque après-midi pour peindre. Les plus beaux tableaux de maîtres avaient échappé au désastre, elle entreprit de les copier ; ce travail ne tarda pas à l’intéresser passionnément, elle note chaque soir avec un soin tout particulier les progrès de son œuvre. Son mari, heureux d’être délivré d’une obsession qui l’exaspérait, sembla prendre beaucoup d’intérêt au développement du nouveau talent de sa femme qui, enchantée de ses éloges, redoubla de zèle.

Quelque temps après son retour, Hélène reçut une lettre de Sidonie qui lui causa une grande joie : M. d’Aspre lui avait remis la lettre, le médaillon et les cheveux envoyés par sa mère. Encouragée par cette preuve de tendresse à laquelle elle n’était guère accoutumée, la jeune fille écrivit une lettre infiniment plus tendre que les précédentes.


« Ce 29 juin.


» Vous ne sauriez croire, ma chère maman, combien cette marque de votre tendresse et de votre bonté m’a touchée. Soyez sûre que jamais je ne me séparerai de ce charmant médaillon et que vos cheveux me sont bien chers.

» Vous me demandez quels sont mes désirs. Les plus vifs que je forme sont pour votre bonheur et pour pouvoir vous voir et vous connaître ; remplissez-le, ce désir, ma chère maman.

Mes projets sont aussi de venir vous voir quand une fois je pourrai disposer de moi. De grâce, écrivez-moi bien souvent ; je sens que c’est beaucoup demander, mais aussi comme vos lettres me rendent heureuse.

» Ma famille est si bonne pour moi que je suis très contente. Envoyez-moi, je vous prie, votre adresse, car je suis toujours embarrassée de savoir comment vous faire parvenir mes lettres. J’espère que vous ne trouverez pas celle-ci cérémonieuse. Je suis à Baaden avec mes tantes, je m’y amuse toujours à merveille. Je me promène beaucoup, c’est un de mes plus grands plaisirs.

» Adieu, ma chère maman, que j’aime bien tendrement.


» SIDONIE. »

Quelques mois après la lettre de sa fille, un événement imprévu vint aider la comtesse à supporter la triste vie de Brody.

Sidonie avait été en pension à Vienne chez la femme du président Du Montet, émigré français. Le président avait une fille plus âgée de deux ou trois ans que Sidonie, mais malgré cela fort liée avec elle : cette jeune personne épousa le baron de Bœsner, propriétaire d’une terre voisine de Brody, et ils se décidèrent à venir l’habiter en décembre 1805.

Cette nouvelle fit un plaisir extrême à la comtesse, très désireuse maintenant d’entendre parler de sa fille. À peine arrivés, les Bœsner se présentèrent à Ostrowicz, accompagnés du président Du Montet ; ils furent accueillis à merveille et, dès leur première visite, Hélène constate dans son journal qu’ils sont charmants.


« 19 décembre.


— » Madame de Bœsner est venue me voir avec son mari et son père, M. le président Du Montet ; elle est charmante, ils habitent près de nous. »


« 21 décembre.

» Mon mari est allé voir les Bœsner, il a ramené le président Du Montet qui a dîné ici. Après le dîner, j’ai été voir M. et madame de Boesner, j’y suis restée une couple d’heures. »


À partir de ce moment-là, il ne se passera pas un jour sans que le président vienne dîner ou passer la soirée au château. La comtesse et madame de Bœsner se voient sans cesse, le comte et le baron de même, enfin l’intimité la plus étroite s’établit entre eux.

On devine qu’après l’entrevue de Léopol, qui avait réveillé si vivement l’affection endormie d’Hélène pour sa fille, l’arrivée des Bœsner lui parut providentielle ; qui pouvait mieux lui parler d’elle, lui dépeindre son caractère, son esprit, qu’une famille au sein de laquelle elle avait vécu pendant trois ou quatre ans ?

Madame de Bœsner passait de longues heures dans la chambre de la comtesse et là, en tête à tête, Hélène la questionnait à l’aise et voyait pour ainsi dire renaître son enfant sous ses yeux.

« Sidonie était pleine de charme et d’abandon dans l’intimité, elle avait l’amabilité et le trait piquant de l’esprit de son grand-père, un peu de paresse et de langueur causées par une santé délicate. Elle parlait souvent de sa mère (qu’elle mourait d’envie de connaître) mais seulement avec sa tante Christine et son grand-père, car sa grand’mère lui en imposait ; elle avait promptement deviné que la princesse n’aimait pas qu’on prononcât le nom de sa belle-fille devant elle. »

Toutes ces conversations troublaient profondément le cœur d’Hélène ; entraînée par une passion irrésistible, elle avait oublié facilement un mari qu’elle n’aimait pas et une fille qu’elle connaissait à peine : les trois enfants de son second mariage épuisèrent à eux seuls le trésor de tendresse maternelle que toute femme a dans le cœur et, après les avoir perdus, elle crut qu’il ne lui restait plus d’enfant à aimer sur la terre. Depuis quelque temps, le souvenir effacé de la petite Sidonie avait pris une forme et une couleur ; sa mère se prenait à désirer passionnément un portrait de sa fille, une boucle de ses cheveux, mais le réveil de ce sentiment maternel était troublé par la sensation aiguë et douloureuse que lui causait la pensée d’avoir frustré cette enfant de ses droits, de l’avoir dépouillée de son héritage.

L’immense fortune des Massalski passerait-elle donc presque en entier aux mains du fils de la comtesse Anna, à ce François qu’elle détestait d’avance ? Ce regret avait passé chez la comtesse à l’état d’idée fixe, elle se torturait l’esprit pour y porter remède, mais sans succès.

Depuis le retour d’Hélène une amélioration sensible s’était produite dans ses relations avec son mari ; la situation se détendait de jour en jour davantage, le comte promit de lui-même à sa femme, qu’aussitôt après l’arrangement de ses affaires, ils partiraient pour Paris.

Quelques visites vinrent aussi charmer leurs loisirs : leur ancien voisin le comte Esterhazy entre autres, qu’Hélène aimait beaucoup, arriva passer quelques jours, il venait de conduire son fils à Vienne.

La comtesse le questionna longuement sur les de Ligne : il avait vu le prince père et la princesse Clary et il apprit à Hélène que la princesse Clary élevait chez elle, avec ses propres enfants, une fille naturelle du prince Charles qu’on nommait Titine et qui appelait la princesse sa marraine. Iélène fut extrêmement surprise de cette nouvelle, car elle ne connaissait pas le testament de son premier mari qui léguait cette enfant à sa sœur et à son refus à la comtesse de Kinski. Le legs avait été accepté par madame de Clary et on fit reconnaîlre l’enfant comme fille du prince Charles ; elle portait le nom de Ligne, mais sans titre : Sidonie avait seule le droit de prendre celui de princesse. Les deux sœurs vivaient d’ailleurs en parfaite intelligence et s’aimaient beaucoup.

Cette nouvelle troubla Hélène à tel point, qu’une idée folle se présenta à son imagination. La petite Sidonie n’aurait-elle point été secrètement échangée contre la petite Christine. La tendresse extrême du prince de Ligne pour son fils ne lui aurait-elle pas suggéré ce moyen pour assurer un sort brillant à l’enfant qu’il aimait tendrement ?

Le comte Esterhazy rassura la comtesse, en lui expliquant que la différence d’âge entre les deux sœurs était assez grande pour rendre une telle substitution impossible ; d’ailleurs la loyauté du prince de Ligne et de la princesse de Clary écartait toute supposition de ce genre.

Sur ces entrefaites, le comte reçut la nouvelle de la levée du séquestre sur ses terres et celle de la vente de Niemirow.

« Mon mari a reçu la nouvelle que le général d’artillerie[71] va enfin finir l’achat de Niemirow. »

« Janiski est arrivé. Niemirow est vendu, mas il faut que mon mari envoie à la cour impériale à Pétersbourg pour faire la calculation. »

Cet événement qui comblait Hélène de joie fut cependant cause d’une discussion entre elle et son mari, discussion qui faillit devenir tout à fait sérieuse.

« Le soir, j’ai eu un grand chagrin, mon mari m’a dit qu’on avait mis pour clause dans la vente de Niemirow que les biens de Lithuanie répondraient, ce qui empêche de les vendre, met beaucoup de gêne et retardera la fin des affaires. »

Ses biens de Lithuanie étaient les seuls qui appartinssent en propre à la comtesse, et la clause introduite par son mari dans l’acte de vente de Niemirow lui faisait craindre de nuire encore aux intérêts de Sidonie, qu’elle songeait à défendre pour la première fois. Un observateur attentif aurait pu, du reste, s’apercevoir d’un grand changement dans la conduite de la comtesse depuis l’entrevue de Léopol. Non seulement elle mettait autant de soin à se rapprocher des de Ligne qu’elle en mettait autrefois à les fuir, mais un revirement singulier s’était opéré en elle dans un autre sens ; jamais, jusqu’alors, Hélène ne prononçait le nom du fils de son mari le jeune comte François : elle se mit tout à coup à en parler volontiers, et ce sujet d’entretien devint assez fréquent entre les deux époux.

Après avoir perdu tous les enfants d’Hélène, le comte sembla se souvenir qu’il avait un fils ou plutôt un héritier de son nom, de son titre et de sa fortune. L’entrevue qu’ils eurent à Leipzig au retour de Hollande contribua à réveiller ce semblant de tendresse paternelle ; le comte resta frappé de l’agréable physionomie, de la tournure élégante de son fils qui, malgré une excessive timidité augmentée encore par la présence de son père, avait les manières et le ton fort distingués.

Il pensa qu’avec un peu plus d’aisance et d’habitude du monde, le jeune comte serait plus tard un élégant cavalier digne de porter son nom, et sans devenir plus tendre ni plus généreux à son égard, il lui écrivit plus fréquemment et s’habitua peu à peu à penser à son avenir.

Hélène s’était aperçue de ce changement qui la blessa même au début, car elle nourrissait toujours l’espoir d’avoir d’autres enfants ; mais soudain ce sentiment fit place à une bienveillance que le comte ne s’expliquait pas.

Un matin, le Grand-Chambellan entra chez sa femme une lettre à la main : « Voici, dit-il, une proposition fort originale dont je viens te faire part ; c’est une proposition de madame Séverin Potocka, qui m’exprime le désir de voir François épouser une de ses filles ; jusque-là rien de plus naturel. Mais elle ajoute qu’elle désire non moins vivement voir son fils épouser ta fille Sidonie. » À ces mots, la comtesse tressaillit, ses joues s’empourprèrent et elle ne répondit rien. Le comte s’aperçut de son émotion. « Ce projet te paraît étrange comme à moi, continua-t-il, il serait bizarre de voir nos enfants devenir réellement frère et sœur. » Alors Hélène relevant la tête et regardant fixement son mari : « J’ai un projet plus bizarre encore », dit-elle. « Lequel ? » fit le comte étonné de l’accent singulier de sa femme. « — Celui de les voir devenir mari et femme. » Le comte stupéfait crut un instant qu’Hélène perdait l’esprit. Mais se remettant de son trouble, la comtesse, avec une chaleur et une éloquence entraînantes, expliqua à son mari tous les motifs qui avaient fait naître en elle cette idée, les avantages considérables que ce mariage apporterait à leur situation aux yeux du monde, ceux non moins grands qu’en pourraient retirer leurs enfants, et la douceur qu’ils éprouveraient tous deux à retrouver, dans des pelits-fils qui leur appartiendraient doublement, les enfants qu’ils avaient perdus.

Stupéfait de ce discours, le comte énuméra à son tour les obstacles qu’il prévoyait à une telle union. Comment espérer que les de Ligne consentissent jamais au mariage de leur petite-fille avec son propre fils, comment surtout décider la Grande-Chambellane à accepter pour fille celle de sa rivale détestée ?

Hélène ne nia pas les difficultés auxquelles on se heurterait, mais persuadée qu’avec du temps et de la patience on parviendrait à les surmonter, elle finit par convaincre son mari. Une des principales causes de l’hésitation du prince à se fixer à Paris, était la crainte de ne pas recevoir de la haute société française qu’Hélène avait connue, l’accueil qu’il désirait. On pouvait n’avoir pas oublié qu’au moment où le prince Charles de Ligne se faisait tuer dans les rangs de la noblesse française, sa femme désertait son foyer entraînée par une passion qu’elle allait cacher au fond de la Pologne. Les de Ligne avaient donné aux émigrés une hospitalité princière à Bel-Œil et à Vienne, un grand nombre de ceux-ci, rentrés à Paris, entretenaient avec eux une active correspondance. Cela pouvait donner à réfléchir.

Le mariage de François et de Sidonie arrangeait tout, car dès l’instant que les deux familles étaient non seulement réconciliées, mais unies par un nouveau lien, qui aurait pu se montrer « plus royaliste que le roi » ?

Hélène fit valoir à merveille cet argument décisif et le comte persuadé promit de se charger des négociations avec la Grande-Chambellane, tandis que sa femme travaillerait du côté des de Ligne, à la réussite de son projet. Elle croyait y amener facilement son beau-père, mais elle prévoyait une résistance plus difficile à vaincre du côté de sa belle-mère. Une visite imprévue vint favoriser son entreprise.

« 25 janvier. — Le baron des Gars est venu me voir, il est adjudant de l’Empereur et grand ami des de Ligne et des Lichtenstein ; il est ici pour faire passer soixante mille Russes, je ferai tous mes efforts pour le retenir à Brody. »

Elle y parvint, car le baron y passa plus de quinze jours ; pendant ce temps, il vint constamment dîner à Ostrowicz, il eut de longs entretiens avec la comtesse, qui ne négligea rien pour lui plaire ; au bout de quelques jours, jugeant le terrain bien préparé, elle lui laissa entrevoir son projet et la crainte de rencontrer de l’opposition du côté de la princesse mère, qui ne consentirait peut-être pas à se séparer de Sidonie. Le baron offrit ses bons offices, et le comte, se prêtant de bonne grâce aux désirs de sa femme, se montra d’un empressement et d’une politesse qui firent la conquête du baron des Cars : Celui-ci reparlit peu de jours après pour Vienne, enchanté des seigneurs de Brody.

Peu de lemps après l’arrivée du baron à Vienne, Hélène écrivait sur son carnet : « J’ai reçu trois lettres, une du prince de Ligne, une de la princesse Clary et une de Sidonie pour l’anniversaire de ma naissance. » C’était la première fois depuis dix-huit ans que les relations se renouaient entre les deux familles, et quoique les lettres ne fussent que de simples félicitations, la comtesse en tira un heureux augure et y répondit sur-le-champ.

Voici la lettre de Sidonie :


« Ce 21 janvier 1806.


» Je ne sais, ma chère maman, si vous avez reçu toutes mes lettres, je crains bien qu’elles soient perdues, car ne sachant jamais positivement où vous étiez, chacun me nommant une autre ville, les uns Leipzig, d’autres Paris, mais les petites Krasiscka m’ayant écrit qu’elles vous avaient vue à Brody, je prends le parti d’adresser celle-ci à madame de Bœsner afin qu’elle vous soit remise plus fidèlement, et j’ose me flatter que vous me répondrez.

» Qu’elles sont heureuses de vous avoir vue, chère maman ! Que j’aurais bien goûté ce bonheur. Tout ce qu’elles m’ont dit de vous a augmenté, s’il est possible, le désir que j’ai de vous voir. Ma tante Clary partage bien ce désir, elle me charge de vous dire que si elle avait su votre séjour à Dresde, elle n’aurait pas manqué de vous y aller voir et comme elle a été désolée qu’on ne l’en ait informée que quand vous en étiez partie. Toute-ma famille me charge d’un millier de compliments pour vous.

» Faites en sorte, ma chère maman, que je vous connaisse bientôt, c’est terrible d’être parvenue à l’âge de dix-neuf ans sans connaître sa mère et surtout quand on sait que cette mère est si bonne, si aimable, qu’elle possède toutes les qualités. Combien de fois je pense à vous, c’est toujours ma première et ma dernière idée tous les jours.

» Adieu donc, ma bien chère maman. Permettez-moi de vous embrasser tendrement.


» SIDONIE, »


Une vente importante vint sur ces entrefaites faciliter l’arrangement définitif des affaires du comte. Un Russe, envoyé par le prince Platon Zouboff, apporta de sérieuses propositions pour l’acquisition des biens situés en Samogitie.

L’empereur Alexandre n’avait ordonné aucune poursuite contre les assassins de Paul I, mais Zouboff supposa avec raison que sa vue ne devait pas lui être agréable. Il se retira en Pologne où il possédait des terres considérables, et désira y ajouter celles du comte qui les joignait. Le marché fut rapidement conclu et, en même temps, le Grand-Chambellan annonça à sa femme que leur départ pour Paris ne souffrait plus d’obstacles.

La joie d’Hélène ne peut se décrire, elle écrit le soir. « Toute la société est venue dîner, j’ai été trop folle ! Je commence demain à paqueter ! »


X

1803-1806


Le prince de Ligne à Vienne. — L’abbaye d’Edelslieten. — Sidonie de Ligne. — Entrevue d’Hélène et de son beau-père.



Pendant qu’Hélène entreprend ce voyage si ardemment souhaité, retournons au prince de Ligne que nous avons quitté au moment où il se fixait à Vienne après avoir perdu, avec une philosophique insouciance, sa fortune et sa grande situation dans les Pays-Bas.

Depuis 1796, la situation pécuniaire du prince s’améliora, la vente de ses terres de Tauride et une pension que lui accorda Paul I augmentèrent son modique revenu. La vente de ses tableaux et de quelques objets d’art lui avait aussi fourni une ressource passagère, mais les questions d’argent ne le préoccupaient guère et un sujet plus sérieux vint l’inquiéter gravement en 1801.

Malgré la préférence marquée du prince de Ligne pour son fils Charles, il aimait tendrement son fils Louis. Éloigné très jeune de la maison paternelle par son entrée au service de France, la carrière militaire du jeune prince se trouva toute différente de celle de son frère. La reine Marie-Antoinette l’avait fait entrer dans son régiment, le Royal-Allemand[72].

L’avancement du jeune prince fut rapide, il entra dans le régiment d’Orléans et la terrible journée du 10 août le trouva lieutenant-colonel. Il fit partie de l’état-major de Dumouriez et passa avec le duc de Chartres dans l’armée autrichienne, où il devint aide de camp du général Clerfayt ; il se distingua à la bataille de Jemmapes, eut deux chevaux tués sous lui et fut fait capitaine des grenadiers de son père par l’archiduc Jean qui l’avait vu se jeter dans les rangs des républicains français pour reprendre le drapeau de sa compagnie et le rapporter.

À la bataille de Hohenlinden, 3 décembre 1800, où il commandait le régiment de l’archiduc Joseph, il se conduisit de la manière la plus brillante. À la tête d’un bataillon de grenadiers qu’il électrisait par son exemple, il voulut se faire jour au milieu des Français, mais blessé de deux coups de feu, il fut laissé pour mort et fait prisonnier. Il allait être passé par les armes comme déserteur, lorsque Ney le sauva en lui donnant un autre prénom, celui d’Eugène au lieu de Louis, ce qui empêcha d’établir son identité ; il fut rendu à la liberté le 26 janvier 1801[73]. Un mois après, il arrivait à Vienne rejoindre ses parents. Il était l’enfant préféré de sa mère à laquelle il ressemblait beaucoup, c’est dire qu’il avait une figure charmante.

Le prince père était alors à son refuge du Leopoldsberg, il organisa bien vite une petite fête en l’honneur du retour de son fils et y convia, entre autres, son ami le marquis de Bonnay.

Dans un dîner récent chez le prince et à la suite d’une plaisanterie, le marquis de Bonnay, émigré français et ami intime des de Ligne, s’était comparé à un chapon de Styrie. Voici la lettre d’invitation improvisée qu’il reçut :

            Air de Camille ou le Souterrain
                       (De mon refuge)

            À M. LE MARQUIS DE BONNAY
                          (Impromptu)

            Ma femme et moi nous confions
               Aux manières discrètes,
            Du plus aimable des chapons
               De petites poulettes ;
            Avec elles venez jeudi
                    Avant midi,
            Et restez jusqu’à samedi.
Marquis, à ce projet ne soyez pas revêche,
     Arrivez, arrivez dans notre calèche.

            Marquis, apprenez que Louis[74],
            Ragoût pour Robespierre,
            En nos mains vient d’être remis
               La semaine dernière.
            Prenant part à notre bonheur,
               Je crois, d’honneur,
            Que c’est réjouir votre cœur.
Venez donc en faveur de nos bonnes nouvelles
Aux côtés, aux côtés de ces demoiselles.


Les deux poulettes confiées aux soins de M. de Bonnay n’étaient autres que les deux filles du prince Charles, Sidonie et Christine, élevées ensemble.

La princesse Clary, remplissant le désir de son frère, s’occupait maternellement de la petile Titine qu’il lui avait léguée d’une façon si touchante ; elle la plaça dans la même pension que Sidonie, et les deux petites filles vécurent ainsi côte à côte liées par la plus tendre amitié, mais ignorant le lien secret qui les unissait en réalité.

Deux ans après le retour du prince Louis, un événement favorable vint améliorer la situation de son père. Le 9 avril 1803, un traité de paix fut signé à Lunéville entre la France, l’Empereur d’Allemagne et l’Empire : Toute la rive gauche du Rhin, le comté de Falkenstein et le Frickthal lurent cédés à la France. Deux ans après, une députation de l’Empire d’Allemagne envoyait un plan pour régler les indemnités des princes et des États qui avaient perdu leurs possessions sur la rive gauche du Rhin par le traité du 9 avril. On les indemnisa au moyen des fiefs ecclésiastiques, supprimés en Allemagne comme en France.

Le maréchal de Ligne possédait par héritage de famille le petit comté souverain de Fagnolles, près de Philippeville[75]. La seigneurie de Fagnolles avait été érigée en 1770 en comté d’Empire, et agrégée en 1785 au collège des comtes de Westphalie. Il reçut à titre d’indemnité de son comté l’abbaye d’Edelstetten et le cent vingt-sixième vote viril au collège des princes de l’Empire.

Cet événement, qui pour tout autre que le maréchal eût été d’une grande importance, fut traité par lui avec une insouciante gaieté. Il partit dès les premiers jours de mai pour prendre possession de sa nouvelle souveraineté, non sans une certaine crainte de trouver l’abbesse dépossédée et ses chanoinesses de fort mauvaise humeur. Peut-être aussi les paysans regretteraient-ils le gouvernement de l’abbesse ? C’est à ses filles, la princesse Clary et la comtesse Palfy qu’il adresse tour à tour le récit de son inauguration, il est difficile de lire quelque chose de plus gaiement conté.


À LA PRINCESSE CLARY


« Edelstetten, ce 10 mai 1803.


» Ah ! quelle canonnade ! quelle jolie petite armée de soixante-six hommes dont la moitié jette de temps en temps les fusils, pour me faire la plus brillante des musiques. J’ai cependant surpris tout le monde ; mais on était sur ses gardes et à peine les postillons avaient-ils fini de corner au haut de la montagne que l’alarme était déjà dans les fonds du vallon, où je voyais courir sous les armes ou au chapitre, ou à l’église, croyant peut-être que j’y descendrais (apparemment pour demander pardon à Dieu de ce que je prenais le bien d’autrui).

» J’étais tenté moi-même de regarder une indemnité comme une indignité et une sécularisation comme une abomination. Mais je me disais : On a trouvé tout cela si beau dans la paix de Westphalie, qui passe pour le plus bel ouvrage du monde, qu’on admirera peut-être sa parodie. Je ne donne pas le temps à l’abbesse de me recevoir au bas de l’escalier ; je grimpe vite les marches deux à deux pour aller lui baiser la main et lui dire devant ses dames, qui arrivaient l’une après l’autre, les choses les plus touchantes et les plus respectueuses, quoique ce fût en allemand puisqu’elle ne sait pas un mot de français.

» L’accent de la peine que je sentais leur faire suppléa apparemment à l’accent de la langue ; nous fûmes tous ou toutes attendris ; j’avais l’air, le jeu et l’effet de la douleur. Ensuite, ne voulant pas le gâter par quelque mot ridicule prononcé de travers, je fis un peu de silence ; puis du français pour essayer celui des chanoinesses ; puis encore un peu d’allemand qui me réussit assez bien par hasard. J’en ai pourtant ri moi-même pour qu’on se mit un peu à son aise et les petites se moquèrent les unes des autres pour leur français plus ou moins souabe. —

» Enfin les fronts se déridaient un peu, je remerciai l’abbesse de m’avoir demandé mon portrait, qui était dans son salon. On me regardait, on le trouvait ressemblant. Je fis semblant d’avoir des affaires, les pauvres malheureuses n’en avaient que trop. Je ne voulus déloger personne et je me retirai chez moi d’oùje vous écris.

« À demain ! »


À LA PRINCESSE CLARY


Le 12 mai 1803.


» Eh bien, la journée s’est passée à merveille. Après un peu trop de cérémonie à la parade de mes très jolis soldats bleus (parements et collet couleur de rose, comme ma livrée), et à dîner encore plus, je me suis sauvé, j’ai été me promener seul pour voir s’il n’y avait pas moyen d’embellir les environs.

» Je suis entré dans presque toutes les maisons pour savoir si l’on y était passablement heureux, et si on ne pouvait pas l’être davantage. J’ai pris bien des requêtes et accordé tout de suite tout ce que j’ai pu.

» Ues dames s’amusèrent beaucoup, quand je revins, de mon étonnement de la courtesse de l’empire que je leur enlevais, et moi je me réjouis de ce que je n’avais pas fait comme plusieurs d’entre nous qui avaient bien intrigué et obtenu sur la rive droite du Rhin le triple de ce qu’ils avaient perdu sur la rive gauche…

» Charles XII, en parlant de son royaume, disait : < Dieu me l’a donné, le diable ne me l’ôtera pas. » Je ne sais qui m’a donné le mien, mais j’ai grand’peur que Dieu ne me l’ôte et cela me fera de la peine, car je suis si bien ici… Vous auriez ri et pleuré de mon inauguration, j’étais sur un trône de seigneur d’opéra-comique, il y avait plus de feuillages que de tapis (déchiré par le bas). De vieux morceaux de velours cramoisi bien miroité pour le haut recouvraient un dais prêt à me tomber sur la tête.

» Mes fidèles sujets sont venus me baiser la main : comme ils ne sont pas nombreux, cela ne m’a point fatigué, et avec la charlatanerie d’un souverain philosophe, je soutenais les vieillards pour les empêcher de tomber sur le gradin en descendant, car, en Empire, il faut avoir l’air d’un Menschfreund[76]. Du veste, mes catholiques sont de si bonne foi et si bonnes gens que pour ne pas leur faire de la peine, j’ai renvoyé des anabaptistes, avec qui je voulais m’arranger, et qui, de 15 000 florins que ceci me rapporte, m’en auraient procuré le double…

» Une de mes chanoinesses, mademoiselle de Bœsler, bien jolie et aimable, a peur des hannetons : ses charmantes camarades et moi nous en fîmes ramasser une centaine que nous avons mis dans une boîte et que nous lui avons envoyés de la part de ses parents. À peine étions-nous sortis de chez elle pour aller nous coucher, (avions-nous dit), qu’elle ouvre ce qui fait son supplice. Ses cris, nos rires et puis notre pitié, la crainte des pleurs, nos regrets d’une plaisanterie peut-être trop forte, tout cela fut l’affaire d’une minute. Je rentrai dans sa chambre, je fus l’Hercule. qui terrassa les monstres qui en voulaient à tous ses appas, et ses camarades et moi à genoux, nous obtînmes notre grâce.

» Cela sent un peu le collège, le couvent, c’est un peu jeune pour le vieux souverain ; mais faites honneur à ses mœurs, car voilà ses plaisirs. Il en est de plus vifs, mais non pas de plus purs.

» On me paraît assez content de moi ; je suis enchanté de tout le monde et de finir ma lettre par vous dire, chère Christine, que je serais l’homme du monde le plus heureux, si vous étiez ici car, sans vous, y a-t-il pour moi félicité parfaite ? »


À LA COMTESSE PALFY


« Juin 1803.


» Quoique je voulus échapper aux tristes adieux de part et d’autre de mes adorables chanoinesses et des excellents habitants de mon bon gros village, je ne pus surprendre ma garde « qui veillait aux barrières du Louvre », et comme du côté de Gunzbourg il n’y a pas loin de ma capitale aux frontières, je les trouvai rangés à une heure et demie du matin avec toute la musique turque qui, ne se contentant pas du tapage qu’elle me faisait au réveil, à la parade et à la retraite tous les jours, en faisait là encore autant. Cela cependant et trois salves de mousqueterie tirées au nez de mes chevaux, qui en manquèrent de me casser le cou, faisaient le plus bel effet du monde pendant la nuit la plus obscure et une pluie à verse.

» Ainsi mon départ fut éventé. Je ne sais s’il en coûta quelques larmes à mes anges de chanoinesses, mais tout ce qui était levé dans la maison et dans la rue et mes jolis et bons soldats en répandaient ainsi que moi et mes gens, Ismaël compris, qui versait des larmes aussi noires que sa figure.

» Quelques Unser Rinz soll leben prononcés, ainsi qu’à mon inauguration, d’une voix un peu sourde et concentrée, me touchèrent bien plus que tous les vivats dont on m’avait autrefois étourdi les oreilles.

» Si mes chanoinesses avaient été laides, dédaigneuses, dégoûtées, intéressées comme elles le sont dans presque tous les chapitres, j’aurais 10 000 florins de rente de plus. Mais pourvu que ce que j’en tirerai remplace la vente de mes tableaux dont le dernier payement va finir, je serai fort content et continuerai à vivre dans mon aurea mediocritas avec mes 17 000 ou 18 000 florins de rente[77] ».

Ce fut également en 1803, peu de temps après la prise de possession d’Edelstetten, que Napoléon fit lever le séquestre mis en 1793 sur les biens de la maison de Ligne, mais le feld-maréchal ayant suivi l’armée autrichienne élait considéré comme émigré. C’est même grâce à l’abbé Sieyès, auquel il avait autrefois rendu service que sa fortune fut séquestrée et non confisquée en 1794.

Le prince renonça alors à tous ses biens dans les Pays-Bas en faveur de son fils Louis, qui se fit recevoir sujet français, et auquel, à cette condition, ils furent rendus par le premier consul, tandis que le feld-maréchal demeura prince allemand.

Le prince Louis se chargea de libérer Bel-Œil et les terres qui en dépendaient, des dettes considérables qui les hypothéquaient. Une certaine quantité avaient été contractées par le prince Charles : Sidonie n’avait donc rien à prétendre de ce côté-là, et si les revenus de son grand-père s’étaient augmentés, la part plus que minime qui pouvait lui en revenir ne constituait pas un patrimoine.

[l ne lui restait en réalité que l’héritage de son grand-oncle, le prince-évêque de Wilna, et la part que l’impératrice Catherine lui avait fait assurer par sa mère, mais seulement après la mort de celle-ci. Or, tous les biens du prince-évêque consistaient en terres situées en Pologne, et les bouleversements continuels qu’avait subis ce malheureux pays rendaient le revenu des terres presque illusoire surtout pour ceux qui ne l’habitaient pas. Les possesseurs et les intendants s’arrangeaient si bien que pas un ducat n’arrivait au propriétaire, s’il vivait à l’étranger. D’ailleurs le prince était l’homme le moins fait pour surveiller les intérêts matériels de sa petite-fille. La situation présente et l’avenir de Sidonie était donc fort précaire, et son établissement à Vienne assez difficile.

Revenons au départ du comte et de la comtesse pour Paris. Avant de se séparer, il avait été convenu qu’ils se rejoindraient à Breslau. La comtesse y arriva le 11 septembre après un voyage très fatigant et sans cesse interrompu par des passages de troupes qui remplissaient les auberges et réquisitionnaient les chevaux de poste.

Le comte et la comtesse ne voyageaient jamais ensemble, ils se donnaient seulement rendez-vous dans telle ou telle ville où le premier arrivé attendait l’autre. Une des causes de cette bizarre façon de procéder était peut-être la suite nombreuse que chacun d’eux emmenait avec lui ; il est assez curieux d’en lire le détail.

Le comte était accompagné de quatre sécrétaires, deux intendants, un médecin, deux valets de chambre et quatre laquais, plus deux postillons lui appartenant qui montaient à côté des postillons qu’il prenait à chaque poste. Il était précédé d’un courrier qui faisait préparer les logements. Il occupait à lui seul sa chaise de poste ; dans la voiture suivante venait le médecin et les intendants, dans une troisième, les quatre secrétaires, et enfin, dans une espèce de coche, les six domestiques. Un immense chariot contenant les bagages fermait la marche.

La suite d’Hélène était un peu moins nombreuse, mais encore très considérable.

Hélène passa deux jours à Breslau, attendant l’arrivée du comte qui la rejoignit le 18 septembre.

Pendant son voyage rapide, Hélène, ne perdant pas de vue le projet qui lui tenait si fort à cœur, s’était arrêtée à Tœplitz dans l’espoir d’y trouver les Clary et le prince de Ligne, mais ils étaient partis peu de jours auparavant. Comptant sur l’aimable et bonne princesse Clary pour l’aider à surmonter les difficultés qu’elle prévoyait du côté de la princesse mère, la comtesse fut très contrariée de ne pas la rencontrer ; elle lui écrivit aussitôt une longue lettre sans expliquer clairement ses intentions, mais exprimant un grand désir de revoir Sidonie et de se rapprocher de cette enfant sur laquelle désormais se concentraient ses sentiments maternels, puis elle insistait sur le plaisir qu’elle avait éprouvé à revoir son beau-père à Léopol, malgré la violente émotion que cette vue lui avait causée. Elle indiquait l’itinéraire qu’elle allait suivre et finissait en ajoutant que si un heureux hasard dirigeait son beau-père du même côté, elle serait heureuse de le revoir de nouveau et de s’entretenir avec lui de l’avenir de Sidonie.

Cette dernière phrase produisit l’effet sur lequel Hélène avait compté, et à peine arrivée à Brünn, elle reçut une lettre qui lui annonçait la visite du prince de Ligne. Ils ne passèrent ensemble que quelques heures, mais elles suffirent à Hélène pour peindre à son beau-père, sous les couleurs les plus vives, son désir ardent de revoir sa fille, le bonheur qu’elle se promettait d’une union qui assurerait à Sidonie des avantages difficiles à rencontrer ailleurs.

Elle exprima de nouveau le regret que lui inspiraient les donations imprudentes qu’elle avait faites au comte au détriment de Sidonie, mais le mal étant accompli, il n’y avait qu’un remède, celui qu’elle proposait et qui attacherait Sidonie à son beau-père par les liens les plus étroits.

Elle fit l’éloge du comte François, ajoutant adroitement que cet éloge ne pouvait être suspect dans sa bouche, puisque le jeune prince avait été élevé par une mère qui ne pouvait lui inspirer des préventions favorables.

Ils se séparèrent en parfait accord ; le prince repartit pour Vienne et Hlélène continua sa route vers Paris, tremblant toujours que le comte ne se laissât arrêter par les difficultés du chemin et la pusillanimité de son entourage. Mais il n’en fut rien, il la rejoignit au bout de peu de jours et ils arrivèrent sans trop de difficultés jusqu’aux portes de Paris. Hélène attendit à Bondy dans une mauvaise auberge que son mari eût fait choix d’un appartement, et elle reçut, le 24 novembre, ce petit mot :


« Je l’écris à la hâte, ma chère amie, n’ayant rien de plus pressé que de te tirer de ton taudis et le désir de te voir. Arrive donc le plus vite possible à l’hôtel des Étrangers, la seconde maison à droite dans la rue Richelieu, entrant par le boulevard. Je t’écris à la hâte sur du papier et de l’encre d’emprunt. Tu donneras six francs au postillon qui te remettra ce billet, car je le lui ai promis. Je vais à présent m’occuper des détails nécessaires.


» Paris, ce 24 novembre, à 9 heures du matin, »


XI

1806-1807


Hélène à Paris, — Le retour des émigrés. — L’Abbaye-aux-Bois. — La princesse de Monaco ; sa tanté, madame de Gramont. — Une demande en mariage. — La Grande-Chambellane.



La comtesse Potocka avait quitté Paris en 1786 étant alors princesse de Ligne ; elle y rentrait vingt ans après ; mais la Révolution, cette commotion terrible qui ébranla le monde, avait creusé, entre l’ancien et le nouveau régime, un abîme qu’un siècle ne devait pas suffire à combler. C’est peut-être au moment de l’arrivée d’Hélène que l’on commençait à s’en rendre compte.

Les excès de la Terreur, le chaos du Directoire, les guerres du Consulat n’avaient pas laissé le temps de réfléchir, il faut du calme pour penser et comparer. La majeure partie de l’ancienne société française avait été dispersée ; on voyait depuis peu rentrer les émigrés ; ce n’est guère qu’en 1806 que ceux qui n’avaient pas de position auprès des princes revinrent en France, et c’est alors seulement qu’on put compter les vides faits par l’échafaud, la maladie ou l’exil[78].

Dès le lendemain de son arrivée, le premier soin d’Hélène fut de visiter Paris. Elle sortit le matin seule et à pied. Quoique les traces de la Révolution fussent en partie effacées, il en restait assez pour qu’on pût juger de ses excès. Les mots hôtel et palais étaient remplacés par : « Maison ci-devant Bourbon, maison ci-devant Conti, etc. » Dans les rues on avait substitué aux noms des saints ceux des patriotes ou des philosophes à la mode. Les voitures de place n’étaient autres que les carrosses confisqués des ci-devants. Les petites boutiques de libraires des quais, qui existaient déjà, étaient remplies de livres richement reliés portant sur le plat le blason des plus anciennes familles ; on voyait également étalés, à la devanture des brocanteurs, de superbes portraits volés dans les hôtels parliculiers[79].

On devine qu’Hélène dirigea d’abord ses pas vers le séjour où s’était écoulée son enfance et dont elle gardait un si doux souvénir ; mais, hélas ! l’Abbaye-aux-Bois était fermée, les religieuses dispersées, l’abbesse morte ; la vieille mère prieure seule habitait encore dans le voisinage, et occupait une misérable chambre rue de Sèvres, avec une sœur converse qui n’avait pas voulu la quitter. La chapelle extérieure cependant était ouverte et rendue au culte public. La comtesse y entra prier quelques instants, puis obtint du concierge de la laisser pénétrer dans les jardins de l’abbaye. Une vive émotion s’empara d’elle en revoyant les grands cloitres qui abritaient leurs jeux les jours de pluie, les bosquets où elle conspirait avec Choiseul et Morlemart, le préau où reposait « sa chère bienfaitrice ». Elle s’y promena longtemps, puis émue par tous ces souvenirs, elle partit après avoir pris l’adresse de la mère prieure, et revint à pied jusqu’à la place Vendôme, passant lentement dans les rues désertes et silencieuses. La moitié des hôtels étaient fermés, d’autres transformés en maisons de location avec des boutiques installées dans les rez-de-chaussée ; les armoiries enlevées au-dessus des portes cochères et remplacées par des inscriptions révolutionnaires. Dans d’autres hôtels les portiers n’avaient pas quitté leur poste et l’on pouvait entrevoir, par la petite porte ouverte, la vaste cour dans laquelle se succédaient autrefois les brillants équipages. Maintenant l’herbe croissait entre les pavés et envahissait jusqu’au perron.

Hélène eut le cœur si serré en rentrant de sa promenade, qu’elle ne put s’empêcher de pleurer en la racontant à son mari.

Mais elle avait hâte de revoir ses-amis. Les fidèles Badens avaient fait prévenir ceux qui étaient réinstallés à Paris, et la comtesse vit bientôt accourir la duchesse de Choiseul, madame de Rougé (mademoiselle de Mortemart), madame de Spinola (Antoinette de Lévis), la charmante marquise de Coigny (mademoiselle de Conflans) devenue « bonapartiste endiablée », madame de Narbonne (mademoiselle de la Roche-Aymon), fille de la marquise qui avait fait un si beau bruit au couvent, une nuit de carnaval, enfin le marquis et la marquise de Boufflers (madame de Sabran) et son fils, le comte Elzéar, qui jouaient jadis avec Hélène le Mariage de Figaro à Bel-Œil.

Que d’émotions en se retrouvant, que de changements survenus pendant ces vingt années ! Les joues roses sont pâlies, les beaux cheveux noirs ou blonds sont devenus blancs ! Mais le bonheur de se revoir est si grand qu’on oublie tout ; les questions pleuvent, on a peine à y répondre. Et que de lugubres réponses !

Hélène savait bien le triste sort de toutes celles qui manquaient à l’appel ; mais quelque déchirants que fussent les détails, elle voulut les connaître ; c’est de la bouche même de la duchesse de Choiseul qu’elle apprit ceux de la mort de sa sœur, la pauvre petite Stainville, qu’elle protégeait si noblement au couvent contre les dédains de sa famille. Mademoiselle de Stainville avait épousé le prince Joseph de Monaco ; elle émigra avec lui et ses enfants. Rentrée à Paris sous un déguisement pour tâcher de sauver une partie de la fortune de ses filles, elle fut arrêtée deux fois, et deux fois parvint à s’évader. Mais, trahie par un domestique, on découvrit sa retraite, et le 7 thermidor elle parut devant le tribunal révolutionnaire. Une heure avant d’être appelée, un émissaire secret vint lui conseiller de se déclarer grosse afin de gagner du temps. Elle refusa de racheter sa vie par un mensonge déshonorant, car les événements l’avaient séparée de son mari depuis près d’un an. Le lendemain matin, 8 thermidor, elle fut condamnée. Au moment de monter sur la fatale charrette, elle demanda au geôlier des ciseaux pour couper quelques boucles de ses beaux cheveux blonds destinées à ses enfants, il refusa. Alors, brisant avec vivacité un carreau de vitre, elle hacha ses cheveux avec un morceau de verre, les remit à une de ses compagnes pour les faire parvenir à ses enfants ; puis, plaçant d’une main ferme un peu de rouge sur ses joues : « Je ne veux pas, dit-elle, que l’échafaud puisse me faire pâlir. » Vingt-quatre heures plus tard arrivait le 9 thermidor, elle était sauvée si elle eût consenti au mensonge qu’on lui demandait.

Hélène n’avait point oublié les bontés dont les duchesses de Gramont et du Châtelet l’avaient comblée dans son enfance ; c’est encore madame de Choiseul qui lui dit l’héroïque attitude de madame de Gramont, sa tante, devant le terrible tribunal. La duchesse ne songea pas un instant à se défendre ; elle ne s’occupa que de madame du Châtelet à laquelle elle avait donné le funeste conseil de rentrer en France, elle répondit à ses juges : « Je ne veux pas me défendre. Je ne cherche point d’excuse, mais cet ange qui est auprès de moi n’a pris aucune part aux affaires politiques, sa vie et son caractère suffisent à la justifier, condamnez-moi et laissez la vivre. — N’as-tu pas envoyé de l’argent aux émigrés ? demanda un des juges. — Je pourrais dire non, répondit-elle avec fierté, mais ma vie ne vaut pas un mensonge ! » Les deux amies montèrent sur l’échafaud le même jour[80].

La jeune duchesse de Choiseul elle-même avait cruellement souffert. Son mari, que les pensionnaires de l’Abbaye-aux-Bois trouvaient si charmant et qui saluait avec tant de grâce, n’avait pu se consoler de l’échec de la fuite de Varennes. Il émigra en Hanovre. Là, il organisa les régiments de Choiseul et de Lowenstein pour aller combattre Tippoo-Saïb dans les Indes. Is s’embarquèrent en 1795, mais une tempête les jeta sur Ja côte de France, et ils firent naufrage près de Calais. Une partie des naufragés furent sauvés ; le duc était du nombre, et reconnu par un ancien garde française, il fut fait prisonnier. On s’empara de son hôtel de la rue d’Artois dont on chassa brusquement la duchesse. Le mobilier fut à moitié pillé, à moitié vendu sur place à l’encan. Elle confia sa fille à sa grand’tante la duchesse douairière de Choiseul, et parvint à s’enfuir avec son fils. La duchesse douairière de Choiseul s’était réfugiée dans un modeste entresol après la mort de son mari ; là, servie par une seule femme, sans regretter les grandeurs de Chanteloup, elle consacrait uniquement ses revenus à acquitter les dettes considérables laissées par le duc. Elle échappa aux jacobins, à la guillotine et garda auprès d’elle la petite Stéphanie, que sa mère venait de lui confier.

Pendant quatre ans, le duc resla prisonnier dans un cachot où la lumière pénétrait à peine. Enfin arriva le 18 Brumaire ; sa tante sortit alors de sa retraite et obtint une audience du premier consul. Elle se rendit à Saint-Cloud accompagnée de sa petite-nièce et sollicita elle-même la grâce de son neveu. Bonaparte la lui accorda, et désigna Munster comme lieu de résidence du duc, avec permission de voyager, mais sans l’autoriser à habiter Paris. Sa femme partageait son temps entre Paris et Munster.

Après les premiers moments donnés à ces tristes récits et au plaisir de revoir ses anciens amis, Hélène ne tarda pas à être frappée du bouleversement complet qui s’était opéré dans les habitudes de la société française. Tout était changé, les heures de repas, les heures de spectacle, le genre des réunions.

À l’arrivée de la comtesse à Paris on ne soupait plus, les spectacles finissaient entre neuf et dix heures ; les modes anglaises, qui déjà commençaient à poindre à la fin du règne de Louis XVI avaient tout à fait pénétré dans la société. De grands raouts, fort ennuyeux, remplaçaient les réunions intimes. La mode des concerts privés et des pièces jouées par des acteurs dans les salons date de cette époque-là. Les mœurs étaient modifiées sinon épurées et la fameuse galanterie française avait disparu.

Le prince de Ligne, impatienté d’entendre sans cesse critiquer l’immoralité de l’ancien régime et vanter les vertus du nouveau, a écrit à ce sujet une boutade charmante dans laquelle le paradoxe et la vérité se côtoient de la façon la plus spirituelle.

« La galanterie, dit-il, épurait les mœurs en France au lieu de les corrompre. La vertu perdit les vertus et la France se prit à avoir des vices, elle qui ne peut pas rester immobile comme les autres nations qui n’ont ni vices, ni vertus.

» Jadis il y avait en France de mauvais pères, de mauvais fils, de mauvais maris par air ; il n’y avait plus rien de tout cela (je parle de trente ans avant la Révolution). Les maris n’étaient pas tous fidèles, mais ils étaient aimables et remplis d’égards ; le bon air était de ne rien afficher et de se faire tout pardonner à force de procédés. Jamais l’on ne rechercha autant les égards et la décence, nulle part on ne respecta autant les convenances que dans ce Paris réputé si mobile ; le désir de plaire était la loi suprême, sans cesse on cherchait de nouveaux succès, comme on était prêt à de nouveaux combats. Après le passage du Rhin, on courait à l’Opéra, et trois jours après on quittait avec plaisir sa maîtresse pour un assaut en Hollande.

» En France, au milieu de ce qu’on appelle les dérèglements, il y avait beaucoup de délicatesse, beaucoup de procédés et des usages très établis, il y avait esprit de corps dans les familles. La société tenait son lit de justice et ses arrêts étaient sévèrement exécutés.

» La vertu de convention qui consistait à n’avoir pas d’amants paraît et disparaît en France. Elle saute souvent par-dessus une génération ; jamais éducation ne fut meilleure que celle que donnaient les mères dont la conduite avait été légère. La maréchale de Luxembourg, qui disait qu’il n’y avait que trois vertus en France : vertuchou, vertubleu et vertugadin, avait élevé un ange de vertu et de perfection dans sa petite-fille, la duchesse de Lauzun.

» Après la génération de madame de Luxembourg, il y eut en France une série de jeunes femmes jolies et aimables. Elles mirent la vertu à la mode et se moquèrent des amants ; mais cette vertu eut l’inconvénient d’obliger les hommes à adopter les mœurs anglaises, leurs dîners du soir leurs courses de chevaux, leurs paris, leurs orgies et leur tenue de palefrenier. Et, ajoute le prince avec une nuance de dépit, je vais vous dire maintenant pourquoi vous êtes si sages. C’est parce que vous nous voyez trop à notre désavantage ; le matin à cheval, en voiture découverte, avec mauvais visage, lorsqu’il pleut, qu’il fait du vent ou de la poussière ; et le soir mal peignés et mal tenus pour être à la mode[81]. Autrefois, l’habit brodé sur toutes les coutures, une frisure à l’oiseau royal, dix boucles de chaque côté, de la poudre à la fleur d’orange, de la pommade de jasmin, des talons rouges, l’air grand seigneur, annonçaient celui qui cherchait à plaire. Nous ne nous montrions qu’aux bougies, après avoir brillé d’abord sur le théâtre dont les coulisses étaient encore garnies de bancs où l’on cherchait à se faire voir. Les femmes, de leur côté, se laissaient moins voir le jour. À présent que nous sommes plus laids, et que l’on attaque moins vos vertus, cela vous fait une réputation que vous ne méritez pas. »

Ces jolies pages nous ramènent à leur auteur.

Le prince de Ligne, après son retour de Brünn, fit part à sa femme de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec sa belle-fille et du projet dont il était question pour. Sidonie. La princesse déclara qu’elle ne consentirait jamais à cette union, et exprima sa surprise de voir son mari oublier le passé avec une telle facilité et s’allier avec le comte Potocki et une belle-fille contre laquelle ils avaient de si justes motifs de mécontentement. Comment pouvait-on croire à l’affection maternelle d’une femme qui, pendant de si longues années, semblait avoir oublié l’existence de son enfant !

Le prince répondit que tout cela était vrai ; mais que dans cette circonstance il croyait devoir sacrifier un légitime ressentiment à l’intérêt de Sidonie ; il parla pour la première fois de l’entrevue de Léopol, peignit l’émotion et le désespoir d’Hélène, son effusion envers lui, l’aveu spontané de ses torts et celui, plus frappant encore, des torts de son mari.

« Ungrandchangement, dit-il, s’était opéré dans le cœur de la comtesse, et sa fille était devenue, sinon le premier, du moins le second objet de ses affections. D’ailleurs le caractère sérieux du jeune comte François offrait une parfaite sécurité et toutes les informations prises sur lui pouvaient le faire envisager comme un parti exceptionnel. »

La princesse se rendit aux arguments de son mari, mais déclara que, tout en donnant son consentement, elle n’entendait se mêler en aucune façon de l’entrevue ni des préparatifs du mariage. Le prince n’insista pas et se hâta d’écrire confidentiellement à sa belle-fille que le plus grand obstacle était vaincu ; puis il adressa au comte Vincent la lettre suivante :


« Vienne, le 25 décembre 1806.


» Monsieur le comte,


» Pendant le petit moment que j’ai eu le bonheur de revoir ma belle-fille et de retrouver en elle les charmantes et essentielles qualités qui attachent ceux qui la connaissent, elle m’a fait part d’un projet qui nous serait agréable à tous les trois.

» C’est le mariage de monsieur votre fils avec ma petite-fille ; si c’est encore (ainsi que je le désire) votre intention, je m’abandonne à vous, monsieur le comte, pour la remplir. Je ne doute pas que madame Potocka, sa mère, ne fasse là-dessus ce que vous désirez. Si elle pouvait passer par ici, ou y envoyer son fils, je suis persuadé que Sidonie et lui se conviendraient parfaitement.

» Je suis charmé de réunir ainsi les intérêts de famille et de cœur, et cette doublement belle-fille qui en a un excellent vous le prouvera, monsieur le comte, par son attachement pour vous deux : je l’ai prévenue à cet égard.

» Madame de Ligne le désire également, croyant faire le bonheur de Sidonie, en la faisant dépendre de vous et de madame sa mère.

» Faites-moi l’honneur de me répondre ce qu’il y aura à faire pour lar éussite de ce qui nous plaira à tous et à toutes.

» DE LIGNE. »


Le comte s’était chargé d’obtenir le consentement de la Grande-Chambellane ; sa tâche était difficile. Il commença sa lettre par énoncer les motifs qui lui faisaient désirer l’établissement de leur fils, quoiqu’il eût alors à peine dix-neuf ans ; il insista sur ce point, qu’ayant perdu tous ses enfants du second lit et ne pouvant conserver l’espérance d’en avoir d’autres, il attachait un grand prix à voir son fils lui donner des héritiers le plus tôt possible.

Il écrivit en même temps à son fils une lettre affectueuse et remplie de promesses pour l’avenir. L’effet produit par ces deux missives fut très différent.

La comtesse Anna, partagée entre la surprise et l’émotion, sentit son cœur se serrer en les lisant ; elle n’y vit qu’une chose ; on lui-enlevait son fils une seconde fois. Depuis que François lui avait été rendu, elle lui avait consacré sa vie, le jeune comte, sans être régulièrement beau comme son père, avait une taille élégante, des manières distinguées, une physionomie intelligente et fine, avec une expression de douceur et de bonté qui lui gagnait tous les cœurs. Faudrait-il donner cet enfant bien-aimé pour fils à sa rivale ?

Tandis que la Grande-Chambellane, bouleversée par cette lecture, ne pouvait articuler une parole, le jeune comte, ébloui par la perspective que son père déroulait devant ses yeux, ému à la pensée d’une existence nouvelle et d’une liberté inconnue, après laquelle il soupirait secrètement, ne cacha point le plaisir que lui causait ces lettres.

La Grande-Chambellane vit bien, par la joie qui rayonnait dans ses yeux, l’effet que lui produisait la proposition de son père. Elle dissimula de son mieux son propre chagrin, et après avoir laissé écouler deux ou trois jours pour s’assurer des sentiments du jeune homme, elle répondit au Grand-Chambellan :


« Monsieur le comte,


» Il n’entre pas dans mes principes de contester les droits d’un père sur son fils ; pourtant j’ai payé cher la possession de mon enfant, puisque j’ai sacrifié pour lui mes droits sur votre cœur. Il a vécu près de moi pendant douze années, j’en ai toujours été parfaitement contente, sa présence pouvait seule me consoler de mon abandon, vous me l’ôtez une seconde fois !

» Qe mariage ne peut que causer un étonnement universel, il m’étonne moi-même chaque jour davantage, vu qu’une pareille union ne se forme guère qu’entre familles déjà unies par l’amitié et l’estime. Ici c’est tout le contraire. Cependant je me soumets à votre volonté. Mais il faut que le bonheur de mon fils soit le fruit de mon sacrifice. Il doit voir librement la jeune princesse, je veux être assurée qu’ils se conviendront. Alors je souffrirai moins de ma peine.

« Recevez, monsieur le comte, etc. »


Voici la lettre du jeune comte à son père :


« Dresde, ce 8 avril 1807.


» La lettre que vous avez bien voulu m’écrire, mon cher papa, et que j’ai reçue le 5 avril, m’a fait un plaisir inexprimable. Que de bonté vous m’y marquez, et combien je vous dois de reconnaissance pour l’intérêt que vous prenez à une affaire si importante pour le bonheur de ma vie !

» Le souvenir de ma belle-mère me flatte infiniment et je mettrai toujours mes soins à lui témoigner le respectueux attachement qu’elle sait si bien inspirer.

» Si vous saviez, mon très cher papa, l’état pénible où je me trouve quand je lis les relations des victoires que remportent les Polonais près de Dantzig, et que je ne peux pas partager leur dangers et leur gloire, c’est alors que je suis obligé de rappeler en moi toute la soumission à vos ordres dont j’espère ne jamais m’écarter, mais qui, dans ce moment-ci, est un peu rude. Je compte bien m’en dédommager quand la Gallicie sera jointe à la Pologne.

» Agréez, mon très cher papa, l’assurance de mon tendre et respectueux attachement.


» FRANÇOIS POTOCKI. »

Le comte, assuré du consentement de la Grande-Chambellane, écrivit au prince de Ligne la lettre, « la plus courtoise du monde », pour lui exprimer son vif désir de voir conclure une alliance entre son fils et la princesse Sidonie. Il faisait l’éloge de son fils sans exagération, mais avec une couleur de tendresse bien nouvelle chez lui. Puis il rappelait au prince qu’il avait eu l’honneur de le recevoir à Niemirow, en 1789, lorsqu’il revenait d’Ocsakoff. Ce fut le seul souvenir auquel il jugea prudent de faire allusion.

Le prince se hâta de répondre une lettre pleine de tact et de bon goût, mais dans laquelle il n’hésite pas à parler du prince Charles, nom que personne n’avait osé prononcer jusqu’alors. Il adressa aussi un mot de remerciement à la comtesse Anna qu’il appelle madame Vincent, avec une certaine malice.

« Vienne, le 25 mars 1807.
» Monsieur le comte,

» Je ne pouvais recevoir une lettre qui me fît plus de plaisir. Votre Excellence y a mis une cordialité qui peint bien le désir de faire à tous notre bonheur par celui de nos enfants. Je ne doute pas du succès. Sans l’assurance que j’ai de l’excellent caractère et des bonnes qualités de Sidonie, et ce que j’ai entendu dire de monsieur votre fils, je n’aurais pas mis autant d’empressement à les réunir.

» Madame de Ligne me charge de vous exprimer les mêmes sentiments de reconnaissance et d’attachement. Cette manière de resserrer nos liens fera l’agrément de nos deux familles et de nos jours. Nous remplirons en tout, monsieur le comte, vos intentions, si vous ne voulez pas attendre jusqu’à Tœplitz (où madame de Clary et moi nous n’irons qu’à la fin de juin, et où elle mènera Sidonie avec le plus grand plaisir), monsieur votre fils pourrait passer ici avec madame sa mère ou un gouverneur.

» Je suis sûr qu’ils se conviendront ; je l’ai vu très bien fait et en train de grandir. Sidonie, sans être parfaitement jolie, à une figure distinguée et une taille élégante. Ce que verra d’elle monsieur votre fils sera fait pour lui plaire, car elle est extrêmement aimée ici.

» Si tout ceci me fournit une occasion de vous revoir, monsieur le comte, je serai bien charmé de renouveler une ancienne connaissance et l’amitié que vous m’avez témoignée par votre aimable réception de Niemirow.

» Il me semble par cette alliance que je redeviens Polonais ; si elle se fait, ainsi que je n’en doute pas, sans en parler jusqu’à l’entrevue de nos enfants, je suis sûr de la joie de madame votre belle-sœur et des Polonais et Polonaises avec lesquels je passe ma vie ici.

» Recevez d’avance, monsieur le comte, les hommages de toute ma famille.

» Sidonie, à qui nous avons fait part de vos démarches et de leur succès, sacrifie, comme de raison, le bonheur de vivre avec nous qu’elle aime et qui l’aimons bien tendrement à un autre plus grand encore, qui est celui de rejoindre une mère et d’avoir un grand établissement sous les yeux, et aussi d’un père qu’elle regardera comme le sien. Il m’en coûtera de me séparer de celle qui doit la vie à mon pauvre Charles, dont chaque souvenir m’est précieux. Mais ce que je vois du dessein de rendre Sidonie heureuse, qui est dans le cœur de Votre Excellence, me fait consentir à tout ce qui peut y contribuer. Réglez donc tout cela comme vous l’entendrez, monsieur le comte, et faites agréer à madame Vincent mes remerciements et le contentement que nous en aurons tous les cinq.

» J’ai l’honneur d’être, etc., etc. »


Les lettres les plus gracieuses s’échangent entre Hélène et son beau-père. Dans l’une d’elles, la comtesse demande des détails sur Sidonie et insiste pour que le prince vienne les rejoindre l’hiver à Paris. Il lui répond d’une façon charmante, ne manquant pas une petite allusion malicieuse au caractère de sa femme qui a été pour Sidonie une bonne école.


« Vienne, le 1 mai 1807.


» Votre lettre, chère belle-fille (car il me paraît que c’est comme la prêtrise un titre ineffaçable), nous a tous pénétrés de tendresse et de reconnaissance. Sidonie en est aux anges et Christine y a vu tant de délicatesse et de bonté par vos recherches de ses amies, et de tout ce qui peut la toucher, ainsi que de votre passage à Tœplitz qui nous a fait pleurer tous les deux, que je ne puis assez vous exprimer tous ces différents sentiments.

» Attendez-vous à trouver dans Sidonie votre âme, votre sensibilité, votre générosité, votre indulgence, non pas tout votre esprit, non plus que vos charmes, mais beaucoup de l’un et de l’autre. Sans être belle elle est jolie, très bien faite et a de l’agrément. Je ne doute pas qu’elle ne convienne à notre beau-fils, car je me plais déjà à lui voir ce nom. Elle n’est ni trop, ni trop peu embarrassée et juge à merveille les gens et les choses ; je ne saurais trop parler de la bonté de son cœur. Les marques de petite vérole ne sont point très fortes, elle est blanche et de bonne santé et plaît beaucoup sans aucune recherche ; on ne peut pas être aimée plus généralement, Elle est à une école (entre nous) propre à former le caractère. M. Corali forme ses grâces depuis le jour où j’ai reçu vos intentions. Elle a déjà fait beaucoup de progrès, elle en fera dans tous les genres auprès de vous et je prévois pour nous tous le plus grand bonheur.

» Les souvenirs, les regrets, la perte de tant de gens qui m’étaient chers, les vieilles femmes aimables qui sont mortes, les jeunes qui sont devenues vieilles et laides (pendant que vous, plus jeune qu’elles à la vérité, vous êtes mieux qu’il y a vingt ans, ayant pris la dose d’embonpoint qui va si bien….), les jeunes gens qui sont devenus des parents, les gens aimables des embarrassés et embarrassants, les heureux des importuns, les malheureux des seringues, voilà ce qui m’empêchera de vous suivre à Paris. Mais partout ailleurs je chercherai à revoir ma chère Sidonie en mettant à vos pieds mon tendre, inaltérable et respectueux attachement.

» Le 24 juin au plus tard (je crois même le 20), nous serons à Tœplitz. Je ne me possède pas de joie de vous y voir, comme monsieur le comte, qui me permettra de l’embrasser bien tendrement.

« Madame de Ligne est réellement touchée de votre souvenir et me charge de vous en remercier, et de vous prier d’être bien sûre de son attachement. »

Malgré les phrases polies de son mari, on voit que la princesse mère, fidèle à sa parole, restait en dehors de toute négociation. Hélène lui en garda rancune ; mais cela n’empêcha point les choses de marcher grand train, et le rendez-vous d’être pris pour le mois de juin à Tæplitz. Le comte et Hélène y devaient venir, ainsi que la Grande-Chambellane et son fils, sous prétexte de prendre les eaux. Il faut convenir que le comte Vincent et ses deux femmes, la fille du prince Charles et le fils de la Grande-Chambellane, le père, la mère et la sœur du premier mari d’Hélène, formaient une singulière réunion de famille.


XII

1807


La société nouvelle. — Madame de Coigny et madame de Coaslin[82]. — Anecdotes : la marquise du Châtelet, M. de Conflans et l’archevêque de Beaumont. — Départ du comte pour Dresde. — Un voyage à Brody.



Le comte et la comtesse s’étaient royalement installés dans un fort bel hôtel situé rue Caumartin[83]. Leur mobilier fut choisi avec soin chez Jacob, Thomire, Glaize, etc. On l’évaluait à plus d’un million. Ils recevaient à dîner trois fois par semaine et leur cuisinier, choisi par M. de la Vaupalière, fut déclaré un des meilleurs de Paris. Hélène se dédommageait des soupes à la polonaise et des chapons maigres de Brody. Voici un menu écrit de sa main qui ne rappelle en rien les côtelettes à la lyonnaise qu’elle faisait cuire dans sa cheminée :

Potage à la Conti.

Quartier de chevreuil.
Poulets historiés.
Estomacs de perdreaux à la polonaise.
Cervelles de veau au soleil.


Harengs, à la russe.
Cervelas aux truffes.
Coq vierge.


Crème au caramel.
Feuillantines.
Crêtes au restaurant.
Asperges au beurre.
Épinards en tabatières.


Glaces.


Fromage de Limbourg.
Compote de pommes en gelée rouge.
Raisin muscat.

Nougat d’Espagne.


Ces excellents dîiners étaient servis dans de la porcelaine de Sèvres et de Saxe et dans des cristaux de Bohême d’une grande beauté[84].

La comtesse n’engageait jamais plus de dix ou douze personnes pour le dîner, qui avait lieu à cinq heures ; quelques amis venaient se joindre aux autres invités à huit heures, on passait des plateaux avec des glaces, du chocolat, de l’orangeade et de l’eau de groseille et à dix heures on se retirait. Parfois la conversation était si animée qu’on ne se séparait qu’à onze heures. Hélène a soin de noter cet extra.

Les jours où la comtesse ne recevait pas, elle allait au spectacle ; elle avait sa loge aux Français[85], à l’Opéra, à Feydeau et quelquefois dans les petits théâtres. Pour connaitre la société d’Hélène, il faut ajouter aux amis d’enfance dont nous avons déjà parlé tout un groupe de personnages appartenant au plus pur faubourg Saint-Germain et quelques autres faisant partie de la société nouvelle, c’est-à-dire ralliés à l’empire.

Parmi les premiers figuraient le vieux baron de Breteuil qui avait joué un rôlé assez actif pendant l’émigration, et qui était grand ami du prince de Ligne ; le duc de Lévis, la duchesse de Brancas, la duchesse de Mirepoix, puis la marquise de Coaslin, à laquelle la comtesse avait inspiré une véritable passion et qui brillait au premier rang à l’hôtel de la rue Caumartin.

« Madame de Coaslin, écrit Hélène, est une femme d’un esprit, d’une pénétration, d’une imagination extraordinaires, malgré son grand âge : dans sa jeunesse elle fut fort belle. Louis XV y fit attention ; elle lui céda, et ne s’en cacha point. Pendant la Révolution, entrant dans une auberge et voyant un lit affreux qui lui était destiné, elle s’écria : « Ce n’est pas là le lit de Louis XV ! » Bourette, fameux financier, homme d’esprit, la pressait de lui accorder ses bonnes grâces : dans un moment d’enthousiasme, il lui offrit un million. Madame de Coaslin persista à refuser. Bourette, désespéré, s’en retourna. Après bien des réflexions, pensant qu’un million était une somme, elle écrivit le lendemain à Bourette qu’elle se ravisait. Celui-ci lui répondit : « Ce que je vous demandais hier était d’un grand prix ; ce que vous m’offrez aujourd’hui est trop cher. »

» Elle fut un jour chez la duchesse d’Orléans dans un équipage superbe, que Louis XV lui avait donné ; la duchesse la pressa de lui dire qui pouvait lui avoir fait ce présent. « Je vous assure, » madame, lui dit-elle, que ce n’est pas M. de***. » Et elle nomma l’amant de la duchesse.

Elle sort d’ici, voilà son costume, il est inouï ! une douillette de soie blanche bordée de peluche rose pâle, une mante de taffetas bleu ciel, un chapeau de velours noir doublé de blanc rosé ! Elle a retiré sa mante et son chapeau et s’est coiffée d’un petit bonnet de tulle orné de roses. Elle a plus de quatre-vingts ans. Sans son esprit, elle serait ridicule. »

La comtesse d’Andlau, fille du célèbre Helvétius, occupait aussi une place importante dans le salon de la comtesse. « Elle aurait été fort jolie sans un de ses yeux qui ne voyait point, sans qu’on s’aperçût au premier moment d’aucune différence entre les deux, mais cela donnait à son regard quelque chose de vague et d’inquiet. Elle avait beaucoup de grâce, d’esprit et de bon sens et ses principes ne ressemblaient en rien à ceux de son père et des philosophes dont il était le protecteur. » Les Polignac et M. et madame de Boufflers figuraient au nombre des amis qu’Hélènc avait retrouvés avec le plus de plaisir. Madame de Boufflers n’était autre que la charmante madame de Sabran[86]. Sa figure, son élégance, son esprit et ses talents la faisaient aimer et rechercher. entre toutes. Elle dansait à merveille, peignait parfaitement bien ; sa douceur et sa bonté achevaient de séduire ceux qui la voyaient. Après une passion qui durait depuis quinze ans, elle avait enfin épousé le chevalier, devenu marquis de Boufflers ; il passait pour l’homme le plus spirituel de Paris, mais il était bourru, grognon, et s’emportait pour la moindre chose, lorsqu’il était mal disposé. Malgré ses défauts, sa femme l’adorait et son esprit brillant et original le faisait rechercher comme un causeur accompli.

Il est assez bizarre qu’en parlant de madame de Sabran on ne fasse jamais mention de son premier mari. Le chevalier de Boufflers, en le remplaçant, semble avoir effacé sa mémoire, il mérite cependant, et à plus d’un titre, d’être connu.

Le comte Joseph de Sabran Gramont était lieutenant général des armées navales. Le 17 août 1759, il commandait le Centaure, faisant partie de l’escadre de M. de la Clue. Il soutint, dans les eaux de Gibraltar, avec son seul vaisseau et pendant sept heures, un combat acharné contre quatre vaisseaux de l’escadre anglaise[87].

« Ses manœuvres étaient hachées, ses voiles emportées ou criblées de boulets, sa grande vergue brisée, ses mâts rompus. Après avoir essuyé lui-même onze coups de feu, épuisé ses munitions et chargé son dernier canon avec son argenterie, le Centaure commença à couler bas et Sabran dut se rendre. » À la suite de ce glorieux combat, Louis XV manda le comte de Sabran à Versailles le 31 octobre 1759, le complimenta devant toute sa cour et le présenta à la reine et au dauphin en disant : « C’est un de nos parents. » Cela était vrai et la parenté remontait à saint Louiset à son frère Charles, comte d’Ahjou, roi de Naples et de Sicile[88].

Le fils de madame de Sabran, le jeune comte Elzéar, surnommé « le Lézard » dans l’intimité, était un des visiteurs les plus assidus de la comtesse Hélène. Voici un fragment du portrait que le prince de Ligne en a tracé :

« Il y a seize ou dix-sept ans qu’il parut sur l’horizon de Paris un phénomène qui n’avait rien d’effrayant : ce n’était point une comète, car au lieu de queue, il porte souvent une tresse mal faite ou un chignon qui tombe, ou un catogan qui se défait. Ce phénomène parle, mais pas assez ; pense, mais beaucoup trop ; marche, mais pour s’asseoir de travers sur une chaise ; il y entortille ses petites jambes, les décroise pour faire à quelqu’un qui est dans la chambre depuis une demi-heure une petite révérence de la tête : la porte sur l’épaule gauche pour sourire à une aventure bien triste qu’il lui raconte, se met à écouter ce qu’un autre ne lui dit point et n’entend point ce qu’un troisième lui dit…

» Il a de l’agrément dans la figure. Il a toujours du naturel et du piquant. L’originalité de ses manières tient à celle de son esprit. Il dit autrement qu’un autre et mieux qu’un autre ; il a des définitions à lui de la plus grande finesse, il donne à tout un tour distingué. Cela s’appelle, je crois, un Elzéar. »

Ajoutons encore aux habitués d’Hélène le prince Joseph de Monaco, le vieux M. de la Vaupalière dont la mémoire faiblissait quelquefois et que chacun soignait et dorlotait à l’envi « comme le dernier répertoire vivant d’anecdotes qui disparaîtront avec lui », et enfin le duc de Lévis, qui préparait son intéressant volume des Souvenirs et Portraits. « Hier, le duc de Lévis est venu nous faire lecture d’un ouvrage auquel il travaille qui sera intitulé à ce que je crois : Mes Souvenirs ; ce sont ceux qu’il a de la cour de Louis XVI ; l’auditoire était bien composé, il y avait M. et madame de Boufflers, qui nous ont aussi lu des vers délicieux, ils ont une facilité et un incroyables l’un et l’autre ; Elzéar, fils de son premier mari et madame de Coaslin, qui a, quoique d’un âge fort avancé, conservé sa mémoire d’une manière extraordinaire.

» On interrompait quelquefois la lecture pour conter une anecdote, faire des observations ou citer un mot piquant. Cet ouvrage n’est composé que de portrails d’hommes ou de femmes qui ont été dans les affaires ou célèbres en société. On racontait que la femme de Gustave III, roi de Suède, qui était sœur du grand Frédéric, n’avait pas d’enfant ; on résolut d’attendre le moment des couches de l’abbesse de Quedleimbourg qui accouchait tous les ans, on épia le moment, on voulut prendre l’enfant, on vit que c’était un petit négrillon ; les Suédois n’auraient été guère flattés d’avoir un tel roi.

» On a parlé ensuite de madame Fanny de Beauharnais, femme très vieille. Pour la fêter, neuf jeunes personnes de la société lui ont fait hier la surprise d’arriver portant les costumes des neuf Muses. Elzéar de Sabran a dit aussitôt : « C’étaient les Immortelles qui venaient chercher la Sempiternelle !… »

» J’ai conté aussi quelques anecdotes que je sais de mon beau-père, il disait que madame du Chatelet était si désolée de devoir prendre garde à son corps et voulait être si détachée des choses terrestres que lorsqu’elle allait à la garde-robe, six musiciens commençaient une musique délicieuse afin de distraire son esprit d’une chose aussi ignoble. Et, pour ne pas se blaser, elle n’entendait de la musique que dans ces moments-là. Le prince de Ligne prétendait tenir l’anecdote de Voltaire. »

La sociëté de la comtesse reflétait bien les opinions diverses qui divisaient même la noblesse : ainsi madame de Coaslin, royaliste passionnée, ne pouvait souffrir l’empereur dont elle disait tout le mal possible, tandis que madame de Coigny, qui n’avait jamais aimé les Bourbons, entre autres Marie-Antoinette, professait une admiration et un enthousiasme fanatique pour Napoléon : « Elle l’élevait au-dessus de tous les héros de l’antiquité. »

Leurs discussions, dans lesquelles cependant madame de Coigny ne manquait jamais à la déférence due à l’âge de madame de Coaslin, divertissaient tout le monde.

Hélène les notait souvent : « Hier madame de Coigny a raconté que l’empereur, parlant des théâtres, avait dit : « La Comédie-Française-est la gloire de la nation et l’Opéra la vanité. » — « Bon ! » répliqua madame de Coaslin, « pour peu que vous répétiez cela, ma chère, il n’y aura plus un chat à l’Opéra. Les Français sont sous le joug au point que, si l’empereur annonçait qu’il ne voulait régner que sur des cyclopes, chacun s’empresserait à se faire crever un œil ! Quant à moi, je ne comprendrai jamais qu’une femme comme vous, marquise, se montre à cette cour ni chez des parvenues où l’on donne le soir de la bière et de l’eau sucrée, c’est une horreur ! Elles ne savent pas même tenir maison, et sont d’une vanité ridicule ! »

» Madame de Coigny, un peu piquée, riposta qu’en fait de vanité ridicule, les exemples ne manquaient pas dans l’ancienne cour. « Je me souviens même d’une anecdote qui m’a été contée par mon père[89], dit-elle ; l’archevêque de Paris, monseigneur de Beaumont, était fort glorieux et manquait souvent de tact, il se vanta un jour devant mon père d’avoir eu un aïeul dont un Conflans portait le pan du manteau. — Je le crois, monseigneur, répondit père, il y a eu des Conflans qui ont tiré le diable par la queue ! » Un rire universel accueillit cette chute.

Madame de Coaslin rit comme les autres, mais elle ajouta en secouant la tête : « Vous avez beau dire, quand les derniers débris de notre société auront disparu, on ne saura plus ce qu’étaient le bon goût et le bon ton qui en faisaient l’agrément[90]. »

Hélène jouissait avec délices de cette vie parisienne et de ces aimables causeries, qui avaient en effet l’attrait irrésistible d’un spectacle charmant qui va finir et dont on ne veut pas perdre une scène. Depuis leur arrivée à Paris et le projet de mariage de leurs enfants, le bon accord s’était rétabli comme par enchantement entre le comte et la comtesse, et les notes ne contiennent plus trace de discussion. L’hiver avait passé rapidement et l’époque du départ du comte pour Dresde approchait, il devait y retrouver au mois de juin la Grande-Chambellane et son fils, prendre avec eux les arrangements nécessaires à l’entrevue de Tæplitz. Si les choses marchaient : comme tout le faisait espérer, Hélène quitterait Paris pour rejoindre son mari à la même époque.

Le comte partit chargé de cadeaux pour Sidonie ; robes, fichus, rubans, rien n’y manquait. La comtesse s’imaginait que la toilette de sa fille dirigée par sa grand’mère devait manquer d’élégance. On sait l’importance qu’elle y attachait, elle s’inquiétait de l’effet qu’allait produire sa fille sur le jeune comte, habitué par un long séjour à Paris à voir des toilettes du meilleur goût. Elle fit de longues recommandations à son mari pour qu’il remît bien vite à Sidonie tous les cartons qu’elle lui envoyait et auxquels étaient jointes de minutieuses notes sur la façon d’ajuster et de porter tel ou tel objet.

Fidèles à leur habitude, le comte et la comtesse s’écrivirent chaque jour ; cette fois-ci, la première lettre fut écrite par le comte, Hélène n’en attendait pas une si vite, elle y répond par le billet le plus tendre.

« J’ai reçu hier ta lettre de Verdun, mon cher Vincent, que tu es aimable, que tes lettres, que leurs expressions me touchent, m’enchantent ; en aucun temps de ma vie, elles n’ont été reçues avec plus de joie et d’émotion. Ah ! ceux qui disent que l’amour n’est pas un sentiment durable n’ont jamais connu le véritable. Je suis convaincue que celui qui m’animera pour toi-même dans la vieillesse, quand tous deux courbés par les années nous n’aurons de facultés que celle de la pensée, sera plus que de l’amitié. Je te verrai comme dans ta jeunesse et il me semblera que tu es seulement caché sous une enveloppe étrangère et passagère que mes yeux perceront toujours…

» Le temps se met au beau, j’en suis fort occupée et je m’écrie à tout moment : Mon mari aura du beau temps, il aura froid, il aura du vent, il aura de la pluie. On pourrait me dire comme dans le Sylvain : « Il semble en vérité qu’il ne pleut que sur lui », mais je ne vis qu’avec des gens qui t’aiment, t’apprécient et conçoivent aisément que l’on ne pense qu’à toi. »


« P.-S. — Je viens d’apprendre une nouvelle affreuse. Madame Sébastiani, heureusement accouchée d’une fille, vient de mourir, à la fleur de l’âge, d’un mal absolument étranger à ses couches ; on dit que c’est une hydropisie de cœur[91] et que M. de Conflans, son grand-père, est mort de la même maladie. J’ai passé chez madame de Coigny qui ne m’a pas reçue, elle doit être au désespoir, cela fait faire de tristes réflexions ; peut-on désirer de voir multiplier les objets de son affection, on augmente par là la somme des malheurs qui nous attendent et les jouissances sont bien incertaines, tant de choses peuvent les corrompre ; tout cela donne du noir.

» Tu me parles toujours de l’ennui que tes lettres doivent me causer, tu ne peux le penser, tu ne te connais pas et tu ne me connais pas. D’abord tu écris d’une manière intéressante pour tout le monde, mais pour moi chaque mot écrit de ta main est sacré : un dévot ne lit pas l’Évangile, un Turc l’Alcoran, comme je lis tes lettres. L’attention, la tendresse, le plaisir, voilà ce que tu verrais se peindre sur mes traits si tu en étais témoin. Adieu, mon Vincent, je te quitte pour te retrouver, car dès que j’ai quelque chose à te mander, je reprends ma lettre. Chaque personne de la société se rappelle à ton souvenir et je te le dis une fois pour toutes, afin de ne le plus répéter. Il n’y a que l’expression de ma tendresse pour toi que je ne me lasse pas de redire. Qui, je t’aime avec passion pour toute la vie et même au delà, car les bienheureux doivent aimer pour l’être ! »


LE COMTE VINCENT À LA CÜMTESSE HÉLÈNE


« Dresde, 17 juin 1807.


» En descendant à l’Ange d’or, j’ai trouvé à la porte François, ta lettre à la main, il savait bien qu’il ne pouvait me faire un plus grand plaisir, ma chère Hélène, et se présenter à moi sous de meilleurs auspices… J’ai causé avec François. Sa mère est à Dresde un peu incommodée, mais toujours ferme dans le projet qui nous intéresse ; sa grand’mère n’est pas ici, soit raison de santé ou d’affaires, elle ne viendra qu’après la Saint-Jean, époque des contrats de la Grande-Pologne. »


« 18 juin.


» Aussitôt que je fus habillé hier, François vint me prier de la part de sa mère de passer chez elle, cela m’a un peu contrarié, car je complais me reposer sans sortir ; j’y allai, elle me dit qu’elle partait pour la Grande-Pologne, que sa mère ne viendrait pas si elle ne l’allait chercher, et que, pour le bien des nouveaux époux, il est essentiel qu’elle fût présente au contrat ; qu’en attendant, elle me priait de conduire François à Tœplitz et qu’elle y viendrait dans trois semaines avec sa mère qui, aussi bien qu’elle-même, désire que ce projet réussisse ; voyant que son parti était pris, il a bien fallu être de son sentiment.

» J’y retournai encore ce matin pour m’assurer de ses projets et surtout de sa bonne volonté ; elle nous en a donné, à son fils et à moi, la certitude la plus complète. Elle est donc partie ce soir à cinq heures. François demeure dans la maison qu’elle avait louée en arrivant pour un an, et viendra faire ses repas chez moi. Il ira à Tœplitz avec moi où il sera moins gêné pour faire connaissance et moins gênant pour la maison de la princesse Clary.

» J’ai fait écrire à Tœplitz, pour être instruit du moment de l’arrivée de la famille et pour me retenir un logement. François est à tes pieds, son attachement pour toi va à l’adoration : il me prie tous les jours de te présenter l’hommage de son respect et de ses sentiments.

» Adieu, chère Hélène, je t’embrasse mille fois et mon cœur, contre lequel je te presse, n’est pas encore content ».


Hélène fut ravie de ces bonnes nouvelles et répond à son mari :


« Je te prie de dire à M. François que je suis bien flattée et bien touchée de son souvenir, que l’amitié que je lui ai vouée dès longtemps est tendre, sincère et indépendante de tous les événements. »


Puis elle ajoute :


« Je viens de recevoir une nouvelle lettre de Sidonie pleine de sensibilité et de naturel. Je crois qu’elle m’aime déjà beaucoup. Elle se fait une fête de me voir à Tœplitz. »


Voici la lettre de Sidonie :


LA PRINCESSE SIDONIE À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Vienne.


» Votre lettre m’a fait doublement plaisir, chère maman. Elle m’annonce que je vous verrai dans peu ; ma tante Clary se réjouit, s’il est possible, presque autant que moi : Elle se fait une vraie fête de vous revoir. Combien de fois ne me parle-t-elle pas de vous ? Comme on voit qu’elle vous aime ! Quoique je sois bien triste de quitter ma grand’maman et mes tantes, je vous assure, ma chère maman, que-je ne puis plus attendre le moment de parlir pour Tœplitz ; il me semble que jamais printemps n’a duré si longtemps. On s’amuse fort bien à Vienne en ce moment-ci : on fait des parties au Prater[92] (dont sûrement vous vous rappelez) qui sont charmantes, on ne laisse passer aucun jour de l’an ou de naissance de quelqu’un sans jouer des proverbes ou faire de la musique, danser, etc. On a joué une comédie, et un opéra chez ma tante Clary, il y a deux jours ; tout cela réussit toujours très bien. Mais c’est la description que vous faites des plaisirs de Paris qui fait venir l’eau à la bouche !

» Adieu, ma chère, bien chère maman, il est inutile de vous répéter que je vous adore, je vous l’ai dit assez souvent ; je vous prie de vouloir bien ne pas m’oublier auprès de M. le comte Potocki.

» Ma grand’maman me charge de vous faire mille compliments. Madame de Bœsner m’a aussi bien recommandé de ne pas l’oublier. »

Tout marchait à souhait, les obstacles sérieux étaient aplanis, quand un incident bien simple en apparence faillit tout rompre.

Au moment où le comte s’apprêtait à partir pour Tœplitz avec son fils, un mot du prince de Ligne vint lui apprendre que les Clary retardaient de trois semaines leur arrivée ; et il résolut d’utiliser ce délai en partant lui-même pour Brody. Or, en quittant Brody, il avait affirmé à Hélène qu’il n’y retournerait pas avant deux ans, leurs affaires étant parfaitement arrangées. Avait-il un motif secret pour entreprendre ce voyage ? L’urgence des affaires cachait-elle le désir de revoir cette Karwoska, objet constant de la jalousie d’Hélène ? Nous l’ignorons ; nous savons seulement que le retard des de Ligne était parfaitement vrai. Voici une lettre du prince qui en fait foi :


« Vienne, le 6 juillet, à 1 heure du matin.


» Monsieur le comte,


» J’ai reçu la lettre dont vous m’honorez, au moment où je montais en voiture pour Tœplitz et j’en descends bien vite pour vous exprimer ma joie de vous revoir bientôt. Mon retard pour y aller m’aurait fait bien de la peine si vous n’employiez pas ce temps-là à des affaires à Brody. J’ai mis ordre aussi à celles de ma tutelle où il a fallu entre autres une permission de mariage. Je regarderai cette union comme une des choses les plus agréables de ma vie, en nous alliant et nous liant par tout ce qu’il y a de plus avantageux pour deux familles qui n’en feront qu’une.

» Je suis bien charmé du commencement de connaissance que nous allons faire et le trouverai fort heureux de part et d’autre. Vous pourrez alors, monsieur le comte, en arrivant combler tous nos vœux.

» Je vous remercie de la grâce que vous mettez à tout cela, et je pars en vous réitérant l’assurance ; de mon vieux et sincère attachement et de la considération la plus distinguée avec laquelle j’ai l’honneur d’être,

» LIGNE. »

Le comte se doutait hien de l’effet que la nouvelle de son départ allait produire sur Hélène. Aussi lui dore-t-il de son mieux cette pilule.


« Dresde, mardi 23 juin.


» J’ai enfin reçu une lettre de Sambowski, il lui est impossible de venir. Me voilà fort embarrassé pour les écritures à faire dans une circonstance aussi essentielle pour tous. — Il me parle encore de mesures très sévères du gouvernement, prises contre ceux qui sont hors du pays, et me presse de venir, ne serail-ce que pour un moment, pour inspirer ou réintégrer la confiance et prendre des mesures pour la possibilité d’un plus long séjour à l’étranger. Outre que nos affaires d’Ukraine et de Lithuanie le demandent absolument pour en éviter la perte totale, ma présence à Brody lui semble indispensable…

» Tu auras vu, ma chère Hélène, une partie de ces mesures de rigueur dans l’extrait de la circulaire du gouvernement, dans le journal l’Empire du jeudi 11 juin 1807, à l’article Pologne. Toutes ces nouvelles me déchirent le cœur et me tournent la tête, je n’ai pas eu d’autre pensée tout le jour et n’ai rien décidé, j’y réfléchirai jusqu’à demain. »


« Mercredi 24, au matin.


» Voici le résultat de mes sérieuses réflexions : considérant que le retard de la Grande-Chambellane et celui de la famille de Ligne me donnent une grande partie du temps nécessaire à mon projet, je pars demain pour Tœplitz, où j’installe François, puis je pars pour Brody ; j’y reste huit à dix jours, et reviens en moins, et je repars pour être en moins d’un mois à tes pieds et dans tes bras, ma chère, mon aimable Hélène. Oh ! combien cette idée est consolante pour moi ! Réfléchis bien, mon ange, et tu verras que je prends le parti le plus raisonnable, surtout pour employer tous nos moments de la manière la plus utile pour nos circonstances.

» Adieu, ma chère Hlélène, je t’écrirai de Tœplitz et de partout où j’en trouverai la possibilité. J’espère que tu ne doutes pas que le premier besoin de mon cœur est de te dire combien je t’aime et pour la vie.

» Adieu, cher ange. »


La colère du « cher ange », à la réception de ces lettres, est indescriptible.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Paris, ce 4 juillet


» Quel coup tu viens de me porter ! je ne sais si j’existe ni où je suis, rien ne me le rappelle que la sensation douloureuse que j’éprouve ! Tu pars, après tout ce que tu m’as promis et tu pars, pourquoi ? pour avoir mal choisi celui que tu as mis à la tête de tes affaires, malgré tout ce que j’ai pu te dire. Tu te laisses effrayer par des chimères ! En second lieu, ce voyage fera assurément manquer le mariage projeté, l’entrevue se fera sans toi, il se trouvera des personnes qui ayant l’air de le désirer feront naître des obstacles. Toujours tu fais les choses qui nuisent le plus à tes projets et tu me mets au désespoir, puisque jamais je ne puis compter sur une de tes promesses… Ce qu’il y ade bien sûr, c’est que je regarde le mariage comme tout à fait rompu, il semble qu’un mauvais génie t’inspire pour prendre un mauvais parti, dans tout ce qui peut faire ton bonheur et le mien !… Je finis, je suis trop désespérée pour te parler d’autre chose. Je t’adresse cette lettre à Brody, il y règne moins de désordre que dans ma tête, je t’avoue que je suis outrée ! Quel malheur pour un cœur profondément sensible de nourrir un sentiment exclusif et passionné pour un être fragile et dépendant, c’est la source de tourments inévitables et d’inquiétudes déchirantes ! Enfin, il sera dit que tu auras fait tout pour mon malheur et rien pour mon bonheur !… Je viens de me trouver mal et je rouvre ma lettre pour te dire que ma santé ne résistera pas à ce qui m’arrive ; n’attends plus de lettres de moi jusqu’à ce que je sache que tu viens te réunir ou te rapprocher. Si, au contraire, tu prolonges ton absence, tu n’entendras plus jamais parler de moi ! Je crois que le départ de la Grande-Chambellane, aussi bien que le reste, tout était calculé, c’est un coup de parti et une intrigue dont tu as été dupe et dont je suis seule la victime, car je te connais trop bien pou croire que tu en souffres le moins du monde ! Pour moi, je prends en haine cette funeste alliance et, s’il fallait encore mon consentement, je ne le donnerais plus, je ne veux pas me lier avec ceux qui m’arrachent la vie ! »


À peine a-t-elle fini cette lettre qu’elle en recommence une autre, aussi insensée que la première.


« Paris, ce 5 juillet.


» Plus je réfléchis et plus je trouve que ce ne peut être qu’un mauvais génie, ennemi de ton repos et du mien, qui t’a inspiré le projet fatal d’aller en Pologne. Le retard des Ligne ne passera pas le 10 juillet, la Grande-Chambellane devait aussi être de retour pour cette époque ; quel prétexte ne lui donnes-tu pas pour quitter Tœplitz ou même pour n’y pus venir quand elle te saura éloigné ? Ce mariage est manqué, au reste je l’ai pris en horreur ! J’ai passé une nuit affreuse. Entouré comme tu l’es, je ne vois pour moi qu’une suite de peines qui me font désirer bien sincèrement le repos que je n’ai jamais trouvé avec toi et qui n’existe plus pour moi que dans un autre monde ; tu te laisses effrayer par des fantômes et tu rejettes tous les moyens de bonheur qui t’étaient présentés ; quant à moi, l’idée de mourir me paraît bien consolante auprès de ce que je souffre. Je laisserai triompher ceux qui avaient à se venger de moi, mais il faudrait qu’il n’y eût pas de justice divine pour que l’auteur et le complice de mes folies vive heureux, et puisse éprouver les douceurs réservées aux âmes pures pendant que, seule, j’aurais été la victime de ma faiblesse pour lui. Mon malheur et celui de tous mes enfants ne te permet pas de finir tranquillement la vie. Elle doit être traversée, et elle le sera !!! »

Il faut dire, pour excuser un peu la violence d’Hélène, que son mari lui avait promis de ne pas retourner en Pologne sans elle. La Karwoska était en Gallicie, et quoique le comte eût juré ses grands dieux qu’il n’avait éprouvé pour cette femme qu’un caprice passager, Hélène savait à n’en pouvoir douter que cette liaison durait depuis longtemps.

Le Grand-Chambellan, habitué aux mœurs légères de la cour de Stanislas, homme à bonne fortune depuis trente ans, nc jugeait point nécessaire de se gêner ; certain d’avance d’apaiser la colère d’Hélène par quelques marques de tendresse, il n’en prit nul souci et donna l’ordre de renvoyer à Tœplitz toutes les lettres qui lui seraient adressées de Paris, pensant qu’il les lirait toujours assez tôt. Après cette mesure prudente, il partit tranquillement.


XIII

1807


Présentation du comte François à la famille de Ligne. — Hélène à Paris, correspondance avec Sidonie. — La paix de Tilsitt. — Un Te Deum à Notre-Dame. — L’empereur et la famille impériale.



Au bout de huit jours, l’emportement d’Hélène s’était calmé, et un peu honteuse de s’y être laissée entraîner, inquiète de l’effet qu’il allait produire sur son mari, elle se radoucit visiblement.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« 14 juillet.


« J’ai reçu hier ton no 16 de Prague, la lettre que tu as écrite au prince de Ligne me tranquillise un peu, car enfin tu ne voudrais pas manquer à la parole que tu lui donnes d’être à la fin de juillet à Tœplitz. Mais je crains toujours que tu ne sois arrêté plus longtemps que tu ne penses, que les Ligne ne viennent plus à Tœplitz voyant le voyage retardé, que sais-je, moi ? il me semble ne voir que contrariétés, tant je suis habituée à en éprouver de tout genre et à ne jamais voir s’accomplir ce que je souhaite. Ce qui me fait voir pourtant que mon esprit est plus calme, c’est que, dans le premier moment, les expressions de ta tendresse me paraissaient de cruelles ironies ; mon cœur blessé croyait et voulait ne plus t’aimer ; à présent, je les relis et j’y trouve de la douceur.

» Adieu, Vincent, je t’aime encore, je n’en peux plus douter ! »


Tout se passa exactement comme le comte l’avait arrangé. François, installé à Tœplitz à l’arrivée des Clary, se présenta dès le lendemain au château et écrivit aussitôt à son père quelques lignes de bonne augure, que le comte reçut à Breslau, il les envoie à Hélène, sans avoir l’air de supposer qu’elle pût être de mauvaise humeur.

« Je t’envoie un billet que je viens de recevoir de François, car je suis sûr qu’avec ta profonde connaissance du cœur humain et des nuances des expressions naïves, tu jugeras avec plaisir tout comme moi, que le jeune homme en tient plus qu’il ne dit et qu’il ne croit, mais ce qui achève de me persuader qu’il a la tête entièrement tournée, c’est que je n’ai point trouvé de lettres ici ; il devait m’écrire tous les jours pour m’avertir de ce qui se passe à Tœplitz ; ainsi, qu’il n’ait pas eu le temps ou qu’il ait oublié, c’est toujours bonne marque ; nos vœux sont remplis et tous les accidents ont tourné pour le mieux. »


François avait été chargé par son père de remettre à Sidonie les précieux objets apportés de Paris, elle en fut ravie et s’empressa d’écrire à sa mère ppur la remercier, les termes dans lesquels elle parle du jeune comte, quoique très réservés, laissent bien voir qu’il ne lui déplaît pas. Hélène envoie cette lettre au comte accompagnée de quelques lignes.


« Paris, du 29 au 31 juillet.


« J’ai reçu hier, mon cher Vincent, une lettre de Sidonie, de Tœplitz du 12 juillet. Elle me dit que François a déjà fait connaissance avec eux et qu’il a l’air de n’être point gêné dans leur société ; sa lettre est naturelle, pleine de sensibilité et réellement bien écrite ; je suis fâchée que tu ne sois pas là et il est probable que c’est ce qui fera manquer l’affaire. Je dois croire que tu y attaches moins de prix que tu ne disais, puisque tu n’en as pas fait ton premier soin, et, en ce cas, je serais bien aise qu’elle ne se fasse pas…

» Je ne veux pas vivre à Paris sans toi, j’ai refusé d’y venir seule et je peux dire que c’est un piège de m’y avoir amenée pour m’y laisser. Aucune des personnes qui m’ont connue et qui me connaissent ne jugeraient sur la légèreté apparente de mon extérieur que je suis capable d’un sentiment si profond et si durable ; moi-même, si je n’en avais pas fait l’expérience, je ne m’en serais pas crue susceptible ; il n’est que trop vrai, pourtant, que ce sentiment est ma vie, que rien ne peut m’en tenir lieu ni m’en distraire… »


LA PRINCESSE SIDONIE À SA MÈRE


« Tœplitz, ce 18 juillet.


« Je ne puis assez vous remercier et vous dire, ma chère maman, le plaisir que m’ont fait toutes les jolies choses que vous avez eu la bonté de m’envoyer ; jamais je n’ai eu tant de belles choses réunies qui soient d’un goût si parfait, le châle et le fichu sont tous deux magnifiques.

» J’ai eu un vrai chagrin de ne pas être arrivée à temps ici pour trouver monsieur de Potocki : vous croirez facilement que je désirais vivement le voir, sachant combien il vous est attaché. C’est le comte François qui m’a remis votre lettre, je je le trouve très bien, très bon et très aimable ; il a déjà fait connaissance avec nous et a l’air de ne pas être gêné dans notre société. Toute ma famille désire beaucoup renouveler connaissance avec vous, ma chère maman ; combien de fois je parle de vous avec grand-papa et ma tante Clary. Je ne leur permets pas de me laisser ignorer le moindre détail sur tout ce qui vous concerne. Je vous répète, ma chère maman, que d’être avec vous est le seul désir que je forme et que je me propose bien de contribuer autant qu’il me sera possible à votre bonheur.

» Je me plais beaucoup à Tœplitz quoique je n’y sois que depuis deux jours ; la société n’y est pas encore brillante, les environs sont si beaux qu’ils tiennent lieu de tout. Quand je pense qu’il s’en est fallu de si peu pour vous voir ici, je ne puis m’empêcher d’éprouver bien des regrets que le moment de notre réunion ait été encore différé.

« Adieu, ma chère, bien chère maman, je me recommande à vos bontés et vous assure qu’il est impossible d’éprouver une plus grande tendresse pour sa mère que celle que j’ai pour vous.


» SIDONIE. »


Jusqu’à présent les événements politiques ont laissé Hélène fort indifférente. C’est à peine si dans ses notes elle fait mention de la cour de Napoléon, ni même de ses victoires, mais, après le départ de son mari, elle semble s’y intéresser davantage et, voulant peut-être détourner l’attention du comte de l’emportement blessant auquel elle s’est abandonnée, elle lui décrit longuement et d’une manière assez intéressante, ce qui se passe à Paris.

Après la campagne de Silésie et les victoires de Dantzig et de Friedland, les Russes et les Prussiens avaient enfin consenti à capituler et, le 25 juin 1807, une entrevue réunissait Napoléon et Alexandre sur un radeau flottant au milieu du Niémen ; il était difficile de trouver un terrain plus parfaitement neutre. De chaque rive opposée une chaloupe porta un des empereurs jusqu’au radeau, une tente était disposée pour les recevoir, ils y entrèrent en même temps et y restèrent quelques instants seuls ; quand ils en sortirent la paix de Tilsitt était décidée.

Le 7 juillet, le traité avec la Russie fut signé et le 9, le roi de Prusse y adhéra. Ce traité si glorieux pour la France fut proclamé à Paris le 24 juillet, Hélène écrit à son mari le 25 :

LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT
« Du 25 au 28 juillet.

» Je ne peux te rendre comme Paris a été vivant et animé hier. L’empereur est attendu à chaque instant, presque tout le monde est revenu. Hier au soir 24 juillet, on a proclamé la paix aux flambeaux. Le héraut d’armes, suivi d’une foule de gens portant des torches allumées et d’un peuple immense, a parcouru tout Paris qui pour le coup était magnifiquement illuminé ; ce n’était plus une simple invitation, c’était un ordre,

» La place Vendôme était superbe, tout le peuple remplissait les rues, le faubourg Saint-Germain était aussi animé que le Palais-Royal. Je me suis promenée en calèche avec madame d’Hautpoul et deux des Badens ; la grande chaleur et la beauté de la nuit faisaient que chacun était hors de sa maison ; le peuple vraiment joyeux poussait des acclamations dans les rues et à peine les voitures pouvaient-elles passer.

» Quelle différence de la manière dont on se réjouit pour la paix qui ramène à chacun ce qu’il a de plus cher, ou pour des victoires qui coûtent toujours des larmes, même quand elles sont les plus brillantes et les plus glorieuses !…

» L’empereur est arrivé cette nuit du 26 au 27 juillet à Saint-Cloud et ce matin le canon des Invalides a annoncé son retour. Ce soir Paris a encore été illuminé ; une des choses les plus remarquables est ce qu’on a imaginé au palais de la Légion d’honneur ; on a planté une poutre au plus haut du bâtiment qui supporte la croix de la Légion en lampions de couleur ; comme la poutre n’est point éclairée et point vue et que la croix s’élève beaucoup au-dessus de l’édifice, il semble qu’elle soit dans les airs où elle fait l’effet d’un météore qui n’a rien de commun avec la terre. C’est réellement beau et fait penser à la croix que Constantin et Clovis ont prétendu voir dans le ciel en signe de victoire. Celle-ci n’est point un astre guerrier, elle annonce la paix du monde !…

» Comme j’étais de bonne humeur, j’ai été hier au soir au Vaudeville. De toutes les pièces de circonstance qu’on donne au théâtre au sujet de la paix, aucune n’est plus jolie que l’Hôtel de la Paix, donné au Vaudeville. Un officier russe prisonnier et qui, comme de raison, est beau, aimable et spirituel comme ils le sont tous à présent, est amoureux d’une Française qui, dans ce moment ci ne peut être cruelle, mais le personnage qui égaye la scène est M. de Saint-Germain qui est censé avoir les opinions des habitants de ce faubourg. Il est incrédule, ne croit pas un mot des victoires et de la paix, et à chaque nouvelle dit : Il faudra voir, phrase très heureusement trouvée, car elle est vraie et il n’est personne de ceux qui ont l’occasion de fréquenter ces illustres malheureux qui ne l’ait entendu cent fois. Vaudoré jouc à merveille ; son ton, son costume, ses manières conviennent parfaitement à son rôle. Je désire avec bien de l’impatience avoir des nouvelles de Tœplitz ; se marieront-ils, ne se marieront-ils pas ? je te prie en grâce, que la séduction pour l’un ou pour l’autre ne vienne pas de ta part, songe que s’il y avait la moindre répugnance, les suites en seraient plus fâcheuses et plus chagrinantes que le succès ne donnerait de satisfaction. Adieu, mon cher Vincent, j’ai le cœur plus content que je ne l’ai eu depuis longtemps, je commence à penser à la joie que j’aurai de vous revoir tous. Comme tu recevras cette lettre à Tœplitz, dis à chacune des personnes qui m’intéressent là ce que tu croiras convenable, je m’en rapporte à ton cœur pour les uns et à ton esprit pour les autres.

» Ma lettre a l’air d’une gazette, mais j’imagine que ce qui se passe dans la capitale du monde doit intéresser tout l’univers. »


« Paris, 14 août


» Hier madame de Pardaillan, amie intime de la princesse Clary, est venue me voir ; elle a des nouvelles de Tœplilz, elle dit que cela va bien, que les jeunes gens sont bien ensemble. Ma fille m’a écrit, je t’envoie sa lettre qui réellement est pleine de naturel, de sensibilité et d’esprit.

» Demain, l’empereur va à Notre-Dame, madame de Metternich m’a envoyé un billet pour la travée des ambassadeurs, aujourd’hui tous les spectacles sont gratis. »


« 15 août.


» Je sors de Notre-Dame et je m’empresse de t’écrire ; d’abord j’ai vu l’empereur parfaitement ; la travée où j’étais est au-dessus de l’autel et le trône presque en face. Je ne veux pas te parler premièrement de sa personne avant son arrivée ; j’ai pu considérer l’église, la pompe, etc., mais du moment qu’il a été là mes yeux et ma pensée ne l’ont pas quitté. Il n’est pas grand, mais, soit que mon imagination frappée de l’idée de sa puissance m’ait prévenue, je lui ai trouvé de la dignité dans la démarche et le maintien ; il est gros, mais on voit que ce n’est pas la graisse, ce sont des membres nerveux et ramassés qui donnent plutôt l’idée de la force que de l’embonpoint ; je viens à la tête. Oh ! pour cela, on ne peut lui disputer un grand caractère, prononcé en tout genre ; rappelle-toi toutes les actions de sa vie, tu les y verras peintes, sa physionomie passe de l’expression la plus sombre à la douceur la plus angélique, son sourire est un ciel orageux qui s’éclaircit ; que puis-je te dire ? la tête de l’Apollon ou toute autre d’une beauté grecque n’irait pas à ce qu’il est, à ce qu’il a fait, comme la sienne ; elle ne peindrait pas aussi bien son caractère et n’inspirerait pas ce qu’il doit et probablement ce qu’il veut inspirer. Son teint n’est pas noir, il est plombé, il marque les veilles, les soucis que donnent un empire immense et des projets dont lui seul peut-être connaît l’étendue ; très assurément un coloris rose et blanc détruirait l’effet de sa figure et lui irait bien mal. Enfin je lui conseille de se montrer, il ne peut pas y perdre.

» J’arrivai de bonne heure à Notre-Dame. Ainsi je vis arriver le Sénat, costume gros bleu et or, riche et noble ; le Corps législatif, costume sombre, et le Tribunat qui y a fait sa triste et dernière figure, car il est aboli et rentre dans le néant dont il n’aurait jamais dû sortir.

« Le cardinal-archevêque de Paris, chargé du poids de son siècle, qui, je crois, pèse plus que tous les autres, fut recevoir l’empereur à la tête de son clergé. On portait un dais. L’empereur arrive avec huit chevaux isabelle dont la tête est couverte de plumes et, par un singulier hasard, les portes de l’église étant ouvertes, par la travée au-dessus de l’autel je vois le cortège, ne croyant être venue que pour voir la cérémonie et me désolant de ne pouvoir me partager en deux pour voir l’un et l’autre. L’empereur se mit donc seul sous le dais, il était vêtu en pourpre et blanc, costume à la Henri IV, chapeau couvert de plumes. Quant à l’or et aux pierreries, productions de la terre, à qui appartiendraient-elles, si ce n’est à lui ? Le roi de Westphalie marchait seul devant le dais, il est tout à fait gentil, plus grand que l’empereur, plus mince, tout jeune et cependant il ne donne pas, il ne fait pas éprouver les sensations qu’inspire l’empereur. Serait-ce le pouvoir de l’imagination, elle est bien puissante chez les femmes capables d’aimer ce qui est grand et qui en porte l’empreinte. Je ne te parle pas des autres, le duc de Berg, le maréchal Ney, etc. Tout cela rentre dans la classe des héros connus.

» L’impératrice, gracieuse et bien mise, ayant la représentation voulue pour sa place, était dans la travée, mais celle que j’ai regardée, c’est la mère de l’empereur. La voilà, la plus heureuse d’entre toutes les femmes, voilà celle à qui aucun revers ne peut enlever, aucune puissance ne peut ôter la gloire d’avoir fait naître l’homme le plus extraordinaire que la suite des siècles ait produit. Qu’elle doit être fière ! un peuple immense courbé devant son fils, les voûtes retentissant d’acclamations, c’est le plus beau rôle de femme qu’il y ait au monde ! Elle est belle, paraît encore assez jeune et on ne dira pas : « Quoi ! c’est là sa mère ! » C’est beaucoup. Je finis, j’en ai assez dit, je t’écrirai demain matin la suite de cette journée. »


« 16 août.


» J’ai oublié de te dire hier que l’empereur, en arrivant à l’église, vint se mettre à genoux au pied du grand autel où il ôta son chapeau de plumes ; comme je plongeais et étais placée au-dessus de lui, je le vis à merveille ; il monta ensuite sur son trône et on chanta le Te Deum ; on dit la messe basse, il revint faire une prière à l’autel et sortit aux cris et aux applaudissements de tout le peuple. La musique était superbe. Crescentini chantait. Le soir, je fus chez madame de Coislin qui demeure sur la place Louis XV, voir le feu d’artifice, il partit trop tôt par accident, cela dérangea un peu le commencement et le faisait ressembler à ces feux d’artifice que l’on voit en rêve où il manque toujours quelque chose.

» Il y eut beaucoup de transparents allégoriques. Ce qu’il y eut de mieux fut le bouquet, je n’en ai jamais vu de si bruyant, c’étaient cent canons. Après cela, je fus avec M. et madame de Boufflers courir les rues à pied, car les voitures ne circulaient pas, et voir les illuminations. La pauvre madame de Coaslin, avec ses quatre-vingts ans, voulait venir avec nous. J’ai proposé que le baron de Breteuil lui donnât le bras, il ne demandait pas mieux et réellement nous avons eu de la peine à les en dissuader. Nous nous promenâmes jusqu’à trois heures du matin et nous revînmes chacun chez nous. »


XIV

1807


Retour du comte à Tœplitz. — François et Sidonie. — La Grande-Chambellane et Hélène. — Le mariage et les cadeaux de noces.



La connaissance des deux jeunes gens s’était faite dans les meilleures conditions ; ils se voyaient chaque jour avec le laisser-aller et l’intimité que permet la campagne. François, à peine âgé de dix-neuf ans, avait jusqu’alors partagé sa vie entre de sérieuses études à Paris et des vacances plus sérieuses encore en Grande-Pologne auprès de sa grand’mère et de ses oncles. Ces derniers, hommes graves et fort instruits, s’occupèrent avec beaucoup d’intérêt du développement intellectuel de leur neveu, sans jamais songer à ses plaisirs. À Tœplitz il se trouvait pour la première fois dans un milieu jeune et gai, animé par l’intarissable entrain du prince de Ligne.

On l’enrôla dans la troupe de comédie, composée de la princesse Clary, de ses enfants, de Sidonie et de la jeune Titine ; on joua des proverbes improvisés, et faisant effort pour vaincre sa timidité il s’en tira à merveille. Puis vinrent les courses de montagnes et les chemins escarpés où l’appui d’un bras est nécessaire ; on fit de grandes promenades dans les bois de Tœplitz, et chacun choisissant sa route, il était facile de suivre un sentier à l’écart et de causer tout bas. Le soir, au salon, la danse et les petits jeux permettaient encore un serrement de main et quelques mots bien tendres. D’ailleurs les usages allemands laissent aux fiancés une liberté plus grande qu’en France. François, enivré de cette vie nouvelle, sentait bouillonner en lui une fougue de jeunesse et de passion contenue jusqu’alors, il s’y abandonnait avec délices ; au bout de peu de temps, « il aimait à la folie sa fiancée » et n’essayait pas, de le cacher.

La jeune princesse, plus maîtresse d’elle-même, n’était pas moins heureuse au fond du cœur. Son enfance et sa première jeunesse s’étaient écoulées tristement. L’humeur austère et difficile de la princesse mère ne permettait pas d’effusion ; elle éleva consciencieusement sa petite-fille, la plaça dans une excellente pension, puis à seize ans la reprit chez elle, convaincue d’avoir accompli sa tâche, c’était vrai, la tendresse seule avait manqué ! Aussi depuis toute petite, l’enfant voyant les cousins Glary et Pally adorés de leurs parents ne rêvait qu’une chose : « Avoir une maman ».

Rentrée chez ses grands-parents, sa vie devint plus gaie, mais quoique le prince de Ligne et la princesse Clary lui témoignassent beaucoup d’amitié, son humeur un peu concentrée lui faisait renfermer ce qu’elle éprouvait, craignant toujours de voir ses avances repoussées.

Une circonstance particulière ajoutait encore à ce sentiment. On n’a pas oublié la petite Christine, fille naturelle du prince Charles, et léguée par lui avec tant de sollicitude à la princesse Clary. La princesse n’avait pas hésité à accepter le legs de son frère, elle éleva Titine chez elle. La petite orpheline devint l’objet de la prédilection de son grand-père, et la tendresse de sa tante pour elle fut aussi vive que celle qu’elle témoignait à ses propres enfants[93].

Le charmant caractère de la jeune fille, sa gaieté et son esprit justifiaient l’affection qu’elle inspirait. Les deux sœurs vivaient dans une grande intimité, sans connaître le lien qui les unissait. Mais Sidonie sentait bien que Christine était la préférée, elle enviait son aisance, son aplomb, et l’abandon avec lequel elle disait ce qui lui passait par la tête ; on lui permettait des étourderies et on riait de saillies qui eussent valu à sa sœur un regard sévère, ou une réprimande de sa grand’mère.

De là l’habitude prise par Sidonie de renfermer ses impressions et un profond sentiment d’isolement au milieu des réunions si gaies de sa famille.

Dès les premiers mots que son grand-père prononça touchant les projets de mariage avec le comte François, son cœur avait bondi de joie à la pensée de rejoindre sa mère, et d’avance elle avait décidé en elle-même qu’elle acceptait ce futur époux, fut-il laid et désagréable. Sa surprise fut douce en voyant un jeune homme de l’extérieur le plus distingué, doux, aimable, n’ayant d’autre défaut qu’une timidité qui diminuait chaque jour ; elle s’aperçut de l’amour qu’elle lui inspirait, et sans en rien laisser voir, elle ne tarda pas à le partager.

Le jeune comte François avait espéré comme ses compatriotes voir renaître le royaume de Pologne. La création du duché de Varsovie abandonné au roi de Saxe détruisit leurs illusions. Ce duché se composait de la plus grande partie de la Pologne prussienne, dans laquelle étaient situées les propriétés de la comtesse Anna et de sa mère. Elles préférèrent de beaucoup ce nouveau régime au régime prussien, mais le nom de Varsoviens appliqué aux habitants du nouveau duché ne sonnait pas à leurs oreilles comme celui de Polonais. Ge changement impliquait aussi des formalités qui empêchèrent la vieille comtesse Mycielska d’accompagner sa fille à Tœplitz, la Grande-Chambellane revint seule à Dresde, et son fils partit le 24 juillet pour la ramener le 1er août. Le prince de Ligne, pendant cette courte absence, se charge de répondre aux lettres de François.


LE PRINCE DE LIGNE AU COMTE FRANÇOIS


« Le nom de Varsovien tombe de lui-même, mon cher comte, et n’est qu’une politesse pour les deux empires qu’on n’a pas voulu alarmer. Mais au moins il y aura une Pologne dont Varsovie est la capitale comme autrefois, qui ne dépend ni d’un ambassadeur russe, ni d’un caporal prussien, il y aura un peu de la constitution du 3 mai, un peu de liberté, pas trop !

» Si vos paysans ne sont pas industrieux, ils vous prieront de reprendre leur liberté ; ceux qui le seront vous enrichiront en s’enrichissant eux-mêmes. On entendra votre langue, on reprendra, j’espère, vos habits.

» C’est nous qui souffrons de votre absence, cher comte.

» Toute la famille de tous les âges vous aime, vous regrette, et me charge de vous le dire, Sidonie plus particulièrement qu’une autre.

» Le 1er août sera un beau jour pour nous tous, et un autre encore plus beau, bientôt après j’espère.

» Vous devinez sûrement ce que je pense d’une perfection comme vous, cher François, que j’embrasse bien tendrement. Mes tendresses à votre respectable maman, mille choses à mon excellent et aimable ami, le général Zabietto.

» Mes remerciements au bon Jasmin. »


Le jeune comte et sa mère arrivèrent au jour dit. La Grande-Chambellane, accueillie avec tous les égards possibles, jouissait des succès de son fils et suivait avec un intérêt passionné les progrès de l’amour naissant des deux jeunes gens. Elle voyait avec joie le bonheur qui lui avait été refusé devenir leur partage. Tout marchait à merveille, et l’on n’attendait que l’arrivée du comte pour la demande officielle. Il ne prolongea pas d’un jour son voyage et, le mardi 4 août, il était à Tœplitz, où les lettres furibondes d’Hélène l’attendaient. Elles ne le troublèrent pas, et avant d’y répondre il commença par s’occuper de l’importante affaire qui l’amenait, puis quelques jours après, il écrivait à sa femme :


« Vendredi, Tœplitz, le 7 août.


« Je suis arrivé le mardi 4 ; la première chose qui m’à naturellement occupé, ce sont tes lettres, ma chère Hélène, j’en ai trouvé sept ; je ne puis m’empêcher de dire, ma chère, que ne puis-je ajouter ma bonne Hélène ! que j’ai le cœur serré de lire tes diatribes, dangereux produits de ta colère impétueuse, injuste et irréfléchie. Je te pardonne bien sincèrement, ma chère enfant, cette explosion, car je n’ai rien fait pour la mériter, et je t’aime trop pour ne pas l’attribuer à un principe qui flatte mon amour-propre et surtout mes tendres sentiments pour toi. Maintenant, je suis content de n’avoir pas trouvé ces lettres à Prague, car leur lecture aurait certainement gêné les sincères et tendres sentiments que je t’exprime précisément dans ma lettre de Prague. Ma chère Hélène, tu possèdes tant de perfections qui te rendent l’objet le plus aimable aux yeux de tous ceux qui te connaissent, qu’il faut y ajouter celle de maîtriser une passion encore plus dangereuse pour toi-même que pour les autres.

» Je viens à présent te rendre compte de ce que j’ai vu, trouvé et fait ici. J’ai vu Sidonie ; taille moyenne, parfaitement faite, pied charmant, beaucoup de grâce dans ses mouvements, elle serait plus que jolie, si elle n’était fort marquée de la petite vérole, mais une physionomie agréablement expressive, pleine de bonté, de douceur et de timidité, rachète ce défaut ; elle paraît t’aimer beaucoup et désirerait te rejoindre au plus tôt. La princesse Clary a pris beaucoup d’embonpoint. Toujours essentiellement bonne et franche, elle m’a parlé de toi avec un intérêt, une tendresse qui ont fait ma conquête. Sa mère est restée à Vienne, elle m’a remis sa lettre pour toi, que je joins ici ; le prince Clary est extrèmement honnête, il a l’air bon et réfléchi ; son fils est un jeune homme doux et aimable. — Le prince de Ligne est toujours le même, léger, aimable, caressant et séduisant, il m’a parlé de toi avec une tendresse infinie. François est ancré dans cette maison comme chez lui, tout le monde l’y traite avec la bonté et l’amitié la plus franche.

» La Grande-Chambellane est ici sans sa mère, je suis allé prendre ses ordres : elle m’a prié de faire expliquer Sidonie sans que le prince de Ligne, qui pourrait influencer ses sentiments, fût présent ; j’ai donc prié la princesse Clary de la faire venir, elle vint et fit sa réponse avec une sensibilité et une grâce parfaite ; on voit qu’elle est très prévenue en faveur de François ; quant à celui-ci nous pouvons être bien tranquilles sur son compte, il l’aime au delà de toute expression et chaque jour davantage. »



« Paris, du 22 août au 24.


» J’ai reçu hier, mon cher Vincent, ta lettre du 7 août de Tœplitz ; je vois avec chagrin que tu es mécontent de moi, ta lettre est comme un vase qui contient une liqueur amère et dont les bords sont frottés de miel, toi qui juges les passions, il semble que tu ne les connais pas ; crois-moi, la nouvelle de ton départ ne m’a pas mise en colère, elle m’a mise au désespoir ! Tu n’as pas reçu la lettre que je t’ai écrite dans le premier moment, c’était bien autre chose, tu n’aurais pas compris son langage, une femme ne s’y serait pas trompée ; ce n’est pas que je veuille justifier les défauts de mon caractère, rien n’est comparable à ma vivacité dans le premier moment, si ce n’est ma douceur après la réflexion ; aussi ai-je passé ma vie à faire la volonté des autres, je me suis pliée à tout, j’ai sacrifié mes goûts, mes habitudes, j’ai souffert avec calme, résignation, patience, ce qué toute autre femme sans vivacité, froide et indifférente, n’aurait pas fait. Mes moments d’emportement sont un effet de la circulation de mon sang ; ma conduite est le résultal de la sensibilité, de la sincérité de mon cœur. Je craignais que si tu abandonnais le mariage à lui-même, avant qu’il soit fait, il ne manquât ; tu aurais dû presser davantage sa conclusion si elle t’intéresse ; dès que Sidonie ne déplaît pas, nous pouvons prévoir une source de bonheur infini de cette union. J’attends tes ordres pour partir. »


Il avait été entendu entre le comte et la comtesse que celle-ci quitterait Paris le plus tard possible, et n’arriverait pour ainsi dire à Tœplitz que pour la célébration du mariage ; on sait que la réunion avec sa belle-mêre et la Grande-Chambellane lui était extrêmement pénible, et il faut reconnaître que cette position offrait de grandes difficultés ; cependant le désir qu’elle avait de voir le mari de sa fille lui faisait surmonter sa répugnance. Aussitôt après la conversation dans laquelle Sidonie avait exprimé en toute liberté ses sentiments, le comte reconduisit la Grande-Chambellane chez elle, ils parcoururent silencieusement l’espace qui les séparait du château, et arrivés à la porte de la comtesse Anna, le comte s’apprêtait à se retirer lorsqu’elle le pria d’entrer, ajoutant qu’elle avait quelque chose d’important à lui communiquer. Il entra en effet et, d’une voix émue, elle lui demanda s’il avait pensé que la présence de la princesse Hélène et la sienne devant l’autel où s’uniraient leurs enfants était possible. Le comte demeura muet à cette queslion intrépide.

« Moi je ne le pense pas, reprit la Grande-Chambellane, l’une de nous doit se retirer ; la princesse a-t-elle le droit de conduire à l’autel une enfant qu’elle a abandonnée pendant dix-huit ans, et peut-on m’ôter celui d’y conduire un fils que j’ai aimé, élevé et soigné comme la chair de ma chair depuis qu’il m’a été rendu ; vous déciderez, monsieur le comte, car vous êtes le maître, j’affirme seulement que nous ne paraîtrons pas ensemble devant l’autel. »

Le comte, stupéfait d’une résistance à laquelle il s’attendait si peu, essaya en vain de combattre la résolution de la Grande-Chambellane ; ne sachant quel argument employer pour la convaincre, il prit le parti de lui demander quelques heures de réflexion, et rentra chez lui fort perplexe. Au fond il partageait l’opinion d’Anna, et trouvait même sa position entre ses deux femmes aussi désagréable que ridicule, il n’eût donc pas demandé mieux que d’en voir une disparaître ; il sentait que la comtesse Anna avait aux yeux du monde tous les droits possibles à rester et qu’il serait infiniment préférable qu’Hélène fût absente, mais comment oser aborder une pareille question ? Il rêva toute la soirée au moyen d’arranger une affaire si délicate, et finit par se convaincre en réfléchissant que sa femme serait peut-être plus facile à persuader qu’il ne l’avait pensé. Il lui écrivit dès le lendemain matin et, sans parler de sa conversation avec la Grande-Chambellane, il lui fit part des craintes qu’il éprouvait au sujet de leur affrontation.

« Tu conviens toi-même, ma chère Hélène, de Ja difficulté que tu éprouves à surmonter l’impétuosité de ton premier mouvement, je ne veux pas revenir sur le passé, mais après la récente preuve que tu m’en as donnée, ne serait-il pas plus prudent de renoncer au voyage de Tœplitz sous un prétexte de santé assez plausible, puisque j’ai annoncé que tu étais souffrante. Je te saurais un gré infini de ce sacrifice. »

Puis, pour adoucir de son mieux l’amertume de sa proposition, il promettait de quitter Tœplitz pour la rejoindre, aussitôt la signature du contrat et la cérémonie du serment. Ce ne fut pas sans crainte que le comte fit partir cette lettre, qui était, il faut en convenir, très douloureuse à recevoir. Après avoir souhaité avec tant d’ardeur le mariage de sa fille, après l’avoir préparé avec tant de difficulté, renoncer à y assister était à coup sûr un très grand et très pénible sacrifice. Quelle fut la surprise du comte en recevant une réponse fort calme ! Sa femme se soumettait sans murmurer à la décision qu’il lui proposait de prendre. Pour s’expliquer cette résignation surprenante, il faut savoir que la perspective de se trouver réunie à Tœplitz avec la Grande-Chambellane, l’obligation de la voir sans cesse, troublait Hélène depuis déjà longtemps ; elle n’avait pas osé en parler à son mari, dans la crainte de créer un nouvel obstacle, mais elle redoutait ce séjour. La lettre du comte la surprit, mais ne l’otfensa pas ; saisissant l’occasion de racheter l’emportement injuste auquel elle s’était livrée, elle se hâta de répondre qu’elle était prête à tous les sacrifices pour assurer le bonheur de sa fille, qu’elle reconnaissait la justesse du raisonnement de son mari, et qu’elle renonçait à aller à Tœplitz le chargeant elle-même de fournir un prétexte qui serait celui de sa santé.

Le comte enchanté, et le cœur soulagé d’un grand poids, se rendit aussitôt chez la Grande-Chambellane, et lui annonça que la santé de la comtesse Hélène ne permettant pas à celle-ci de quitter Paris, toutes les difficultés soulevées tombaient d’elles-mêmes.

La pauvre Anna vit entrer le comte avec beaucoup d’émotion, elle écouta attentivement ce qu’il venait lui apprendre, pas un mouvement d’orgueil ni de satisfaction ne lui échappa.

« Dieu a conduit lui-même tout cela », dit-elle doucement, puis elle ajouta, avec timidité : « J’espère que la maladie de la princesse n’est pas sérieuse. » Le comte, touché de cette question, prit la main d’Anna, et la baisant tendrement lui affirma que ce n’était qu’une indisposition. Anna rougit et laissa quelques instants sa main dans celle du comte, puis la retira en soupirant. Il fut convenu que le comte assisterait à la signature du contrat et à la cérémonie de prestation de serment qui dispensait de la publication des bans et qui équivalait à peu près à notre mariage civil, puis il partirait pour rejoindre Hélène à Paris. François apprit en rentrant que la comtesse renonçait à son voyage à Tœplitz, et l’expression de joie qui rayonnait sur le visage de sa mère l’empêcha d’exprimer le regret que son père n’y assistât pas. Le soir il revint un peu triste de sa visite à la princesse Sidonie ; il l’avait trouvée fort affligée de la maladie de sa mère, et désolée de son absence le jour de son mariage. « Peut-être, dit-il à sa mère, l’indisposition de la comtesse n’est-elle pas la seule cause de son absence ? » — La Grande-Chambellane ne répondit pas et rentra dans sa chambre. Une heure après elle fit appeler son fils, et lui remit un paquet à l’adresse de son père. Ce paquet contenait une lettre à la princesse Hélène, lui exprimant en quelques lignes très simples l’espérance que son indisposition ne l’empêcherait pas d’assister au mariage de leurs enfants, puis un mot pour le comte :

« Je n’ai pu soutenir la pensée de causer un chagrin à la princesse Sidonie et à notre fils, un jour qui doit être le plus heureux de leur vie, je ne veux pas retarder par ma faute la joie que se promet la jeune princesse de connaître sa mère. Mon cœur s’est réjoui depuis un mois de la vue de leur amour, cela doit me suffire ; je resterai chez moi le jour de leur mariage, je prierai pour eux, mes vœux seuls les accompagneront. »

Le comte fut réellement touché jusqu’au fond du cœur en lisant ce billet ; il savait ce qu’une semblable démarche coûtait à la Grande-Chambellane. Il se rendit chez elle dans l’après-dîner, et lui exprima avec vivacité ses remerciements, lui dit qu’il avait expédié sa lettre à la comtesse, ajoutant que lui-même ne l’engageait pas à venir, que les choses étant arrangées ainsi, il était préférable de les laisser telles.

Le soin avec lequel le comte a consigné tous ces détails, et conservé les lettres d’Anna, montre clairement qu’il était flatté de l’amour qu’il lui inspirait encore ; et, tout en ne voulant pas jouer avec elle le rôle d’amoureux, il est évident qu’il fit avec sa conscience un accommodement. Pendant le temps qu’il lui restait à passer à Tœplitz, il se montra en public d’une réserve et d’une courtoisie parfaites avec elle ; mais lorsque le hasard amena un tête-à-tête, il y mêla une nuance de tendresse qui ne lui coûta guère, et qui gonfla de joie le cœur de la pauvre Anna. « J’ai eu, écrivait-elle à son frère, quelques jours heureux que je n’osais pas espérer. »

Enfin la réponse d’Hélène arriva ; elle refusait de venir, comme on pouvait s’y attendre ; mais, flattée de la démarche de la Grande-Chambellane, elle lui écrivait une lettre fort aimable ; cet incident se termina ainsi pour le mieux.

Le comte avait mis le temps à profit pour traiter avec le prince de Ligne la question « affaires ». Le prince exerçait les fonctions de tuteur de Sidonie, de concert avec la chambre pupillaire de Tarnow, et le corps du génie de Vienne. Les permissions de ces deux corps étaient indispensables pour les formalités du contrat ; mais, pour les obtenir, il fallait leur soumettre les comptes de tutelle parfailement en règle. Il fallait bien peu connaître le prince pour s’imaginer qu’il avait pu s’occuper un instant d’un règlement de compte. Il tomba des nues quand le Grand-Chambellan lui en parla.

« Imagine-toi, ma chère Hélène, écrit le comte à sa femme, que les permissions de la chambre pupillaire de Tarnow et du corps du génie de Vienne ne sont point arrivées. Le prince n’a pas un seul petit papier concernant la valeur des terres, des dettes, des contrats de fermes ; il n’a rien du tout, et ne sait répondre à aucune de mes questions, et pas un homme d’affaires qui puisse m’aider. Effrayé de voir que, malgré la bonne volonté de toutes les parties intéressées, les choses allaient traîner en longueur, j’ai dit nettement au prince de Ligne que tout mon bonheur était de te voir contente, et que tout le reste ne venait qu’après, que je n’avais pas tant de temps à donner, et qu’il fallait que, dans quelques jours, je parte pour te rejoindre, qu’il n’avait qu’à me donner les points et que je ferais moi-même le contrat. Effectivement, j’ai fait la minute du contrat hier. Je vais le porter aujourd’hüi au prince pourle discuter aussitôt ; convenus de nos faits, je le fais copier en plusieurs doubles. »

Le prince de Ligne répondit :


« Ce vendredi matin.


» Encore mille pardons, cher camarade, père et beau-père, moins j’entends les affaires, et plus je dois prendre de précautions contre le Forum de Tarnow et le Genieambt. Ces gens-là, qui ne peuvent pas connaitre comme moi votre belle âme et générosité paternelle et maternelle, voudront savoir ce que nos enfants auront si, par hasard, ils n’étaient pas toujours entretenus par vous à Paris, et par madame la Grande-Chambellane à Dresde. Je crois qu’il faudrait en dire quelque chose dans le contrat, et assigner une somme un peu plus forte, puisque nos florins tombent tous les jours. Rcevez, monsieur le comte, mes nouvelles protestations de tous les sentiments que je vous ai voués.
.............................

» Ma petite bête de laquais vous a porté hier, monsieur le comte, un billet que j’écrivais au comte de Chotek en lui envoyant le contrat pour savoir son opinion. Veuillez avoir la bonté, je vous en supplie, de me renvoyer l’un et l’autre et d’en communiquer la traduction à l’avocat Rablinsky, je vous en serai bien reconnaissant et bien obligé. Je vous réitère mes excuses de l’ennuy que je vous cause et profite au moins de cette occasion pour vous assurer de mon attachement. ............................. » Ayez la bonté, monsieur le comte, de faire voir à ces ennuyeux, mes camarades tuteurs, qu’on peut se passer d’eux ; je leur enverrai la note que vous voudrez bien faire à cet égard et au mien, dans quinze jours nous aurons la réponse. Recevez l’assurance de mon ancien, tendre attachement et considération distinguée. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Enfin le contrat est signé ; comme je pars moi-même à trois heures du matin, demain, je me réserve le soin de t’en instruire. Ne pouvant t’envoyer les points par cette lettre, car le seul original que nous avons signé est entre les mains des copistes qui en font encore quatre doubles que nous contresignerons pour que chaque partie ait le sien, j’en emporterai un avec moi.

» Nous avons eu hier la prestation de serment des deux futurs époux, pour pouvoir omettre la publication des bans : c’est une coutume que je ne connaissais pas. Ils ont prêté serment qu’ils étaient libres chacun de leur côté, en présence de toute la famille. Les témoins de Sidonie étaient le prince Clary et le comte de Wallenstein, et ceux de François, le duc de Saxe-Weimar et le comte Narishkine. Jusqu’à présent, il n’y avait pas eu beaucoup de larmes répandues ; cependant, je ne sais à propos de quoi, car cette cérémonie ne les engageait mutuellement à rien, madame Narishkine et la princesse Clary ont pleuré comme des enfants. Je ne puis te dire à quel point je suis enchanté de Sidonie. »


Si le comte paraît enchanté de Sidonie, la Grande-Chambellane ne l’est pas moins, et elle écrit à son frère :

« Depuis que j’ai fait la connaissance de ma belle-fille, je lui ai trouvé toutes les qualités essentielles de son père, unies à toutes les grâces de son aïeul, qui à présent encore embellit par son esprit enchanteur les plus brillants cercles de Vienne. L’attachement mutuel qui unit mon fils et sa femme me promet un avenir très heureux pour ce jeune couple. »


Hélène, complètement rendue à elle-même, attendait avec impatience des nouvelles de Tœplitz et les lettres de son mari. « Tout ne paraît pas marcher à souhait et je ne serai tranquille qu’après le contrat signé. Parle-moi de Sidonie et de François, pense que je suis ici toute seule, et que je n’ai assisté à rien. Juge mon impatience de savoir ce qui se passe à Tœplitz, enfin tu vas bientôt me donner des détails. »

Le comte partit après avoir recommandé à son fils de lui mander tout ce qui se passerait.


LE COMTE FRANÇOIS AU COMTE VINCENT


« Je passe ici, mon cher papa, les moments les plus agréables depuis que mon bonheur est décidé. Les Kotek et les Hoyos sont partis ce matin et c’est dans l’appartement de la dernière je dois habiter après mon mariage qui aura lieu à Mariaschovka, le huit du courant, à six heures du soir. Nous nous amusons fort bien, Il y a souvent des chasses ; hier encore il y en avait une très jolie chez le prince Lobkowitz, et le soir, dans le salon, des petits jeux, quelquefois même des danses ; mais nous quitterons tous ces plaisirs sans peine lorsqu’il s’agira de vous rejoindre. La princesse Clary m’a dit hier qu’elle voulait nous charger de sa réponse à la lettre que ma belle-mère lui avait écrite, mais que, voyant un retard de deux mois, elle lui a répondu il y a quelques jours par la poste. Maman me charge de beaucoup de compliments pour vous ; le prince de Ligne vous présente ses hommages ; la princesse Sidonie a été très flattée de votre souvenir, et son illustre soupirant (comme dit Pilgram) vous assure de son éternel et respectueux altachement.


» FRANÇOIS POTOCKI,
» Futur époux ! »


Le 8 septembre, le mariage fut enfin célébré en grande cérémonie ; la bénédiction nuptiale fut donnée à Mariaschovka en présence d’une brillante et fort nombreuse assistance. Le soir il y eut grande fête au château, concert, spectacle, on joua un proverbe dans lequel figura le prince de Ligne qui adressa aux jeunes mariés « une petite allocution » si touchante que chacun riait et pleurait à la fois, puis, au moment où la représentation finissait, on ouvrit portes et fenêtres et on aperçut dans le lointain le mont Ligne splendidement illuminé ; c’était une galanterie du duc de Saxe-Weimar. Une haie de laquais en grande livrée, portant des torches, attendaient sur le perron pour guider les invités à travers le bois jusqu’au mont Ligne, où un souper était servi dans le pavillon. Ce cortège de brillants cavaliers et de femmes élégantes avait un aspect fantastique et charmant qui enchanta tout le monde.

Le lendemain de son mariage, Sidonie, en entrant dans le salon, trouva deux volumineux paquets cachetés et portant les deux suscriptions suivantes :

1o Pour madame la comtesse Potocka, le lendemain de ses noces, de la part de sa mère.

2o Pour madame la comtesse François Polocka, née Sidonie de Ligne, de la part de sa mère et de son beau-père.

Le premier contenait une cassette renfermant 500 ducats d’or pour sa bourse particulière ; et le second une admirable parure de perles fines, composée d’un collier à trois rangs, de poires de perles montées en diamant, deux bracelets à cing rangs, avec un fermoir de diamants et une bague de perles et brillants.

François s’empressa d’écrire à son père :


« Tœplilz, le 9 septembre.


» C’était donc hier, mon très cher père, le jour solennel où j’ai juré à ma chère Sidonie amour et constance jusqu’à la mort ; je lui avais prêté ce serment depuis longtemps dans mon cœur et toute ma vie servira à le lui prouver.

» Sidonie est enchantée des perles, elle en a la plus vive reconnaissance à vous deux, très chers parents, et ces présents magnifiques augmentent s’il se peut sa reconnaissance et la mienne. Remerciez, mille fois de ma part, ma belle-mère, de l’intérêt qu’elle a voulu prendre à la réussite de cette alliance chérie, et recevez l’assurance des sentiments de respect et d’attachement que nous vous porterons éternellement.

» FRANÇOIS POTOCKI. »


XV


Voyage à Vienne. — La comtesse de Brionne. — Madame de Staël : Agar au désert. — Arrivée des jeunes mariés à Paris. — Hélène et Sidonie.



Les jeunes époux quittèrent Tœplitz à la fin de septembre et, avant de se mettre en route pour Paris, ils se rendirent à Vienne. On a vu que la princesse mère n’avait pas assisté au mariage de sa petite-fille. Voulant éviter de rencontrer sa belle-fille, elle déclara d’avance que sa santé lui interdisait de quitter Vienne ; il ne lui fut plus possible de se dédire lorsqu’elle apprit qu’Hélène ne viendrait pas à Tœplitz. Sidonie jugea avec beaucoup de tact que son premier devoir était de présenter à sa grand’mère le comte François, et quel que fut son ardent désir d’arriver à Paris, elle préféra subir un retard et passer par Vienne.

La princesse fut satisfaite de cette marque de déférence et accueillit le jeune couple à merveille. Voici le portrait que trace d’elle le comte François à son arrivée.

« La princesse de Ligne, née princesse de Lichtenstein, a été très belle : mariée de bonne heure au prince de Ligne, elle a eu de lui successivement le prince Charles, Christine, princesse Clary, le prince Louis, la comtesse Jean Palfy et la princesse Flore qui doit, dit-on épouser le baron de Spiegel, officier estimé. La princesse de Ligne s’est accoutumée aux infidélités de son mari et s’est laissée entraîner à aimer aussi. Mais on ne lui connaît qu’une seule inclination et à laquelle les sens n’ont jamais eu part. Le prince de Ligne aime le comte de *** et le traite comme son meilleur ami, certain qu’il est de la parfaite innocence de ses relations avec sa femme. »

Les jeunes époux retrouvèrent à l’hôtel de Ligne le comte Roger de Damas, qui était fixé à Vienne. « Si l’âge nuit à certaines gens, dit le comte François, ni l’esprit ni les manières de M. de Damas ne s’en ressentent, et sauf les traces que l’âge et les combats ont laissées sur son visage, il est tout à fait comme l’a dépeint le prince de Ligne pendant la guerre contre les Turcs : »

Un autre émigré français, M. de Bonnay, que nous avons déjà vu, ne quittait pas l’hôtel de Ligne.

« M. de Bonnay a de l’esprit, mais un ton de suffisance et une manière d’être partout comme s’il était chez lui, qui me sont insupportables. Il est l’oracle de beaucoup de monde ici ; il n’a pas, comme M. de Damas, conservé l’amour de la France et de tout ce qui est français. Destiné à n’être rien, sous l’ancien régime, il fait ici le quelqu’un. »

La société habituelle du prince de Ligne se composait de quelques grands seigneurs de Pays-Bas, comme lui fixés à Vienne, entre autres le prince de Stahremberg, son ami de cœur, avec lequel il faisait et disait cent folies, et de quelques émigrés français de haute volée, tels que le prince de Lorraine[94] et sa mère la comtesse de Brionne, que nous connaissons de longue date[95]. Le jeune comte Ouvaroff arriva à Vienne précisément en même temps que Sidonie et son mari, il était impatient de connaître le prince de Ligne.

« J’avais si souvent entendu prononcer son nom dit-il, je l’avais trouvé à toutes les pages du xviiie siècle, entre Voltaire, Louis XV, Frédéric, Catherine et l’empereur Joseph ! Un homme qui faisait parler de lui depuis si longtemps me semblait devoir être une sorte de Nestor en caducité ! Jugez de mon étonnement, quand je trouvai qu’à soixante-douze ans le prince conservait toute la vigueur de l’âge mûr ? D’une taille élancée, se tenant fort droit, ayant gardé la vue, l’ouïe, et un excellent estomac ; empressé auprès des femmes et tout resplendissant de son élégante frivolité, le prince traitait les jeunes gens en camarades et l’on peut s’imaginer avee quel empressement je me trouvai admis dans le nombre. »

François et Ouvaroff se lièrent dès l’abord, ils ne quittaient pas le prince, dont la société les charmait, heureux d’étudier de près ce modèle du siècle passé.

« La stature du prince, dit François, est grande et forte, sa figure majestueuse, ses manières nobles et pleines d’aisance. Ses cheveux blancs, bouclés et légèrement poudrés encadrent son beau visage à peine ridé. Un sourire charmant, une expression de bonté mélangée de finesse et de malice comme sa physionomie.

» Sa bouche est grande et gracieuse, son large front intelligent respire la sérénité. Son regard est vif, parfois ses yeux semblent lancer du feu ; tout en lui exprime la franchise. Il est non pas aimé, mais adoré de ses amis, sa famille à pour lui un véritable culte ; personne n’échappe à la séduction de sa personne et de son esprit. Il porte toujours l’uniforme de capitaine de trabans[96] dont il vient de recevoir le grade : sur sa poitrine sont enlacés le cordon de Marie-Thérèse et l’ordre de la Toison d’Or. »

Le prince conduisit ses deux jeunes amis chez ses belles-sœurs, les princesses de Lichtenstein, derniers débris de la société du Belvéder de Joseph II, puis il les présenta à la comtesse de Brionne, qu’on nommait à Vienne la princesse de Lorraine.

La comtesse, qui fut sans contredit une des plus belles femmes de la cour de Louis XV, conserva jusqu’à la fin, par un rare privilège, sa majestueuse beauté. Elle vivait à Vienne d’une modeste pension de douze mille florins que lui faisait l’empereur, comme princesse de Lorraine, supportant avec une résignation fière et courageuse cette existence modeste, sans témoigner un regret de la perte de ses richesses et de ses grandeurs passées. Son salon était le rendez-vous des émigrés français appartenant à la noblesse ; ce fut dans ce cercle que le prince de Ligne introduisit son petit-fils et le comte Ouvaroff qui se préparaient à regarder de tous leurs yeux et à écouter de toutes leurs oreilles.

Le son de voix de la comtesse, son beau profil régulier, son regard doux et imposant, formaient un contraste parfait avec la vivacité impétueuse, le feu du regard et la gaieté du prince de Ligne. La conversation tomba, comme on le pense, sur l’ancienne France. Par un coup de baguette on rétrograda de cinquante ans et l’on fut de plein saut à l’Œil-de-Bœuf ou dans les petits appartements. Ce passé évanoui redevint le présent et l’ancien Versailles reparut « pimpant, coquet et joyeux ». Les deux octogénaires se prirent à parler comme si la vieille monarchie française eût été là, vivante à leurs yeux : chacun se tut et écouta.

Louis XV était le roi de cette étonnante féerie : amoureux de madame de Brionne, il n’obtint d’elle qu’une tendre amitié, mais quel souvenir elle en avait gardé ! Comment ne pas pardonner quelques faiblesses au héros de Fontenoy, si beau, si séduisant ! Elle lui passait la duchesse de Chateauroux, peut-être même la Pompadour : quant à la Du Barry, le prince osait à peine articuler son nom avec une nuance d’embarras très marqué[97].

La comtesse ne manqua pas de rappeler le coup de panier donné par la duchesse de Grammont à madame Du Barry. Puis ils parlèrent de Chanteloup et du duc de Choiseul, comme s’ils y eussent soupé la veille. Il fut décidé que si le duc n’eût pas été chassé par la cabale du duc de la Vauguyon, qui faisait croire au roi que M. de Choiseul avait empoisonné le dauphin, il serait encore à la tête des affaires et la Révolution avortait…

« Quelle merveilleuse manière à lui, dit la comtesse, de porter son cordon bleu ! cela consistait à placer sa main d’une certaine façon dans sa veste entr’ouverte ; et quelle fierté dédaigneuse quand il disait de ses adversaires : « Eh ! que m’importe à moi que M. de Maupeou et M. de la Vauguyon se mangent le jaune des yeux ! »

Vint ensuite le tour du maréchal de Richelieu, ce type accompli du grand seigneur si parfaitement aimable ; il n’avait qu’un défaut. Ici chacun attendait avec une certaine curiosité cet unique défaut du maréchal, auquel on croyait en connaître quelques-uns. « Pourquoi affectait-il de garder seul à la cour les talons rouges et les formules complimenteuses de la cour de Louis XIV ?… »

« Tout ce qu’il y avait de plus huppé à Versailles, les grandes dames avec leurs paniers, leurs robes traînantes, leur rouge et leurs mouches, tous les beaux jeunes gens, poudrés, parfumés et en habits brodés venaient s’asseoir près de nous dans ce modeste salon, dit le comte Ouvaroff ; c’était quelque chose de fascinateur et d’éblouissant qui ressemblait à l’acte de Robert le Diable où les morts sortent de leurs tombeaux et dansent avec les vivants… À la lettre, la tête en tournait[98]. »

La présence de madame de Staël vint ajouter encore à l’animation de l’hôtel de Ligne. Exilée de Paris par l’empereur, elle arriva à l’automne de 1807, amenant son fils aîné à Vienne pour apprendre l’allemand et achever son éducation. Son premier soin fut de le présenter au prince de Ligne : « Prince, lui dit-elle, je viens chez vous mettre mon fils à l’école du génie. — IL y était en naissant, madame, » répondit galamment le prince.

Malgré cette réponse courtoise, nous devons avouer que le prince était médiocrement prévenu en faveur de l’auteur de Corinne. Son exaltation, ses gestes dramatiques, la tournure tout à fait moderne de son esprit lui étaient antipathiques. Il avait vu madame Necker à Paris avant la Révolution et l’avait peu goûtée ; M. Necker l’avait prodigieusement ennuyé et l’ambassadrice de Suède ne lui avait laissé d’autre souvenir « que celui d’une femme laide faisant des phrases et de la politique ». Il fallut toute l’aménité de son caractère et sa parfaite politesse pour n’en rien faire voir. Cependant il ne put s’empêcher de laisser percer une imperceptible pointe d’ironie dont il était difficile de se fâcher. Il s’empressa de lui rendre sa visite, et madame de Staël s’excusant en termes recherchés de la petitesse de l’appartement dans lequel elle recevait le prince. « Comment donc, madame, interrompit celui-ci, mais, avec vous, on est toujours sur le Parnasse ! » La baronne, en femme d’esprit, feignit de prendre cette phrase pour un compliment.

À ces petites hostilités succéda bientôt de part et d’autre une affection véritable. Oubliant les légers travers de sa nouvelle amie, le prince ne tarda pas à rendre justice aux éminentes qualités de cette nature d’élite.

À peine le jeune couple fut-il arrivé qu’on organisa une représentation théâtrale, car madame de Staël partageait la passion du prince pour la comédie de société. On monta les Femmes savantes ; nous ne voudrions pas jurer qu’il n’entrât un grain de malice dans ce choix fait par le prince. Madame de Staël, sans paraître s’en apercevoir, joua Philaminte de fort bonne grâce et avec beaucoup d’esprit, le comte de Cobentzel joua Chrysale avec une verve et un talent consommés. François Potocki et le comte Ouvaroff, affublés d’énormes perruques et grimés de la bonne façon, représentèrent très bien Vadius et Trissotin : le prince de Ligne comptait jouer Chrysale, mais on parvint à l’en dissuader. Son talent n’avait pas grandi depuis Bel-Œil, il brouillait tout et ne se rappelait jamais un mot de son rôle.

La princesse Clary et Tiline remplissaient les autres rôles. Aux Femmes savantes succéda une pièce de madame de Staël : Agar dans le désert. L’auteur jouait le rôle d’Agar, mais son costume et sa coiffure lui seyaient fort mal. Cette fois-ci le prince de Ligne ne jouait pas, ce dont il était un peu vexé. Son « petit-gendre » le comte François et le comte Ouvaroll étaient assis auprès de lui. Tout à coup, se retournant vers eux : « Comment s’appelle donc la pièce ? demanda-t-il.

Agar dans le désert, mon prince, répondit Ouvaroff.

— Non, non, dit le prince, je me souviens maintenant, c’est la justification d’Abraham ? » Les deux jeunes gens ne purent retenir un éclat de rire, mais le comte François écrit à ce sujet Ja réflexion suivante : « Le caractère de mon grand-père est original, plein de gaieté, de sensibilité, souvent de profondeur, c’est comme sa personne ; joignez à cela beaucoup de mémoire et d’érudition. Je ne parle pas de son esprit, de ses connaissances, de sa bravoure, tous ces avantages qu’il possède au plus haut degré sont trop connus : Qu’il est fâcheux que, pour un bon mot, il sacrifie celui dont il vient de dire et dont il pense même beaucoup de bien ! »

Par un compromis de bon goût, jamais un mot sur la politique ne fut échangé entre madame de Staël et le prince de Ligne, ils n’auraient point pu s’entendre sur un fait quelconque touchant la Révolution. Cetle simple liaison ne tarda pas à devenir une amitié sérieuse, dont madame de Staël donna les preuves peu de temps après. Elle publia deux volumes extraits des œuvres trop volumineuses du prince. Ce choix fait avec un goùt parfait, réveilla en France le souvenir de celui qui avait fait si longtemps l’agrément de la ville et de la cour, et obtint un grand succès. Madame de Staël disait du prince : « C’est le seul étranger qui, dans le genre français, soit devenu modèle au lieu d’être imitateur. »

Le comte et la comtesse François passèrent trois semaines à Vienne. Malgré l’excellent accueil qu’ils y reçurent et la sympathie particulière marquée par la princesse de Ligne à son petit-gendre, Sidonie mourait d’envie de partir et de voir enfin sa mère dont l’impatience égalait la sienne. Ils quittèrent les Ligne vers le milieu de novembre.

Le 23 au matin, la comtesse Hélène, appuyée à une fenêtre de son hôtel de la rue Caumartin, prêtait l’oreille au moindre bruit : elle attendait sa fille. Mille pensées tristes et douces l’occupaient ; elle allait revoir cette enfant pour laquelle, pendant dix-huit ans, elle n’avait été qu’une étrangère ; cette enfant, abandonnée sans regret et sans remords, lui pardonnerait-elle son indifférence, son oubli ?… et quels souvenirs évoqueraient sa présence ! comment échapper à l’image du prince Charles ? « Elle passait sans cesse devant mes yeux, écrit-elle, une voix me disait : « Tu ne lui as pas donné une larme et il était le père de ton enfant ! » Cette pensée me bouleversait et j’avais peur de ma fille. »

Enfin une chaise de poste s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Le comte descendit pour offrir sa main à sa belle-fille au sortir de la voiture ; Hélène, oublieuse de l’étiquette, s’élança et reçut sa fille dans ses bras, au bas de l’escalier. Elle la pressa étroitement sans pouvoir proférer une parole, les larmes l’aveuglaient et l’empêchaient de regarder la jeune femme. Elle l’entraina rapidement dans l’appartement qui lui était destiné, l’attira sur ses genoux comme elle eût fait d’un bébé et la couvrit de baisers. « Il y a si longtemps… si longtemps !… » disait-elle d’une voix entrecoupée par les sanglots, sans pouvoir ajouter autre chose. Quand l’émotion du premier moment fut calmée, elle éloigna tout à coup sa fille d’elle, en la prenant par les deux mains, puis lui ôtant vivement sa pelisse, son chapeau et jusqu’à son peigne, elle fit tomber ses longs cheveux blonds sur les épaules et la fit marcher, tourner et retourner en tout sens. Sidonie se prêta de la meilleure grâce du monde à cet examen et lui dit en souriant : « À présent, maman, c’est à vous de faire de moi votre vraie fille, il faut m’aider à acquérir tout ce qui me manque. » Puis elle ajouta : « Voyez, maman, j’ai appris à faire la révérence à la française. Est-ce bien comme cela ? » et elle fit une profonde révérence. « Oui, mon enfant, mon unique enfant, vous êtes ce que j’aime le plus au monde, — dit Hélène en l’embrassant tendrement, puis elle ajouta gaiement, — après mon mari, cependant, car je dois-vous donner le bon exemple. »

Pendant ce temps, les yeux de Sidonie se promenaient avec curiosité sur quantité de cartons de toutes dimensions qui encombraient les meubles, sa mère s’en aperçut : « Ces chiffons vous sont destinés, mon cœur, il faudra ouvrir tout cela », lui dit la comtesse et çommcFrançois entrait dans la chambre elle les laissa.

Aidée de son mari qui vint la rejoindre, la jeune femme n’eut rien de plus pressé que d’examiner les bienheureux cartons, ils contenaient tous les colifichets qu’une élégante pouvait désirer, plumes, rubans, dentelles, éventails, châles de l’Inde, bijoux de fantaisie, parures de corail, d’ambre, d’acier, et enfin dans un cabinet attenant à la chambre à coucher étaient accrochés six habits de grande parure et de charmants déshabillés du matin.

À la vue de ces trésors, la joie de Sidonie éclata en transports d’enfant, son mari souriait, heureux de son bonheur.

À quatre heures un dîner exquis réunissait parents et enfants qui, pour la première fois de leur vie, se trouvèrent assis à la même table : la comtesse n’avait invité personne à cette réunion intime.

Sidonie, intimidée au commencement du repas, ne disait mot ; peu à peu, enhardie par les prévenances de son beau-père et la gaieté de sa mère qui avait passé des pleurs à la joie, elle se mit à conter très drôlement leur séjour à Vienne et la représentation d’Agar au désert. Hélène buvait ses paroles et, reportant ses yeux de sa fille à son mari, elle lisait avec bonheur sur la physionomie de celui-ci le plaisir qu’il prenait au récit de Sidonie.

Après le dîner, le jeune couple remonta dans son appartement. Hélène fit compliment au comte de la distinction et de l’aimable physionomie de François. I] répondit : — Cela est vrai, mais je trouve notre fille délicieuse. « Là-dessus, je lui ai sauté au cou ! » écrit Hélène.

Le lendemain la comtesse eut voulu montrer sa fille à tous ses amis à la fois, mais il faut dire qu’avant même l’arrivée de Sidonie, la première personne à laquelle elle pensa fut sa bonne, la vieille Bathilde Toutevoix : « J’avais fait engager d’avance ma bonne à déjeuner pour lui montrer ma fille dès le lendemain de son arrivée. »

On pense bien que l’admiration de Bathilde pour la fille d’Hélène s’exprima dans des termes qui ne laissèrent rien à désirer.

Quelques semaines après, la comtesse écrivait à son amie madame d’Andlau :


« Ma chère comtesse,


» M. d’Andlau est venu passer hier la soirée avec nous, car je reste souvent en famille le soir. Nous avons causé, raconté des histoires, et ri comme de bonnes gens. Ma fille est charmante ; elle est bonne, c’est bon, mais elle est amusante comme le prince de Ligne, qu’elle me rappelle souvent, ce qui fait qu’on ne s’ennuie point avec elle. Comme nous sommes modestes, nous nous étonnons toujours, quand il nous arrive de nous trouver seules, de nous avoir été si agréables l’une à l’autre !…

» Pour passer le temps j’ai fait la musique d’une romance que je vous envoie, il y en à trois exemplaires ; faites-moi le plaisir d’en donner un à madame d’Orglandes et l’autre à madame de Rosambeau[99]. J’attache un grand prix à leur souvenir et je me complais à penser que mon nom sera prononcé dans le salon de Voré. »


XVI

1808-1810


Hélène et ses enfants. — Voyage improvisé en Pologne. — La Karwoska à Radzivilow. — Retour à Paris.



Après quinze ans d’une vie traversée par tant d’orages et de vicissitudes, Hélène voyait enfin ses désirs réalisés. Elle habitait Paris, l’objet de ses rêves, sa fille avait repris dans son cœur la place qu’elle aurait dû toujours occuper, et par une bizarrerie digne d’être notée, son gendre lui inspirait peut-être une tendresse encore plus vive. La douceur et l’aimable caractère de François, ses goûts d’arts et d’études, son exquise politesse cadraient à merveille avec le caractère de sa belle-mère.

En revanche, la jeunesse et la gaieté de Sidonie plaisaient fort à son beau-père, et tandis qu’Hélène et son gendre visitaient ensemble les musées et les bibliothèques, achetaient des livres et des tableaux, le comte conduisait sa bru, en élégant phaéton, à Monceau ou au Cours la Reine, Sidonie écrivait à François pendant une courte absence. « Mes succès auprès de maman sont tantôt très haut, tantôt moindres, mais en somme cela va très bien ; quant à ton père il est toujours également affable et bon pour moi. »

En mars 1808, le comte Vincent cédant aux instances de son fils qui souhaitait passionnément servir, lui permit d’entrer dans l’armée française ; il fut nommé aide de camp du maréchal Davont alors en Pologne. Sidonie voulut accompagner son mari, au moins pour quelque temps, mais il fut convenu qu’elle reviendrait auprès de sa mère aussitôt que le maréchal entrerait en campagne. Sidonie écrit de Metz à sa mère :


« 28 mars 1808.


» Je me suis levée avant tout le monde, ma bonne maman, afin d’avoir le temps de vous dire un petit mot sans retarder l’heure de notre départ. Combien je suis fâchée, ma chère petite maman, d’avoir laissé tant d’affaires à terminer à mon beau-père, dites-lui, je vous prie, un million de tendresses pour moi.

» Comment vous portez-vous ? donnez-moi, je vous conjure, beaucoup de détails sur votre santé et sur tout ce que vous faites. Je parle continuellement de vous avec François, je me représente les plus petites particularités de vos journées, tout, jusques aux robes que vous mettez. J’espère que vous avez été bien mise au bal de M. de F., je suis bien bête d’avoir oublié de charger quelqu’un de surveiller votre toilette en mon absence. Comme ces cinq mois m’ont paru courts ! jamais de ma vie je ne me suis trouvée si heureuse ; comme vous avez été tendre pour nous ! Je ne puis assez vous remercier de toutes vos bontés.

Je suis obligée de vous dire adieu, mon adorable petite maman, car les chevaux et le déjeuner sont prêts. François est à vos pieds.


» SIDONIE. »


LA COMTESSE HÉLÈNE À SA FILLE


« J’ai écrit à votre mari, ma chère enfant, et je crains bien qu’il n’ait pas reçu ma lettre, quoique je l’aie adressée chez le maréchal Pavout…

» Madame du Bourg donne fièrement un balmasqué aujourd’hui, il y en à un autre chez Marescalchi : on me propose de me masquer de divers côtés et je ne sais pas encore dans quelle troupe je me placerai… Madame d’Esquillac ne donne pas de bals cette année, elle ne donne que des soirées. Quand on entre, elle vous dit : « Je vous avertis qu’il n’y a aujourd’hui que des » paquets », comme on se le redit, chacun est assuré d’être tenu pour tel.

» Je n’ai donné qu’un seul bal qui a été fort beau, mais je n’en donnerai plus, je n’y trouve point d’intérêt puisque je ne vous y vois plus danser.

» Je ne peux vous rendre combien un bal me serre le cœur depuis que je n’ai plus l’espérance de vous y voir valser, en tournant la tête à droite et à gauche, vous savez que ce petit mouvement avait fait ma conquête.

» Adieu, chère enfant, vous êtes après mon mari ce que j’aime le plus au monde ; je vous embrasse et vous serre contre mon cœur. »


SIDONIE À SA MÈRE


« Varsovie, 15 août.


» Je ne vous ai pas encore écrit, ma bonne maman, depuis mon arrivée parce que je me disais tous les matins : J’aurai une lettre aujourd’hui… Je me plais beaucoup ici : trois fois par semaine on passe la soirée chez le prince Joseph Poniatowski, deux fois chez la princesse Sapieha, une fois chez mesdames Antoine et Félix Potocka. On s’amuse fort bien, tout le monde me traite à merveille, il est vrai que je suis en famille, car Varsovie n’est peuplé que de Potocki.

» Tout le monde approuve fort François et trouve qu’il s’est fort bien conduit et qu’il a eu bien raison de se placer auprès du maréchal Davout.

» Il est capitaine, attaché à l’état-major ; il a fait hier pour la première fois le service d’aide de camp. Mais, hélas ! il peut être appelé à partir d’un moment à l’autre, ce qui me chagrine beaucoup.

» Je compte m’occuper sérieusement ici ; s’il y a moyen de trouver un clavecin j’en louerai un qui me fera certainement regretter l’excellent que vous m’aviez donné à Paris.

» Je m’appliquerai à apprendre le polonais, je prendrai un maître, j’étudierai l’anglais, je verrai tout ce qu’il y a de curieux. Réjouissez-vous, ma petite maman, mes lettres vont être encore plus maussades que de coutume, je vous rendrai compte de mes leçons comme une petite fille de cinc ans : — Aujourd’hui tel maître a été content mais tel autre m’a mise en pénitence !…

» Nous sommes en fêtes pour le jour de nom de l’empereur. Il y a cu hier une pièce jouée par des officiers français. C’était une pièce de circonstance, Loute à la louange de Napoléon : sa gloire est venue sur un nuage et a posé une couronne sur le buste de l’empereur. Cela a fini par des couplets. Raoul de Montmorency en a dit deux, la soirée s’est terminée par un bal. On a eu la complaisance de louer beaucoup ma danse et mon costume.

» Personne ici ne sait danser : on ne fait que marcher, aussi le moindre petit pas fait-il beaucoup d’effet.

» Madame Davout est une très belle femme, fort polie, elle joue un grand rôle ici.

» Ce matin, il y a eu parade, les troupes françaises, polonaises et saxonnes ont été passées en revue. On a crié : « Vive Napoléon ! » Personne n’est mieux que le prince Joseph[100], il fait tort à tous les jeunes gens : il est difficile d’être plus beau, plus aimable et mieux tourné.

» Combien je me réjouis de me retrouver avec vous, ma chère maman, il me semble que je jouirai encore mieux de ce bonheur que par le passé. Il est impossible de voir une personne d’une humeur aussi agréable que vous ; au fond de la Pologne comme à Paris je ne voudrais jamais vous quitter.

» Ne m’oubliez pas auprès de mesdames d’Andlau, de Boufflers, de Polignac, de Badens : je ne veux pas que vos amis m’oublient.

» Adieu, ma bien bonne, ma chère petite maman, écrivez-moi souvent, vos nouvelles me rendent si contente.

» François vous présente ses respects et réclame avec impatience la lettre que vous lui promettez. »


Ces quelques fragments de lettres donnent une idée suffisante des rapports affectueux qui existaient entre la mère et la fille. Tout semblait promettre à Hélène le bonheur après lequel elle soupirait depuis si longtemps, mais il eut fallu pour en jouir arracher de son cœur la passion qui l’occupait presque en entier, la jalousie qui s’emparait d’elle au moindre soupçon, l’impétuosité violente que les années n’avaient pu calmer et qui devait durer autant que sa vie.

Au mois d’août 1809 le comte Vincent partit pour la Pologne où, comme toujours, de nombreuses affaires l’attiraient, Hélène, malgré son serment de ne pas laisser son mari entreprendre ces voyages seuls, se décida à rester à Paris, car la comtesse venait d’acheter le beau château de Saint-Ouen[101]. Il fallait en organiser l’installation, chose en laquelle la comtesse était passée maîtresse. Elle resta donc seule avec Sidonie, dont le mari suivait le maréchal Davout. Ces dames, ainsi que la famille Badens et mesdames Jean et Antoine Potocki, nièces du comte Vincent, allèrent s’établir à Saint-Ouen.

À la fin d’octobre, Hélène descendit un matin, fort agitée.

« J’ai reçu des lettres de Pologne, dit-elle à Sidonie, qui nécessitent ma présence là-bas et je vais sur-le-champ faire mes préparatifs de départ. » Sa fille, très surprise, lui offrit de l’accompagner, mais elle refusa et trois jours après-elle se mettait en route, suivie seulement de deux femmes et d’un laquais.

Elle voyagea en poste, prenant à peine le temps de se reposer, bravant le froid et la neige, et arriva brisée de fatigue à Radzivilow où le comte résidait. Elle n’avait pas écrit un mot à son mari pour le prévenir ; il commençait à s’inquiéter d’être depuis quinze jours sans lettres, quand il vit tout à coup sa femme apparaître devant lui. Stupéfait à cette vue, nous devons avouer qu’il témoigna plus de surprise que de satisfaction ; il lui demanda avec humeur ce que signifiait ce caprice, et pourquoi elle avait jugé bon de quitter Paris sans l’en avertir. Hélène, un peu troublée, répondit que son voyage était motivé par la nécessité de reprendre et de choisir elle-même, à Brody, une foule d’objets nécessaires pour meubler Saint-Ouen, puis elle balbutia qu’elle avait craint, en prévenant son mari, de recevoir la défense de quitter Paris en cette saison, et puis, « je ne pouvais plus vivre sans toi, » ajouta-t-elle en fondant en larmes,

Le comte feignit de se contenter de ses raisons et peu à peu sa mauvaise humeur se dissipa.

Il va sans dire qu’Hélène cachait le but véritable de son voyage. Quelques mots échappés à ses femmes et certaines lettres de ses amies de Pologne lui avaient fait entendre que son mari n’était pas seul à Radzivilow. Emportée par sa violence ordinaire, sans s’inquiéter de la fatigue ni de la mauvaise saison, elle n’hésita pas à partir. L’accueil de son mari justifia d’abord ses soupçons : mais malgré le soin avec lequel elle observa tout minutieusement, rien ne vint les confirmer, et la bonne intelligence se rétablit promptement entre eux.

Ils passèrent ensemble un mois à Radzivilow, puis le comte partit pour la foire de Berditscheff[102] où l’appelaient d’importantes affaires.

Il revint au bout de trois semaines et Hélène partit pour Brody afin de préparer les caisses qu’elle voulait emporter ; son mari devait la rejoindre au bout de peu de temps et reprendre avec elle la route de Paris.

Au moment où elle franchissait la barrière, située à trois verstes de Radzivilow, un billet tomba dans sa calèche, il contenait ces mots : « La Karwoska était à Radzivilow à votre arrivée, elle n’a pas quitté le comte pendant son séjour à Berditscheff, et en ce moment même elle occupe votre place. »

Lire ce billet et donner l’ordre au cocher de retourner sur ses pas au triple galop, fut l’affaire d’une seconde ; deux heures après Hélène pénétrait comme une bombe à Radzivilow, et s’élançait dans la maison qu’elle parcourut du haut en bas avec l’impétuosité que nous lui connaissons. Elle ne rencontra point celle qu’elle cherchait, mais sans laisser pour cela de l’accabler d’imprécations ; elle revint à son mari, lui montra le billet accusateur, ajoutant qu’elle était résolue à ne pas subir un partage odieux. « Je te mets en face de ta conscience, lui dit-elle, décide toi-même de l’avenir et de la nécessité d’une séparation à laquelle je me résigne pour la seconde fois. »

Le comte, étourdi d’abord par cette scène inattendue, ne tarda pas à reprendre son sang-froid et à témoigner le plus vif mécontentement ; il engagea ironiquement sa femme à continuer ses recherches et à se donner ainsi en spectacle à tous leurs gens. Hélène, la tête à moitié perdue, et ne trouvant aucune preuve de la vérité des accusations formulées dans la lettre, finit par remonter tristement en voiture et repartit pour Brody sans être convaincue. À peine arrivée, ses soupçons reprirent une nouvelle force, la vue de Brody lui rappelait le passé, et tout ce qu’elle avait souffert cinq ans auparavant lui revenait en mémoire. Son amour, son dévouement, ses sacrifices de tout genre, sa beauté, ses talents ne pouvaient donc l’emporter dans le cœur de son mari sur une misérable créature qui n’avait d’attrait que celui du fruit défendu ?… Le privilège de rendre fidèle cet homme inconstant n’était donc réservé qu’à sa maîtresse ?…

Les pensées qui torturaient la malheureuse Hélène se trahissent dans sa première lettre.


« Brody, ce 8 janvier 1810.


» Je suis arrivée si troublée à Brody qu’il m’est impossible de te rendre compte de ce que j’ai fait ; le calme, la nuit le rendra peut-être à mon esprit, je t’ai donné une grande preuve de ma confiance en te rendant encore une fois maître de nos destinées. Je mérite au moins de ta part de la franchise en tout, cela vaudrait mieux que d’abuser de ma crédulité ! Crois-moi, l’opinion publique me vengerait, quand même, trop faible ou trop abusée, je préférerais vivre dans un asservissement honteux plutôt que de briser un lien indigne de moi, et cette opinion influe plus que tu ne penses sur le succès des affaires, elle donne auprès des gouvernants et des gens avec qui l’on traite une prévention défavorable et c’est déjà se faire un grand tort, mais j’aime à croire que tu n’es pas dans ce cas là, qu’une affreuse calomnie a voulu te dégrader et me déchirer. Ce n’est pas l’infidélité qui est un mal : quand elle est connue, qu’elle n’a pas de suite, c’est un événement ordinaire ; mais d’entretenir dans le cœur d’une femme un sentiment qui ne peut être payé que par le retour, d’avoir un attachement suivi pour une créature méprisable et de la mettre au même rang si ce n’est au-dessus de celle qui t’a prouvé tant d’attachement, de constance et de patience, enfin se jouer de l’aveuglement où tu la plonges, cette conduite serait indigne d’un honnête homme. Un aveu serait même le seul remède à mes maux, car l’espérance détruite, l’amour ne tarde pas à l’être et la fausseté ne servirait qu’à te faire passer ta vie dans la gêne, et m’ôter le seul moyen de guérir la blessure de mon cœur.

» Si, comme tu me l’as juré, tout cela est faux, alors je te plains autant et plus que moi-même. Tu as dû ressentir mon chagrin et ce n’est pas trop de toute ma tendresse et de toute ma confiance pour d’en consoler. Songe qu’il est encore temps de choisir, ou de vivre pour moi, ou de vivre pour tes passions, car je te fais assez d’honneur pour croire que si celle-là existe elle ne sera pas la dernière, mais il est juste de ne pas me laisser me repaître d’un bonheur imaginaire et de m’aider à recouvrer la liberté, que je te rends ; sincérité, c’est tout ce que je demande si tu es dans ton tort !… »


Le comte répond aussitôt, et cherche à se défendre de son mieux.


« Radzivilow, lundi 8 janvier.


« Pour trop sentir, pour avoir trop à dire, je ne sais par où commencer, ma très chère Hélène. Je suis trop franc pour ne pas l’avouer que d’abord, non prévenu, et supposant ton arrivée motivée par la défiance, elle me causa quelques peines mais bientôt, convaincu qu’elle était la suite de ta tendresse et de ton amitié, elle excita toute ma reconnaissance, elle me combla de joie et de bonheur.

» Mais aujourd’hui comment te peindre les sentiments tumultueux de mon âme ? Ton premier départ me laissa dans une tristesse profonde, pensant à toi, faisant le plan de te rejoindre au plus tôt : je commençais à me consoler un peu, quand la cause de ta subite apparition navra mon cœur de chagrin, et quoique j’espère, ma chère Hélène, t’avoir convaincue de la fausseté des gens méprisables, bas et cruels, qui veulent se venger en te blessant de la manière la plus sensible pour troubler notre tranquillité, cependant tu repars à demi convaincue, et de mon amour et de mes très anciens regrets, et tu me laisses sur le seuil, moi, mon chagrin, et mon cœur déchiré. — Au nom de Dieu, mon Hélène, n’en crois rien, possède-toi, ne fais pas triompher les misérables de leur cruelles méchancetés ! Sans doute le passé n’est plus en notre pouvoir, mais la honte, mais de longs regrets, mais une conduite réglée et suivie ne comptent-ils pour rien, n’ont-ils pas effacé une faute suscitée par le dépit et soutenue par le besoin de s’étourdir. Mais maintenant, mais à l’avenir, je te jure, ma chère Hélène, que la beauté la plus parfaite ornée de toutes les grâces ne me rendrait pas infidèle, ne me distrairait pas de la tendresse la plus exaltée et de l’amour que j’ai senti, uniquement pour toi depuis que je te connais, que je t’ai consacré, et que je sentirai de même jusqu’à la fin de mes jours.

» Ah ! mon Dieu, chère Hélène ! pourquoi soupirais-je après l’instant de te rejoindre au plus tôt, probablement pour ne plus te quitter jusqu’à la mort ?… »

Nous avouons que cette défense nous semble assez embarrassée, elle suffit cependant pour calmer momentanément les inquiétudes de la comtesse qui reçut le messager porteur de la lettre comme un sauveur et répondit aussitôt.

« Je venais de terminer ma première lettre où tu peux juger que mon cœur, partagé entre l’amour que je t’ai voué, et qui n’a pas cessé un instant de m’animer depuis que je te connais, et la cruelle incertitude d’être peut-être le jouet d’un cœur dur et cruel, me rendait l’existence affreuse, quand Michel, comme l’ange dont il porte le nom, est venu me porter la paix et la consolation. Oui, mon cher Vincent, je le jure par le pur et puissant amour que je te porte, mes soupçons sont détruits, je ne crois et ne veux croire que toi, ta lettre respire la sincérité et la vérité. Que l’affreuse délation retombe sur ses auteurs ! Je la méprise et la crois fausse. L’esprit tranquille, le cœur content, je vais m’occuper du choix de nos effets à transporter à Paris. Je partirai pleine de confiance en ton honneur, en ta tendresse, la mienne est encore augmentée par cette tribulation passagère. Juge de son excès, et s’il me sera possible de vivre longtemps sans te presser contre mon cœur. Adieu, mon cher Vincent, je te serre et t’embrasse de toute mon âme, si j’ai laissé subsister ma première lettre, c’est pour que tu juges par les combats de mon cœur à quel point tu en es le maître. »

Cette accalmie dura peu, car dès le lendemain une nouvelle lettre ou des renseignements de vive voix réveillèrent dans le cœur d’Hélène les plus déchirantes inquiétudes, lui inspirèrent l’expédient le plus étrange pour s’assurer du cœur de son mari. Elle rédigea deux billets : dans le premier, le comte jure sur son honneur que la Karwoska n’était pas à Radzivilow, avant l’arrivée d’Hélène, qu’elle n’a pas accompagné le comte à Berditschelf, et qu’elle n’est pas à Radzivilow en ce moment-ci ; dans le second, le comte s’engage pour l’avenir à ne jamais revoir cette femme et à n’avoir aucune correspondance avec elle. Cette idée inouïe fut aussitôt mise à exécution et une estafette partit à franc étrier portant au comte la lettre suivante et les deux billets. Le messager avait ordre d’attendre sa réponse, de se faire donner un cheval frais et de revenir à la hâte,


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Brody, ce 10 janvier.


» J’ai appris, à n’en pouvoir douter, qu’avant mon arrivée à Radzivilow, la Karwoska y était et qu’elle y est dans ce moment ; les mêmes personnes qui me donnent cet avertissement m’assurent que pendant ton séjour à Berditscheff elle ne t’a pas quitté. Si cela est, comment compter sur une promesse verbale de me rejoindre ? Cependant, je ne puis croire à tant de fausseté et de perfidie : je vois dans tes lettres que tu accuses de noirceur et de méchanceté l’avis que j’ai reçu mais tu ne l’accuses pas de mensonge ; tu me jures que tu m’aimes, mais tu ne me promets pas de ne pas voir la personne qui nous désunit. Je vais te donner un moyen de me tranquilliser et qui te prouvera que je crois encore à les serments, je t’envoie deux écrits, si tu ne peux, selon ta conscience, les signer tous deux, jetons encore une fois un voile sur le passé. Signe au moins pour l’avenir, je partirai tranquille, et si tu fausses ton serment j’aurai au moins un écrit qui me suivra dans ma tombe et avec lequel je l’appellerai devant la justice de Dieu ! Si j’étais assez heureuse pour que tu puisses signer je t’en croirai plus que tout le reste du monde, et ce serait un grand poids ôté de dessus mon cœur. Si la vérité te défend de me donner cette satisfaction, au moins donne-moi l’assurance pour l’avenir ; si tu refuses l’un et l’autre, alors que me reste-t-il à faire ? Je ne puis même le prévoir dans ce moment. Je voudrais partir demain, si je peux. J’envoie Morsko avec Michel, pour qu’il me rapporte ta réponse, ou qui me tranquillisera ou qui me tuera : après tant de peines c’est bien le moins que tu me donnes cette assurance, elle ne doit te rien coûter si tu es sincère. »


Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’étonnement du comte en lisant cette proposition inouïe ; il réfléchit cependant quelques heures, puis il signales deux billets et écrivit la lettre suivante, nous ne jurerons pas que ce soit sans sourire.


« Je venais de me coucher quand Morsko est arrivé avec ta lettre, et on ne m’a point éveillé et j’ai grondé.

» Je viens de lire ta lettre, l’expédient est rare et humiliant, mais je t’aime, tu es malade et il te tranquillise. Je signe aveuglément les deux billets. Dieu me rende le cœur, la confiance de mon Hélène, comme elle possède les miens.

» Je suis désespéré que Morsko ait attendu ; je ne veux pas le retenir davantage.

» Adieu, chère Hélène, réponds-moi. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Brody, le 10 janvier.


» Ah ! tu as raison, mon cher Vincent, j’étais malade, bien malade, tu me rends à la vie, au bonheur. Je te remercie cent fois, je pars plus tranquille. Je ne sais pas pourquoi tu trouves humiliant que je ne veuille croire que tes serments : à présent tous les hommes ensemble élèveraient la voix que je ne les entendrais pas. J’ai passé de bien cruelles heures à attendre la vie ou la mort. Je n’ai pas le temps d’écrire aux Badens, je leur écrirai de Léopol ; jet’en prie, mon Vincent, écris-leur et témoigne dans ta lettre que tu as quelque amitié pour moi : je suis ambitieuse de te voir recevoir tous les suffrages, ils savent à quel point je t’aime et je suis sûre qu’ils seraient choqués, s’ils pouvaient croire que j’ai été mal reçue, je veux qu’on te croie digne d’être aimé avec l’excès du sentiment que je te porte.

» J’attendrai ta lettre à Léopol pour en partir, ainsi écris-moi poste restante ; je compte partir demain à une heure du matin.

» Adieu, mon cher Vincent, soit sûr que tu as ma confiance comme tu dois être sûr que tu as mon cœur. »

Il y a, paraît-il, des grâces d’état pour rassurer les amoureux. Voilà Hélène qui renaît à la vie et au bonheur parce qu’elle possède les deux billets signés. On ne peut s’empêcher de penser « au bon billet qu’a La Châtre », d’autant plus qu’hélas ! les avis officieux et les lettres anonymes contenaient la vérité. Seulement la Karwoska, plus habile que sa maîtresse, était parvenue à lui échapper deux fois. La seconde, c’est par miracle qu’elle ne fut pas surprise : une minute plus tôt Hélène la trouvait à table en face de son mari. Cette aventure divertit parfaitement le comte, en lui rappelant les beaux jours de sa jeunesse et en lui prouvant qu’ils n’étaient pas finis. Cela se lit entre les lignes dans les notes de son carnet.

Hélène, selon leurs conventions, attendit son mari à Breslau, et il se fit attendre deux mois ; enfin il la rejoignit et ils revinrent ensemble à Paris au printemps de 1810.

Peu de temps après leur retour, le duc de Saxe-Weimar, alors en séjour à Paris, donna un grand bal dans lequel on pouvait remarquer, assises dans le même salon, les trois femmes du comte ; la maréchale de Minseck, la comtesse Anna et la comtesse Hélène ; il salua les deux premières avec une aisance parfaite, leur adressa quelques mots polis et ne témoigna pas le moindre embarras de cette réunion bizarre. Hélène, plus émue que lui, rentra chez elle au bout de quelques instants et pendant le séjour de la comtesse Anna à Paris, elle refusa absolument de la recevoir[103].


XVII

1814


Entrée des alliés à Paris. — Le roi Louis XVIII à Saint-Ouen. — Entrée de Louis XVIII à Paris. — La duchesse d’Angoulême. — Représentation de gala aux Français. — Départ d’Hélène pour Brody.



Rien de saillant ne se passa dans la vie d’Hélène de 1811 à 1814. Le comte François, après avoir brillamment servi comme aide de camp du maréchal Davout, éprouva, comme un grand nombre de Polonais, une profonde déception lors de la création du grand-duché de Varsovie. Il quitta en 1810 le service de France pour entrer en 1811 à celui de l’empereur Alexandre, qui le nomma officier d’ordonnance ; plus tard, sa santé délicate ne lui permettant pas un service actif, l’empereur l’attacha à sa personne en qualité de chambellan. Sidonie partageait son temps entre sa mère et son mari, et ce dernier obtenait des congés assez fréquents pour lui permettre de venir souvent à Paris.

Le comte Vincent continuait ses voyages réguliers en Pologne, malgré les événements politiques qui prenaient de jour en jour plus de gravité.

On faisait de part et d’autre des armements gigantesques.

Ce n’était plus des levées de 80 000 hommes qu’autorisait le Sénat français, mais bien de 120 000 et 200 000. Enfin la malheureuse campagne de 1812 commença et fut suivie des guerres désastreuses de 1813 et 1814 et de la marche des alliés sur Paris. À ce moment le comte était à Brody, François à Vienne et Hélène seule à Paris avec sa fille.

La comtesse, devenue royaliste fanatique, s’était brouillée avec son amie la marquise de Coigny à cause des opinions bonapartistes de cette dernière. Nous allons voir que ses lettres ne ressemblent plus à celles qu’elle écrivait au moment de la paix de Tilsitt.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« 4 avril 1814, quatrième jour de notre délivrance.


» Après quatre mois d’angoisse et d’inquiétudes, croyant à chaque instant voir arriver la mort, le 30 mars au soir, je mis dans une corbeille portative ce que j’avais de plus précieux et j’attendis l’événement. Pendant toute la nuit, et la veille, les habitants des villages voisins, avec des charrettes remplies de leurs effets, entrèrent dans Paris et encombrèrent les rues et les boulevards : on ne pouvait plus circuler en voiture. » Je m’établis à neuf heures du matin dans mon grenier avec des lunettes d’approche, et j’y tins mes assises jusqu’à la chute du jour. Beaucoup d’hommes de mes amis venaient me donner des nouvelles d’heure en heure. L’attaque commença à six heures du matin par Belleville : à dix heures les alliés en étaient maîtres ; Hullin[104] voulait que le maréchal Moncey ordonnât à la garde nationale de sortir, il le refusa et dit que ceux que le zèle porterait à aller combattre en étaient les maîtres, mais qu’il n’en donnerait pas l’ordre. Très peu sortirent et Regnault de Saint-Jean d’Angely, qui s’était porté en avant avec sa cohorte, prit la fuite avec elle au premier coup de canon[105]. À la barrière, le maréchal Moncey lui ôta ses épaulettes et il ne tarda pas à s’aller cacher.

» J’étais toujours avec mes amis et tous les gens de la maison dans le grenier. Comme j’avais beaucoup de foin, dès la veille j’en avais fait faire une meule au milieu du jardin, crainte des bombes, et j’avais fait porter à la place du foin des tonneaux d’eau pour jeter sur les toits. Le bruit du canon approchait : quand on attaqua Montrouge, je voyais la fumée de chaque coup. Cependant j’eus la curiosité de sortir et d’aller sur le boulevard où l’affluence était prodigieuse. Bientôt nous vîmes des officiers blessés qu’on rapportait, quelques-uns mourants ; ils passaient à côté de nous, puis soldats, chariots de munitions, vivandières se précipitèrent en fuyant. Il tomba quelques boulets, un dans le jardin de l’hôtel de Gontaut, un rue Saint-Lazare, mais très peu (car nous apprîmes depuis que l’empereur Alexandre et le roi de Prusse, qui y étaient en personne, envoyaient à tout moment aux diverses attaques, des défenses sévères de tirer sur la ville). Cependant un biscaïen qui tomba et tua une femme à quelques pas de moi sur le boulevard, fit que les hommes qui étaient avec nous m’engagèrent à rentrer. Je remontai dans mon grenier : Montrouge était pris, et l’on attaquait Montmartre. Je vis tout le combat : les Français étaient en haut et les ennemis de l’autre côté de la montagne, le feu était continuel, la fumée empêchait de bien distinguer l’action, on ne voyait que le feu. Bientôt le bruit du canon cessa et nous entendîmes une fusillade très vive, les ennemis étaient en haut de la butte et l’on se battit bientôt à la baïonnette. Alors nous vimes les Français descendre de notre côté et le feu cessa. Il en roula quelques-uns et on voyait des chevaux et des hommes, sans bien les distinguer, étendus sans mouvement sur le flanc de la montagne. Le jour tombait, je descendis dans le salon : ne pouvant plus rien voir nous nous mîmes à table et bientôt le bruit du canon recommença avec vigueur. Cela nous fit lever, on courut aux nouvelles et l’on vint dire que les Français tâchaient de déloger l’ennemi : nos transes recommancérent. On vint nous dire avec effroi qu’on se battait dans le faubourg de Clichy, et que l’ennemi était maître de la barrière. Alors on me conseilla de m’en aller dans l’intérieur. Je ne savais pas alors que l’empereur Alexandre, ce sauveur de la France et de l’Europe, avait envoyé défense à M. le général de Witt, qui avait pris cette barrière, de la passer sous peine de la vie, sans quoi cette partie de la ville eut été livrée à la fureur des soldats. J’allais m’enfuir quand Gotchowski vint me dire que l’on ne se battait plus, et qu’on avait envoyé une députation à Alexandre. On commença à respirer : Alexandre demanda qui signerait la capitulation. On lui offrit d’envoyer chercher le roi Joseph, qui n’était pas loin. L’empereur répondit qu’il ne savait pas ce que c’était que le roi Joseph.

Alors on lui offrit Hullin, refusé : le ministre de la guerre Clarke, refusé. On ne traiterait avec aucun ministre de Bonaparte, mais avec les maires et le commandant de la garde nalionale, maréchal Moncey. La joie se répandit quand on vit revenir le parlementaire avec une branche verte à la main, escorté de deux officiers de la garde nationale. Alexandre ordonnait de se dépêcher, parce que le lendemain, à sept heures du matin, Paris serait bombardé. On demanda vingt-quatre heures, refusé ; on dressa donc la capitulation et malgré les oppositions de Hullin, qui de rage quitta Paris, le maréchal Moncey et les douze maires signèrent. M. de Colin accompagna le parlementaire qui la portait à Alexandre : on lui ôta son épée quand il s’approcha de l’empereur, de sorte qu’il dit : « Sire, pardonnez si un gentilhomme français se présente devant vous désarmé. » Àlexandre répondit : « On vous a ôté votre épée, monsieur, voulez-vous la mienne ? »

» Bientôt on annonça que la capitulation était signée, que l’empereur Alexandre, le roi de Prusse, accompagnés des princes de leur sang, du prince Schwarzenberg et d’un corps d’armée entreraient dans Paris, le lendemain à dix heures. Les troupes de ligne eurent ordre de sortir et permission d’aller rejoindre qui bon leur semblerait, ce qu’elles firent à l’instant[106].

» À peine tout cela était-il fait que M. de Girardin[107] arriva, annonçant que Napoléon arrivait et qu’il fallait rompre la capitulation. Ses cris et ses injures n’émurent personne, le maréchal Moncey demeura ferme et M. de Girardin partit enragé, pour aller rejoindre son digne maître.

» La tranquillité régna aussitôt dans Paris. Chacun fut se coucher attendant avec impatience le moment de contempler le héros qui nous accorde la vie.

» Il a péri environ douze mille hommes de chaque côté dans cette courte mais meurtrière bataille : l’attaque s’est faite sur quatre points différents.

» Le 31 mars, dès dix heures du matin, on battit la générale pour assembler la garde nationale, et on jeta de tous côtés des proclamations de Louis XVIII et une déclaration des alliés, laissant les Français libre de choisir le gouvernement que bon leur semblerait. Une heure après, chacun dans la rue les tenait et on les lisait à haute voix.

» Bientôt on vit paraître à cheval, avec un drapeau blanc et la cocarde blanche au chapeau, ceux que je vais nommer, car il faut que leurs noms aillent à la postérité : le marquis de Lévis et son fils, M. de la Ferté, Maurice de Balaincourt, Fernand de Chabot, Thibault de Montmorency, Finguerlin, et Germain, fils d’un orfèvre[108]. Ils criaient : « Vive le roi ! » et jetaient de l’argent et des cocardes au peuple. Bientôt le nombre des gens à cheval s’augmenta jusqu’à deux cents et une foule immense demandait à grands cris des cocardes.

Seymour, en uniforme anglais, à cheval, deux sacs d’argent devant lui, ses poches remplies d’argent et son chapeau également plein d’argent tout en écus parcourut la ville, les jetant à pleines mains et criant : « Vive Louis XVIII ! » Quand il passait, la foule criait : « Vive le roi ! » Enfin l’armée en bon ordre parut : il y avait cent mille hommes qui n’achevèrent de passer qu’à la nuit, mais quand il y en eut passé vingt mille, on vit l’empereur Alexandre, le roi de Prusse, les princes de leur famille, le grand-duc Constantin, le prince de Schwarzenberg, les généraux, etc. J’étais chez madame de Coislin[109] dès neuf heures et demie avec mesdames de Chalais, de Caylus, de Boufflers, d’Avaray, de Brancas et autres ; chacune avait apporté des centaines de cocardes et nous en jetions par le balcon à tous ceux qui en demandaient. Quand nous n’en eûmes plus, nous coupâmes nos mouchoirs, mais nous nous aperçûmes que beaucoup de polissons nous en demandaient pour aller les revendre. Le tour de la place se remplit bientôt de petits marchands qui en avaient des paniers remplis, elles furent toutes enlevées.

Au passage des souverains et des troupes, la foule remplissait la place ; les fenêtres des maisons retentirent des cris : « Vive Alexandre ! vive le roi, vive Louis XVIII ! vivent nos libérateurs ! » les souverains répondirent en saluant : « Vive Louis XVIII ! » Je revins chez moi à six heures pour dîner, si enrouée de crier que je n’avais plus de voix.

» L’empereur Alexandre ne voulut point loger aux Tuileries, il logea chez M. de Talleyrand, qui est à la tête du gouvernement. Il est un des premiers qui ont pris la cocarde blanche et l’on assure que, depuis trois mois, son arrangement est fait avec les princes. Le soir tout était tranquille à Paris. Le matin du 1er avril, on publia la déclaration des alliés de ne plus traiter avec Bonaparte ni avec personne de sa famille et de conserver l’ancienne France dans toute son intégrité.

» Le soir, Alexandre et Frédéric-Guillaume furent à l’Opéra, ils ne voulurent point aller dans la loge royale, on la garde pour le roi ; on leur donna une loge en face. On n’a jamais vu un plus beau spectacle, ils furent reçus aux acclamations de la salle, qui, de la vie, n’a été si remplie. Bientôt les cris de : « Vive Louis XVIII ! » se firent entendre et les mouchoirs que l’on agitait en l’air, de toutes les loges, faisait le spectacle le plus imposant.

On avait compté donner le Triomphe de Trajan, la modestie d’Alexandre lui fit refuser cet opéra ; on donna la Vestale, mais comme il n’était pas possible d’arranger si promptement les décorations nécessaires, on laissa celles de Trajan.

À tout moment on interrompait le spectacle, même au milieu des airs, pour demander la chanson Vive Henri IV ! avec de tels cris, que si l’on n’avait pas crié soi-même, on n’aurait pas pu résister au bruit ; on a forcé Laïs à venir la chanter cinq fois pendant l’opéra. Ensuite on demanda de couvrir l’aigle qui était au-dessus de la loge de Napoléon : quelqu’un dans la loge supérieure le couvrit d’un mouchoir blanc ; à la fin du spectacle l’aigle fut arrachée, brisée et foulée aux pieds avec des cris et des vociférations épouvantables !

» Le 2 avril, le Sénat se réunit sous la présidence de M. de Talleyrand et la déchéance fut prononcée, le peuple et l’armée relevés de leur serment et Napoléon mis hors la loi !…

» Le 3 avril, le gouvernement provisoire fut or= ganisé et les ministres nommés ; les églises retentirent du Salvum fac regem et malgré la sainteté du lieu on eut peine à arrêter les cris de : « Vive le Roi ! » qui se firent entendre

» Les poissardes sont allées voir Alexandre, elle se sont élues une reine qui a revendiqué le droit ancien d’embrasser le souverain : comme on avait choisi la reine, jeune et jolie, Alexandre s’est prêté avec bonté à cet ancien usage.

» Le soir Leurs Majestés sont allées au Théâtre-Français. On jouait la Jeunesse d’Henri IV. Henri et tous les acteurs avaient d’énormes cocardes blanches : les cris ont été les mêmes qu’à l’Opéra…

» Dans l’entr’acte, une toile de fond s’est baissée et Lafont est venu attacher l’écusson à trois fleurs de lis, il s’est mis à genoux, l’a adoré, et tout le monde a courbé la tête en signe de soumission. Un homme qui a mis son chapeau sur sa tête a été saisi et aurait été assommé, si la garde russe, qui fait le service de moitié avec la garde nationale ne l’avait tiré des mains du parterre irrité. On apprend aujourd’hui la défection du maréchal Marmont et de quatre généraux avec dix-sept mille hommes, qui tous ont pris la cocarde blanche. On crie une proclamation de Moreau où il dévoilé les crimes de Bonaparte, c’est à faire dresser les cheveux sur la tête. Je prends le parti de t’envoyer les journaux. »

Les récits d’Hélène, malgré l’exagération qu’on peut leur reprocher, n’en reflètent pas moins les sentiments d’une classe nombreuse de la société et donnent bien l’impression de la mobilité inouïe qui nous caractérise. Le 30 mars 1814 on se tue aux barrières de Paris, les rues sont encombrées de brancards et de chariots transportant les blessés, douze mille morts du côté des Français sont ramenés dans la ville. Le lendemain l’Opéra regorge de monde et on offre au vainqueur le Triomphe de Trajan, qu’il refuse par modestie. Ce même peuple, qui acclamera le 20 mars 1815 la rentrée de Napoléon dans sa capitale, se rue aujourd’hui sur les cocardes blanches.

Hélène, aussi mobile que les Français, ne tarit pas en éloges sur les Russes, dont elle haïssait jadis la domination en Pologne et qu’elle appelait nos insolents oppresseurs. Elle raconte qu’on avait fait courir le bruit à Paris, dans le peuple, que l’armée russe était une horde de barbares, sales, déguenillés et hideux. « Quand on les vit, on entendait de tous côtés : — Qu’ils sont beaux ! qu’ils sont polis ! et les acclamations retentissaient. »

« Il était venu, dès le matin, beaucoup de cosaques pour différentes commissions, ils regardaient l’entrée des souverains sur les boulevards. C’était curieux de les voir, tenant leur cheval par la bride, pendant que deux ou trois femmes étaient montées dessus pour mieux voir. On s’était tellement familiarisé avec eux, la confiance était tellement établie que des mères leurs confiaient leurs enfants pour les élever au-dessus des têtes, afin qu’ils jouissent de ce surprenant et inconcevable spectacle d’une armée ennemie et victorieuse faisant son entrée au milieu des bénédictions et de la joie publique… »

Les deux Potocki et le général de Witt vinrent déjeuner chez la comtesse, et comme on avait fait courir le bruit que les Russes mangeaient les petits enfants, elle s’excusa de la mauvaise chère qu’elle leur ferait faire, disant : « Je n’ai pu me procurer un petit enfant rôti. » Elle raconte que M. de Talleyrand, interrogé sur ce qu’il pensait lors du passage du Rhin sur l’entrée des alliés en France a répondu : — C’est le commencement de la fin. « Dès cemoment, dit-elle, il travailla à s’arranger avec les Bourbons : On fait des quolibets sur les comtes de la fabrique de Bonaparte ; il y en a de quatre sortes : 1o les sénateurs, les comtes bleus, 2o les chambellans, les comtes à dormir debout, 3o les officiers d’ordonnance, les comtes courants, et 4o les généraux les comtes rendus :… »

Quelques jours après cette lettre, la comtesse, étant allée se promener à Saint-Ouen, vit arriver auprès d’elle un homme de tournure élégante et décoré de plusieurs ordres ; il l’aborda avec la plus grande politesse, et lui dit : « Madame, je suis Pasquier, préfet de la police. Je viens vous demander une grâce : Monsieur voudrait savoir si vous ne seriez point dérangée de recevoir le roi, dans votre château, pour une nuit, la veille de son entrée à Paris. » Hélène répliqua que le roi était le maître du château et de tout ce qu’elle possédait, mais qu’elle priait M. le préfet de l’examiner avec elle. La comtesse, au moment de l’approche des alliés, avait fait démeubler Saint-Ouen. Le préfet trouva les salles superbes mais vides et reconnut l’impossibilité de les faire meubler rapidement par la comtesse : il décida qu’on enverrait, dès le lendemain, une nombreuse escouade d’ouvriers avec des tentures et des meubles du mobilier de la couronne. En vingt-quatre heures tout fut prêt.

Le lundi 2 mai, au matin, la comtesse arrivait à Saint-Ouen avec Sidonie et le comte Jaroslaw Potocki, neveu du comte Vincent, pour recevoir le roi :

« Quand nous arrivâmes, nous trouvâmes que M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon y étaient déjà. M. d’Osmond nous présenta à M. le prince de Condé et M. le marquis de Mortemart à M. le duc de Bourbon. Le prince a soixante dix-huit ans, mais il est plein de forces, et se tint presque toute la soirée debout : il nous dit mille choses obligeantes. M. le duc de Bourbon avait l’air profondément triste ; on voit bien que le sol de la France, arrosé du sang de son fils, sera pour lui une vallée de misère.

» Bientôt tout ce qu’il y a de nobles à Paris, hommes et femmes, remplirent les salons : c’était une foule dont on ne peut se faire d’idée. Vers les cinq heures, le roi et madame la duchesse d’Angoulême arrivèrent : les cours, le chemin étaient remplis de peuple et les cris de : « Vive le roi ! » nous l’annoncèrent. Il salua gracieusement et entra dans son appartement. Madame la duchesse d’Angoulême traversa et passa dans le sien. Au bout d’une demi-heure, on annonça aux femmes qu’elles pouvaient entrer. On s’avança à la file, l’une après l’autre ; le roi était assis au milieu de la chambre, entouré des maréchaux ; le duc de Duras, que tù connais, était derrière son fauteuil et lui nommait les femmes à mesure qu’elles passaient. Le roi remercia la comtesse et lui dit avec beaucoup d’affabilité qu’il s’excusait d’être un hôte aussi incommode, puis il ajouta : « Ce » n’est pas la première fois que les Potocki nous » donnent l’hospitalité ! »

» Le roi assis est un très beau prince, sa tête est noble et pleine d’expression, son sourire gracieux et sa physionomie agréable ; mais debout, en marchant, il se dandine excessivement, ce qui est une disposition naturelle à sa maison, que, chez lui, la goutte augmente encore.

» Madame la duchesse d’Angoulême est charmante, elle a un air de mélancolie qui touche le cœur, ses traits sont un mélange de ceux de son père avec ceux de la maison d’Autriche, ses cheveux sont d’une couleur admirable : en saluant, en s’inclinant, dans ses gestes, elle a de l’air de la reine et la rappelle beaucoup. »

Après la réception, la comtesse revint à Paris très fatiguée. Pendant la nuit qui suivit l’arrivée de Louis XVIII à Saint-Quen, c’est-à-dire la veille de son entrée dans Paris, une aventure assez piquante se passa au château. Le roi confia le soin de sa garde au duc de Berry, lui ordonnant de commander dans Saint-Ouen et il se retira dans ses appartements, fort tranquille, le laissant, à ce qu’il croyait, fort heureux de cette marque de confiance. Il se trompait : le duc avait arrangé pour cette nuit même un rendez-vous avec sa maîtresse, qui était alors mademoiselle Virginie Le Tellier, « danseuse de l’Opéra, jolie comme un ange et bête comme un chou ».

Très contrarié de l’incident, le prince se promenait de long en large dans son appartement : il s’arrêta tout à coup et dit au maréchal Oudinot, qui était auprès de lui : « Monsieur le maréchal, cela m’ennuie fort de rester ici. » Le maréchal s’inclina sans répondre. Le duc prit ses deux mains, et parlant rapidement, comme quelqu’un qui ne veut pas être interrompu, il ajouta : « Mon cher maréchal, je vous confie le commandement que le roi m’a donné, je ne puis le remettre entre de meilleures mains ; pas un mot, je pars pour Paris. »

Lorsque le prince fut parti, le maréchal, de mauvaise humeur, dit au commandant de la garde nationale, qui était aussi dans la chambre : « — Savez-vous, commandant, que c’est fort ennuyeux ce que vient de faire le duc de Berry ; je voulais précisément revoir ma femme cette nuit ; demain nous avons l’entrée dans Paris, impossible de la voir. Ma foi, il faut que vous preniez le commandement à ma place, je reviendrai au petit jour.

» — Mais, monsieur le maréchal, s’écria le commandant effrayé, comment voulez-vous que vos lapins de la vieille garde reçoivent des ordres d’un officier de la garde nationale !

» — Bah ! tu plaisantes, tu es un solide garçon, un bon patriote et un bon royaliste, cela suffit. Voilà qui est décidé ! » Et le maréchal part à franc étrier.

L’officier parcourut les postes, ordonna les rondes, donna les ordres nécessaires, et quand toute la besogne de sûreté fut terminée, il sentit alors une fatigue et un besoin de sommeil impérieux.

« Après tout, se dit-il, je serais bien simple de me tourmenter quand les autres se donnent du bon temps. Ma foi, je vais dormir. » Et, appelant un colonel de la ligne sur lequel il pouvait compter : « Mon cher, je vais me coucher et je vous laisse la garde de Saint-Ouen. » Un quart d’heure après il dormait du sommeil du juste : voilà comment le roi fut gardé à Saint-Ouen.

Malgré la fatigue de la veille, la comtesse se leva à six heures du matin le lendemain, afin de déjeuner de bonne heure et d’arriver, pendant que les voitures circulaient encore, chez Lerebours, l’opticien du Pont-Neuf, qui lui avait envoyé trois places. « Cela nous réussit très bien, et je fus placée en avant, à un des coins du balcon, visà-vis la statue d’Henri IV. Elle a été promptement exécutée en plâtre, sur un piédestal, exactement comme l’ancienne ; elle est fort belle et on va la faire en bronze. Des deux côtés de la statue, à quelque distance, on avait élevé deux temples en bois ouverts ornés de festons, guirlandes et candélabres. On ne conçoit pas comment cela a pu se faire si promptement ; ces deux temples renfermaient deux orchestres au-dessous de la statue ; sur des gradins étaient cent jeunes filles de la ville, vêtues de blanc, couronnées de lis et portant des corbeilles de fleurs, pour les jeter sur le passage du roi. Deux haies de garde nationale bordaient le pont ; la maison de Lerebours et celles qui donnent sur le pont étaient ornées de tentures et de guirlandes de haut en bas. En général toutes les rues où le roi devait passer ont été ainsi tapissées de tentures des Gobelins et de festons.

» Le roi était parti de Saint-Ouen à dix heures, il alla à Notre-Dame et ne passa sur le Pont-Neuf en revenant, qu’à cinq heures et demie. De la vie on n’a vu une foule semblable, les ponts, les quais, les toits des maisons étaient remplis de monde. Tous les gens qui ont vu le sacre et les entrées de Bonaparte disent que ce n’est pas comparable.

» Le cortège était magnifique, les bataillons à pied et les escadrons à cheval de la garde nationale ouvraient la marche, ensuite la gendarmerie, puis l’ancienne garde de Bonaparte qu’on a ralliée au roi, teis que les grenadiers, chasseurs, dragons et lanciers français, tous présentaient les armes devant la statue de Henri IV.

» Les voitures du sacre de Bonaparte ont servi ; on leur a vite ajouté l’écusson des armes de France. Il y en avait vingt-quatre, toutes attelées de huit chevaux. Celle du roi était une magnifique calèche attelée de huit chevaux blancs. Il était assis dans le fond, ayant à sa gauche, madame la duchesse d’Angoulème, sur le devant était M. le prince de Condé et M. le duc de Bourbon son fils, quant à Monsieur et à M. le duc de Berry ils étaient à cheval à la portière, ainsi que les maréchaux. Le duc d’Angoulème était encore dans le Midi. Pendant la marche, les orchestres exécutèrent l’air Vive Henri IV ! et au passage de la voiture du roi, on joua Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille. Les jeunes filles descendirent de leurs gradins et versèrent leurs corbeilles de fleurs devant les pas des chevaux du roi, aux acclamations de la multitude. Le roi et les princes ôtèrent leurs chapeaux en passant devant la statue.

» Le roi était vêtu de l’ancien uniforme des maréchaux de France, madame la duchesse d’Angoulème, qui la veille avait un costume à l’anglaise qui nous paraissait un peu singulier, était déjà vêtue à la française, d’une robe blanche lamée d’argent et d’une toque ornée de superbes plumes blanches ; elle était très bien mise. On lui a donné tous les diamants de la couronne qu’on a repris. Il était sept heures avant que je pusse revenir chez moi ; heureusement j’avais rempli mon ridicule de petits pains de la Mecque, sans quoi j’aurais souffertde la faim. »


» Saint-Ouen, 22 mai,


» Samedi les Mostowski et le prince Adam Czartorisky vinrent dîner avec moi ; le roi allait pour la première fois ce jour-là à la Comédie-Française. Comme j’avais précisément ma loge, je leur proposai d’y venir, ils acceptèrent. Le roi ne fut point placé dans sa loge, on ne l’y aurait point assez vu, on lui avait dressé une loge en avant de l’amphithéâtre, magnifiquement décorée en velours bleu chargé de broderie de fleurs de lis ; au-dessus était l’écusson de ses armes, avec le sceptre et la main de justice en sautoir.

» On le reçut comme à l’Opéra, avec des applaudissements excessifs, ainsi que madame la duchesse d’Angoulème. On donnait Héraclius. Dès le commencement est ce vers :

 » Tyran, descends du trône et fais place à ton maître ! 85


Mille cris s’élevèrent de : Vive le roi !… » Je trouve que l’on a eu tort de choisir cette pièce : elle contient des allusions trop directes aux malheurs qui ont frappé Madame, on a craint un moment de la voir s’évanouir, ses yeux étaient inondés de larmes ; elle a baissé la tête pour les cacher. Après la pièce mademoiselle Mars s’est avancée et a chanté des couplets avec une grâce et une sensibilité qui valaient mieux que la plus belle voix. Un d’eux disait à Madame que, si l’espérance des Français avait été trompée pendant qu’elle habitait un sol étranger, le lis devait fleurir en touchant le sol natal. Alors le roi se tourna vers Madame et applaudit ; tu imagines bien qu’on le seconda de manière à ébranler la salle.

» On avait regardé Madame avec un scntiment mêlé de douleur pendant la tragédie, on osait à peine applaudir ce qui la concernait ; alors on voulut lui témoigner l’intérêt, l’atlendrissement, la joie qu’on éprouvait : les acclamations redoublèrent, elle se leva et salua le roi et l’assemblée avec une noblesse parfaite. Cette princesse, fille de Louis XVI, petite-fille de Marie-Thérèse, sœur de Louis XVII, nièce de roumain et de Joseph II, destinée à régner, pourra dire aux Français si elle a un fils : Moi fille, femme, sœur et mère de vos maîtres.

» Tous les émigrés qui avaient servi les princes sont revenus. Avant-hier, j’ai été à un concert chez madame Vigée-Lebrun ; tout le monde s’amuse de voir M. de Vaudreuil en faire les honneurs comme il y a vingt-cinq ans. Ils paraissaient fort bien ensemble malgré la lacune ; ils se sont retrouvés comme le beau Cléon et la belle Javotte et auraient bien pu ne pas se reconnaître.

» Madame la duchesse de Bourbon est aussi arrivée : elle loge à l’hôtel de Monaco, rue de Varennes. M. le duc de Bourbon ne l’avait pas vue depuis vingt-cing ans : sa conduite en tout genre était une raison suffisante, mais l’excès du malheur qui leur est commun ne leur laisse que ce cruel souvenir. M. le duc de Bourbon est allé tout de suite chez elle, et ils se sont jetés-dans les bras l’un de l’autre en pleurant.

« Tous les Polignac sont ici, excepté Jules qui est commissaire du roi au Languedoc. Melchior est très grandi, c’est vraiment un très joli jeune homme ; mais qui est beau comme un ange, c’est le fils de madame de Guiche, Agénor, actuellement duc de Guiche : il est venu avec son père le duc de Grammont…


« 8 juin.


» Jeroslaw Potocki, Stanislas Potocki et Branicki vont nous quitter ; Tout s’en va et nous allons être livrés à nous-mêmes. Il faut espérer qu’instruits par l’expérience nous n’aurons plus besoin qu’on vienne nous mettre à la raison : la leçon a été un peu dure, et elle devait l’être bien davantage, si les Français avaient eu affaire à des gens semblables à eux, qui eussent usé de représailles, traité Paris comme ils ont traité Moscou et dévasté la France comme ils avaient dévasté l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la Russie.

» Je n’ai point encore de tes nouvelles, c’est inconcevable ; je mets tout cela sur le compte de l’éloignement pour ne pas me désespérer. »


« 26 juillet,


» On ne se fait pas d’idée comme Paris est changé. Toutes les physionomies ont pris une teinte plus gaie ; cela se fait remarquer même dans le peuple. On ne s’occupe que de bals, de promenades et de fêtes, et, si je n’avais pas de chagrin de ton silence, je prendrais bien volontiers part à la joie publique. M. le duc de Berry est extrêmement à la mode dans la société, il chasse à tous moments dans le bois de Boulogne : tous les jeunes gens ont la liberté de le suivre et toutes les dames de bonne compagnie qui se trouvent à la promenade, autant qu’il en faut pour remplir une vingtaine de calèches toujours prêtes, sont invitées à y monter. On s’adresse aux premières qu’on trouve, pourvu qu’elles soient connues. M. le duc de Berry, pendant la chasse, vient plusieurs fois aux calèches parler aux dames chapeau bas : cela rappelle Louis XIV.

» La chasse finie, on prie celles qui l’ont suivie de venir à Bagatelle, que le roi a donné à M. le duc de Berry.

» Dès que l’on arrive, des aides de camp viennent le chapeau bas donner la main aux dames, si on les prie de mettre le chapeau, ils répondent que le prince n’étant pas couvert ils ne le peuvent pas. Il est toujours sur le perron, et ne le quitte que lorsque les dames de la dernière calèche sont descendues. On va alors dans le salon où un superbe déjeuner est préparé. »


Toutes ces fêtes ne parvenaient que par instants à distraire Hélène de ses préoccupations. Le comte, absent depuis le mois de mars, au grand désespoir de sa femme, prolongeait un séjour dont le terme ne dépendait peut-être pas de sa volonté. La guerre avait rendu les voyages et toutes les communications difficiles et les lettres s’égaraient fréquemment. Privée depuis deux ou trois mois de celles de son mari, la comtesse se désespérait, et son inquiétude redoublait en voyant les dernières ressources pécuniaires disparaître rapidement.

Le comte, en arrivant en Pologne, devait envoyer une somme importante pour solder un arriéré assez considérable, et sa femme, au lieu de cela, continuait à dépenser sans recevoir un sol. Elle n’osait diminuer son train de maison dans la crainte d’effrayer ses créanciers.

Enfin les lettres du comte arrivèrent toutes à la fois ; l’irrégularité des postes était seule cause de leur retard : elles annonçaient plusieurs envois d’argent considérables. Malheureusement le banquier Fontana, auquel ils étaient adressés, ne se trouvait pas à Pétersbourg.


LA CONTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« 6 septembre 1814.


» Je crains en vérité, écrit-elle, qu’il ne soit arrivé quelque malheur à Fontana, ce qui en serait un bien grand pour nous. Je ne conçois pas que ma santé résiste à tant de chagrins, que je suis obligée de renfermer et que je ne puis confier à personne. Je vois par tes différentes lettres que d’importantes affaires occasionnent ton séjour en Ukraine, rien de plus raisonnable et de plus juste ; mais je vois aussi qu’après les contrats il n’est pas sûr que tu puisses me rejoindre, cela me détermine absolument à partir. Je n’attends donc que les fonds pour pouvoir payer ce que je dois personnellement.

» J’ai reçu une lettre d’Hoffmann, il me mande qui tu es à Niemirow. Je me flatte que ce lieu si rempli de doux et d’amers souvenirs te fera penser à moi. Le grand érable existe-t-il encore ? porte-t-il encore les caractères que j’ai tracés sur son écorce ? Il a été témoin des moments les plus heureux et les plus malheureux de ma vie. Tout ce qui peut m’arriver maintenant en bien ou en mal ne saurait en approcher ; d’ailleurs quand on avance vers le terme, tout devient plus indifférent, on entrevoit une sûre et inévitable consolation. Que ne puis-je aller faire ma dernière prière dans cette pauvre église de Kowalowka ! Que ne puis-je reposer éternellement auprès de ceux qui y dorment. Si les âmes, après la mort, errent et peuvent se transporter d’un lieu dans un autre, ce sera là que je me réunirai à ceux à qui je tenais par des liens que l’inconstance humaine n’a pu rompre et que la mort seule pourra trancher !

» Adieu, Vincent, le courage et le papier me manquent pour te parler d’autre chose. »

Enfin l’introuvable Fontana annonce son arrivée et celle de cent vingt-cinq mille livres envoyées par le comte depuis longtemps déjà, cela ne changea en rien les projets de la comtesse, qui écrit à son mari :

« Je vais faire les payements que tu m’as ordonnés, mettre tout en ordre et partir d’ici à quelques jours ; j’y suis bien décidée. Si je n’en avais eu la possibilité qu’au mois de décembre, je serais partie tout de même et les glaces du plus rigoureux hiver ne m’auraient pas arrêtée. Je prends mes précautions pour pouvoir entrer en Russie, et j’irai te chercher jusqu’à Kiew s’il le faut. Te voir est le premier besoin de mon cœur ; pour cela dès ma jeunesse, j’ai tout sacrifié, franchi tous les obstacles. Souffrir pour me réunir à toi ne sera pas chose nouvelle : la perte de ma santé, de ma vie, ne m’effraye pas, vivre loin de toi est ma seule épouvante ! C’est pour cela que je partirais même au milieu du froid le plus excessif, ne fut-ce que pour te voir une minute, à moins que je ne reste en chemin, et c’est ce dont je me soucie le moins. Je souris de dédain quand tu me parles froidement de ma santé ; il ne s’agit pas de vivre, il s’agit de ne pas souffrir. Tu ne connais pas encore une passion de la trempe de la mienne : quand je ne serai plus tu pourras en faire la curieuse histoire, pour servir à celle du cœur humain. Tu as vu ses commencements, ses progrès, son état de perfection, les épreuves et les maux sans nombre qui l’ont assaillie ; il faut encore que tu l’observes à sa fin, car très probablement ce n’est plus moi qui la décrirai !

» Il est singulier que ma destinée me rappelle en Ukraine (car tu peux bien croire que je ne resterai pas à sa frontière), il me semble que quelque chose m’y pousse et m’y attire, je dois apparemment y recevoir le complément de ma destinée, il est juste que ce soit là plutôt qu’ailleurs ! »


Il est difficile d’exprimer avec plus d’ardeur et de passion un sentiment plus sincère : le comte en fut touché. Mais, il s’effrayait à juste titre de voir Hélène entreprendre un tel voyage à l’entrée de l’hiver, sans avoir à lui offrir une installation quelconque en Ukraine ou à Brody. Ses défenses réitérées ne servirent à rien, et la comtesse partit le 1er octobre.


XVIII

1814-1815


Le congrès de Vienne. — Mort du prince de Ligne. — Retour d’Hélène à Saint-Ouen. — Paris et les alliés. — Mort d’Hélène.



Au moment du départ de la comtesse Hélène, le célèbre congrès de Vienne venait de s’ouvrir. Jamais l’histoire n’avait présenté le spectacle d’une telle réunion de souverains et de diplomates, jamais peut-être de si grands intérêts n’avaient été débattus. L’Autriche, la France, l’Espagne, d’Angleterre, la Prusse, la Russie, la Suède et le Portugal[110] étaient les principales puissances représentées par les hommes politiques les plus distingués. Gentz[111], le célèbre publiciste viennois, fut chargé du protocole des délibérations importantes. On le reconnaissait comme l’interprète le plus distingué de l’élégant langage diplomatique créé par M. de Metternich.

Le 25 septembre, l’empereur de Russie, le roi de Prusse et la plupart des souverains d’Allemagne firent leur entrée à Vienne : leurs ministres les avaient précédés, ainsi qu’un grand nombre de députés et de personnages appartenant à toutes les classes de la société[112].

L’empereur d’Autriche exerça la plus brillante hospitalité ; tout le séjour des souverains ne fut qu’une succession de fêtes : carrousels, chasses, représentations théâtrales, tableaux vivants, bals parés et masqués où les princes se mêlaient à la foule, se multiplièrent à l’envi. La variété des costumes, le nombre et la richesse des uniformes donnaient à Vienne une animation et un aspect inconnus jusqu’alors[113].

Le comte François faisait partie de la suite de l’empereur, et, au moment du départ de la comtesse Vincent, il vint chercher Sidonie et la conduisit à Vienne chez son grand-père.

Si le congrès avait amené à Vienne toutes les illustrations princières, diplomatiques et militaires de l’Europe ; le prince de Ligne, dernier survivant des anciennes cours, semblait être resté ici-bas tout exprès pour faire les honneurs de sa patrie d’adoption aux représentants des cours nouvelles.

Ceux qui l’avaient connu se montrèrent heureux de le retrouver, et la jeune génération témoigna un vif désir de voir de près celui dont le nom avait frappé si souvent son oreille. Cela fut aisé, car personne n’accueillait mieuxles jeunes gens.

On le voyait arriver de loin dans la rue, salué par tout le monde, car il était la figure la plus populaire et la plus aimée des Viennois. Remarquable par sa haute taille et sa démarche fière, enveloppé d’un manteau militaire, il marchait d’un pas rapide ; son regard vif, ses mouvements souples et prompts comme à vingt ans ne décelaient en rien son âge, dont ses beaux cheveux blancs pouvaient seuls avertir.

« Je n’ai vu de ma vie, dit Graeffer[114], une figure aussi sympathique et aussi attrayante ; l’intelligence, le cœur, la gaieté, le sérieux, la grandeur, une âme de feu, tout rayonnait avec un charme indescriptible sur les traits de cet être unique. Ah ! Ligne ! Ligne ! tu étais la dernière fleur de la chevalerie. »

C’était au rez-de-chaussée de la petite maison couleur de rose, dans un salon gris modestement meublé et si étroit qu’il était difficile à plus de vingt personnes d’y tenir à l’aise que se réunissait tout ce que Vienne offrait de plus recherché.

Les plus hautes célébrités d’Allemagne, Gæthe, Wieland et Schlegel se faisaient gloire d’être de ses amis ; un cercle d’hommes et de femmes aimables et distingués était sans cesse autour de lui. La présence de ses charmantes filles, la princesse Clary, le comtesse Palfy et la baronne Spiegel ajoutaient encore à l’attrait de ces réceptions. La causerie roulait sur la Pologne, que le prince défendit toujours dans les conseils, sur la Russie dont il aimait à se souvenir, sur l’Angleterre, sur l’Italie, beaucoup sur l’ancienne France et point du tout sur la nouvelle.

« J’ai vu, disait-il, dans leur brillant, les pays et les cours où l’on s’amusait le plus ; par exemple, celle d’Auguste de Saxe, roi de Pologne, ou, pour mieux dire, du comte de Brühl ; j’ai vu les dernières magnificences de ce satrape qui, pour faire cent pas à cheval, était accompagné de cent palatins, starostes, castellans, cordons bleus et princes alliés à la maison de Saxe.

» J’ai vu Louis XV encore avec un air de grandeur de Louis XIV, et madame de Pompadour avec celui de madame de Montespan. J’ai vu trois semaines de fêtes enchanteresses à Chantilly, les spectacles et les séjours de Villers-Cotterets où tout ce qu’il y avait de plus aimable était rassemblé. J’ai vu les voyages magnifiques de l’Isle-Adam ; j’ai vu les délices du Petit-Trianon, les promenades sur la Terrasse, les musiques de l’Orangerie, les magnificences de Fontainebleau, les chasses de Saint-Hubert et de Choisy. Et j’ai vu tout décliner et périr ! »

Parfois ces retours vers le passé lui inspiraient une mélancolie qui nous a valu cette page exquise :

« Les souvenirs ! on les appelle doux et tendres : de telle façon qu’ils soient, je les déclare durs et amers ! Guerre, amour, succès d’autrefois, vous empoisonnez notre présent. J’étais victorieux, aimé et jeune !… j’étais là, dit-on, le soir de cette fameuse bataille… Ici, elle me serra la main… Mes soldats, société d’honnêtes gens plus purs et plus délicats que les gens du monde, m’adoraient ; mes paysans me bénissaient, mes arbres croissaient, ce que j’aimais était encore au monde ! et on se trouve si loin, si loin, de ces beaux moments qui ont passé si vile, et qu’une chanson qu’on a entendue alors, un arbre au pied duquel on était assis, rappellent en faisant fondre en larmes. Oh ! mémoire ! mémoire ! Elle revenait quelquefois au duc de Marlborough tombé en enfance et jouant avec ses pages. Un jour qu’un de ses portraits, devant lequel il passa, la lui rendit, il arrosa de pleurs les mains qu’il pressait sur son visage[115]. »

En 1812, le prince avait tracé sur un mur de son refuge, au Leopoldsberg, ce quatrain, le plus joli qui soit sorti de sa plume :


Adieu, fortune, honneurs ! adieu, vous et les vôtres
               Je viens ici vous oublier.
Adieu, toi-même, amour, bien plus que tous les autres
               Difficile à congédier.


Ce renoncement était-il sans appel ? S’il faut en croire Sidonie et son mari, leur grand-père n’avait pas abdiqué tout à fait ses prétentions à plaire et, en 1813, il faisait encore une cour assidue à une jeune et jolie princesse, qui accueillait ses soins de fort bonne grâce.

Il avoue lui-même qu’il aimait encore assez « à faire le beau, dans les rues de Vienne, à cheval derrière la voiture de l’empereur, aux grandes cérémonies où je remplace le Grand-Chambellan. Il n’y a que la confusion et les ruades des chevaux quand on monte et descend du sien qui soient désagréables, c’est plus dangereux qu’une escarmouche de hussards. »

« J’arrange encore avec assez de coquetterie mon collier et mes rubans. C’est ce que Roger de Damas appelle si drôlement et d’une manière si aimable, le bouquet de l’honneur. »

Cependant, malgré ces apparences de force et de jeunesse, l’âge approche où il faut finir. Le prince en parle sans effroi et avec une tranquille philosophie.

« On est injuste envers la mort, en la peignant comme on le fait. On devrait la représenter comme une femme âgée, bien conservée, belle, douce, auguste et calme, les bras ouverts pour recevoir quelqu’un. Il faudrait la placer dans un grand jardin plein de pavots, sur un port, l’entourer de divans et lui donner l’empreinte du repos éternel après la vie inquiète et orageuse. »

Au moment de l’arrivée de son petit-fils, les jours du prince étaient comptés. « Je le rencontrai, dit Graeffer, à l’automne de 1814, il se promenait à pied et portait l’uniforme de feld-maréchal, sans paletot, l’habit ouvert, culottes courtes, souliers minces et bas de soie, son chapeau sous le bras, sa belle tête de volcan d’esprit chancelait un peu, ccla m’effraya et je remarquai avec terreur que sa démarche était lourde et incertaine. »

Toujours dur envers lui-même et ennemi de tout sybaritisme, le prince en négligeait trop les soins nécessaires à un âge avancé et n’avait jamais donné à son corps fatigué par les veilles et les fêtes le repos qui lui était nécessaire. Dans les premiers jours de décembre, il assistait à un grand bal : il faisait une chaleur extrême dans les salons et il eut l’imprudence de sortir sans manteau plusieurs fois dans la soirée par un froid de dix degrés, pour aider quelques dames à monter en voilure. La nuit suivante, il prit la fièvre, dut rester au lit, et un fort érésipèle à la nuque se déclara.

Il ne s’inquiéta point de sa maladie et dit à sa fille Christine, qui avait l’air soucieux : « Tu sais que je n’ai pas l’habitude de quitter le théâtre au moment intéressant, je veux voir comment le congrès se débrouillera. »

Le 8 décembre, il reçut encore des visites, le docteur Malfatti, l’un des plus célèbres médecins de Vienne, venait deux fois par jour. Ses filles ne le quittaient pas un instant.

Le maréchal faisait constamment des projets ; il voulait revoir son cher Bel-Œil, et les champs de bataille où il avait combattu. Les souvenirs loinlains assiégeaient en foule son esprit ; il parlait du Lemps où, petit enfant, grimpé sur les genoux des vieux dragons du régiment de son père, il écoutait avec délices le récit des batailles du prince Eugène. On voyait renaître son amour pour la gloire, il semblait que son esprit, prêt à s’envoler, voulût contempler encore les tableaux qui l’avaient charmé pendant sa vie.

Dans la nuit du deuxième au troisième jour, la maladie fit des progrès effrayants, et lorsque le docteur entra le matin, le prince lui dit : « J’avais toujours admiré la fin de Pétrone qui mourut en entendant une musique admirable et de beaux vers. Eh bien, je suis plus heureux que lui, je meurs entouré de mes amis et dans les bras de ceux que j’aime. Si je n’ai plus de force, pour vivre, dit-il en se tournant vers eux, j’en ai encore pour vous aimer. »

À ces mots, ses filles fondirent en larmes en lui baisant les mains. « Que faites-vous donc, mes enfants, dit-il gaiement, me prenez-vous pour une relique ? Attendez un peu, je ne suis pas encore saint ! » Cette plaisanterie émut les assistants plus que ne l’eût fait une plainte. Cependant une boisson ordonnée par le docteur Malfatti lui donna plusieurs heures de repos : il se réveilla avec toute sa gaieté : on reprenait quelque espérance autour de lui.

Mais vers le soir, il fut pris d’une violente fièvre accompagnée de rêveries et d’abattement. À minuit, il sembla tout à coup se ranimer. Il se dressa sur son séant dans l’attitude d’un homme prêt à combattre, ses grands yeux étincelèrent et, faisant le geste de dégainer son épée, il cria d’une voix forte : « En avant !… Vive Marie-Thérèse ! » puis il retomba épuisé sur son oreiller et, après cette dernière évocation du passé, il expira sans agonie et sans souffrances.

Ses traits avaient repris toute leur sérénité et même un reflet de cette jeunesse qu’il avait conservée si longtemps, sa bouche semblait sourire et « il avait, si cela est possible, une expression plus belle et plus noble encore que de son vivant ».

L’impression produite par la mort du prince de Ligne est indescriptible ; pendant le peu de jours qu’avait duré sa maladie, la foule stationnait à la porte de l’hôtel pour avoir des nouvelles d’heure en heure ; lorsqu’arriva celle de sa fin, ce fut un véritable désespoir, et son enterrement devint une imposante manifestation de ce deuil public qui, sans être officiellement commandé, fut porté dans Vienne comme pour un souverain. Depuis de longues années, les Viennois s’étaient habitués à considérer le prince de Ligne comme leur appartenant en propre. Ses funérailles eurent lieu le 13 décembre, avec un éclat et une pompe inconnus jusqu’alors pour un particulier.

Sa compagnie de trabans, en grand uniforme rouge brodé d’or, était à droite du char ; la garde du château, en uniforme gris et velours noir brodé d’or, à gauche. Des officiers portaient les insignes de deuil. Un homme d’armes à cheval, revêtu d’une armure noire avec une écharpe de crêpe en bandoulière, suivait en tenant son épée à la main la pointe baissée vers la terre, puis venait un cheval de bataille caparaçonné d’un voile noir semé d’étoiles d’argent.

Derrière le cheval marchait toute la famille, après laquelle se pressait une foule vraiment inouïe de maréchaux, d’amiraux, de généraux et de princes de tous les pays de l’Europe, parmi lesquels on remarquait : le prince de Lorraine, le prince Auguste de Prusse, le duc de Saxe-Weimar, son ami particulier, le prince Philippe de Hesse, le prince Eugène de Beauharnais, le prince Schwarzenberg, les comtes Colloredo, Radetzky, Neipperg, Giulay, Ouvaroff, de Witt, le duc de Richelieu, sir Sidney Smith en grand uniforme d’amiral, qui avait sollicité l’honneur de commander la dernière batterie ; toute la garnison de Vienne, infanterie et cavalerie, plus quatre batteries de six canons, enfin tous les feld-maréchaux autrichiens qui tenaient à honneur d’accompagner leur compagnon d’armes.

Le convoi se rendit à l’église des Écossais, où se faisait le service funèbre. Sur le rempart, au passage du cortège, debout, tête nue, l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume de Prusse étaient venus rendre hommage au vieil ami de l’impératrice Catherine et du grand Frédéric. À l’arrivée à l’église, trois salves de vingt-quatre canons tonnèrent du rempart. Le service officiel terminé, le convoi se mit en marche pour le Kalemberg, résidence favorite du prince ; il avait demandé à être enterré dans la petite chapelle qu’il y avait fait bâtir.

Toute la suite, sauf l’infanterie, accompagna la famille. Le temps était glacial et, sur le Kalemberg même, un épais brouillard cachait presque la route. On entra dans la chapelle trop petite pour contenir la foule ; les pleurs et les sanglots étaient tels qu’on ne pouvait entendre les prières des morts. Au moment où l’on souleva le cercueil pour le descendre dans le caveau, le soleil, perçant tout à coup le brouillard, illumina la petite église. « Il sembla, dit Genz, qu’il voulût aussi saluer une dernière fois ce favori de Dieu et des hommes ! »

Sidonie rejoignit sa mère à Brody, après la mort du prince de Ligne. Elles en éprouvèrent toutes deux un vif chagrin et Hélène en l’annonçant à son mari, alors en voyage, ajoute cette phrase singulière : « Sidonie a pris le grand deuil, et moi je vais le prendre aussi, car enfin je n’ai jamais été divorcée. »

Au printemps de 1815, au moment du débarquement de l’île d’Elbe, ne supportant plus la solitude et l’affreux climat de Brody, elles partirent pour Vienne et s’établirent dans une charmante maison de campagne à Hitzing, faubourg de la ville, et à portée des nouvelles ; le comte vint les y rejoindre et, après un séjour de trois mois, Hélène et Sidonie partirent à la fin d’août pour Paris, où le comte devait revenir quelque temps après. Elles redoutaient un peu le voyage après les terribles événements qui venaient de se passer, mais il s’accomplit sans peine et elles arrivèrent à Paris le 7 septembre. Les alliés y étaient entrés de nouveau après les Cent-Jours, et les lettres d’Hélène contiennent encore quelques détails politiques intéressants.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Paris, 14 septembre 1815.


» L’empereur de Russie, qui avait été absent à cause de la revue, est revenu hier : on ne sait pas encore au juste à quelle époque il partira ; je crois qu’ils veulent voir l’ouverture des Chambres ; on dit que celle des députés est composée des plus honnêtes gens du royaume et sera tout à fait pour le roi.

» J’ai passé avant-hier la soirée chez madame d’Andlau, elle m’a montré un tas de notes, pamphlets et chansons imprimés contre Bonaparte et en faveur des Bourbons. On les criait et débitait publiquement pendant que Bonaparte était ici, cela prouve comme il était mal affermi, puisqu’il n’a pas osé sévir. »


« 18 septembre.


» Paris est fort tranquille, on ne s’agite que dans les salons ; chacun est très occupé de l’ouverture des Chambres, qui ne se fera que dans huit ou dix jours. Il ne faut pas croire un mot de ce qu’on dit dans l’éloignement ; ne nous avait-on pas assuré que les partisans arrêtaient sur les grands chemins ? Eh bien, J’ai trouvé les routes parfaitement sûres, et jamais ils n’ont attaqué aucun voyageur.

» On disait les spectacles mauvais : jamais ils n’ont été meilleurs. Talma, Fleury et mademoiselle Mars en font encore les délices. On disait encore que Paris était morne, c’est la plus grande fausseté ; il fourmille de monde, on chante, crie, parle dans les rues comme à l’ordinaire, et, de plus, chaque souverain a, devant sa porte, depuis sept heures du soir jusqu’à neuf heures, une musique militaire, ce qui fait que la foule s’y rassemble.

» L’empereur d’Autriche loge chez la princesse de Neuchâtel, de sorte que nous allons nous asseoir sur le boulevard pour entendre la musique autrichienne, qui est la meilleure de toutes.

» J’ai passé hier une soirée très agréable chez madame d’Andlau ; à présent on se réunit volontiers selon les quartiers qu’on habite et l’on ne vit guère qu’avec sa famille et ses voisins ; chez madame d’Andlau, c’est la société du faubourg Saint-Honoré.

» Les étrangers ne vont que chez la duchesse de Duras et dans les maisons du gouvernement, mais aucun n’est reçu dans les petites réunions. Même chez sa sœur, madame de Montcalm, M. de Richelieu, qui y est toujours, n’y a point introduit de Russes[116].

» Il n’y a pas de société où l’on ne fronde le gouvernement, cet inconvénient est causé par la trop grande bonté du roi et par l’extrême liberté de dire, faire et écrire tout ce qui passe par la tête.

» Je suis avec ton passeport comme l’avare avec son trésor, je ne sais à qui le confier pour qu’il te parvienne sûrement : je crois qu’il faudra une compagnie d’assurance pour me décider.

» Adieu, mon cher Vincent, je n’ai pas besoin de te dire que je t’aime, car j’ai passé ma vie à te le prouver. »


« Paris, 25 au 28 sertembre.


» Grande nouvelle, mon cher Vincent, M. de Richelieu est nommé ministre des affaires étrangères ; ce choix a l’approbation générale. Le duc de Feltre est de nouveau ministre de la guerre. On dit que le reste du ministère sera à l’avenant, ce qui donne les plus grandes espérances que tout ira bien, puisqu’enfin le roi s’est décidé à n’employer que des gens de probité.

» Peut-être verra-t-on, pour l’honneur de l’humanité, que les talents n’appartiennent pas seulement aux scélérats et peuvent être séparés de la ruse, de la tyrannie et de la mauvaise foi. M. de Richelieu devrait prendre la calotte rouge pour rappeler son grand-oncle et il serait bien à souhaiter que les ennemis de l’autorité royale tremblassent devant lui, comme jadis devant le terrible cardinal.

» Ce qui est vraiment désolant, c’est la dislocation du musée, chacun emporte ce qui lui appartenait. Le pape a envoyé Canova pour réclamer ce qui a été enlevé de Rome. M. de Talleyrand a répondu que le pape prenait bien mal son moment, qu’il aurait été bien plus naturel qu’il fit cette demande lorsqu’il vint à Paris couronner Bonaparte, qui devait alors payer ce service.

» L’empereur Alexandre est parti hier. Le roi de Prusse part aujourd’hui, et l’empereur d’Autriche, mon voisin, a ses voitures toutes emballées ; il ne tardera pas à suivre les autres.

» Nous allons être abandonnés à nous-mêmes ; je ne sais encore ce qu’on fera de la France, car le traité de paix n’est point signé. Chacun voit avec assez d’indifférence ce qui arrivera, même si l’on partage la France. Les Parisiens, rassurés sur leurs propriétés, se divertissent ; les spectacles et les promenades, tout est rempli de monde, et pourvu que leur maison ne risque rien, cela leur est égal de dépendre des Russes, des Autrichiens, des Anglais ou des Prussiens.

» On est occupé à descendre les chevaux antiques qui étalent sur l’arc de triomphe des Tuileries. L’empereur d’Autriche les redemanda au nom des Vénitiens. On a cassé, en les descendant, un petit morceau du harnais, le peuple s’est jeté dessus et on se l’est partagé. Nossarzewski m’en a apporté un petit morceau.

» Les soldats autrichiens cernaient tout le Carrousel pendant cette opération et on avait braqué sept canons, mèche allumée, sur la place. »


« 5 octobre.


» On a voulu enlever le lion qui était sur la place des Invalides, car les Vénitiens le redemandent. Les Autrichiens se sont donc mis en train de le descendre eux-mêmes, car on n’a pu trouver aucun Français qui voulût travailler à aucun des ouvrages servant à dépouiller la France. Tout le peuple en silence était rassemblé sur la place, regardant faire, mais les maladroits ont laissé tomber le lion du haut de son piédestal et il s’est brisé en vingt pièces. Aussitôt les acclamations, les rires et les éclats de joie ont fait retentir les airs, ce qui a mis les Autrichiens dans une horrible colère ! Le lion de Saint-Marc ne sera plus pour personne.

» Hier, au théâtre Favart, où l’on joue à présent l’opéra italien, Wellington a eu l’insolence de se placer dans la loge du roi, chose que les souverains alliés n’avaient jamais fait. Le public furieux s’est mis à crier : À bas l’Anglais ! Videz la loge royale !… enfin on allait escalader la loge et on montait déjà quand Wellington a fait prudemment retraite. »


La comtesse, profitant des derniers beaux jours, alla passer une semaine à Saint-Ouen, d’où elle écrit la lettre suivante :


« Ce 19 octobre


» Dieu veuille, mon cher Vincent, que tu arrives bientôt à Brody et que tu en partes bien promptement, car je ne puis vivre contente sans toi, un sentiment aussi intime que le nôtre est nécessaire à mon existence… La nature m’a placée parmi les créatures qui ne peuvent supporter la vie, si on leur ôte le compagnon auquel elles se sont attachées. Ouvre un dictionnaire d’histoire naturelle, tu en trouveras la nomenclature et tu m’inscriras à la fin.

» Hier lundi il a fait beau temps ; l’orangerie est rentrée ; nous nous y sommes promenées, le jardinier l’a fort bien arrangée ; il a fait au milieu un amphithéâtre de mousse rempli de vases de fleurs, et il l’a sablée. Cette vue, en m’y promenant, me jette dans la rêverie ; je pense à celle de Kowalowka, lieu où j’ai éprouvé tant de bonheur et tant de malheurs.

« L’île, le grand érable, les coteaux couronnés de fleurs sont devant mes yeux ; je les parcours avec toi, jetant un regard sur le passé. Je vois, étant au bout de la carrière, tout ce que j’ai perdu dans ma route, je voudrais retourner sur mes pas et reprendre mes trésors !…

» Adieu, mon Vincent, ménage-toi, aime-moi et arrive. Je t’embrasse de toute la puissance de mon âme. »


Deux jours après cette lettre, Hélène quitta Saint-Ouen pour rentrer à Paris. Elle était en parfaite santé, quand, tout à coup, dans la nuit du 30 octobre, elle fut prise de douleurs subites, suivies de graves accidents. Elle expira au bout de douze heures, sans avoir senti les approches de la mort.


Par une dispensation singulière de la Providence, elle rendit le dernier soupir dans les bras de l’enfant qu’elle avait si longtemps abandonnée, et loin de celui qu’elle avait si fidèlement aimé.


La comtesse fut inhumée au cimetière du Père-Lachaise. Les médecins attribuèrent sa fin foudroyante à une maladie interne aggravée par ses fréquents voyages en Pologne, à une époque où sa santé exigeait de grands ménagements. Ainsi la pauvre Hélène paya en quelque sorte de sa vie l’amour passionné qui la dévora jusqu’à son dernier souffle.


Dès que le comte François eut appris par Sidonie la fatale nouvelle, il accourut auprès de son père, qu’il trouva dans un grand désespoir. Il ne pouvait s’occuper que des objets qui lui rappelaient sa femme. Il classa lui-même toutes les lettres et écrivit au bas de la dernière ces mots : « O douleur ! cette lettre est la dernière que j’ai reçue ; elle est morte et mon bonheur avec elle !… »

Sous l’impression des lignes touchantes que nous venons de citer, nous avons cherché à connaître la durée du culte passionné que le comte dut vouer à la mémoire de sa femme. Deux documents de la dernière heure sont venus nous édifier sur ce point.


Voici le premier ; la mort seule empêcha le comte d’exécuter le projet qu’il contient :


LA COMTESSE ANNA AU COMTE VINCENT


« Ibaraz, 8 janvier 1825.


» Monsieur le comte,


» Vous me proposez un mariage nouveau, j’y accéderai très volontiers, ne pouvant faire mieux. D’ailleurs une cérémonie religieuse nous sanctifiera de nos péchés. Si vous le permettez, monsieur le comte, je prierai le prince-archevêque de Gallicie de vous écrire et de faire cette cérémonie de mariage renouvelé. Quant à moi, je vous assure que je vous aime d’un amour aussi pur que la meilleure amitié et votre volonté sera la mienne, Dieu étant au milieu de nous et la perspective de la vie éternelle bien heureuse : nous ne nous quitterons jamais ! plus jamais ! Approchez-vous de Dieu, faites-lui une confession générale de vos fautes, et recevez mes plus tendres embrassements.

» Votre femme passée et votre femme future,


» ANNA POTOCKA. »


Le second, non moins stupéfiant, est extrait des registres du cimetière du Père-Lachaise :


« Hélène Massalska, femme Potocki ; deuxième ligne, à la droite du tombeau du maréchal Ney (en haut), 44e division, inhumée temporairement pour cinq ans le 2 novembre 1815, a été transportée le 21 mars 1840 dans la fosse commune, où elle a été délaissée !… »

fin

125

APPENDICE



N° 1.


Cette intéressante lettre n’a pu être insérée dans le texte à la place des fragments qu’on en connaissait déjà, parce qu’elle ne nous est parvenue qu’au cours de l’impression de la partie du volume où elle aurait dû se trouver : nous la reproduisons en entier ici, conformément au texte original[117].


LE PRINCE DE LIGNE À L’IMPÉRATRICE CATHERINE


Vienne, le 27 février 1794.


Madame,


J’ai encore eu occasion de voir que Votre Majesté Impériale s’entend à tout. Si tous mes intendants me servaient aussi bien je serais du double plus riche que je ne suis. Son fort est de donner, racheter, redonner, vendre, racheter, prêter et donner. Elle a fait de bonnes spéculations dans ce genre de commerce, dont le résultat est de s’enrichir en enrichissant les autres, et de faire tomber par plusieurs tuyaux une pluie à verse de bienfaits sur l’Empire.

Je suis très content des ondées que j’ai reçues en passant, en diamants, bagues, pelisses, robes de chambre, terres, etc.

Voici, par exemple, une bonne affaire pour M. le grand maître d’artillerie[118] et pour moi. Mais il ne sait pas que je suis un chicaneur. Il faut bien que je le sois pour chicaner quelqu’un qui ne chicane personne, car tout le monde en dit du bien ; et je me sens en train de l’aimer pour peu que je le connaisse.

Que M. le grand maître d’artillerie sache donc, que dans la mer que j’ai traversée en ayant de l’eau jusqu’à la moitié du corps, pour graver sur un rocher le nom divin de Catherine le Grand et le nom humain de la dame de mes pensées d’alors, d’un autre côté. (J’en demande bien pardon à Votre Majesté, mais celui-ci a été tracé en si petits caractères qu’il pourra bien être effacé.) Votre Majesté Impériale peut voir ce rocher dans le dessin que je lui ai donné de Parthenizza et où il y avait des projets de bâtisse que j’aurais exécutés, sans Joussuff Pacha (à qui la Russie a tant d’obligations pour l’augmentation de sa gloire).

Je veux, je prétends, j’exige que ce rocher même s’appelle « Rocher Ligne ». Point de médiation ni de médiateurs, c’est ainsi que j’ai appris d’une certaine cour à traiter.

Sa Majesté l’Empereur[119], de glorieuse et éternelle mémoire (comme dit si bien Votre Majesté Impériale en parlant de son digne ami), m’avait promis des vignes et des vignerons de Tokai. Je suis sûr que notre excellent et très aimé et estimé ambassadeur comte Razoumowski[120], fort attaché à M. le comte Zouboff, fera tout au monde

pour lui en procurer s’il le désire ; à moins que cela ne soit devenu tout à fait impossible.

Si l’ingénieux et vertueux Sélim obligeait Votre Majesté à aller à Constantinople[121], j’irais y porter mes trois boutons sur la manche de l’habit vert que j’ai encore et que j’aime de tout mon cœur[122]. Mon « rocher » me donne le droit de porter le beau velours vert et argent et j’ai outre cela mon uniforme de Catharinoslaw. Ou bien je ferai des arrangements de colonie dans ce qui m’appartient le long du Borysthène, lorsque j’irai me mettre aux pieds de Votre Majesté Impériale, quand l’Europe occidentale sera sortie des petites-maisons.

On fait des plans de campagne, mais je crains qu’avant qu’on ne passe et repasse les mers, le Rhin et le Danube, les régicides ne passent la Meuse, la Sambre et la Lys par trois masses considérables sur trois points éloignés, avant qu’on ait fait les rassemblements nécessaires pour les prévenir en sautant à la russe, dans le camp retranché de Maubeuge, chose que j’ai prié de faire tout l’hiver, pendant que les infâmes carmagnoles étaient massés, les uns vers le Rhin et les autres en Vendée : mais depuis deux ans j’ai passé au Sénat.

Mon royaume n’est pas de ce monde et je ne désire pas qu’il en soit, car il faudrait que tout allât bien mal et qu’il y eût une quatrième campagne pour venir me chercher, moi qui ne sais me présenter, ni à qui ni comment.

Si Votre Majesté Impériale se sent quelque crédit auprès du comte d’Anhalt[123], je la prie de m’appuyer respectueusement auprès de lui, car je lui écris pour lui demander une grâce qui intéresse le prince de Kaunitz[124], deux comtes de Cohentzel et moi.

Îl faut que Votre Majesté se lève bien matin pour l’attraper, et se fasse annoncer pour lui demander audience. Je n’ai plus qu’une grâce à demander à ma Souveraine, c’est qu’elle me sache gré de ne pas prendre la liberté de lui écrire toutes les fois que j’en ai envie, et de me continuer les seules bontés précieuses à mon cœur. Il est toujours rempli des mêmes sentiments depuis quatorze ans. Ceux d’admiration existent depuis trente, mais il s’y est mêlé de la reconnaissance, le plus chaud des enthousiasmes, l’adoration et l’attachement fidèle et respectueux avec lequel j’ai l’honneur d’être,

Madame,
De Votre Majesté Impériale,
Le plus humble et fidèle sujet,
LIGNE.


N° 2.


Voici un extrait de l’inventaire du mobilier de l’hôtel de la comtesse, à Paris, inventaire écrit de sa propre main :

2 services complets d’ancien sax
2                       de chine.
2                       de sèvres.
150 laiteries complètes de sèvres.
150 tasses et soucoupes de sèvres.
2 laiteries de saxe.
54 tasses et soucoupes d’ancien saxe.
2 surtouts de sèvres.
2 surtouts de saxe, l’un en biscuit, l’autre peint.
6 cabarets d’ancien saxe.
4 cabarets de sèvres.
12 garnitures de tables, verres, carafes et compotiers de bohême.
24 gobelets à liqueurs en vermeil.

Vaisselle d’argent complète avec plats et légumiers pour cinquante
couverts.
2 cabarets de vienne.
2 cabarets de berlin.
24 tasses de vienne.
20 tasses de berlin.


Nous ne citons ici que les objets principaux ; le détail de la vaisselle, de la verrerie, de l’argenterie ordinaire serait à n’en pas finir.


Voici maintenant un aperçu du mobilier proprement dit de l’hôtel de la rue Caumartin :

4 tentures complètes des Gobelins.
12 tapis de la Savonnerie.
24 tapis d’Aubusson.
50 pendules.
12 lustres.
50 bras de lumières.
30 chenèts bronze doré.
12 garnitures de cheminée de sèvres.
50 figures de biscuit de sèvres.
100 différentes pièces d’ornement de sèvres.
21 garnitures de cheminée en bronze doré et autre.
25 écritoires.
209 miniatures.
50 grands portefeuilles de maroquin rouge pleins d’estampes
de maîtres.
100 000 estampes françaises.


La bibliothèque se composait de :

20 000 volumes de romans.
20 000 volumes précieux.


Les deux cabinets de toilette de la comtesse et du comte étaient pavés en carreaux de porcelaine de Sèvres et les murs revêtus de même.

La comtesse reccvait de son mari 8 000 francs par mois pour la tenue de sa maison ; là-dessus elle payait les gages d’un cuisinier, de deux marmitons, un crédencier, un sommelier, un frotteur, deux laquais et un maître d’hôtel. Elle payait sur son revenu personnel : une première femme de chambre, deux secondes, deux filles de garde-robes et une femme de charge.

Le comte payait la dépense des écuries : six chevaux, deux cochers, quatre palefreniers, deux chasseurs ; il payait également ses deux valets de chambre. Cela faisait en tout vingt-cinq domestiques, plus deux secrétaires et un intendant.


La toilette et les fantaisies de la comtesse étaient prises sur son revenu particulier. Les effets personnels dépassaient en quantité et en élégance tout ce que l’on peut imaginer.

Note de ses effets, écrite de sa main, en 1809 :

 
Un trousseau complet de 200 000 francs, y compris les déshabillés du matin.
12 garnitures dentelles point d’Argentan, 2 dessus de toilette et à couvre-pieds idem.
12 garnitures de valenciennes, 2 dessus de toilette, 2 couvre-pieds idem.
50 habillements complets avec coiffure assortie.
200 paires de souliers et 200 paires de bas de soie.
200 garnitures de rubans satin et autres.
200 plumes ou aigrettes.
300 paires de gants.
50 sultans parfumés.
25 corbeilles et 150 sachets parfumés.
100 paires de jarretières et 6 caisses de fleurs artificielles.


Ses camisoles de nuit étaient en taffetas blanc et la description de ses bas, brodés et à jour, occupe quatre pages ; il y en avait plus de deux cents paires.


Quant à ses bijoux, ils étaient dignes d’une reine ; en voici les principaux :

 
1 collier de perles à 6 rangs, fermoir de diamants.
2 bracelets de perles à 6 rangs, fermoir de diamants.
1 tour de perles à 8 rangs.
Girandoles de diamants.
Cœur et bouquet de diamants.
Collier à deux rangs de chatons.
2 solitaires.
6 épingles de diamants.
Collier d’émeraudes à deux rangs.
Boucles d’oreilles d’émeraudes.
2 bracelets d’émeraudes à deux rangs.
Ceinture d’émeraudes.

Chaîne de cou et petite montre
Chaîne et grande montre
émeraudes

 
2 rangs pour la tête.
Même parure complète en rubis d’Orient.
Même parure complète en saphirs.
Même en opales.
2 rangs de solitaires pour la têle.
6 râteaux de diamants.
6 épis de diamants.
1 aigrette e diamants.
Petite et grande chaîne de montre, petite et grande montre enrichie de brillants.
24 montres émaillées et chaines.
21 montres diverses et chaînes.
21 chaînes de cou avec petites montres.
144 bagues antiques.
50 bagues de diverses pierres.
Parure complète, émail gros bleu garni de diamants.
20 boîtes à mouches ou à rouge, or et diverses pierres.

Reste l’énumération des bijoux de fantaisie, tabatières flacons, souvenirs, etc., qui est interminable.


En partant pour Brody, elle emportait ordinairement de Paris, sachant que son absence devait durer à peine six mois :

100 pols de rouge.
200 livres de poudre à poudrer.
200 pintes d’odeurs.
100 pots de pommade.


Puis pour cadeaux divers :


100 pièces d’étoffes.
100 pièces ouvrages de Bicêtre (?),
100 petites corbeilles.
500 différents joujoux d’enfants.
500 pièces ouvrages en sucre.
50 portefeuilles.
25 écritoires.


Les caparaçons ou harnachements des chevaux étaient d’un luxe et d’un prix considérable. Ceux du comte étaient garnis : un en or, deux en argent, un en corail, un en peau de tigre, deux en écaille, etc., etc.


Il n’est pas possible de tenir une maison avec plus d’ordre, de régularité, on peut même dire de minutie, que ne le faisait la comtesse : tout était réglé d’avance et elle ne permettait pas la moindre infraction à l’ordre établi.


Voici d’ailleurs l’emploi de ses journées, qui figure en tête de ses carnets pendant les dernières années de sa vie, de 1806 à 1815 :

L’hiver, lever à 8 heures du 1* novembre au 1* mai.
L’été, lever à 7 heures du 1 mai au 1* novembre.
Coucher tous les jours à minuit.


L’hiver. — Dimanche : Théologie, musique, estampes ; — Lundi : Dessiner, estampes, sortir, — Mardi : Histoire, estampes ; — Mercredi : Dessiner, estampes, sortir ; — Jeudi : Géographie, musique, estampes ; — Vendredi : Dessiner, estampes, sortir ; — Samedi : Littérature, estampes.


L’été. — Dimanche : Philosophie, morale, musique ; — Lundi : Dessiner, botanique, promener ; — Mardi : Histoire, botanique ; — Mercredi : Dessiner, botanique, promener ; — Jeudi : Géographie, musique, botanique ; — Vendredi : Dessiner, botanique, promener ; — Samedi : Physique, botanique.


Dans ces occupations, la comtesse oublie d’indiquer l’heure fixe pendant laquelle, aussitôt après son lever, elle donnait ses ordres écrits à tous ses domestiques, et se faisait présenter leurs comptes qu’elle vérifiait elle-même tour à tour.

On voit qu’elle n’avait jamais perdu les habitudes d’ordre prises à l’Abbaye-aux-Bois.



FIN DE L’APPENDICE-
  1. On n’a pas oublié que la comtesse Anna, femme du comte Vincent Potocki, dut donner son consentement au divorce pour qu’on lui rendit son fils aîné François, au moment où le second de ses fils venait de mourir d’une angine couenneuse.
  2. L’Ukraine est infiniment plus pittoresque que ie reste de la Pologne. Les villes sont placées en général sur le flanc d’une montagne dont une rivière ou un lac baigne le pied. Le costume des paysans était charmant, surtout lorsqu’ils avaient servi comme cosaques auprès d’un grand seigneur. Le comte en employait un grand nombre. Une veste courte bleu foncé serrait le corps de près, une large ceinture écarlate ceignait les reins et retenait un pantalon très ample et retombant à la turque sur des bottes. Un petit bonnet en peau de mouton noir à fond de drap ou de velours écarlate et un manteau de peau de mouton, complétaient l’habillement. Les paysans de ces contrées sont plus riches et plus heureux que ceux de la Petite-Russie. Leurs demeures, en général élégantes et bien bâties, sont entourées de vergers dont les arbres produisent des fruits excellents : leurs bestiaux sont d’une rare beauté, et dans les troncs creux des tilleuls, ils élèvent des essaims d’abeilles ; chaque ruche leur rapporte près d’un ducat d’or par année. On voit quelques paysans en avoir jusqu’à cent.
  3. Les paysans ukrainiens sont d’une habileté remarquable à se servir du couteau et surtout de la hache ; non seulement ils les emploient à construire leurs maisons, leurs bateaux, leurs voitures, leurs meubles, mais encore les objets les plus délicats ; ils façonnent de petits coffres, des cuillers, mille autres ustensiles de ménage.
  4. Les paysans polonais cf russes aiment passionnément la musique, ils chantent même en travaillant : rien n’est plus fréquent que de les entendre chanter à quatre parties avee une harmonie parfaite ; souvent aussi ils chantent des airs dialogués.
  5. À cette époque, le costume polonais, si riche et si élégant, devenait de plus en plus rare. Il avait presque complètement disparu à la cour, de Stanislas, ce roi ayant donné le premier l’exemple des modes françaises ; cependant on le portait encore dans les provinces de l’ancienne noblesse, qui y restait fort attachée. Celui des hommes consistait en une veste à manches sur laquelle ils revêtaient une robe de différentes couleurs qui descendait au-dessous du genou et était attachée à la veste par une ceinture ; les manches de cette robe pendaient derrière le dos. En été cette robe était en soie, en hiver, de drap ou de velours, ornée de fourrures, le bonnet fourré et les bottes de cuir jaune avec des talons garnis de fer ou d’acier. Le costume des dames était la longue robe ajustée appelée polonaise, de velours ou de soie bordée de fourrure en hiver et garnie de broderies d’or ou d’argent en été.
  6. La plupart de ces possesseurs étaient juifs : on leur reprochait avec raison de pressurer et de maltraiter les paysans qui préféraient toujours dépendre immédiatement de leurs seigneurs. Les fermes portent, dans les lettres du comte et de la comtesse, le nom polonais de folwark.
  7. Il n’y avait pour ainsi dire pas de classe intermédiaire en Pologne. Des richesses immenses ou une extrême pauvreté, la magnificence et la misère, tels étaient les contrastes qu’on rencontrait partout. La classe noble était infiniment plus nombreuse que dans les autres pays. D’après les lois de la Pologne, tout homme était noble s’il prouvait « qu’il possède une terre libre ou que ses parents en ont possédé une, qu’il n’est attaché à aucun commerce, ni à aucune profession. Tous les nobles, selon la lettre de la loi, sont égaux par la naissance. » On comprend que cette égalité fictive ne régnait pas dans les fortunes, aussi voyait-on toujours à la suite et dans la maison des grands seigneurs, quantité de gentilshommes pauvres faisant des fonctions analogues à celles des domestiques, et servant à table, debout derrière lui, le seigneur dont souvent ils étaient parents. Cette sorte de domesticité n’impliquait aucune idée déshonorante.
  8. Voyage de milord Céton dans les sept planètes ou le Nouveau Mentor, par madame Robert. Paris, 1765, 7 vol. in-8.
  9. Chat.
  10. Ces biens faisaient partie de l’héritage du prince Xavier, frère d’Hélène, et le comte Vincent, propriétaire lui-même en Gallicie, désirait les avoir dans son lot.
  11. Le comte en emmenait avec lui un certain nombre, destinés à porter ses lettres.
  12. Les historiens du temps affirment que les divorces étaient si fréquents en Pologne que l’argent qu’ils coûtaient formait une des branches principales du revenu de la cour de Rome.
  13. La dame désignée sous ce titre était l’amie intime de la Grande-Chambellane et la femme du grand échanson.
  14. Allusion à la chanson d’Henri IV :

    Si le roi m’avait donné
    Paris, la grand’ville.

  15. Hélène était grosse de son second fils.
  16. Voir notre premier volume, p. 183 et 357.
  17. Correspondance de Catherine II, publiée par la Société d’histoire russe.
  18. Les évêques arrêtés étaient sénateurs ; on s’en prenait à leur rôle politique et non à leurs fonctions ecclésiastiques.
  19. Telle est la version donnée par Hélène et dont nous ne prenons pas la responsabilité.
  20. Le maréchal comte Moschinsky était parmi les prisonniers. Deux fois, pendant cette terrible journée, il échappa au supplice grâce à son éloquence, et il fut ramené en prison après avoir subi le spectacle affreux de la mort de ses quatre compagnons d’infortune. Un témoin oculaire dit qu’il racontait encore ce terrible épisode d’une manière saisissante en 1825 {Voir le Voyage en Pologne du comte de La Garde).
  21. Il l’avait fait construire sur les ruines d’un temple grec.
  22. Histoire de la Révolution française, par le comte Stanislas Araminski. — Ferrand, Histoire des démembrements de la Pologne, t. III, p.440. — Papiers du résident de Saxe à Varsovie. — Notes de la comtesse Hélène.
  23. Lors du dernier partage de la Pologne, en 1794, M. de Hertzberg, ancien premier ministre de Frédéric-Guillaume de Prusse, écrivit à ce monarque : « J’avoue que selon mes idées c’est la plus grande faute politique que les trois cabinets puissent faire et surtout la Prusse. Le titre dont les trois pays se servent pour partager la Pologne est si odieux qu’il fera toujours un tort infini à la réputation des trois souverains, et que leurs noms resteront flétris dans l’histoire. Je ne sais comment le concilier avec leur religion et leur conscience. » Le roi lui répondit : « Il fut un temps où vous remplissiez un devoir en me soumettant votre opinion sur les affaires que je confiais à votre zèle. Aujourd’hui que votre carrière diplomatique est finie, je vous eusse tenu compte de la discrétion qui m’eût épargné des conseils dont je ne fais cas qu’autant que je les demande. » Cette réponse sèche et dure porta un coup si funeste à la santé de M. de Hertzberg qu’il mourut quelque temps après.
    (Paganel, Histoire de Joseph II.)
  24. La comtesse Diane de Polignac, qui venait d’arriver en Ukraine.
  25. Les paysans lithuanions étaient plus pauvres que ceux de l’Ukraine et infiniment moins industrieux. Il n’y avait point de fer dans leurs chariots, les traits de leurs chevaux étaient faits d’écorce d’arbre. Ils ne connaissaient pas d’autre instrument que la hache pour construire leurs meubles, leurs huttes et leurs chariots. Leur vêtement consistait en une chemise de toile grossière, des caleçons pareils, une sorte de justaucorps d’étoffe de laine, un manteau de peau de mouton et des souliers d’écorce d’arbre.
  26. La princesse Radzivill était la femme du propre frère de la mère d’Hélène, le prince Radzivill.
  27. Le comte Valentin Esterhazy, ami intime du prince de Ligne.
  28. « Le roi ouvrit le grain de millet et l’étonnement de tout le monde ne fut pas petit quand il en tira une pièce de toile de 400 aunes, si large que tous les oiseaux, les animaux et les poissons y étaient peints avec les arbres, les fruits et les plantes de la terre ; les rochers, les raretés, les coquillages de la mer ; le soleil, la lune, les étoiles, les astres et les planètes des cieux. Il y avait encore le portrait des rois et des autres souverains qui régnaient pour lors dans le monde ; celui de leurs femmes, de leurs maîtresses, de leurs enfants et de tous leurs sujets, sans que le plus petit polisson y fût oublié. » (La Chatte blanche, par madame d’Aulnoy).
  29. . Il était vice-chancelier et passait pour avoir combattu le partage de la Pologne, dont il ne profita pas moins.
  30. Non seulement on na trouvait pas de bougies, mais la chandelle était même inconnue dans les villages, où quelquefois l’unique chambre donnée au voyageur pour coucher et pour manger était éclairée par une espèce de bûche de sapin longue de cinq pieds, enfoncée dans une fente de sa cloison et suspendue ainsi au-dessus de sa table, Ce bizarre luminaire brûlait assez bien, grâce à la térébenthine que contenait ses pores. Mais, à chaque instant, des flammèches brûlantes tombaient sur la table ou sur les voyageurs.
  31. Le prince Alexandre Kourakin devint ministre et vice-chancelier de l’empire en 1796. Il fut ambassadeur à Paris de 1808 à 1812. C’était un esprit sage et distingué, sa correspondance offre un grand intérêt politique (1752-1815).
  32. Le prince de Ligne avait soigneusement dressé Ja liste des amants de l’impératrice : « Je les ai presque tous connus, dit-il ; le premier est un Soltikoff, le second, roi de Pologne (Joseph Poniatowski), le troisième Orloff, le quatrième Baziliskoff, le cinquième Potemkin, le sixième Zabalowski, le septième Zoritsch, le huitième Korsakoff, le neuvième Lanskoï, le dixième Jermoloff, le onzième Mamonoff et le douzième Zouboff. Ils sont aides de camp, ne se donnent point d’air vis-à-vis d’elle, et très peu ou point longtemps vis-à-vis des autres. Il n’y a pas la plus petite inconvenance, ni même de prédilection marquée en public. »
  33. Madémoiselle Cardel était le nom de son institutrice, elle en parle souvent dans ses lettres.
  34. Voici les titres de Platon Zouboff : comte, prince d’Allemagne, général en chef, grand maître de l’artillerie, gouverneur général de la Nouvelle-Russie, commandant les chevaliers gardes, etc.
  35. On prétend que Potemkin répondit à un envoyé de Catherine qui venait s’informer de sa santé : « Dites à Sa Majesté que je ne me porterai pas bien, tant que les dent qui me font mal ne seront pas arrachées. » En russe Zouboff est le génitif pluriel de zoub, dent. Le prince Zouboff signifie donc le « prince des Dents ».
  36. Le prince Joseph Poniatowski, dont nous avons vu la brillante conduite à Sabacz, où il servait l’Empereur d’Autriche en qualité d’aide de camp ; il fut blessé, les Turcs le visant particulièrement, parce qu’ils l’avaient pris pour l’Empereur à cause de la similitude de leurs uniformes. Il alteignit le grade de maréchal français sous Napoléon et fut tué le 19 octobre 1813 en traversant l’Elster. Son cheval se cabra et Poniatowski disparut dans le fleuve.
  37. Ambassadeur d’Angleterre.
  38. Souvaroff reparaissait pour la première fois à Pétersbourg depuis la prise de Varsovie.
  39. Il avaît signé cette renonciation le 25 novembre, à Grodna.
  40. Le comte Esterhazy était alors ambassadeur officieux de Louis XVIII à Pétersbourg. Il avait fait partie avant la Révolution du cercle intime de Marie-Antoinette ; le prince de Ligne en parle souvent comme d’un homme aimable et distingué. Il mourut en 1805.
  41. Dans le royaume de Pologne les ecclésiastiques étaient tous des hommes libres ; ils avaient même des cours de justice où l’on jugeait certaines affaires d’après le droit canon. Le nonce du pape en avait une aussi qui était la cour suprême ecclésiastique du royaume. Dansles cas de divorces, de disputes pour les mariages et autres affaires de ce genre, on s’adressait à la cour de Rome qui, vu la fréquence extrême des divorces en Pologne ; en tirait des sommes considérables. (Ferrand, Démembrement de la Pologne)
  42. C’est une pyramide commémorative de l’assaut de Sabacz et d’Ismaïl, où le prince Charles était monté le premier, qui se trouve dans le parc. Le prince est enterré dans le caveau de famille, qui est à Bel-Œil.
  43. Maric-Christine, fille de Marie-Thérèse. Elle gouvernait les Pays-Bas, conjointement avec son époux le prince Albert.
  44. Le duc de Brunswick et le prince Albert de Saxe-Teschen.
  45. Le prince de Saxe-Teschen.
  46. Une nouvelle maison a été bâtie, en 1845, sur l’emplacement de l’hôtel de Ligne ; elle porte le no 87.
  47. Sa prédilection pour cette couleur allait si loin que les galons des domestiques, les panneaux de sa voiture et son papier à lettres étaient roses. Il appelait sa petite maison sa cage ou son bâton de perroquet.
  48. Voir à l’appendice (Document N° 1)le texte rectifié d’après l’original de la réponse du prince de Ligne.
  49. Le portrait de l’impératrice figure dans toutes les éditions des œuvres du prince.
  50. Le duc de Polignac avait deux frères et trois fils : Jules, Armaud et Melchior. Le duc et ses frères s’établirent en Ukraine, il y mourut près de Tulczyn. Deux de ses fils furent faits prisonniers après la conspiration de Cadoudal, de laquelle ils faisaient partie ; ils subirent leur peine dans une maison de santé.
  51. La comtesse Félix Potocka, nièce du comte Vincent.
  52. Le comte André Potocki nous a raconté qu’un beau soir, une voiture se brisa devant le château de sa grand’mère ; une dame en descendit et demanda l’hospitalité pendant quolques heures. On la reçut si bien que, trente ans après, elle y était encore.
  53. Émigré français qui habitait Niemirow.
  54. Le comte Félix Potocki, sccond mari de la belle Grecque, madame de Witt, et propriétaire de Tulczin, possèdait une fortune considérable ; l’administration de ses terres équivalait à celle d’un petit royaume, on dit qu’il avait cinquante mille sujets. Le comte. Nicolas Potocki, habitant Paris actuellement, est son petit-fils.
  55. Une des femmes qui, en l’absence du comte, couchait toujours dans la chambre de la comtesse.
  56. Espèce de charrette dans laquelle il se faisait traîner quand le cheval le fatiguait trop.
  57. Panssezizna, signifie corvée, pocaworny, paysan qui travaille avec quatre bœufs, parowy, avec deux bœufs, et pieszy, sans bœufs.
  58. Ciagty, paysans travaillant avec un attelage.
  59. L’ancien coiffeur de la reine Marie-Antoinette, le célèbre et ridicule Léonard, avait émigré à Saint-Pétersbourg.
  60. Le portrait de la comtesse fut adjugé pour 50 florins. C’est probablement celui qui est actuellement au musée de Berlin.
  61. Brody est actuellement une importante ville de 25 000 habitants dont les sept huitièmes sont encore des Juifs polonais. Le château seigneurial des Potocki existe toujours, entouré d’un grand pare, mais la muraille d’enceinte est démantelée. Brody est à 88 kilomètres de Lemberg (Léopol).
  62. Nous avons déjà parlé de la coutume qui existait chez le grands seigneurs polonais et qui consistait à se faire servir par des gentilshommes pauvres, leurs femmes, leurs filles, sans que ceux-ci eussent ka pensée de faire une chose humiliante en acceptant cette sorte de domesticité. La Karwoska en est un exemple. On désignait les personnes qui remplissaient cet emploi par le nom de demoiselles.
  63. La Gallicie était divisée en cercles, et chaque cercle était commandé par un fonctionnaire autrichien revêtu de pleins pouvoirs et commandant avec une autorité absolue aux plus grands seigneurs. Les Polonais ne supportaient que très impatiemment le joug de l’Autriche. Cette puissance avait cru devoir composer ses nouveaux tribunaux moitié d’Autrichiens, moitié de Polonais ; cet amalgame ne les réunit point. Les Polonais pliaient sous la force, mais ils ne formaient point société avec les Autrichiens.
  64. On estimait lors du premier démembrement de la Pologne le nombre des Juifs à 144 000, soit le dix-huitième de la population.
  65. Ces chants, d’une tonalité étrange et d’un rythme difficile à saisir, ont une origine fort ancienne. Les Juifs les font remonter jusqu’à Salomon. Les chrétiens les chantent à Noël de porte en porte, dans les villes et villages polonais.
  66. Certains auteurs prétendent que les Juifs avaient conservé ces costumes depuis leur captivité en Perse.
  67. Les partages successifs de la Pologne avaient amené dans les fortunes privées un bouleversement total. La plupart des grands seigneurs possédaient des terres dans toutes les provinces du royaume ; elles se trouvèrent, après le démembrement, situées en Autriche, en Prusse et en Russie et soumises, par conséquent, à trois régimes différents. Les lois, les impôts, les monnaies, les coutumes varièrent selon la nationalité. De là des difficultés d’administration et de comptabilité parfois inextricables.
  68. Premior intendant et gentilhomme favoridu comte.
  69. Léopol était le nom polonais de Lemberg, chef-lieu de la Gallicie.
  70. Legros était l’ancien secrétaire du prince de Ligne.
  71. Le comte Félix Potocki, mari de la belle comteste de Witt. Il possédait Tulczyn, terre importante près de Niemirow.
  72. Il fallait pour cela l’autorisation de Marie-Thérèse : la reine de France écrivit à sa mère à ce sujet :
    MARIE-ANTOINETTE À MARIE-THÉRÈSE
    « 26 juillet 1776.

    » Le prince de Ligne m’a présenté une supplique dont je n’ai pu refuser de parler à ma chère maman. Il a plusieurs biens en France, et il est au moment de gagner un procès qui lui assurera ceux qui lui sont contestés. Il craint avec raison de n’être pas de suite maître d’en jouir hors de France, il désirerait établir son second fils en France, mais avant de se rien permettre là-dessus, il sent bien qu’il a besoin de la permission de ma chère maman ; pour cela, il m’a priée de la lui demander. Si elle a la bonté de le permettre, j’en serais bien aise et je prendrais cet enfant dans mon régiment jusqu’à ce qu’il pût être mieux, » (Archives royales de Bruxelles).

  73. Le prince Louis épousa la comtesse Van der Noot de Duras dont il eut trois enfants dont deux moururent en bas âge. Le fils aîné, nommé Eugène en souvenir du nom de celui qui avait sauvé la vie à son père, fut l’aïeul des princes de Ligne actuels et mourut en 1880.
  74. Mon fils et mon major avaient été faits prisonniers à la bataille de Hohenlinden et reconnus pour avoir servi en France. (Note du prince de Ligne.)
  75. C’est ce petit pays souverain dont il parlait au comte d’Artois en l’engageant, un peu à la légère, de le prendre comme base d’opérations, en 1793, pour reconquérir la France
  76. Un ami des hommes.
  77. Le prince forçait un peu la note, et ses revenus, y compris ses pensions, montaient plus haut : mais en les comparant à sa fortune passée, il est certain qu’ils étaient modestes. Il vendit en 1804, moyennant 1 400 000 florins, son nouveau comté au prince Esterhazy avec le droit de siéger dans le collège des princes qui y était attaché. Fagnolles ne produisait que 5 500 florins de revenu et Edelsletten en rapportait plus de 16 000.
  78. Enfin, dès avril 1802, un décret du premier consul avait aboli la liste des émigrés, sans toutefois annuler la proscription de leurs biens, cc qui rendait leur rentrée très difficile, la plupart ne possédant plus rien et vivant de leur travail ou de pensions faites par les souverains étrangers. Cependant un assez grand nombre d’entre eux demandèrent à rentrer dans leurs biens et ces demandes furent favorablement accueillies. Le comte de Vargemont, émigré et chambellan de l’empereur de Russie, le demanda le 30 frimaire de l’an X (1803) ; et sa requête fut couronnée de succès, ainsi que celle du prince de Ligne qui écrit au premier consul « que ses biens ont été séquestrés, puis affranchis, puis repris, et réclame contre l’équité interrompue de la République. »
  79. Madame de Genlis racunte que, dans une seule boutique, elle vit plus de vingt portraits de ses amis ; presque tous avaient été guillotinés.
  80. Le duc du Châtelet commandait en chef les gardes françaises. On lui reprocha d’avoir trop relâché la discipline au moment de la Révolution. Il était fils de la célèbre Émilie, marquise du Châtelet, amie de Voltaire. Il fut décapité le 14 décembre 1793
  81. Peu d’années avant la Révolution, on n’eût osé paraître en bottes devant une femme. Il faut remarquer qu’elles ne recevaient les hommes qu’à dîner et le soir, sauf à la campagne.
  82. La comtesse Hélène orthographiait ainsi le nom de Coislin ; nous avons maintenu cette orthographe.
  83. Le jardin de l’hôtel s’étendait par derrière jusqu’à l’emplacement occupé aujourd’hui par l’Éden-Théâtre, il portait le no 22.
  84. Voy. la description détaillée à l’Appendice no 2.
  85. Une loge aux Français tous les quatre jours coûtait alors 296 francs par six mois ; à Feydeau une loge à quatre places tous les jours coûtait 2 200 francs pour six mois.
  86. Il en a été souvent question dans notre premier volume, mais c’est par erreur que nous avons dit qu’elle était née d’Andlau. M. le comte de Sabran a bien voulu nous donner lui-même les détails que nous citons sur sa famille : madame de Sabran, née en 1750, se nommait Françoise-Éléonore de Jean de Manville ; elle épousa en 1769 le comte de Sabran, de cinquante ans plus âgé qu’elle. Elle en eut deux enfants : Elzéar, comte de Sabran, et Delphine, plus tard madame de Custine.
  87. Le combat porte le nom de combat de Lagos. Les quatre vaisseaux anglais étaient le Culloden, le Portland, le Warpitt et le Guernsey. Le comte de Sabran s’était déjà distingué au combat de Minorque (1756), où il commanda le Content, et faisait partie de l’escadre du marquis de la Galissonnière.
  88. Ces deux princes avaient épousé les deux sœurs, Marguerite et Béatrix de Provence, petites-filles de Garsende de Sabran, comtesse de Forcalquier, femme d’Ildefonse d’Aragon, comte souverain de Provence. Les deux autres petites-filles de Garsende de Sabran épousèrent deux rois anglais, comme leurs sœurs avaient épousé deux rois français. Éléonore de Provence fut femme d’Henri III, roi d’Angleterre, et Blanche épousa Richard, roi des Romains, empereur d’Allemagne, frère de Henri III. C’est ainsi que la maison de Sabran est alliée à presque toutes les maisons souveraines de l’Europe. (Communiqué par le comte de Sabran-Pontévès.)
  89. Son père était le marquis de Conflans, célèbre par ses bons mots et son esprit mordant ; le prince de Ligne le cite souvent.
  90. Ce bon ton était d’autant plus difficile à saisir qu’il tenait à des nuances imperceptibles. Ceux même qui en étaient loin le sentaient sans pouvoir y atteindre ni le définir. Il influait non seulement sur les habitudes ordinaires de la vie, sur le langage et les coutumes, mais aussi sur les arts et les lettres. Pour réussir dans les productions légères, les auteurs les plus célèbres devaient être à la fois gens de lettres et gens du monde. Voltaire dut beaucoup lui-même à la bonne compagnie dans laquelle il vécut toujours. (Les Femmes, par le vicomte de Ségur).
  91. Madame Sébastiani, femme du général comte Horace Sébastiani et fille chérie de madame de Coigny. Le général avait été nommé le 2 mai 1808 ambassadeur à Constantinople. Un an plus tard sa femme y mourait peu de jours après ses couches, en laissant une fille qui devint la malheureuse duchesse de Praslin.
  92. Le Prater était la promenade favorite des Viennois.
  93. Après la mort du prince Charles, les de Ligne firent légitimer Christine qui porta leur nom, mais sans litre, Elle épousa plus tard le comte Maurice O’Donnel, fils d’un ami intime du prince de Ligne.
  94. Charles-Eugène de Lambesc, grand écuyer de France, né le 25 septembre 1751, fils du comte Charles-Louis de Lorraine, comte de Brionne, et de Julie de Rohan Rochefort. Le prince de Lambesc avait émigré avec tout son régiment en juillet 1789 à la cour de Vienne où il fut accueilli avec empressement, ainsi que son frère, le prince de Vaudemont, ancien prétendant d’Hélène. Ils eurent le rang de princes lorrains et prirent aussitôt du service dans l’armée des alliés. Le prince se distingua au siège de Valenciennes, il était d’une bravoure à toute épreuve et de la plus jolie figure du monde ; c’est lui qui était fiancé à mademoiselle de Montmorency, morte à Genève.
  95. Voir notre premier volume, p. 191 et 198.
  96. La compagnie de trabans dont le prince de Ligne fut nommé chef en 1807, était la garde habituelle du palais de l’empereur : c’était un poste fort élevé.
  97. Le prince, après la retraite de la Du Barry à Luciennes, avait été fort avant dans ses bonnes grâces.
  98. Notes du comte François Potocki, et Études de philologie du comte Ouvaroff.
  99. Ces deux dames étaient les filles de madame d’Andlau.
  100. Le prince Joseph Poniatowski.
  101. Le château de Saint-Ouen (arrondissement de Saint-Denis), situé sur une élévation près de la rive droite de la Seine, était un ancien château royal, entouré d’un pare superbe.
  102. Berditscheff appartenait au prince Radzivill, et la foire qui s’y tenait était célèbre à l’égal de celles de Leipzig et de Beaucaire. Cette ville sale, mal bâtie, dont les rues non pavées avaient une hauteur de boue où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambe, et dont les auberges ressemblaient à des taudis, voyait arriver à l’époque de la foire un nombre prodigieux de marchands et de marchandises de tous pays. Les Tartares amenaient leurs chevaux à peine domptés et les dressaient sous les yeux des spectateurs, les Orientaux, les Russes, les Caucasiens, revêtus de leurs riches costumes, coudoyaient dans la rue les grandes dames polonaises en superbes équipages et dont la toilette d’un luxe inouï attiraient tous les yeux. Les petits trafiquants juifs harcelaient les acheteurs, de concert avec les mendiants polonais à longue barbe et aux pittoresques haillons.
  103. Note de la princesse Sidonie.
  104. Hullin (le comte Pierre-Augustin), né à Genève le 6 septembre 1758. Il vint à Paris comme brocanteur de montres, il entra un des premiers à la prise de la Bastille, fut persécuté et arrêté pendant la Terreur. Il sortit de prison le 9 Thermidor, fit brillamment les campagnes d’Italie et devint général de division après la bataille de Marengo en 1804. Il présida le conseil de guerre qui condamna le duc d’Enghien. Il était commandant de Paris en avril 1814.
  105. Ce fait fut l’objet d’une enquête du conseil de discipline. Le général Dessoles rendit publique la déclaration du conseil qui justifiait le comte Regnault de Saint-Jean d’Angely de cette imputation et fait entendre que des ordres et « d’importants intérêts politiques motivèrent seuls son retour dans la capitale. Nous profiterons de cette rectification pour dire, une fois pour toutes, que nous n’assumons pas la responsabilité du plus ou moins d’exactitude des récits de la comtesse. Ses opinions toujours extrêmes doivent influencer ses appréciations et leur ôter beaucoup d’impartialité. C’est au lecteur à en juger, le cadre de notre travail ne nous permet pas de rectifier chaque assertion hasardée.
  106. Le maréchal Moncey les rassembla dans les Champs-Élysées et partit à leur tête. Il n’y avait pas plus de 12 à 15 000 hommes de troupes de ligne dans Paris quand l’attaque commença, et à peine 50 000 de garde nationale, tandis que l’ennemi avait 200 000 hommes devant Paris.
  107. Le comte Alexandre-Louis-Robert de Girardin, lieutenant général de Napoléon, né en 1776, père d’Émile de Girardin.
  108. Le comte Germain, dont on parle, était le petit-fils et non pas le fils du célèbre Thomas Germain, orfèvre du roi Louis XV et échevin de la ville de Paris. Thomas Germain eut un fils directeur de la Banque de France, et père du comte Germain dont il est ici question. Le comte Germain avait été nommé chambellan et comte par Napoléon, il fut en effet, au 31 mars 1814, un des officiers qui montrèrent le plus de sympathie à la cause des Bourbons.
  109. Madame de Goislin habitait un des hôtels de la place Louis XV, à côté du Garde-Meuble.
  110. L’Autriche avait pour plénipotentiaires le prince de Metternich et le baron de Vessenberg ; l’Espagne, le chevalier de Labrador ; la France, le prince de Talleyrand, le duc de Dalberg, le comte de la Tour du Pin et le comte de Noailles ; la Grande-Bretagne, lord Castlereagh, le duc de Wellington, le comte Clancarly, le comte Cathcart, et lord Stewart ; le Portugal, le comte de Palmella, M. de Saldanha de Gama et le comte de Lobo ; la Prusse, le prince de Hardenberg et le baron Guillaume de Humboldt ; la Russie, le comte de Nesselrode, le prince Kazoumowski et le comte de Stackelberg ; la Suède, le comte de Lœwenhielm. Tous les petits États de l’Europe étaient aussi représentés.
  111. Gentz (Frédérie de), 1764-1832. Un des plus habiles et des plus ardents antagonistes de la Révolution ; il savait imprimer un cachet original à tout ce qui sortait de sa plume.
  112. La réunion des princes, ministres, députés et secrétaires, sans compter ceux d’Autriche, s’éleva au chiffre de quatre cent cinquante-quatre personnes. On évalua à cent mille le nombre des étrangers venus à Vienne au moment du congrès.
  113. « Les dépenses ordinaires du congrès s’élevèrent à 40 millions de francs. La table impériale seule coûtait 300 000 francs par jour.
    » Comte DE GARDEN. »
  114. Kleinen Wiener, Memoren von Franz Gracffer, § 1, p. 246. Graeffer est l’auteur qui a le mieux décrit Vienne et sa société à cette époque-là.
  115. Sainte-Beuve, après avoir cité cette page délicieuse, s’écrie : « Accents échappés du cœur ! voix de la nature ! pourquoi l’aimable prince ne se les accorde-t-il que si rarement ?  » Le grand critique ne connaissait évidemment pas les fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne, publiés depuis, ni les lettres adressées au prince Charles.
  116. Le duc de Richelieu, étant comte de Chinon, servit dans l’armée russe ; plus tard il fut nommé par Alexandre gouverneur d’Odessa.
  117. Lettre copiée sur l’original qui existe aux Archives impériales à Pétersbourg.
  118. Le comte Platon Zouboff.
  119. Joseph II.
  120. L’ambassadeur de Russie à Vienne.
  121. Sélim, sultan de Turquie (1761-1808).
  122. L’uniforme de général russe.
  123. Cousin de l’Impératrice, servant en Russie.
  124. Célèbre homme d’État autrichien, premier ministre de Marie-Thérèse, de Joseph III et de Léopold Ier : il mourut le 27 juin 1794.