Histoire de Belgique/VII/Livre 1/Chapitre 2

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Maurice Lamertin (7p. 47-80).


CHAPITRE II

LE PAYS ET LE GOUVERNEMENT JUSQU’EN 1839


I


Lorsque Joseph Lebeau proposa au Congrès l’élection du prince Léopold de Saxe-Cobourg ni lui, ni ses collègues, ni d’ailleurs personne en Belgique ne connaissait le futur roi. Son nom n’était qu’un symbole politique. On ne le prononçait que pour se concilier les Puissances et pour fonder enfin la monarchie qui sauverait le pays des agitations au milieu desquelles il s’épuisait. La personne du monarque importait peu. Quel qu’il fût, on ne lui demandait que d’accepter la couronne. L’assemblée révolutionnaire qui se « donnait un roi au scrutin » ne se préoccupait pas de savoir comment il exercerait le gouvernement. La constitution n’y avait-elle pas pourvu ? Ce qu’on attendait de lui, c’était seulement, en occupant le trône, de stabiliser l’État en face de l’Europe. On voulait un souverain, un souverain quelconque, pourvu qu’il fût reconnu. On n’avait pas à s’inquiéter du reste, ne concevant guère un roi constitutionnel que sous les apparences d’un roi fainéant.

Or, il se trouva que Léopold convenait aussi bien au rôle qu’on lui destinait qu’à celui qu’on ne lui destinait pas. Placé en face de la tâche doublement délicate de mettre en œuvre une constitution dont le libéralisme semblait devoir énerver le pouvoir exécutif et de maintenir la neutralité que les Puissances avaient imposée au pays, il fit de l’une et de l’autre des « réalités ». L’œuvre qu’il accomplit fut une expérience d’autant plus remarquable qu’elle était sans exemple. Et si l’on songe aux périls de toutes sortes qui à l’intérieur comme à l’extérieur menaçaient le jeune royaume, il ne sera pas exagéré de donner à Léopold Ier comme à Philippe le Bon, l’épithète bien méritée de Conditor Belgii.

Huitième enfant de François, prince de Saxe-Cobourg-Saalfeld et d’Augusta de Reuss, ce cadet de famille, né le 16 décembre 1790, avait passé par les péripéties d’une étrange fortune. Comme tous les princes allemands de l’époque, il avait commencé par courtiser Napoléon avant de se tourner contre lui. Devenu officier dans l’armée russe, il avait combattu à Lützen, à Bautzen, à Kulm et à Leipzig. À Paris, où il était entré avec les alliés en 1814, il avait fait sensation. Il passait à juste titre pour un des plus beaux hommes de son temps. On était conquis par son élégance naturelle, son front plein d’intelligence, son regard profond, par quelque chose de lumineux et de pensif tout à la fois qui émanait de sa personne. Le mariage de sa sœur Julie avec le grand-duc Constantin de Russie l’avait rapproché du tsar Alexandre. Venu avec lui à Londres en 1814, il conquit le cœur un peu bien fantasque de la princesse Charlotte, qui devait hériter du trône à la mort de Georges III, et dont les fiançailles avec le prince d’Orange, que Léopold devait rencontrer plus tard sur le champ de bataille de Louvain, venaient d’être rompues. Le mariage fut conclu le 2 mai 1816. Mais après quelques mois de lune de miel dans les beaux jardins de Claremont, Charlotte mourait le 6 novembre 1817, en mettant au monde un enfant mort-né. Le brillant avenir qui s’était un moment promis à son époux disparaissait brusquement.

Il mena depuis lors, tantôt à Claremont, tantôt à Marlborough house, une vie sérieuse et un peu triste, vivant en marge de la famille royale, intéressé par la politique, dont il s’entretenait en spectateur sagace avec son confident Stockmar, serviteur dévoué de sa famille qui, de Cobourg, l’avait suivi en Angleterre. Sa douleur à la mort de sa femme lui avait concilié la sympathie de l’aristocratie anglaise. Le Parlement lui avait voté une rente à vie de 50,000 livres sterling. Sa situation s’était encore rehaussée du mariage de sa sœur, la princesse de Leiningen, avec le duc de Kent. L’enfant né de cette union, la princesse Victoria, se trouvant depuis la mort de Charlotte, héritière de la couronne britannique, on s’attendait à voir Léopold, sous le futur règne, jouir d’une influence de premier ordre.

De nouvelles perspectives lui furent ouvertes par l’offre du trône de Grèce au mois de février 1830. Impatient de jouer un rôle, il accepta la chance qui se présentait. Elle le déçut assez amèrement. Convaincu bientôt de l’impossibilité d’organiser un royaume déchiré par les partis, il se décidait avec sagesse à renoncer (21 mai) à la tâche qu’il avait assumée non sans quelque précipitation. La révolution belge vint à point nommé donner enfin un but précis à ses ambitions. Il avait été question de lui dès le mois de novembre 1830, comme de tant d’autres. Mais les Belges ignoraient jusqu’à son nom et les Puissances ne songeaient qu’au prince d’Orange. Ce n’est qu’après l’échec de Nemours qu’il apparut comme l’homme indispensable. Sa candidature fut certainement pour beaucoup dans le revirement de l’Angleterre à l’égard des Belges. Elle était d’autant plus agréable à Palmerston que les sympathies du prince allaient au parti whig. Décidé cette fois à réussir, Léopold prit une part très active aux pourparlers dont sortit enfin l’arrangement des XVIII articles. Lorsque, quelques semaines plus tard, les délégués du Congrès vinrent lui offrir la couronne, il leur apparut que ce roi qu’ils venaient d’élire était vraiment un roi.

Il était alors, à l’âge de quarante-et-un ans, dans la pleine maturité du corps et de l’esprit. De la radieuse beauté de sa jeunesse, il conservait une noblesse de traits qui donnait à son visage un peu amer, un profil de médaille. Un tact parfait tempérait de bienveillance et de bonne grâce la dignité légèrement froide et hautaine de son attitude. Dès le premier abord il fit la conquête des délégués. Le soir même, l’un d’eux, encore sous le charme de l’entrevue, écrivait à sa famille : « Je ne désirerais rien pour mon pays si les choses répondent à l’homme »[1].

Du pays sur lequel il allait régner, il ne connaissait rien. Il ne semble pas même qu’il se soit le moins du monde intéressé à la révolution populaire et bourgeoise à qui il devait sa couronne. Pour cet esprit réaliste la politique se réduisait à l’art de gouverner, et le dogme de la souveraineté du peuple n’était qu’un grand mot. Au fond, c’était un conservateur. Il est paradoxal qu’il ait professé, pour les traités de 1815 contre lesquels ses sujets venaient de s’insurger, une admiration sincère. En dépit de ses accointances et de ses sympathies anglaises, ce qui domine peut-être en lui, c’est le prince allemand d’Ancien Régime, aussi hostile aux principes révolutionnaires de la France qu’au nationalisme germanique de la Prusse. Son idéal, c’est l’Autriche de Metternich, avec son horreur de la démocratie et son gouvernement légitimiste et autoritaire. À ses yeux, la constitution belge était une absurdité[2]. Et il faut se demander comment, l’appréciant ainsi, il a pu l’appliquer avec une maîtrise qui fait de lui le type le plus achevé de monarque constitutionnel que l’Europe continentale ait connu.

En ceci sa connaissance approfondie du parlementarisme anglais, tel surtout qu’il était compris et appliqué par les Whigs, lui fut sans doute d’un précieux secours. Elle lui avait appris que dans un pays libre, le gouvernement n’est possible qu’avec le concours de l’opinion. Mais en Belgique ce n’était pas comme en Angleterre une aristocratie rompue au maniement des affaires et appuyée sur une longue tradition politique qui dirigeait l’opinion, mais une bourgeoisie à tendances libérales, infatuée de son importance, imbue d’une idéologie révolutionnaire, empressée d’inaugurer une constitution toute neuve et pour ainsi dire d’en faire l’essai. La monarchie telle qu’elle la comprenait, c’était une « monarchie républicaine », dans laquelle la couronne ne devait être qu’un ornement et non pas un pouvoir. Si l’on ajoute à cela que le prince appelé à jouer un rôle si sacrifié était, en sa qualité d’étranger, dépourvu de tout prestige historique, que son éducation et ses allures anglaises choquaient les francophiles, que son luthéranisme l’isolait au sein d’une nation catholique, on admire davantage le miracle de tact et d’habileté qu’il eut à réaliser pour transformer sa royauté nominale en royauté effective.

La moindre hâte eût tout compromis. Parmi ces Belges qui avaient abominé le gouvernement personnel de Guillaume Ier, le seul moyen de faire accepter l’autorité était de l’insinuer peu à peu dans un régime qui avait cherché à l’exclure. Pour cela il fallait accepter loyalement ce régime, sans ruser avec lui, et, sans en violer les principes, l’assouplir par l’usage et la pratique. Les institutions se réalisent par leur fonctionnement, et ce fut l’art suprême de Léopold que de l’avoir compris. Une constitution ne peut tout prévoir ; la complexité de la vie ne se laisse pas emprisonner dans un texte. Si parcimonieusement que le Congrès eût mesuré les attributions de la couronne, il ne lui en avait pas moins laissé le pouvoir exécutif, c’est-à-dire précisément cette partie du pouvoir dont l’efficacité dépend avant tout de l’homme qui la possède. Un roi soliveau comme un roi autoritaire eussent tout gâté ; avec l’un, la constitution eût tourné à l’anarchie, avec l’autre, elle eût conduit à la révolution. Ce fut le bienfait de Léopold que de l’avoir adaptée aux nécessités d’un gouvernement stable. L’attitude qu’il prit dès le début était la seule possible. Avec une adresse consommée et une patience inlassable, il sut, en s’effaçant en apparence, prendre une influence croissante. Il gouverna d’accord avec l’opinion comme un navire bien conduit gouverne avec le vent, c’est-à-dire en se laissant pousser par lui sans s’y abandonner. Son irresponsabilité constitutionnelle, en dérobant son action au public, lui permit de l’exercer davantage dans le Conseil. De parti pris, il vécut à l’écart au milieu de conseillers intimes, Jules van Praet, Jules Devaux, Édouard Conway, dont il distingua tout de suite le talent et qui répondirent à sa confiance par leur dévoûment.

À travers eux, il correspondait avec ses ministres, s’isolant pour mieux garantir son indépendance. Il voulut être riche pour ne point dépendre de la nation. La grande fortune que d’habiles placements lui firent réaliser lui permit de ne pas dépendre de la liste civile ce qui, disait-il, donne un peu aux princes une apparence de mendiants[3]. Correct en toute occasion, mais froid par calcul plus encore peut-être que par nature, il exerça donc un pouvoir qui de plus en plus imprégna l’État sans qu’on pût se rendre compte de sa source. Les réactionnaires de Vienne qui le taxaient « d’automate constitutionnel » se trompaient grossièrement[4]. Scrupuleusement fidèle à la constitution, il la laissa fonctionner en ne s’y réservant, si l’on peut employer cette comparaison, que le rôle modeste en apparence, mais essentiel, du régulateur dans une machine. Par cela même qu’elle se cachait, son intervention dans les affaires fut plus constante et plus profonde. « Je suis convaincu, a écrit Guizot qui le connut bien, que le roi Léopold, infiniment plus prudent et plus réservé dans son attitude et dans son langage, a exercé dans le gouvernement de la Belgique, au dedans et au dehors, plus d’influence personnelle que le roi Louis-Philippe dans celui de la France ; mais l’un en évitait avec soin l’apparence, tandis que l’autre se montrait toujours préoccupé de la crainte que justice ne fût pas rendue à ses desseins et à ses efforts »[5].

Roi constitutionnel par nécessité, Léopold Ier fut par goût un roi diplomate. S’il abandonnait volontiers l’administration intérieure à ses ministres, et s’il paraît, au surplus, y avoir trouvé peu d’attraits, il éprouvait au contraire pour la grande politique un intérêt passionné. Gendre du roi de France, oncle de la reine d’Angleterre, chef de cette maison de Cobourg qui avait donné un prince-consort à la Grande-Bretagne et un roi au Portugal, il jouissait en Europe d’un prestige qui rehaussa celui de sa couronne. Ses talents politiques avaient établi sa réputation dans toutes les cours. Il entretenait avec la plupart d’entre elles une correspondance où s’exprimaient souvent des conseils qu’on ne lui demandait pas toujours. S’il est certainement exagéré de voir en lui « l’oracle politique de l’Europe », on ne peut lui refuser le mérite d’avoir exercé une action diplomatique qui fortifia singulièrement le régime de neutralité imposé à son royaume. « La situation de la Belgique dans le monde, écrit en 1848 le ministre autrichien à Bruxelles, repose exclusivement sur les relations du roi »[6]. Il est certain en tout cas, que ces relations lui profitèrent grandement. Léopold ne les employa jamais qu’au service de la paix. Il travailla activement, en 1840, à empêcher le conflit menaçant de la France et de l’Angleterre. Plus tard, s’il semble avoir songé à provoquer une coalition contre Napoléon III, ce n’est qu’à une coalition pacifique qu’il pensait. Et cette politique de conciliation européenne était bien celle qui convenait à un roi des Belges.

Incontestablement, des rois si nombreux que tant d’États nouveau-nés appelèrent à régner sur eux au cours du xixe siècle, Léopold Ier ne fut pas seulement le plus heureux, mais le plus habile. Il a créé une œuvre solide et durable et fondé une tradition qui lui a survécu. Il se rendait justice et se réjouissait d’avoir réussi. « J’ai gâté le pays, disait-il en 1845, en lui obtenant depuis quinze ans des choses auxquelles seul il n’avait pas la moindre chance de parvenir »[7]. Il fut dans toute la force du terme ce que Palmerston avait prévu qu’il serait, « un bon roi belge ».

Ce n’est pas que les déboires lui aient été épargnés. Prince d’Ancien Régime, il souffrit longtemps du dédain que les cours allemandes affectaient pour sa royauté révolutionnaire. En Belgique, la conduite des partis lui fit parfois maudire sa « couronne d’épines »[8], et il lui arriva de regretter d’avoir refusé le trône de Grèce. En 1839, en 1848, des accès passagers de découragement le firent parler de démission. Mais « l’humeur égale et facile, le calme philosophique qui étaient les traits saillants de son caractère »[9] reprenaient bientôt le dessus dans cette âme forte. Dédaignant la popularité, il ne craignait pas de se rendre impopulaire. Au fond, s’il gouverna d’accord avec l’opinion, il la méprisait[10]. Il n’éprouvait qu’antipathie pour ces libéraux et ces catholiques avec lesquels il ne dut plus cesser de compter à partir de 1839. Mais il ne les confondait ni avec le pays ni avec l’État. En somme, il resta toujours un étranger au milieu de son peuple et s’il se dévoua à son service, ce fut surtout par devoir, par conscience et par amour-propre. Les Belges de leur côté ne devaient l’apprécier à sa valeur que quand il ne fut plus. Ils reconnurent alors tout ce qu’ils lui devaient, et la gratitude publique assigna à sa statue sa vraie place en la posant au faîte de la colonne élevée en mémoire du Congrès national dont il avait achevé et couronné l’œuvre.


II


Il est difficile d’imaginer un ensemble de circonstances plus désastreux que celui au milieu duquel débuta le règne de Léopold Ier. On en attendait la paix et ce fut la guerre et la défaite qu’il apporta. Quel présage que d’apparaître tout d’abord à son peuple sous la figure d’un vaincu et de s’être trouvé à deux doigts de devoir rendre son épée ! S’il ne portait pas la responsabilité personnelle de la catastrophe, il en portait la responsabilité politique. Victime de l’incurie du Congrès qui l’avait élu, il ne pouvait qu’accepter en silence la conséquence de fautes qu’il n’avait pas commises. Tout rejaillit sur un chef d’État, et au lieu de faire confiance au souverain qu’elle venait de mettre à sa tête, la nation humiliée, désenchantée et découragée se demandait si elle n’avait pas fait appel à un incapable.

Pour comble d’infortune, la situation matérielle contribuait encore à aigrir l’opinion. Depuis la Révolution, le pays était en proie à une crise économique plus grave encore que celle qu’il avait traversée en 1815[11]. La perte du marché hollandais, la perte surtout du marché des colonies hollandaises plongeait l’industrie dans le marasme. La fermeture de l’Escaut interrompait le commerce maritime ; impossible de continuer avec l’Allemagne le transit par la voie du Rhin. De toutes parts les usines chômaient ou ne travaillaient qu’à équipes réduites. À Gand, on estimait que 30,000 ouvriers étaient sans ouvrage, et que sur quatre-vingts fabriques, quatre seulement conservalent une activité normale. De 1830 à 1836, le nombre des broches à filer le coton y passait de 209,173 à 139,939. Pour permettre aux fabricants de calicot de ne pas renvoyer leur personnel, le Conseil communal ouvrait un emprunt de 10,000 florins. La métallurgie, les mines de charbon subissaient le contre-coup du déclin des industries textiles. Et, pour augmenter le désarroi, l’Angleterre inondait le pays de marchandises de toutes sortes, tandis que le gouvernement hollandais prenait des mesures pour étouffer le commerce belge. Il semblait que la prospérité éclatante dont on avait joui durant les dernières années du royaume des Pays-Bas, fût irrémédiablement compromise. Personne n’avait foi dans l’avenir. La Société Générale, par sympathies orangistes autant que par prudence, resserrait son crédit. Des industriels découragés émigraient en Hollande.

Comme il arrive toujours, le mécontentement et l’inquiétude tournaient au profit des partis d’opposition. La propagande républicaine était à vrai dire plus bruyante que redoutable. Il en aurait été autrement si elle avait su exploiter la défiance de la bourgeoisie à l’égard du pouvoir royal, défiance que les derniers événements lui eussent permis sans peine d’exciter. Nul sentiment royaliste n’existait dans ce pays qui depuis le xvie siècle n’avait eu pour souverains que des étrangers, et la république ne pouvait effrayer une nation qui l’avait proclamée en 1789 dans son insurrection contre Joseph II. La constitution telle que le Congrès l’avait faite, n’était-elle pas d’ailleurs toute imprégnée d’esprit républicain ? Mais la république à laquelle beaucoup de bourgeois adhéraient en principe n’était qu’une forme ultra-libérale de l’État et ce n’était pas une simple réforme politique qu’espéraient les républicains.

Catholiques comme Bartels, libres-penseurs comme De Potter, révolutionnaires de tempérament comme Gendebien, tous professaient en commun le même amour pour le peuple et la même volonté de le soustraire au pouvoir des classes dirigeantes. Le jacobinisme et les tendances socialisantes des uns s’accordaient en un même idéalisme démocratique au catholicisme menaisien des autres. Mais cet idéalisme même fit leur faiblesse. S’il provoqua l’enthousiasme de quelques jeunes gens, il effraya bientôt la bourgeoisie et la poussa à défendre le trône pour se défendre elle-même. Elle ne vit plus en eux que des « anarchistes ». Elle revint très rapidement de la sympathie qu’avait excitée parmi elle les prédications entreprises à Bruxelles et dans quelques grandes villes par les Saint-Simoniens en 1831. Et dès lors, les républicains ne menèrent plus qu’une agitation stérile. Car, abandonnés par la bourgeoisie, ils cherchèrent vainement à se rallier le peuple qu’ils voulaient affranchir.

Trop ignorant pour comprendre leur langage et trop religieux pour ne pas se résigner à son sort, il ne répondait à leurs avances que par une morne indifférence. Il s’abandonnait, comme depuis si longtemps, à la direction traditionnelle du clergé et des puissances sociales. On rencontrait encore dans les campagnes des paysans qui ne manquaient pas de se découvrir en passant devant la maison du seigneur[12]. En Flandre, l’influence de l’Église restait aussi puissante que jamais. Parmi les travailleurs de la grande industrie on ne surprend encore aucune idée de révolte. S’il éclate ça et là des grèves, si la misère pousse parfois à piller des boutiques ou à briser des machines, ce ne sont que sursauts momentanés, agitations impulsives et sans lendemain. Ces pauvres gens n’attendent que du ciel les remèdes à leur détresse. À Gand, en 1846, les ouvriers d’une usine dangereuse ne voient d’autre moyen d’échapper aux accidents que de faire dire des messes[13]. Parler de suffrage universel à des masses si dociles, c’est évidemment parler en pure perte. Leur confier cette arme redoutable, c’est plus évidemment encore les pousser à n’en faire usage que contre elles-mêmes. De Potter l’avouait quelques années plus tard. « Réaliser dans l’état actuel des intelligences, écrit-il, le suffrage universel, n’engendrerait que l’anarchie. Le peuple n’avait ni les lumières, ni la force de volonté indispensables pour réduire ses adversaires au silence et les ranger au devoir. La république, je le reconnais aujourd’hui, était impossible »[14].

Cette apathie du peuple belge fut sans doute pour beaucoup dans les tendances francophiles de Gendebien et de ses partisans. Ils attendirent de la démocratie française la réalisation de leur idéal. La propagande que des agitateurs parisiens tentèrent en 1834 au sein du peuple bruxellois soulevé contre les Orangistes[15], l’immixtion de socialistes et l’apparition du drapeau rouge dans les émeutes qui troublèrent alors la capitale, semblent bien indiquer une entente ou tout au moins une communauté de tendances parmi les républicains des deux côtés de la frontière. À partir de 1835, cependant, l’affermissement du gouvernement de Louis-Philippe ne permit plus de compter sur l’appui des éléments révolutionnaires de France. L’allemand Loebell, qui visita la Belgique à cette date, constate que le parti français n’y existe plus[16], et Gendebien remarque avec amertume, qu’à Paris la tribune de la Chambre des députés, ne déverse plus sur les démocrates belges que la dérision et l’outrage[17]. Manifestement, désormais, leur cause est perdue. Les chefs pourtant s’obstinent à compter sur un revirement de l’opinion. La violence qu’ils déployèrent lors des événements de 1839 ne peut toutefois dissimuler leur faiblesse. Elle était telle qu’ils en furent réduits à combiner leurs efforts avec ceux des Orangistes.

Or, si les Orangistes souhaitaient aussi ardemment qu’eux-mêmes le renversement du régime, ils leur étaient opposés pour tout le reste. Ce n’était pas même un parti de classe, mais tout au plus une faction s’identifiant aux intérêts d’un groupe restreint de grands propriétaires et surtout d’industriels. C’est une erreur absolue de les considérer, ainsi qu’on le fait parfois, comme les précurseurs du mouvement flamand. Bien au contraire et par un contraste aussi curieux qu’il est compréhensible, c’est parmi eux que se rencontrent les éléments les plus francisés du pays. La langue populaire, ou, pour parler comme le gouvernement hollandais, la langue nationale, est complètement étrangère à ces riches. Ils l’ignorent ou ils la dédaignent. Ils n’en connaissent d’autre et n’en emploient d’autre, même dans leur correspondance avec La Haye, que la langue du beau monde auquel ils appartiennent. Francophobes de sentiments parce que la France est la source de la démocratie qu’ils abominent, ils n’en sont pas moins des « fransquillons » dans toute la force du terme, par leur genre de vie, leurs mœurs et leur langage. S’il se rencontre parmi eux quelques familles de la haute noblesse qui, par sentiment légitimiste ou par amour-propre, restent fidèles à la maison d’Orange, pour la plupart ils descendent de ces hommes nouveaux que l’achat des biens nationaux ou les entreprises industrielles ont enrichis sous la République et sous l’Empire. Du royaume des Pays-Bas, ce qu’ils regrettent c’est l’intelligente politique qui a soutenu et développé les manufactures, ouvert des débouchés nouveaux au commerce, fondé la Société Générale, restauré la prospérité d’Anvers. Ils ont en horreur la révolution qui a mis fin à l’essor économique dont ils ont été les heureux bénéficiaires. Ils appellent de tous leurs vœux le gouvernement fort qui remettra sur pied les affaires si lamentablement compromises par l’anarchie. Ils comprennent d’ailleurs qu’une restauration pure et simple est devenue impossible et, à vrai dire, ils ne la souhaitent pas. Ils n’aspirent qu’à une situation qui, en conservant à la Belgique son autonomie interne et son administration séparée, la replacerait cependant sous l’autorité du roi légitime et lui rendrait les avantages d’une union douanière avec la Hollande[18]. En cela tous sont d’accord. Fabricants de Gand, métallurgistes de Liège pensent de même et agissent de concert.

La communauté de leurs desseins se renforce encore de la communauté de leur anticléricalisme. Pour eux comme pour les Dotrenge et les Reyphins dont ils continuent la tradition, l’Église, ou pour mieux dire le clergé, ne peut être libre que par l’asservissement de l’État. Ils ne pardonnent pas aux prêtres d’avoir fait cause commune avec les absurdes parlementaires libéraux qui ont renversé la monarchie « éclairée » pour lui substituer la monarchie républicaine votée par l’aberration des gens du Congrès. Dans les loges maçonniques instituées sous Guillaume et où ils continuent à dominer, on ne conçoit l’Église que comme une institution acharnée à rétablir l’Ancien Régime sur les ruines de la société moderne, et dont la liberté est incompatible avec l’existence de l’État. Ainsi, les Orangistes ne sont pas seulement liés par les intérêts, ils ont une doctrine. Et en dépit de leur petit nombre, ils en tirent une force d’autant plus grande qu’elle s’appuie sur celle de l’argent.

Leur propagande, en effet, jouit de ressources qui font déplorablement défaut à leurs adversaires. Grâce aux subventions de La Haye et aux contributions volontaires des plus grands industriels du pays, ils lui font déployer de 1830 à 1838, une activité fougueuse. La défection de Lord Ponsonby en juillet 1831 ne les a pas découragés. Convaincus de l’incapacité du gouvernement belge, ils ne cesseront pas de tramer contre lui des complots militaires. Il n’a pas tenu à eux qu’une insurrection armée n’éclatât au moment de l’inauguration de Léopold Ier. John Cockerill promettait d’acheter le général Daine et se disait sûr de provoquer un soulèvement à Liège. Un peu plus tard, au mois de novembre, il était de nouveau question de mouvements qui eussent éclaté en même temps dans cette ville ainsi qu’à Gand et à Bruxelles, et auxquels le général van der Smissen avait assuré son concours[19]. À Gand, l’audace des Orangistes était si grande qu’il fallut mettre la ville en une sorte d’état de siège du mois d’octobre 1831 au mois de mars 1833.

Un comité central de vingt membres, organisé à Bruxelles sous la présidence de Dotrenge et d’un ancien ministre belge de Guillaume, van Gobbelschroij, dirigeait l’action du parti et correspondait avec des comités provinciaux. Quatre mille florins étaient mis mensuellement par le cabinet de La Haye au service de la propagande[20]. On achetait des journalistes français dont le plus connu, le trop fameux Teste, devait en 1847, après avoir été ministre de Louis-Philippe, finir dans un scandale retentissant[21] ; on subventionnait quantité d’agents, au premier rang desquels figura jusqu’au bout le Liégeois Ernest Grégoire, l’auteur du coup de main malheureux qu’avaient fait échouer jadis les pompiers gantois[22]. Des chansons populaires étaient semées parmi le peuple, où la crise industrielle servait de prétexte pour discréditer le gouvernement[23]. Une presse furibonde se dépensait en injures et en calomnies contre le régime. Elle taxait les Chambres « d’assemblée d’idiots nommés par des idiots » ; elle ne voyait dans le roi qu’un « vampire couronné, un usurpateur fainéant, un commis-voyageur électoral »[24]. Une brochure publiée en 1835 par un pamphlétaire français aux gages du parti dépeignait les journées de septembre « après l’éloignement généreux du prince Frédéric », comme un mouvement dirigé par « des galériens venus de France », le Congrès, comme une « majorité de lâches », le roi, comme un aventurier « ramassé » par des intrigants, la Belgique, comme un « repaire », une « colonie banale de tous les royaumes » condamnée à se dissoudre bientôt au milieu de la haine réciproque des Wallons et des Flamands sous l’exploitation de la France et de l’Angleterre[25]. L’Église n’était pas mieux traitée. À Gand, le journaliste Lebrocquy appelait la population aux armes contre « les prêtres hypocrites et vindicatifs » qui la dominaient : « il ne s’agit pas d’une lutte de parti à parti ; vous avez à défendre la civilisation contre la barbarie »[26].

Il faut sans doute expliquer ces outrances par l’exaspération de folliculaires enragés de leur fiasco. Comme l’argent qui les payait, tous leurs efforts se dépensaient en pure perte. À la distance où l’on est aujourd’hui de ces fureurs, on se rend clairement compte de leur échec. En attaquant à la fois les catholiques et les libéraux, les Orangistes se condamnaient à ne parler que pour eux-mêmes. Au Parlement, ils renforçaient contre eux l’union des partis qu’ils injuriaient l’un et l’autre. Parmi le peuple, soumis à l’influence du clergé, leur propagande et leurs complots ne pouvaient aboutir qu’à des réactions brutales. Au mois d’août 1831, à Tournai, les ouvriers et les petits bourgeois menaçaient de les pendre à la lanterne[27]. La manifestation assez innocente organisée en 1834 pour racheter les chevaux du prince d’Orange mis en vente lors de la liquidation du séquestre du domaine de Tervueren, provoqua en mars un sursaut de fureur à Bruxelles. Le peuple saccagea plusieurs hôtels de nobles compromis par leur souscription, sous le regard des troupes qui le laissèrent faire[28].

Il put sembler un moment que les masses, excitées par des agitateurs étrangers, allaient tourner leur rage contre les industriels et les capitalistes qui, aux yeux de beaucoup, se confondaient avec les Orangistes. La misère des ouvriers, que ceux-ci avaient imprudemment déchaînée, se reportait sur eux. Dans leur espoir de fomenter l’anarchie, il leur était arrivé de prôner la république, et voilà que les républicains descendaient dans la rue et les débordaient[29]. À la suite de cette alerte, on surprend parmi eux les traces significatives d’un découragement auquel contribua sans doute la loi que les Chambres se décidèrent enfin à voter le 25 juillet 1834 contre les menées orangistes. L’année suivante, des chefs du mouvement avouaient à Loebell qu’ils ne comptaient plus que sur une guerre générale pour réussir[30]. La société orangiste Le Lyncx d’Anvers, qui comptait 170 membres en 1833, n’en conservait qu’une vingtaine en 1837. À cette date, le plus important des journaux du parti, Le Messager de Gand, n’avait pas plus de 600 abonnés, et son rédacteur en chef Lebrocquy reconnaissait que décidément « nous avions contre nous le peuple, cet élément indispensable des révolutions et des contre-révolutions modernes »[31].

L’assaut suprême que les Orangistes, alliés aux républicains, risquèrent à la faveur de la crise de 1839, devait échouer comme toutes les tentatives des partis qui ne comptent plus pour se sauver que sur l’anarchie. Vainement ils essayèrent de pousser la garnison de Bruxelles contre les Chambres, vainement ils secondèrent la propagande de Bartels parmi les restes de la démocratie catholique, vainement ils soutinrent les efforts de Jacob Kats au sein des meetings ouvriers réunis par lui à Gand et à Bruxelles. Tout cela n’aboutit qu’à la condamnation des deux agitateurs, délaissés dans la défaite par ceux qui les avaient poussés en avant[32].

Désormais, si l’orangisme végète encore pendant quelques années, il cesse de compter comme facteur politique. Ses derniers adhérents ne lui restent plus fidèles que par point d’honneur. À partir du règne de Guillaume II, le gouvernement de La Haye, convaincu enfin de leur impuissance, leur retire son appui[33]. L’Angleterre d’ailleurs poussait le roi à les abandonner. Le dernier de leurs complots, qu’ils machinèrent en 1841, l’affaire des paniers percés, sombra dans le ridicule[34]. Ils reçurent encore de La Haye, en 1842, une somme de 13,800 florins qui furent répartis entre les agents nécessiteux du parti[35], mais il semble bien que ces secours ne durèrent plus longtemps. L’heure de la liquidation avait sonné.

Au fond, c’est le peuple qui, par son indifférence, avait amené l’échec des républicains, qui provoqua aussi, par sa résistance, celui des Orangistes. Il fit la sourde oreille aux excitations des uns et s’insurgea contre les machinations des autres, si bien qu’en définitive il affermit et stabilisa le régime né de la révolution. La bourgeoisie libérale et le clergé avaient triomphé grâce à lui en 1830 : c’est grâce à lui aussi qu’ils purent édifier la Belgique moderne.


III


Le 26 juillet 1831, cinq jours après son inauguration, Léopold Ier convoquait le corps électoral pour le 29 août. L’invasion du pays ne fit rien changer à ces dispositions. Les élections eurent lieu à la date fixée, et le 8 septembre s’ouvrait à Bruxelles la première session du Parlement belge.

Le Sénat et la Chambre des Représentants s’étaient réunis en séance plénière pour entendre le discours du Trône. La simplicité voulue de ses termes, sans cacher la gravité des circonstances, affirmait la confiance du roi dans l’avenir. Une sobre allusion à la malheureuse campagne des dix jours – « événement récent dont on s’est trop exagéré les conséquences » – y faisait mieux ressortir la netteté de cette déclaration destinée, moins peut-être à rassurer la nation qu’à l’édifier sur l’énergie et l’activité de son chef : « Dans peu de jours la Belgique aura une armée qui, s’il le fallait de nouveau, ralliée autour de son roi, saurait défendre avec honneur, avec succès, l’indépendance et les droits de la patrie ». Le Parlement était exhorté à ne point refuser au gouvernement les ressources nécessaires à la sécurité du territoire, à prendre des mesures en vue de combattre la crise « que le pays a dû traverser pour arriver à sa régénération politique », et à voter les projets de loi qui, développant les principes posés dans la constitution, feront jouir les Belges « d’une plus grande somme de liberté qu’aucun autre peuple d’Europe ». Quant à la situation internationale, il était impossible d’en parler sans exprimer à la France la reconnaissance d’un peuple qu’elle venait de défendre. On ne peut s’empêcher pourtant de croire que Louis-Philippe n’avait pas été étranger à la rédaction un peu sybilline d’une phrase où son futur gendre émettait l’espoir que les Puissances, par leur consentement à la démolition de quelques-unes des forteresses bâties en 1815, donneraient un gage éclatant de leur juste confiance dans la loyauté du roi des Français. Peut-être ce langage n’était-il pas tout à fait celui du souverain d’un État neutre. Mais peut-être aussi était-ce une habileté que d’affirmer des sympathies qu’il ne tenait qu’à l’Europe de rendre moins exclusives.

Par leur pouvoir comme par leur composition, les deux Chambres qui débutaient dans la vie politique étaient bien différentes du Congrès. Celui-ci avait été l’organe de la souveraineté nationale : elles n’étaient que des assemblées législatives. Le pouvoir exécutif, que le Congrès avait délégué à ses comités, appartenait désormais au roi, représenté en face d’elles par ses ministres. Enfin, la division du Parlement en deux assemblées distinctes, le Sénat et la Chambre des Représentants, lui enlevait ce caractère de convention nationale qui avait été si frappant dans le Congrès.

Quant à ses membres, si deux tiers d’entre eux environ avaient déjà siégé au Congrès, ce n’était plus tout à fait des mêmes électeurs qu’ils tenaient leurs mandats. Au mois de novembre 1830, le Gouvernement provisoire avait donné le droit de vote à tous les citoyens payant un cens de 20 à 100 florins et, indépendamment du cens, aux adeptes des professions libérales dont l’exercice lui avait semblé une garantie de capacité politique. Le Congrès, cependant, que ces « capacitaires » avaient contribué à nommer, s’était défié d’eux. L’indépendance des votes ne lui avait paru assurée que par l’indépendance économique, et comme le cens seul pouvait attester cette dernière, c’est donc du cens qu’il fit dépendre exclusivement le droit électoral[36]. Au reste, en l’abaissant au profit des campagnes, il le rendit plus facilement accessible. De 46,000 qu’il avait été en 1830, le nombre des électeurs avait passé à 55,000 au mois de septembre 1831. Comme pour le Congrès, aucune condition de fortune n’était exigée des membres de la Chambre des Représentants, qui recevaient une indemnité de 200 florins pendant les sessions. En revanche, l’obligation imposée à ceux du Sénat de payer 1000 florins d’impôts directs, réduisait le nombre des éligibles à six ou sept cents personnes, pour la plupart grands propriétaires fonciers appartenant à la noblesse. Ainsi, les deux Chambres du Parlement différaient uniquement par le degré de la fortune de leurs membres. La moyenne dominait dans la première, la grande dans la seconde.

Si la noblesse fournissait presque exlusivement le Sénat, ce n’était là qu’une conséquence de sa richesse. Jamais Parlement n’avait été et ne fut plus strictement censitaire que le Parlement belge. Le grand nombre des fonctionnaires qui siégeaient dans la Chambre des Représentants n’y siégeaient point en vertu de leurs fonctions. Elles n’avaient fait que les recommander au choix des électeurs.

L’originalité du Congrès avait consisté dans l’absence des partis. Ce fut aussi celle des Chambres de 1831. Non point sans doute qu’il ait existé au sein du corps électoral une impossible communauté d’opinions. Le contraste de celles-ci était au contraire très tranché. Ce n’est pas l’unanimité, c’est l’union des citoyens qui les empêcha d’entrer en conflit. Il arriva très souvent que les choix des électeurs furent déterminés par les convictions catholiques ou libérales des candidats. Mais ce fut là simple affaire de propensions individuelles. On ne voit pas ni que les élus se soient réclamés d’un programme de parti, ni que les électeurs leur aient donné mandat d’en défendre un. Tout ce qu’on leur demandait, c’était une adhésion sans réserves à la constitution et à l’indépendance nationale. À Gand, un groupe d’Orangistes qui risqua de se présenter n’obtint qu’un nombre ridiculement bas de suffrages. Nulle part les républicains n’osèrent affronter la lutte.

Si les élections ne furent pas des élections de parti, c’est qu’elles furent des élections nationales. À la date où elles se firent, tout le monde sentait que la seule question posée devant le pays était celle d’être ou de ne pas être. Il eût suffi d’envoyer au Parlement un certain nombre d’ennemis du régime pour en compromettre gravement l’existence. Rien ne prouve mieux la volonté de le maintenir que l’attitude du corps électoral. La gravité de l’heure imposait impérieusement la concorde. Le bon sens de la bourgeoisie lui fit comprendre qu’il ne suffisait pas d’écarter des Chambres les adversaires de la révolution, mais qu’il importait encore, afin d’éviter que la rivalité des opinions n’affaiblît la force de ses défenseurs, de ne donner aux députés d’autre mandat que celui de collaborer tous, dans le même esprit, à la même œuvre de salut public.

L’attitude du roi Guillaume contribua largement à imposer et à entretenir cette politique de cohésion et d’unité. Son refus d’acquiescer aux XXIV articles, en laissant la Belgique jusqu’en 1839 en état de guerre latente avec la Hollande et la Confédération germanique, la contraignit à faire bloc en face du péril et à subordonner l’intérêt de parti à l’intérêt national.

Ce fut un bonheur pour elle que l’obstination de son adversaire. Au lieu de la pousser à l’anarchie comme il l’espérait, elle eut pour résultat de lui épargner les dissensions intestines qui, avec un roi étranger et encore sans prestige et une constitution toute neuve à mettre en pratique, auraient eu sans doute les conséquences les plus déplorables. Que fût-il arrivé s’il avait signé dès 1831 ? Peut-être, débarrassés de toute crainte, catholiques et libéraux n’eussent-ils pas tardé à en venir aux prises et à tomber dans la confusion où avait péri la Révolution Brabançonne. Mais, menaçant les uns et les autres, il cimenta leur union par la communauté du danger et les contraignit à respecter l’alliance qu’ils avaient conclue en 1828. Grâce à sa rancune, la Belgique jouit de huit années de concorde civique dont elle profita pour faire l’épreuve du régime qu’elle s’était donné. Quand Guillaume se reprit, il était trop tard. La période de croissance était passée et l’arbre trop solidement enraciné pour pouvoir être abattu.

La vénération générale et presque superstitieuse dont était entourée la constitution garantit plus efficacement encore l’union morale dont découla l’union politique. C’était une chose presque sacrée, une sorte de révélation, les tables de la loi. On la révérait comme une œuvre essentiellement nationale, une émanation de la souveraineté du peuple, antérieure et supérieure au roi lui-même. Sauf quelques pamphlétaires orangistes, personne n’ose élever la voix contre elle. De Potter lui-même et les républicains se gardent de l’attaquer ; tout au plus reprochent-ils à leurs adversaires d’en fausser l’esprit. Les libertés qu’elle prodigue lui confèrent une beauté sans rivale, aux yeux de cette génération de 1830, dont la Liberté est le généreux idéal. Catholiques et libéraux, tous communient en elle, parce que, à vrai dire, dans le sens profond du mot, tous sont libéraux.

En cette première heure d’enthousiasme, bien rares sont les hommes assez réfléchis ou assez sceptiques pour prévoir les conflits qu’implique la formule, l’Église libre dans l’État libre. Presque tous pensent, avec Nothomb, qu’il n’y a pas plus de rapports entre l’État et la religion, qu’entre l’État et la géométrie. Que les libertés garanties par la constitution soient d’origine divine ou qu’elles soient un droit naturel, tout le monde est d’accord pour n’en refuser le bénéfice à personne. En 1831, quand des bandes de fanatiques prétendent empêcher, à Bruxelles, les réunions des Saint-Simoniens, ce sont des catholiques comme Vilain XIIII et l’abbé de Haerne qui à la Chambre prennent la parole pour défendre le droit de réunion violé à leur préjudice[37]. Et la même année, le libéral Devaux n’hésite pas à reconnaître « que nous avons un clergé qui aime la liberté »[38].

Sans doute la réalité donne souvent le démenti des faits aux illusions de la bonne volonté, et, dès qu’on arrive à l’application des principes, on voit ces libéraux se séparer en camps hostiles. Les Chambres retentissent chaque année de disputes de plus en plus passionnées entre défenseurs de l’Église et défenseurs du pouvoir civil. Mais ce ne sont là que les prodromes vite dissipés d’un orage encore lointain. En réalité, la constitution unanimement admise plane au-dessus de toutes les atteintes. Personne non seulement ne souhaite, mais n’ose même croire que l’esprit de parti puisse jamais prétendre à l’interpréter. Quel contraste, si l’on compare l’adhésion sans réserve qu’elle rencontre chez les catholiques à leurs attaques de 1815 contre la loi fondamentale ![39]. « J’affirme, dira Dechamps en 1837, et ma position me met à même de le faire de source certaine, j’affirme que si demain les catholiques avaient de la part des principales fractions du libéralisme, la garantie formelle et assurée, que jamais elles ne porteraient atteinte aux libertés religieuses, ils abandonneraient la lutte électorale à qui voudrait s’y jeter »[40]. Et Dumortier, de son côté, proteste qu’il n’entend appartenir à aucun parti « si ce n’est, ce qui n’est rien dire, au parti qui veut la liberté de la religion »[41].

L’« unionisme » du Parlement, bien loin de n’être qu’une tactique imposée par les périls qui menacent le pays de l’extérieur, provient donc aussi, s’il ne provient davantage, du respect et de l’amour dont la constitution est l’objet. Ils sont si profonds et si généraux qu’on peut se demander s’ils ne constituent pas la meilleure garantie de l’indépendance qui, chez la plupart des Belges, se justifie plus encore par le sentiment civique que par le sentiment national.

Pour le gouvernement, cet « unionisme » que le pays a imposé aux Chambres fut à la fois une force et une faiblesse. Il fut une force parce que, aucune majorité n’existant dans ce Parlement sans parti, le roi put longtemps appeler au ministère les hommes de son choix et exercer ainsi durant les premières années du régime, une influence salutaire et jouir pleinement d’une liberté d’action sans laquelle l’organisation du pouvoir exécutif, si négligé par la constitution, eût sans doute été bien difficile. Mais il fut une faiblesse parce que, ne pouvant compter sur l’appui d’aucun groupe politique se solidarisant avec eux, les ministres se trouvèrent constamment en butte aux défiances de la représentation nationale. Leur situation fut d’autant plus pénible que les Chambres législatives ne se résignèrent qu’assez lentement à admettre qu’elles n’étaient pas revêtues de la souveraineté qui avait appartenue au Congrès[42].

Toute initiative du gouvernement leur était suspecte, comme une atteinte à leurs droits, ou comme une tentative d’arbitraire. En dehors des fonctionnaires qui en général le soutiennent, ne fût-ce que de leur silence, le Cabinet ne rencontre guère qu’une opposition malveillante et soupçonneuse quand elle n’est pas violente. Entaché d’un vice redhibitoire en tant que dépositaire du pouvoir exécutif, il se voit accusé à tout propos de violer la constitution. Ses actes les plus simples, la nomination d’un agent administratif, l’octroi d’une subvention, soulèvent à tout bout de champ des discussions passionnées. Derrière lui, à vrai dire, ce qui est visé, c’est la monarchie qu’il couvre. L’esprit républicain du Congrès qui se survit chez ses successeurs ne leur permet d’envisager le souverain que comme une sorte de fonctionnaire supérieur que son irresponsabilité doit priver de toute espèce d’initiative et qui, payé par la nation, n’a d’autre devoir que celui d’enregistrer ses volontés. Parmi eux, comme au dehors, toute déférence à l’égard de la couronne passe pour une marque de courtisanerie et de servilisme.

Dans les cérémonies publiques, on ne se donne pas même la peine de communiquer au roi les discours auxquels il doit répondre[43]. En 1832, la proposition de créer l’ordre de Léopold soulève une tempête au sein de la Chambre des Représentants. C’est un moyen de corruption, un abus d’un autre âge que l’on veut imposer au peuple. Gendebien s’écrie : « que jamais un ruban ne salira sa boutonnière », et la loi n’est adoptée enfin que par une majorité de deux voix : trente-sept contre trente-cinq[44].

Heureusement la nécessité du pouvoir royal s’impose plus encore que le désir de sa faiblesse. Inscrit dans la constitution, il participe à son inviolabilité et du moment que personne ne songe à le contester il ne dépend plus que de l’adresse, de la patience et de l’énergie de son détenteur de lui faire la place qui lui revient. Et cette place, malgré toutes les précautions prises, peut être grande encore, puisqu’elle s’étend au domaine entier de l’exécutif. C’est à le retenir et à le concentrer autant que possible dans ses mains que Léopold Ier s’est consacré dès l’origine. À l’interprétation républicaine que le Parlement donnait à la constitution, il est arrivé à substituer son interprétation monarchique et, tout en respectant scrupuleusement le pacte fondamental qu’il avait juré d’observer, a réussi à doter le gouvernement des prérogatives indispensables au maintien de l’État. En 1835, le chargé d’affaires anglais à Bruxelles, Bulwer, constate déjà avec surprise le bon fonctionnement d’un régime « qui n’aurait probablement pas réussi ailleurs », et cinq ans plus tard le roi, voyant son œuvre désormais assurée, se plaindra de ce que son rôle soit trop facile[45].

Que de désillusions pourtant il avait éprouvées ! Devant l’opposition des Chambres, ses ministres n’étaient que trop disposés à capituler, et il avait fallu une lutte incessante pour raffermir leur indécision et les dresser pour ainsi dire à leur rôle. Novice en matière de gouvernement, plus novice encore en matière de diplomatie, le Cabinet appelé aux affaires en juillet 1831, sous la présidence de de Muelenaere, avait dû être remanié en octobre 1832. L’appel fait alors à Rogier et à Lebeau, montre que déjà le roi, renonçant à s’entourer de personnalités de second plan, se sent assez fort pour faire entrer dans son Conseil des hommes politiques dont le passé et les services rehausseraient le prestige de la couronne à laquelle ils apportaient leur collaboration. Au mois d’avril 1833, il donnait une preuve plus significative d’assurance en soi-même en prononçant la dissolution des Chambres, fondée sur leur refus des subsides demandés pour l’armée. C’en fût une autre encore, que la démission donnée au Cabinet, au mois d’août 1834, à cause de son dissentiment avec le ministre de la guerre, le général Évain, que le roi considérait comme indispensable. L’opinion surprise apprit ainsi que Léopold voyait dans ses prérogatives constitutionnelles autre chose qu’un vain mot. Et le calme dont elle fit preuve atteste la consolidation du régime. Il n’y eut pas la moindre crise lors de la dissolution de 1833, et les ministres, en sortant de charge, s’abstinrent, avec un sens politique qui leur fait honneur, de toutes récriminations qui eussent pu affaiblir le principe de l’irresponsabilité de la couronne.

La décision du roi durant ces années de début s’explique certainement par sa volonté bien arrêtée de doter le pays d’une force militaire capable d’impressionner l’étranger. De son point de vue d’homme d’État, il lui apparaissait clairement que c’était là le premier des besoins pour le jeune royaume qui venait d’inaugurer son indépendance par une humiliante défaite. L’honneur national dont il avait la garde, autant que son honneur personnel lui imposaient sa conduite. « Qu’on se mette bien en tête, écrivait-il à Talleyrand en 1832, qu’on ne me renversera plus sans que je me défende à outrance et sans que j’en fasse tomber bien d’autres. J’ai pris là-dessus mes résolutions avec le plus grand sang-froid »[46].

De 1831 à 1839, sa préoccupation dominante fut celle d’organiser une solide armée. C’est elle qui le poussa, on vient de le voir, à dissoudre les Chambres et à se séparer de son ministère. C’est elle encore qui lui fit supporter le mécontentement de l’Angleterre, en prenant à son service des instructeurs français, et braver le courroux de l’Autriche et du tsar, en appelant des officiers polonais sous les drapeaux[47]. Durant quatre ans, de 1832 à 1836, il laissa le général Évain, en dépit de son impopularité, épurer les régiments corrompus par l’orangisme et les doter d’un personnel et d’un matériel nouveaux. Lui-même, pour rehausser le prestige de cette armée qui fut vraiment son œuvre, prit alors l’habitude qu’il légua à ses successeurs, de ne se montrer en public que sous l’uniforme de lieutenant-général. Dès 1833, l’effectif des troupes sous les armes atteignait 80,000 hommes. L’arrangement conclu cette année avec la Hollande, permit de le réduire à 45,000. Mais 130,000 hommes étaient mobilisables, et, malgré les grogneries de l’opinion, le budget de la guerre resta fixé à une somme totale d’environ 45 millions.

Les grandes lois organiques prévues par la constitution avaient été laissées par le Congrès à la décision des Chambres. Tâche redoutable, puisque le fonctionnement de la vie administrative du pays devait en dépendre, mais relativement aisée toutefois, puisque les principes en étaient fixés d’avance. Ici d’ailleurs, le besoin d’innover ne se faisait pas impérieusement sentir. L’organisation du royaume des Pays-Bas, calquée qu’elle était sur l’organisation de l’empire napoléonien, avait assuré les services publics à la satisfaction générale. Il suffirait de l’approprier à l’esprit de la constitution.

Le système des impôts, tel qu’il existait en 1830, ne subit, et ne devait subir durant très longtemps que des retouches insignifiantes. Quant à l’organisation judiciaire, la loi du 4 août 1832, tout en laissant subsister dans ses traits essentiels la composition et la hiérarchie des cours et des tribunaux, établit inébranlablement l’inamovibilité des magistrats et fit une place très large au jury dans la juridiction criminelle, afin de garantir les prévenus contre toute intervention gouvernementale. Par elle, la justice a reçu en Belgique le caractère qu’elle y a conservé jusqu’à nos jours, d’un « pouvoir » entièrement affranchi de l’administration générale et de l’ingérence de l’État. La conviction que la liberté individuelle des citoyens était à ce prix, a fait repousser par la Chambre des Représentants, l’institution d’un Conseil d’État proposée par le Sénat. Les dernières traces des entraves imposées à l’indépendance des juges par le régime napoléonien, et conservées après lui par le régime hollandais, ont disparu à ce point qu’on a pu dire que « la balance des pouvoirs qui, en France, penche du côté de l’administration, penche en Belgique, du côté de la justice »[48].

Le problème des rapports de l’État avec les communes, occupa le Parlement durant trois ans, avant de recevoir enfin, par la loi communale du 30 mars 1836, une solution transactionnelle. De tous les souvenirs du passé, le seul vivant parmi les Belges était celui de l’autonomie dont leurs villes avaient donné jadis des manifestations si nombreuses et souvent si héroïques. La Révolution en avait encore ravivé la force et fait apparaître leurs insurrections particularistes comme autant de luttes sacrées entre le despotisme et la liberté. Durant les années de l’annexion française, ce que l’on avait supporté avec plus de répugnance peut-être que la conscription, ç’avait été la centralisation administrative imposée aux autorités locales. Le régime hollandais avait marqué, en quelque mesure, un retour à la tradition nationale et accordé, tout au moins aux villes, le droit de s’administrer sous la tutelle de l’État. Leurs « régences » cependant, élues par un système compliqué de vote à degrés multiples, recrutées exclusivement dans la haute bourgeoisie et obligées de délibérer à huis-clos[49], appelaient une réforme fondamentale. Conformément à l’esprit de la constitution, la loi leur substitua des Conseils communaux nommés par l’élection directe des citoyens payant, suivant la localité, un cens de 5 à 100 francs ; le contrôle du corps électoral sur ses mandataires fut garanti par la publicité imposée aux séances des Conseils. Chaque commune, quelle que fût son étendue ou sa population, fut organisée suivant les mêmes principes : il n’exista plus rien de la différence entre villes et campagnes qu’avait instituée le système hollandais. Vis-à-vis de l’État, les autorités locales se trouvèrent placées dans la situation de pouvoirs considérés tout ensemble comme autonomes et comme délégués de l’autorité centrale. Le gouvernement eût souhaité l’accentuation de ce second caractère. Il aurait voulu posséder le droit de nommer les bourgmestres et les échevins en dehors des Conseils communaux, de dissoudre ces derniers et d’annuler leurs actes. Il fut impossible d’arracher aux Chambres de si larges concessions. Elles n’accordèrent que la désignation du bourgmestre et des échevins dans le sein du Conseil et la faculté de les suspendre ou de les révoquer sur avis de la Députation permanente de la province. L’autonomie communale, moyennant ces réserves, fut mesurée si largement qu’on a pu la qualifier sinon d’illimitée, au moins d’indéfinie[50].

En fait, dans les grandes villes, les Conseils urbains furent des parlements locaux avec lesquels le gouvernement évita toujours d’entrer en conflit. Le droit conféré aux bourgmestres de convoquer la garde civique, mit en cas de besoin une force armée à leur disposition. La vie politique de la commune fournit ainsi une image réduite de celle de l’État. C’est elle qui entretint parmi la bourgeoisie un sentiment civique aussi remarquable par sa vigueur qu’il fut souvent étonnant par son étroitesse.

L’insignifiance du rôle des provinces dans la loi organique du 30 avril 1836, frappe davantage si on le compare à la liberté si largement dispensée aux communes. C’est que, depuis la conquête française, l’antique autonomie provinciale, restée jusqu’alors tellement robuste qu’elle faisait en réalité de la Belgique un État fédératif, avait disparu sans retour. La division du pays en neuf départements administratifs établie en 1795, avait survécu à la chute de l’Empire. Car le gouvernement hollandais se garda bien de modifier une situation si favorable à son autorité ; il se borna à décorer les départements du nom traditionnel de provinces et ainsi continua de faire, après lui, le royaume né de la révolution de 1830. En dépit de leur nom, les provinces belges ne sont donc que des circonscriptions ne correspondant plus à aucune réalité historique. Simples cadres créés en vue du fonctionnement de l’État, elles ne répondent qu’à des nécessités administratives. Le gouverneur placé au chef-lieu de chacune d’elles est une sorte de préfet, et le Conseil provincial aussi bien que la Députation permanente qui gère les intérêts provinciaux en dehors des sessions, ne possède que des attributions restreintes et un droit de contrôle sur les administrations communales, lequel, en fait, ne s’exerce guère qu’à l’égard des communes rurales. Dans ce domaine, la tradition nationale, qui se perpétue dans le domaine communal, s’est complètement évanouie. La conception de l’État unitaire l’avait si complètement emporté lors de la Révolution que, ni au sein du Congrès, ni au sein des Chambres, aucune voix ne s’éleva en faveur du retour à un passé aboli. À tout prendre, les institutions provinciales créées par la loi de 1836, ne sont guère autre chose que les intermédiaires par lesquels les 2.500 communes du pays se rattachent au pouvoir central.

À l’envisager d’un coup d’œil d’ensemble, l’activité législative des Chambres de 1833 à 1839, telle qu’elle se manifeste par les lois organiques, n’est que la continuation et pour ainsi dire le complément de celle du Congrès. En un point essentiel cependant, elle a fait preuve d’une initiative aussi hardie en son genre que la constitution l’avait été dans le sien. Rien n’a plus efficacement déterminé l’avenir économique du pays que le vote de la loi de 1834 ordonnant la construction d’un réseau de chemins de fer appartenant à l’État et exploité par lui.

Sans doute, les avantages du nouveau moyen de locomotion inauguré en Angleterre dès 1825 avaient de bonne heure attiré l’attention des industriels et des hommes politiques. Il avait été question déjà en 1829 parmi les métallurgistes liégeois, de l’établissement d’une ligne ferrée unissant la Meuse à l’Escaut, et Lebeau, dans son fameux discours sur les XVIII articles, avait fait allusion à la possibilité de suppléer par des chemins de fer à la rupture des communications avec la Hollande[51]. On savait au surplus qu’un chemin de fer fonctionnait en France entre Roanne et Saint-Étienne et un autre en Allemagne entre Fürth et Nuremberg. Mais la Belgique en 1834 fit tout autre chose que suivre l’exemple de l’étranger. La première, elle comprit l’avenir réservé à une invention dont personne encore ne prévoyait le rôle futur et, avec une audace étonnante, elle résolut de l’appliquer suivant un plan d’ensemble et d’en faire l’instrument essentiel de sa renaissance économique[52]. Les souvenirs du passé contribuèrent en ceci avec la claire intelligence des possibilités du progrès. On se rappelait que sous Albert et Isabelle, la fermeture de l’Escaut avait fait naître l’idée de ranimer le transit éteint par le creusement d’un système de canaux orientés vers l’Allemagne, et que ce projet avait reparu sous le gouvernement de Maximilien-Emmanuel[53]. C’est à lui encore que le salut public contraignit le pays à revenir après la Révolution, mais sous une forme modernisée remplaçant les voies d’eau par des voies de fer.

Comme jadis, le but essentiel de l’entreprise était d’attirer vers la Belgique le trafic de ses voisins. De Malines, choisi comme centre du réseau, une ligne devait filer vers l’Allemagne, une autre vers Ostende, une troisième vers Anvers, une quatrième enfin vers la France. L’œuvre était trop considérable pour l’initiative privée. Seul l’État pouvait en venir à bout, et le bon sens l’emportant sur les répugnances qu’inspirait son ingérence, on se résigna à lui abandonner une tâche, dont personne n’eût osé affronter les responsabilités et qu’on se réservait de lui reprocher si elle échouait. La Belgique censitaire et libérale fut donc la première en Europe, non seulement à posséder un railway national, mais en même temps un railway d’État. Peut-être les tendances saint-simoniennes assez répandues à cette époque dans une partie de la bourgeoisie et auxquelles adhérait Rogier[54] qui eut, avec Lebeau, l’honneur de présenter et de défendre la loi de 1834 devant les Chambres, contribuèrent-elles, en quelque manière, à un fait en apparence si paradoxal.

Si l’on songe aux événements qui venaient de bouleverser le pays, à l’incertitude de son avenir, à la crise économique qu’il traversait, l’énergie dont il fit preuve en abordant une œuvre aussi ample qu’elle devait être coûteuse et difficile, paraîtra plus étonnante et le succès dont elle fut couronnée plus merveilleux. Le gouvernement fit appel à des experts anglais, mais ce sont des ingénieurs belges, Pierre Simons et Gustave de Ridder, qui conçurent le plan du réseau et en dirigèrent l’exécution, et des métallurgistes belges qui fournirent les rails et les locomotives. Grâce au grand nombre d’ouvriers dont le chômage de l’industrie permit de disposer, les travaux marchèrent avec une rapidité extrême. Un sursaut d’orgueil national secoua l’opinion. Rogier disait que le chemin de fer « qui a donné des ailes à la Belgique, la dotera aussi d’une constitution matérielle comme le Congrès l’a dotée d’une constitution politique[55] », et Briavoinne écrira cette parole profonde : « sans la Révolution le chemin de fer ne pouvait exister, et sans le chemin de fer la Révolution pouvait être compromise »[56].

À peine commencée, la grande entreprise fit sentir ses résultats bienfaisants en tirant le pays de la paralysie industrielle qui l’accablait. Des commandes ininterrompues assurèrent l’avenir compromis de la métallurgie, et le renouveau de son activité provoqua celui des mines de fer et de charbon. La confiance renaissante suscite les initiatives du capitalisme. La Société Générale, sortant de la réserve qu’elle avait conservée depuis la Révolution, commence à prendre le caractère inconnu jusque-là d’une banque industrielle[57]. Elle s’intéresse à la création d’usines, favorise le mouvement de concentration qui, dans le Hainaut, fait passer rapidement les petites houillères de famille sous la direction de sociétés puissantes, pousse à la formation de sociétés anonymes qu’elle dirige ou qu’elle « contrôle ». La Banque de Belgique et la Banque Liégeoise, fondées en 1835 en partie grâce à des capitaux français qu’attire l’essor du pays, imitent son activité et ses méthodes. D’année en année le nombre des sociétés anonymes, favorisées par la liberté presque complète que la loi leur abandonne, grandit avec une rapidité surprenante. De 15 en 1830, il monte à 151 de 1833 à 1839[58].

Le traité de 1833, en dissipant la crainte d’une reprise d’hostilités immédiate avec la Hollande, a été certainement pour beaucoup dans cette pullulation d’affaires nouvelles. Elle présente au surplus un caractère fébrile qui la rend plus brillante qu’elle n’est solide. La plupart du temps, les titres mis en circulation ne se placent pas dans le public et se concentrent aux mains de professionnels de la spéculation, dont beaucoup ne se soutiennent que par le crédit. Il faut reconnaître cependant qu’une impulsion salutaire s’est emparée du pays. En 1815, c’est grâce à l’appui du gouvernement qu’il s’était relevé de la crise consécutive à l’effondrement de l’Empire. Cette fois, son réveil n’eut d’autres causes que sa propre énergie se développant dans la liberté. Si l’État construit les chemins de fer, il n’apporte aucun concours aux affaires. La même liberté imprègne la vie économique et la vie publique et son succès augmente la foi en sa bienfaisance. En 1837, le ministre de France prédit que la « Belgique se placera bientôt au premier rang des nations industrielles »[59]. Partout on constate la hausse des prix et des salaires. Le port d’Anvers reçoit plus de bateaux qu’en 1829, l’année pour lui la plus favorable du régime hollandais. En 1835, une exposition industrielle révèle au public surpris les progrès de l’activité nationale. La réussite d’un emprunt de 30 millions, contracté en 1836, affermit encore la confiance. En 1837, le Ministère des Travaux publics est institué. Et, à côté des voies ferrées, l’ouverture de quantité de routes nouvelles annonce que la Belgique est destinée à devenir l’un des pays les plus riches du monde en voies de communication. Au milieu de cette efflorescence de travail, s’évanouissent les derniers restes de la dépression morale produite par l’humiliation de 1831. Le régime nouveau se consolide de la déconvenue des républicains et des Orangistes. De Potter avoue avec un dépit un peu comique, en 1836, que la nation est « heureuse et prospère, mais qu’il n’y a là aucunement de sa faute »[60].



  1. Lettre inédite de Stanislas Fleussu, dont je dois la communication à l’obligeance de M. Henri Heuse.
  2. Le 17 avril 1846, il le dit en propres termes à l’archiduc Jean : « Die hiesige Konstitution ist eine Verrücktheit ». E. C. Corti, Leopold I von Belgien. p. 139 (Vienne, 1922). En 1841, il parle au ministre du Piémont de l’« absurde constitution qui paralyse tout le bien que l’autorité royale pourrait et devrait faire ». C. Buraggi, etc., Belgio e Piemonte nel risorgimento italiano (Turin, 1930).
  3. Ernst von Sachsen Coburg, Aus meinem Leben und aus meiner Zelt, t. I. p. 229 (Berlin, 1887).
  4. Dietrichstein dit de lui, en 1834, qu’il n’est qu’un automate constitutionnel dont les mouvements sont tour à tour dirigés par les exigences de l’intérieur et les impulsions du dehors. A. De Ridder dans Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 1928, p. 272.
  5. Guizot, Mémoires, t. VIII, p. 95.
  6. E.-C. Corti, Leopold I von Belgien, p. 131.
  7. Lettre à Ad. Dechamps, dans E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 195 (Bruxelles, 1911).
  8. Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, 1928, p. 267.
  9. Expressions du ministre français Boislecomte dans Gedenkstukken, loc. cit., t. II., p. 450.
  10. Son neveu, Ernest de Saxe Cobourg, Aus meinem Leben und aus meiner Zeit, t. III, p. 484, dit qu’il était tout à fait insensible à l’opinion publique et que ceux qui croient que le libéralisme consiste à se courber sous elle, « würden ihn ohne Zweifel für einen der illiberalsten Fürsten Europas gehalten haben ».
  11. Histoire de Belgique, t. VI, p. 273.
  12. F. Rousseau, Légendes et coutumes du pays de Namur, p. 6 n. 1.
  13. Enquête sur la condition des classes ouvrières, etc., t. III, p. 447 (Bruxelles, 1846).
  14. De Potter, Souvenirs personnels, t. I, p. 192 (Bruxelles, 1839).
  15. A. De Ridder, Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 1928, pp. 206, 265, 283, 297. Cf. le même, La crise de la neutralité belge en 1848, t. II, p. 237 (Bruxelles, 1928).
  16. J. W. Loebell, Reisebriefe aus Belgien, p. 325 (Berlin, 1837).
  17. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. I, p. 427.
  18. Gedenkstukken, loc. cit., t. V, p. 40.
  19. Sur ces machinations, voy. de curieux détails dans Gedenkstukken, loc. cit., t. IV, pp. 525 et suiv., 587 et suiv. Pour l’attitude de John Cockerill qui jusqu’en 1833 considéra la cause du roi comme « sa religion », voy. Ibid., t. V, pp. 3, 33, 37, 95, 202, 237. À côté de lui, les Orban, les Macors, les Crassier et les Rossius soutenaient également à Liège la cause orangiste.
  20. Gedenkstukken, loc. cit., t. IV, p. 578, V, p. 166.
  21. Il aurait demandé 150.000 florins à Guillaume pour se vendre à lui. Ibid., t. V, p. 35. Cf. pp. 64, 134.
  22. Voy. plus haut, p. 17 — Sur Grégoire voy. A. De Ridder, La crise de 1848, t. I, p. 330. Pour se rendre compte de son activité, il suffit de parcourir le t. V des Gedenkstukken qui fourmille de ses lettres au ministre de l’Intérieur hollandais van Doorn, jusqu’en 1844.
  23. Gedenkstukken, loc cit., t. V, p. 5. Des agents orangistes chantaient en public des chansons patriotiques, mais ils en vendaient d’autres à leurs auditeurs, où l’on faisait ressortir la misère du pays. Voy. des spécimens de ces chansons dans Avanti, Een terugblik, p. 72 et suiv. (Gand, 1908).
  24. E. Discailles, Charles Rogier, t. II, p. 266 (Bruxelles, 1892).
  25. Charles Froment, Études sur la révolution belge (Gand, 1835).
  26. P. Lebrocquy, Souvenirs d’un ex-Journaliste, p. 35 (Bruxelles, 1842).
  27. Archives du tribunal de Tournai, dossier du 10 septembre 1831.
  28. Cette manifestation, inspirée par l’achat du château de Chambord par les légitimistes français pour l’offrir au comte de Bordeaux, avait été organisée par la haute noblesse, très hostile à la révolution. La marquise de Trazegnies tirait la langue sur le passage de Léopold, et les de Ligne, les d’Ursel, les Lalaing refusaient d’aller à la cour. Voy. De Ridder, Bulletin de la Commission royale d’histoire, 1928, p. 248. Sur l’émeute de 1834, voy. Mérode, Souvenirs, t. II, p. 294 ; De Ridder, loc, cit., pp. 291 et suiv., 378 et suiv.
  29. Le ministre anglais à Bruxelles, Robert Adair, croyait que le mouvement se rattachait à un plan révolutionnaire européen. De Ridder, loc. cit., p. 400.
  30. Loebell, Reisebriefe aus Belgien, p. 323. Il ajoute : « Ich glaube dass man ohne Prophet zu sein voraussagen kann, dass sie von Jahr zu Jahr immer schwächer werden ». Le ministre autrichien Dietrichstein constate dès 1834 que l’orangisme n’a pas de racines dans le pays. De Ridder, loc. cit., p. 290.
  31. Lebrocquy, op. cit., pp. 39, 49.
  32. Lebrocquy, op. cit., p. 68 et suiv. ; Gedenkstukken, loc. cit., t. V, p. 683 et suiv.
  33. Gedenkstukken, loc. cit., t. III, p. 664.
  34. Sur ce complot voy. les Mémoires d’ailleurs suspects de Van der Meere, p. 328 et suiv. (Bruxelles, 1880) ; Falck, Gedenkschriften, p. 687 et suiv. D’après le ministre sarde à Bruxelles, Guillaume II y aurait pris part personnellement. Buraggi, etc., op. cit., p. 121. C’était aussi l’opinion des ministres anglais, cf. A. De Ridder dans Revue catholique des idées et des faits, 5 décembre 1930, p. 17 et suiv.
  35. Gedenkstukken, loc. cit., t. V, p. 709.
  36. Voy. les discours prononcés au Congrès à cette occasion dans Huyttens, Discussions, t. II, p. 28 et suiv. Cf. Lebeau, Souvenirs, p. 62.
  37. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. V, 2e partie, p. 101.
  38. L. Hymans, Ibid., t. I, p. 23.
  39. Histoire de Belgique, t. VI, p. 258.
  40. S. Balau, Soixante-dix ans d’histoire contemporaine de la Belgique, p. 78 n. (Louvain, 1890). Cf. E. de Moreau, Adolphe Dechamps, p. 105 et suiv. (Bruxelles, 1911).
  41. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. I., p. 336.
  42. Lebeau, Souvenirs, p. 177, dit qu’elles se ressentent « des idées d’omnipotence du Congrès ».
  43. Lettre de Conway, du 8 septembre 1837. Il écrit à ce propos : « Dans notre pays à institutions républicaines, c’est bien le moins que le Roi puisse s’assurer, qu’après avoir rogné toutes ses prérogatives, on respecte au moins, dans les relations publiques avec le chef de l’État, les usages admis partout et les plus simples convenances ».
  44. Thonissen, La Belgique sous le règne de Léopold Ier, t. I, p. 308 (Louvain, 1861) ; Hymans, Histoire parlementaire, t. I, p. 41.
  45. Bulwer, op. cit., t. II, p. 220.
  46. Gedenkstukken, loc. cit., t. II, p. 312.
  47. F. De Lannoy, Une rupture germano-belge au XIXe siècle. L’affaire Skrzynecki (Revue Générale, fév. 1920).
  48. P. Errera, Traité de droit administratif belge, p. 221. (Bruxelles, 1909).
  49. Histoire de Belgique, t. VI, p. 275.
  50. P. Errera, op. cit., p. 441.
  51. Il avait été question à la Chambre, dès 1831, de la construction, par l’État, d’une ligne directe d’Anvers à Cologne. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. I, p. 22. Nothomb y avait fait allusion au Congrès, le 30 mai 1831. Huyttens, op. cit., t. III, p. 176.
  52. Sur ce « magnificent project », voy. J. H. Clapham, The economic development of France and Germany, p. 141 (Cambridge, 1921).
  53. Histoire de Belgique, t. IV, 2e édit., p. 435, t. V, 2e édit., p. 63 et suiv.
  54. Il écrivait en 1868 à Michel Chevalier qu’il avait toujours admiré les principes de Saint-Simon, et qu’il regrettait que 1830 les eût arrêtés dans leur développement. E. Discailles, Charles Rogier, t. IV, p. 299. En 1837, il défendait à la Chambre le principe de l’exploitation des mines par l’État. En 1835, il voudrait que l’État se fit banquier pour assurer de l’argent à bon compte à l’industrie. Il songe, en 1839, à l’établissement de chemins de fer agricoles et en 1841 à l’ouverture d’un hôtel pour ouvriers invalides. (Ibid., t. II, pp. 402, 405 ; t. III, pp. 7, 44.)
  55. L. Hymans, Histoire parlementaire, t. I, p. 281.
  56. N. Briavoinne, De l’Industrie en Belgique, p. 445 (Bruxelles, 1839).
  57. B. S. Chlepner, La Banque en Belgique, p. 74 et suiv. (Bruxelles, 1926).
  58. Chlepner, op. cit., p. 58 et suiv.
  59. Gedenkstukken, loc. cit., t. II, p. 430-433.
  60. Souvenirs personnels, t. I, p. 285.