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Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La princesse Hélène de Ligne/Introduction

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Calmann Lévy (1p. i-xii).


INTRODUCTION


On a remarqué dès longtemps que l’un des traits caractéristiques du XVIIIe siècle est l’importance du rôle que jouait la femme à cette époque. Nous n’entendons pas parler ici des jeunes femmes, au point de vue de l’amour et de la galanterie, mais bien des femmes d’âge mur, comme mères, comme conseils et comme élément essentiel de la société.

Le vicomte de Ségur, dans son livre sur les femmes, trace un tableau pris sur le vif de la manière dont s’exerçait cette action féminine. « La société, dit-il, était alors partagée en trois classes : jeunes femmes, femmes d’un âge mûr, recherchant la considération, femmes âgées recevant les égards, les respects, soutenant les principes déjà établis et étant en quelque sorte les arbitres du goût, du ton et de l’usage… Un jeune homme entrant dans le monde y faisait ce qu’on appelait un début. Il fallait réussir ou tomber, c’est-à-dire plaire ou déplaire, à ces trois classes de femmes, qui décidaient sa réputation, sa faveur à la cour, qui lui donnaient des places et des grades et lui faisaient presque toujours faire un mariage excellent. »

Aussi toute l’éducation était-elle dirigée vers ce but. Le père se bornait à indiquer, au gouverneur chargé de son fils, la marche à suivre pour lui donner une teinture générale de toute chose, peu approfondie, et qui cependant suffisait pour inspirer souvent à l’enfant le goût de telle ou telle branche d’étude qu’il cultivait plus tard ; mais la mère, la mère seule faisait acquérir à ce fils la politesse, la grâce, l’amabilité qu’elle possédait elle-même et auxquelles elle savait qu’on attachait tant de prix. Son amour-propre et sa tendresse maternelle étaient également engagés à la réussite de ses soins. « Un jeune homme, dit encore. M. de Ségur, avait-il manqué à une attention pour une femme, à un égard pour un homme plus âgé que lui, sa mère en était instruite le soir même par ses amis et, le lendemain, le jeune étourdi était sûr d’une réprimande. » De là venaient cette rare politesse, ce goût exquis, cette mesure dans la discussion et dans la plaisanterie, qui classaient ce qu’on appelait la bonne compagnie.

Après avoir constaté l’importance du rôle des femmes à cette époque, la première question qui se présente à l’esprit est celle-ci : quelle éducation avait si bien préparé les jeunes filles à exercer, une fois mariées, une telle prépondérance ? où avaient-elles puisé cet art consommé des usages et du bon ton, l’habitude de cette conversation qui effleurait les sujets les plus légers ou creusait les plus graves avec une aisance et une bonne grâce, dont mesdames de Luxembourg, de Boufflers, de Sabran, la duchesse de Choiseul, la princesse de Beauvau, la comtesse de Ségur et tant d’autres étaient de parfaits modèles ? Cette question est d’autant plus difficile à résoudre, que si les mères s’occupaient avec grand soin de l’éducation de leurs fils, nous ne voyons point qu’elles se mêlassent de celles de leurs filles. Cela tenait à une cause fort simple : les jeunes filles, à cette époque, et surtout dans la noblesse, n’étaient jamais élevées dans la maison paternelle ; mises au couvent dès l’âge de cinq ou six ans elles n’en sortaient que pour se marier, l’influence de la mère était presque nulle ou ne s’exerçait que tardivement. Qu’était donc cette éducation de couvent qui donnait de si brillants résultats ? Nous croyons avoir trouvé une intéressante réponse à cette question dans les Mémoires de la jeune princesse Massalska, qui forment la première partie du livre que nous publions aujourd’hui. Ils nous diront, sans réticence aucune, le fort et le faible de cette façon de préparer les filles de qualité, futures grandes dames, à jouer leur rôle sur cette scène du monde, où tous les succès les attendaient, mais dont les brillants décors devaient bientôt s’effondrer et disparaître dans la tourmente qui s’avançait à grands pas.

Nous verrons également que, si cette éducation, beaucoup plus complète que nous ne l’imaginons, répondait sous certains rapports au but qu’elle se proposait d’atteindre, elle ne pouvait cependant remplacer celle que la jeune fille eût reçue dans sa famille. Mais où trouver la vie de famille au XVIIIe siècle ? peut-être dans la bourgeoisie et encore n’est-ce pas certain, car la bourgeoisie cherchait plus qu’on ne croit à imiter la haute classe et dans les conditions d’existence de la noblesse d’alors, la vie de famille telle que nous la comprenons aujourd’hui était impossible.

Tous les hommes portant un grand nom avaient une charge à la cour, ou un grade dans l’armée, et par conséquent vivaient fort peu chez eux. Un grand nombre de femmes étaient attachées à la reine ou aux princesses par des fonctions qui exigeaient leur présence à Versailles et absorbaient la moitié de leur temps ; l’autre était employée soit à faire leur cour, soit à cultiver des talents d’agrément qu’on poussait fort loin et auxquels on attachait grande importance ; il fallait enfin aussi lire les ouvrages nouveaux dont on devait parler le soir ; or, comme la toilette et la coiffure en particulier occupaient la plus grande partie de la matinée, on consacrait à cette lecture le temps qu’employait le coiffeur à construire les édifices compliqués qui écrasaient la tête des femmes.

Ajoutons que presque toutes les grandes maisons tenaient table ouverte, c’est-à-dire recevaient à dîner vingt ou vingt-cinq personnes chaque jour. La conversation n’était guère de nature à comporter la présence des jeunes filles ; on dînait à une heure, on se séparait à trois, à cinq heures on allait au spectacle lorsque les devoirs d’une charge n’appelaient pas à Versailles, puis on rentrait souper en ramenant chez soi le plus grand nombre d’amis possible. Comment réserver dans cette journée si remplie, une place pour les enfants ? Les mères le sentaient bien, et en les mettant au couvent, elles prenaient encore le meilleur parti ; seulement, nous verrons, par l’histoire même de la jeune princesse, les inconvénients d’une éducation faite par des femmes qui, ignorant le monde, ne pouvaient en rien prémunir leurs élèves contre les tentations qui les attendaient.

Ces Mémoires commencés par une enfant à l’âge de neuf ans et continués par elle jusqu’à celui de quatorze, débutent par son entrée au couvent et se terminent à la veille de son mariage. Ils n’étaient point destinés à la publicité et dormaient depuis cent ans dans de vieux cartons d’où nous avons eu le plaisir de les tirer, grâce à l’obligeance de M. Adolphe Gaiffe, qui a bien voulu nous permettre de fouiller dans ses merveilleuses bibliothèques du château d’Oron et de Paris. C’est là, au milieu des trésors du XVIe siècle, que les plus riches bibliothèques publiques peuvent envier, parmi les austères écrivains huguenots gravement revêtus de leurs robes de chagrin noir ou de maroquin du Levant de couleur sombre, c’est là, disons-nous, qu’étaient égarés les cahiers fort peu huguenots de la petite princesse Massalska, dont les riantes couvertures bleues, jaunes et rouges, contrastaient avec leurs sévères voisines.

Leur caractère d’authenticité est incontestable, leurs marges chargées de caricatures enfantines, de plaisanteries griffonnées par elle ou par ses amies, comme pourraient le faire des collégiens, le vieux papier jauni, l’encre pâlie, les gros caractères tracés d’une main mal assurée au début mais qui s’affermit peu à peu, le style négligé et incorrect dans les premiers chapitres et devenant dans les derniers d’une élégance remarquable, tout se réunit pour prouver que ces Mémoires sont bien réellement ceux d’une enfant précoce et intelligente dont on suit avec intérêt le développement.

Nous avons dit qu’ils n’étaient point destinés à la publicité. En effet, la princesse, morte quarante ans après les avoir écrits, n’en parle que deux fois dans sa correspondance et sans avoir l’air d’y attacher de l’importance ; elle dit simplement qu’un jour, à Bel-Œil, chez le prince de Ligne son beau-père, elle lul quelques fragments de Mémoires qu’elle avait écrits étant petite et qu’ils amusèrent si fort son mari qu’il voulut en imprimer deux chapitres avec sa petite presse partîculière ; vingt ans plus tard, pendant un long hiver passé en Pologne, elle les lut à sa fille la princesse Sidonie et prit plaisir à retrouver ses souvenirs d’enfant si naïvement exprimés.

Nos recherches nous ont permis de constater la véracité de ces Mémoires. Nous avons pu contrôler, aux archives de Genève, l’exactitude du récit de la mort de mademoiselle de Montmorency ; de même, l’histoire romanesque de madame de Choiseul-Stainville, contenue dans les Mémoires de Lauzun, la Correspondance de madame du Deffand, les Mémoires de Dufort de Cheverny, confirme et explique la narration de la petite princesse, qui l’écrivait quarante ou cinquante ans avant que les Mémoires ci-dessus eussent paru. Enfin elle raconte une prise de voile, dont nous avons trouvé le procès-verbal aux Archives nationales[1], portant à la suite de la signature de l’abbesse, de la prieure, etc., celle de la petite princesse Massalska qui figurait à cette cérémonie comme témoin.

Après avoir eu les preuves les plus convaincantes de l’exactitude des faits contenus dans les cahiers d’Hélène Massalska, il nous à paru intéressant de donner au public ce tableau fidèle d’une éducation au XVIIIe siècle. On y verra figurer le programme des études, les punitions, les récompenses, les jeux, les portraits, souvent malicieux et toujours spirituels, des maîtresses et des élèves, enfin l’existence complète d’une jeune fille, au couvent, de 1772 à 1779. Il faut ajouter que les bruits du monde ne venaient pas tous, comme dans la Favorite, « mourir aux portes du monastère » ; on en recueillait de nombreux échos, et la petite princesse n’a garde de les négliger. Le n’est pas un des côtés les moins curieux du livre.

Après avoir lu ces pages intéressantes, il nous coûtait d’en rester là et de quitter brusquement cette aimable petite personne que nous venions de suivre pas à pas pendant six ans. Nous avons donc cherché à reconstruire l’histoire de sa vie et nos recherches ont abouti à un résultat inespéré grâce al’obligeance de nos amis et correspondants.

Quoique n’étant point une figure de premier ordre, la princesse Massalska, plus tard princesse de Ligne, est intéressante à étudier, car elle a été mêlée, ainsi que son oncle l’évêque de Wilna et les princes de Ligne, son beau-père et son mari, à bon nombre d’événements historiques qu’ils racontent à merveille. De plus, il est difficile de trouver un roman plus romanesque que la simple histoire de sa vie. Nous avons cherché à faire marcher de front ces deux éléments divers et à les concilier dans notre récit. Mais nous avons été forcé, dans la seconde partie du livre, de prendre la parole beaucoup plus souvent que nous ne l’eussions désiré ; la diversité de nos documents, la brièveté de certaines notes, ne nous permettaient pas de les intercaler textuellement comme nous l’avons fait pour les lettres ; il a donc fallu les rédiger. Nous nous sommes efforcés de les fondre le mieux possible et d’éviter des transitions trop brusques de style, ou des disparates de langage qui eussent pu choquer le lecteur.

Il nous reste à remercier ici toutes les personnes qui ont bien voulu nous seconder, soit par leurs indications et informations particulières, soit en nous communiquant des lettres ou documents originaux. MM. Gaiffe, Deviller, archiviste de Mons, M. Hachez directeur général au ministère de la justice à Bruxelles, le comte de Kerchove, M. Hermann de Vilke, de Berlin, M. Albert Screl, M. Tardieu, bibliothécaire à l’Institut, le prince Czartoriski, M. Lafenestre, conservateur du Louvre, M. Ernest Lavisse, et les deux correspondants qui ont eu l’obligeance de nous transmettre des lettres inédites du prince de Ligne et les détails sur l’évêque de Wilna contenus dans les papiers du résident de Saxe à Varsovie. Nous les prions de recevoir l’expression de notre sincère reconnaissance.

En dehors de ces renseignements particuliers, nous indiquerons sommairement les principales sources auxquelles nous avons puisé :

Archives nalionales, papiers du séquestre : Ligne, carton T, 552, 1-4 ;

Papiers du séquestre, carton H. 3837. Abbaye-aux-Bois ;

Collection d’autographes Slassart à Bruxelles ;

Archives de Bruxelles ; Archives de Mons ;

Mercure suisse, historique, politique ;

Gazette de Bruxelles, 1755 à 1759 ;

Gazette des Pays-Bas, 1761 à 1791 ;

Archives du nord de la France et du midi de la Belgique, publiées par Reiffemberg et À. Dinaux ;

Fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne, publiés par Albert Lacroix, (Bruxelles) ;

Les trente-quatre volumes des Mémoires militaires et sentimentaires du prince de Ligne, traduction originale ;

Ferrand, Les démembrements de la Pologne ;

Kraszewski, Polska, W. Czasie, Trzech, Rozbiorow ;

Rulhière, Les Révolutions de Pologne ;

Journal encyclopédique ;

Journal de Linguet ;

Un écrivain grand seigneur, par Peetermans ;

Correspondance de Catherine II, publiée par la Société d’histoire russe à Pétersbourg.

Nous ne mentionnerons pas les Mémoires du temps que nous n’avons pas négligé de consulter, mais dont la nomenclature serait fastidieuse.

  1. Carton H. N° 3837. Abbaye-aux-Bois.