Histoire de Belgique/VII/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Maurice Lamertin (7p. vii-xii).


AVANT-PROPOS



Ce septième et dernier volume de l’Histoire de Belgique s’ouvre à la proclamation de l’indépendance nationale par le Congrès le 18 novembre 1830 et s’achève au moment où la violation de la neutralité du pays par les armées de l’Allemagne impériale l’entraîne malgré lui dans la guerre de 1914. Je n’ai pas cru pouvoir aller au delà. La catastrophe qui a bouleversé l’équilibre du monde, remis au premier plan la question belge et anéanti ces traités de 1839 par qui les Puissances s’étaient flattées de l’avoir résolue, a fait surgir en même temps, au sein de la nation, des problèmes sans précédents. D’où qu’on l’envisage, cette grande crise apparaît donc comme un tournant brusque de la perspective historique, comme un nouveau point de départ vers des horizons indistincts, devant lesquels le voyageur a le droit de se reposer. En suivant le cours des choses jusqu’en 1914, j’ai vu se dérouler les diverses périodes d’une évolution révolue. Il n’eût été ni de bonne méthode ni compatible avec l’économie et l’harmonie de mon ouvrage de le prolonger jusque dans les débuts confus et obscurs d’une époque dont personne ne peut prévoir encore ce qu’elle deviendra. Il faut laisser aux historiens à venir la tâche de raccorder le présent au futur.

Quant à la méthode, ce volume ne diffère en rien des précédents. Mon unique but a été de chercher à comprendre et à expliquer. Cela revient à dire que j’ai fait effort en exposant les luttes de partis qui tiennent tant de place dans ce livre, pour les considérer en simple observateur, soucieux seulement de se rendre compte des idées, des tendances et des intérêts qu’elles mirent aux prises.

Il est sans doute inutile d’ajouter que l’histoire politique ne se présente ici que dans l’ambiance morale, économique et sociale dont elle est inséparable. Au fond, les partis ne sont que la projection sur l’écran parlementaire des grands mouvements qui agitent une nation. Les sources d’énergie auxquelles ils s’alimentent coulent d’ailleurs trop largement pour qu’ils puissent les épuiser. Que de problèmes qui les dépassent ou les dominent ! Les questions débattues dans les Chambres, c’est le pays qui les pose, et c’est donc lui qu’il convient d’étudier si l’on veut en apprécier la portée.

Au surplus, le développement de la vie sociale dans un pays aussi « congestionné » que la Belgique fournit un spectacle tel qu’il en est peu d’aussi instructifs et par moments d’aussi passionnants. Il faut remonter jusqu’au xvie siècle pour retrouver une activité comparable à celle dont il a donné l’exemple de 1830 à 1914. Comme à toutes les époques de son passé, la paix, au lieu de l’engourdir, a exalté sa force de travail et de même qu’il n’avait jamais joui d’une sécurité aussi longue, jamais non plus il n’a déployé une vitalité plus exubérante.

À tout prendre, l’histoire de cette période est une belle histoire. Elle l’est par le nombre et l’importance des problèmes qui l’ont agitée, par l’énergie qui l’a soutenue, par la pratique de la constitution la plus libérale du monde, par l’application loyale de la politique de neutralité, par l’action de souverains de valeur exceptionnelle. Sans doute il y a des ombres au tableau. Les uns me reprocheront peut-être de les avoir fait trop crûment ressortir, les autres m’accuseront d’avoir embelli la réalité. Et j’avoue que j’ai écrit avec sympathie. Aussi bien est-il possible de ne pas s’éprendre de son sujet dès lors qu’on l’a étudié sans autre intention que celle de comprendre ? C’est du moins ce que j’ai éprouvé tout le long du chemin de notre histoire. Du haut Moyen Age jusqu’à nos jours, j’en ai admiré tous les paysages, même les plus tristes. Le spectacle de la vie, quelle qu’elle soit, dégage toujours un élément de beauté, comme celui de l’effort un élément de bonté. Optimisme, dira-t-on, et qu’importe ? Optimisme et pessimisme ne sont que des attitudes d’esprit, ce ne sont pas des attitudes scientifiques. Je suis convaincu, pour ma part, qu’aimer son sujet aide à le mieux connaître. L’ai-je mieux aimé dans cette ultime période ? Je préfère croire que si je l’ai décrit en beau, c’est qu’il le méritait.

Je ne me flatte pas d’ailleurs de l’avoir bien décrit. Mais il faut reconnaître aussi qu’il était impossible de le bien faire. Plus l’historien se rapproche du présent, plus sa tâche devient malaisée. Étant plongé en quelque sorte dans le courant des événements, il n’en peut ressentir que l’action, mais non en mesurer la portée et les conséquences comme s’il les envisageait de la rive. Le recul nécessaire lui manque. Il juge sur des apparences ainsi que le médecin devant un corps vivant. Pour pouvoir scientifiquement se rendre compte d’une époque, il faut qu’elle soit morte et que l’on en puisse fouiller les entrailles comme l’anatomiste qui dissèque un cadavre.

Je sais trop bien d’autre part tout ce qui manque à ma documentation. Mais il fallait renoncer, sous peine de ne pas écrire ce dernier volume, à me documenter mieux. Trop d’archives sont encore inexplorées, trop de questions attendent encore les travailleurs. J’ai dû m’en tenir à ce qui a été publié et si c’est beaucoup relativement, c’est peu en comparaison de ce que l’on possédera plus tard. C’est le sort commun de tout travail de synthèse que d’être dépassé par la production scientifique. Il en marque un moment et s’il demeure, c’est comme « témoin » de l’état des connaissances à son époque. En fait de sources inédites, je n’ai guère consulté que la correspondance des ministres de France à Bruxelles jusqu’en 1870, aux Archives du Ministère des Affaires Étrangères à Paris ; elle m’a fourni d’utiles renseignements sur nos rapports avec le pays qui a eu avec le nôtre le plus de relations de toutes sortes. En dehors de cela, j’ai pu consulter quelques papiers de famille mis aimablement à ma disposition. Faut-il ajouter tout ce que je dois, entre autres, aux ouvrages récents de MM. A. De Ridder, FI. De Lannoy, L. de Lichtervelde, F. Van Kalken, Ch. Terlinden, J. Garsou et à la si utile Histoire contemporaine de la Belgique suscitée par l’abbé J. Deharveng ? C’est inutile sans doute. Le lecteur averti le reconnaîtra au premier coup d’œil.

Peut-être prendra-t-on néanmoins quelque intérêt à parcourir un livre où l’histoire de la Belgique contemporaine est présentée dans la perspective générale de l’histoire nationale. J’ai essayé de la traiter comme un moment de l’évolution des destinées du pays, de marquer les traits qui y font ressortir la continuité de la tradition, d’indiquer les répercussions du passé qui s’y accusent. Cela allait de soi de la part d’un homme qui, avant de l’aborder, avait parcouru depuis le haut Moyen Age, les diverses périodes dont elle est le prolongement ou, pour mieux dire, qui se continuent en elle et par elle.

C’est une fortune bien rare que d’avoir pu écrire une histoire aussi longue. Et aux yeux de beaucoup, c’est sans doute une grande outrecuidance que d’en avoir conçu et réalisé le dessein. Dans notre époque de spécialisation, il semble indispensable pour l’exécution d’une œuvre de synthèse du genre de celle-ci, de mobiliser toute une équipe de travailleurs « qualifiés ». Méthode excellente sans doute en ce qui touche l’abondance de la documentation, l’exactitude et la richesse des faits, la précision du détail. Pourtant, à répartir ainsi le cours de l’histoire en compartiments étanches, ne risque-t-on pas de perdre de vue sa continuité ? Est-il possible de comprendre un moment de la durée en dehors de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent ? Il en est de la masse fluide de l’histoire comme des eaux fuyantes d’un fleuve : chaque époque charrie des éléments qui viennent de plus haut et qui iront plus bas. Il est donc souhaitable que, de temps en temps, quelqu’un fasse effort pour unir en un livre ce que la vie elle-même a uni. S’il est vrai que tout essai de synthèse est nécessairement provisoire, il l’est aussi que par les hypothèses qu’il suggère, les rapprochements qu’il établit, les problèmes qu’il pose, il peut aider pour sa part au progrès scientifique. Il n’y a de science que du général et cela est vrai de l’histoire comme du reste. Sommer un historien d’attendre, avant de construire, que tous les matériaux de son sujet soient rassemblés et toutes les questions qu’il soulève élucidées, c’est le condamner à l’attente perpétuelle, car les premiers ne seront jamais tous réunis, pour la simple raison qu’ils ne seront jamais tous connus, ni les secondes définitivement résolues, la science y découvrant continuellement, à mesure qu’elle se développe, de nouveaux aspects. Ce que l’on doit exiger d’un auteur, c’est qu’il utilise toutes les données dont on dispose au moment où il écrit. Dans la mesure de mes forces, c’est ce que je me suis attaché à faire.

Et maintenant je dis adieu à ce travail qui a occupé une grande partie de ma vie et qui en a fait la joie. Durant les trente-cinq ans qu’il a duré, la santé a soutenu mes forces et la chère compagne de mon foyer a veillé sur mon temps. Sans le tendre concours qu’elle m’a apporté, jamais je ne serais arrivé au but. Y serais-je arrivé d’ailleurs si en Belgique comme à l’étranger je n’avais été soutenu par la sympathie que mon ouvrage a rencontrée tant chez les historiens qu’auprès du public ? L’accueil qu’il a reçu dès son apparition a été une des conditions de son achèvement. Et c’est avec une profonde gratitude qu’en le terminant je remercie ses lecteurs d’avoir été en même temps ses animateurs.


Sart-lez-Spa, 28 août 1931.