Histoire de Don Pèdre Ier, roi de Castille/05

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Histoire de Don Pèdre Ier, roi de Castille
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 438-501).
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HISTOIRE


DE DON PEDRE Ier


ROI DE CASTILLE




DERNIERE PARTIE.




XX.
GOUVERNEMENT DE DON HENRI. – GUERRE CIVILE. — 1366-1367.


I.

La fortune avait changé les rôles, don Pèdre mendiait la protection d’une cour étrangère, et don Henri, étonné lui-même de la facilité de sa conquête, gagnait chaque jour une ville nouvelle, reçu partout avec enthousiasme par la noblesse et la bourgeoisie. A Séville, l’affluence du peuple fut si grande pour assister à son entrée, qu’il lui fallut plusieurs heures pour traverser la foule avide de contempler ses traits ; arrivé aux portes de la ville de grand matin, il ne put entrer à l’Alcazar qu’après l’heure de nones[1]. Là, il trouva plusieurs des anciens serviteurs de don Pèdre qui vinrent lui baiser la main et lui offrir pour leur hommage tardif des excuses facilement acceptées. L’amiral Boccanegra s’était préparé l’accueil le plus favorable. Il mit aux pieds du nouveau roi le trésor de son ennemi dont il venait de s’emparer, trente-six quintaux d’or et quantité de pierreries. Cette prise était plus importante que la conquête d’une province. Le transfuge génois reçut pour sa récompense la riche seigneurie d’Otiel[2]. Pas une ville, pas un château de l’Andalousie n’hésita à suivre l’exemple de la capitale. Le roi maure lui-même, après une faible démonstration contre la frontière, persuadé que la cause de son ancien protecteur était à jamais perdue, envoya demander la paix et l’obtint sans peine. Délivré de cette inquiétude et voyant tout le royaume soumis, à l’exception de la Galice, don Henri crut qu’il devait se débarrasser au plus vite d’auxiliaire qui commençaient à devenir incommodes. Les aventuriers, ne trouvant pas l’occasion de se battre, ne perdaient pas celle de piller. De toutes parts des plaintes s’élevaient contre leurs violences, et déjà, dans quelques provinces, le peuple s’armait tumultuairement contre eux. Don Henri congédia la plupart de ces mercenaires, mais après les avoir comblés de présens. Il ne voulut garder à son service que Du Guesclin et Calverly, devenus en quelque sorte ses hommes liges, et quinze cents lances, choisies surtout parmi les bandes françaises ou bretonnes[3]. A l’instigation de Du Guesclin, en qui il mettait toute sa confiance, il avait conservé de préférence les Français auprès de lui, et, s’il retint sir Hugh de Calverly, ce fut probablement dans l’espoir que ce capitaine renommé pourrait lui servir d’intermédiaire utile auprès du prince de Galles, dont l’attitude lui inspirait déjà de graves soucis. Avec le principal corps des aventuriers, le comte de La Marche et le sire de Beaujeu quittèrent l’Espagne, persuadés qu’ils avaient vengé la reine Blanche, leur parente, suivant leurs sermens chevaleresques. A Séville, en effet, ils avaient découvert un arbalétrier de la garde de don Pèdre, désigné par le bruit public comme le meurtrier de la malheureuse reine, et, après avoir obtenu de don Henri que cet homme leur fût livré, ils le firent pendre sans jugement, comme il semble[4]. Ce fut à l’exécution de ce misérable que se réduisirent les exploits de ces deux seigneurs, les seuls qu’un motif désintéressé eût attirés sous la bannière du prétendant. Quant à la grande compagnie, elle trouva plus d’occasions de faire usage de ses armes, à son retour, que pendant sa longue marche au travers de l’Espagne. Il lui fallut combattre Castillans, Navarrais, Aragonais, soulevés contre elle, et s’ouvrir partout un passage le fer à la main. Mais nul obstacle n’arrêtait ces intrépides vétérans. Ils franchirent les Pyrénées en bon ordre, et passèrent sur le ventre d’une armée française qui essaya vainement de les arrêter à la descente des montagnes[5].

Bien que don Henri n’ignorât pas que la Galice et quelques villes au nord de la Castille refusaient encore de reconnaître son autorité, il demeura près de quatre mois à Séville. Ce long séjour lui était nécessaire pour organiser son gouvernement et rétablir l’ordre, partout ébranlé après une si violente secousse. Il lui fallait tout à la fois négocier avec les rois ses voisins, satisfaire l’avidité de la noblesse, contenter les communes, obtenir de tous une obéissance désapprise pendant une anarchie de plusieurs mois ; enfin se préparer à une guerre sérieuse, car il ne se dissimulait pas que les Anglais, épousant la cause de don Pèdre, tenteraient quelque effort puissant en sa faveur. Loin d’attendre des secours de ses anciens alliés, don Henri avait à craindre maintenant les exigences du roi d’Aragon. Il s’empressa de lui envoyer Du Guesclin. Tour à tour général et diplomate, le rusé Breton allait employer toute l’autorité de son nom à resserrer l’alliance tant de fois jurée avec Pierre IV. De Barcelone, Du Guesclin, après avoir sondé en passant les dispositions du roi de Navarre, avait pour mission de passer en France et de solliciter l’appui de Charles V contre l’invasion anglaise. En même temps don Henri dépêchait à Lisbonne un autre étranger, Mathieu de Gournay, pour obtenir du roi de Portugal qu’il demeurât neutre dans la lutte qui allait s’ouvrir[6]. Pierre de Portugal, par la manière dont il avait traité don Pèdre fugitif dans ses états, avait montré assez clairement quelle était sa politique, et Mathieu de Gournay rapporta de sa mission les assurances de paix les plus satisfaisantes.

Dès que don Henri crut pouvoir quitter Séville, il se dirigea à grandes journées vers la Galice, dans l’espoir d’y anéantir les restes de la faction ennemie, avant qu’elle pût être secourue par l’intervention étrangère. A son approche, toutes les villes ouvertes lui envoyèrent leur soumission ; mais don Fernand de Castro avait concentré ses forces dans Lugo, et s’y défendit avec vigueur. Après un siége ou plutôt un blocus de quelques semaines, don Henri, désespérant de l’y forcer, et rappelé en Castille par des intérêts pressans, crut sauver son honneur par un traité que le lieutenant de don Pèdre accepta, bien résolu de l’enfreindre dès qu’il se sentirait assez fort. Suivant cette convention, une trêve de cinq mois fut proclamée entre les parties belligérantes. On stipula que si, avant Pâques de l’année 1367, don Fernand n’était pas secouru, il rendrait aux capitaines de don Henri Lugo et toutes les forteresses occupées par ses troupes. Lui-même aurait alors le choix de sortir librement du royaume avec tous ses biens, ou d’y demeurer en conservant ses honneurs et son nouveau titre, à la condition de prêter le serment d’hommage au souverain reconnu par toute la Castille. Sur la foi de cette trêve, don Henri quitta la Galice pour se rendre à Burgos, où il venait de convoquer les cortès ; mais sa brusque retraite, après sa tentative inutile contre Lugo, avait accru l’audace des partisans de don Pèdre, et don Fernand, ne trouvant plus d’armée capable de lui tenir tête, recommença ses courses, augmenta ses troupes et s’empara même de plusieurs villes ou châteaux forts. Répandus dans les provinces du nord, ses émissaires annonçaient hautement le retour prochain du roi légitime à la tête de toutes les forces de la Guyenne[7].


II.

En effet, les dispositions de l’Angleterre n étaient déjà plus douteuses. A peine le prince de Galles eut-il appris l’arrivée de don Pèdre à Bayonne, qu’il quitta Bordeaux pour aller à la rencontre ; mais, dans son impatience, le roi déchu le prévint et le joignit au cap Breton. Il fut reçu non-seulement comme un roi, mais comme un allié. Ses malheurs, la présence de ses trois jeunes filles échappées à tant de périls, auraient suffi pour toucher un prince qui se piquait de pratiquer toutes les vertus chevaleresques, alors même que la politique n’eût pas été d’accord avec sa courtoisie naturelle. Mais la révolution de Castille était l’œuvre d’un Français, l’usurpateur avait été aux gages du roi de France, c’en était assez pour irriter la jalousie et l’orgueil d’Édouard. Sans hésiter, et à la première entrevue, il promit à don Pèdre la protection de son père et la sienne ; puis il le ramena à Bayonne, où bientôt le roi de Navarre vint les trouver. Accoutumé à trafiquer de son alliance, Charles voulait examiner par lui-même s’il devait violer ou tenir les sermens qu’il venait de faire au roi d’Aragon et à don Henri. Ni le prince anglais ni don Pèdre n’ignoraient les engagemens du roi de Navarre, mais ils savaient aussi sa manière de les observer. Les passages des montagnes étaient en son pouvoir, il fallait les acheter, il fallait enchérir sur les offres que le rusé Navarrais avait déjà reçues.

Don Pèdre trouva plus de loyauté dans le prince de Galles, mais non pas cependant une protection désintéressée. Il y avait long-temps que les Anglais convoitaient les ports admirables creusés par la nature dans les côtes escarpées de la Biscaïe, et l’occasion paraissait favorable pour obtenir d’un roi réduit au désespoir la cession d’une province, séparée déjà du reste de la péninsule par ses institutions, sa langue et ses coutumes. La Guyenne, qui comptait des sujets basques, pouvait s’en assimiler d’autres avec autant de facilité que la Castille avait réuni les Provinces privilégiées sous la domination de ses rois. Avide de vengeance, don Pèdre était prodigue de promesses, et il accepta sans balancer le marché qui lui était offert. Était-il de bonne foi ? L’événement le fera voir. En retour de sa facilité, il trouvait dans Édouard une ardeur presque égale à la sienne. La perspective d’une campagne, l’espoir de nouveaux triomphes, transportaient ce prince belliqueux, et, lui faisant oublier le délabrement de sa santé, lui rendaient une force factice. Il plaidait auprès de son père la cause de don Pèdre avec toute l’éloquence de son ambition, le conjurait d’envoyer des troupes en Espagne ; et, pour répondre d’avance aux objections qu’il prévoyait, il annonçait que le roi dépossédé conservait encore un trésor considérable qui subviendrait aux dépenses de l’expédition. Tant s’en fallait pourtant que don Pèdre fût en état de solder une armée. L’or qu’il avait apporté avait disparu promptement à la cour de Bordeaux, dépensé en présens offerts aux favoris du prince. Maintenant ses pierreries lui servaient au même usage. Il fit accepter les plus belles à la princesse de Galles, et voulut vendre le reste, mais Édouard s’empressa de les recevoir en dépôt et lui avança des sommes considérables sur ces gages d’une valeur incertaine. Aux yeux de son père et de ses conseillers, le prince de Galles affectait de calculer froidement ses avantages, et cachait avec soin sa générosité ; il craignait qu’on ne taxât son entreprise de rêverie chevaleresque, et s’efforçait de la justifier au nom de l’intérêt et de la politique.

Assuré du prince de Galles, don Pèdre avait dépêché à Londres le maître d’Alcantara pour traiter du mariage de ses filles avec des princes anglais, surtout pour presser les armemens et lever les difficultés qu’opposait encore le prudent Édouard III à la fougue belliqueuse de son fils. Aux instructions remises à son ambassadeur il joignit une justification étudiée de sa conduite, ou plutôt une récrimination contre ses ennemis. « Vous, Martin Lopez, notre féal serviteur, écrivait don Pèdre à son ministre, vous direz au très puissant roi d’Angleterre, notre cousin, ce qui suit : Vous lui direz de quelle façon don Henri a troublé et mis à dam notre terre, voulant nous chasser de nos royaumes de Castille et de Leon, dont à bon droit nous sommes l’héritier, non point le tyran, comme il le dit. Et pour ce qu’il travaille avec grande perfidie à prétendre auprès du saint-père et du roi de France que nous ne devons pas régner, soutenant méchamment que nous traitons nos riches-hommes avec cruauté et violons les privilèges de notre noblesse, vous direz que ce n’est point vérité. Il est notoire comment, encore tout jeune d’âge, nous perdîmes notre seigneur et père le roi don Alphonse ; et ce don Henri et un autre mien frère, don Fadrique, tous les deux nos aînés, qui devaient nous défendre et nous conseiller, loin de là, en voulant à notre héritage, se sont ligués contre nous à Medina Sidonia. Dieu ayant défait leur dessein, ils entendirent par d’autres voies à nous brouiller avec nos riches-hommes, nos villes et nos communes, et, parce que nous ne pliâmes point à leurs volontés, ils nous retinrent, comme savez, dans la ville de Toro. La mort, que par notre commandement reçut le maître don Fadrique, fut bien méritée pour ce fait et pour d’autres. Dites encore qu’ils m’appellent[8] cruel et tyran parce que j’ai châtié ceux qui refusaient de m’obéir et qui faisaient grands outrages aux bonnes gens de mon royaume. Vous direz de vive voix, comme vous le tenez de nous, quels furent les crimes de chacun de ceux que nous avons châtiés. En un mot, vous ajouterez de notre part tout ce qui vous paraîtra propre à mener à bien les propositions dont vous êtes porteur, comme aussi les mariages que vous savez. »

On observera que dans cette apologie il n’est question ni de légitimité ni de droit divin : ces idées en effet étaient à peine connues dans l’Europe du moyen-âger et assurément elles étaient complétement étrangères à l’Espagne. Loin d’y faire allusion, don Pèdre semble au contraire reconnaître implicitement le droit qu’a toute nation de déposer le souverain qui abuse de son autorité. C’est du reproche de tyrannie qu’il s’attache seulement à se justifier. Il n’a fait, dit-il, que punirr des nobles turbulens. Ennemi constant de l’anarchie féodale, sa cause devait être celle de tous les rois.

Édouard III, aussi despote que le Castillan, lui accorda sa protection et promit de le rétablir sur le trône. Après quelques semaines de négociations, don Pèdre conclut à Libourne, le 23 septembre 1366, un double traité avec le prince de Galles, stipulant au nom de son père, et avec le roi de Navarre. Au premier, il s’engageait à céder une partie de la Biscaïe, particulièrement les ports de mer ; il se reconnaissait également son débiteur pour une somme de 550,000 florins d’or au coin de Florence. Cette somme et un autre prêt de 56,000 florins avancés par le prince et payés au roi de Navarre, à titre de subsides, devaient être remboursés dans un délai d’un an. Les jeunes infantes, filles de Marie de Padilla, ainsi que les femmes et les enfans des seigneurs castillans émigrés, demeureraient cependant en otage à Bordeaux jusqu’au paiement intégral de cette dette. Par son traité particulier avec le roi de Navarre, don Pèdre lui céda la province de Guipuzcoa et celle de Logrono, indépendamment du subside qui vient d’être mentionné. En retour, les deux princes devaient unir toutes leurs forces aux siennes pour le ramener dans son royaume et chasser l’usurpateur[9].

Don Pèdre s’engagea encore, dans le cas d’une guerre contre les infidèles, à céder le poste d’honneur, ou, comme l’on disait alors, la première bataille, aux rois d’Angleterre ou à leurs fils aînés, s’ils prenaient part à cette croisade[10]. Cette déférence honorifique pour son allié n’indiquerait-elle pas que don Pèdre, toujours vaste dans ses projets, méditait dès-lors une expédition contre Grenade. Cette conjecture se justifierait jusqu’à un certain point par le caractère vindicatif du roi, qui ressentait toujours plus vivement les dernières offenses, et qui probablement ne pouvait pardonner à Mohamed la paix récente faite avec don Henri.

Dès que ces traités furent signés et jurés solennellement à Libourne, le prince Édouard déploya la plus grande activité pour hâter le moment d’entrer en campagne. Ses capitaines manquaient d’argent pour s’équiper, et don Pèdre avait vendu ou mis en gage ses dernières pierreries. Le prince fit porter sa propre vaisselle à la monnaie et en distribua le produit à ses officiers[11]. Maintenant qu’il avait prouvé son dévouement au roi de Castille par tant de sacrifices, il se crut en droit de lui donner des conseils et de lui parler avec franchise. Il lui représenta combien sa rigueur passée avait été impuissante à retenir ses sujets dans le devoir, et le conjura de suivre d’autres erremens lorsqu’il serait rétabli sur le trône. « Traitez doucement vos vassaux, disait-il ; tant que vous n’aurez pas conquis leur affection, votre couronne ne sera jamais assurée. » Don Pèdre, dans sa position, n’avait garde de rejeter ces sages conseils. Il parut persuadé et jura de pardonner à tous les rebelles, n’exceptant de l’amnistie qu’un petit nombre de riches-hommes déjà condamnés pour trahison avant l’accession de l’usurpateur[12]. Que cette promesse fût sincère ou bien arrachée par la nécessité, elle suffit à contenter le prince et à lever les scrupules éveillés dans son cœur généreux par les récits de ses capitaines revenus de Castille. Prévenus par don Henri, séduits peut-être par ses présens, témoins d’ailleurs de la haine du peuple contre le roi exilé, les chevaliers anglais qui avaient servi sous Du Guesclin rapportaient à Bordeaux une opinion peu favorable sur le caractère de don Pèdre.

III.

Pendant que les préparatifs militaires étaient poussés avec la plus grande activité, en Guyenne, sous les yeux de don Pèdre et du prince de Galles, don Henri convoquait les cortès à Burgos et leur demandait les moyens de résister à l’invasion des Anglais. La situation du nouveau roi était grave, et il ne se faisait pas illusion sur les périls dont il se trouvait entouré. A la veille d’une guerre contre le plus grand capitaine et les meilleurs soldats de l’Europe, il voyait l’insurrection organisée et triomphante dans une de ses provinces. Les exigences des aventuriers et celles de ses riches-hommes avaient épuisé en quelques mois les ressources inespérées qu’il devait à la capture du trésor de don Pèdre. Il ne se dissimulait pas que ses rapides succès étaient en grande partie dus à la lassitude qu’avait fait éprouver à la Castille la longue guerre contre l’Aragon ; maintenant il avait à craindre que les peuples, découragés, ne lui refusassent les sacrifices nouveaux que commandait une guerre beaucoup plus dangereuse. Le plus sincère des alliés de don Henri, le roi de France, était hors d’état de lui prêter des secours bien efficaces, le roi de Navarre le trahissait ouvertement ; enfin le roi d’Aragon, au lieu de lui envoyer des renforts, menaçait de rappeler le marquis de Villena[13] et réclamait impérieusement l’exécution du traité qui devait lui livrer la moitié de la Castille[14]. Consentir à une pareille cession, c’eût été s’exposer à la haine, au mépris, à l’abandon de ses nouveaux sujets. Aussi, tout en prodiguant à Pierre IV les expressions de son respect et de sa reconnaissance, il s’excusa de ne pouvoir lui livrer les provinces qu’il lui avait promises, Encore mal affermi sur le trône, disait-il, il n’osait froisser l’orgueil national, qu’il lui importait tant de ménager. Il fallait attendre que la victoire lui eût rendu un peu de tranquillité, alors il s’empresserait d’accomplir ses promesses. Don Henri refusa encore, et, dans sa position, c’était un acte de courage et de générosité, de livrer à Pierre IV le comte d’Osuna, fils de Bernai de Cabrera, proscrit en Aragon, et naguère au service de don Pèdre[15]. A force de temporisation et d’instances il obtint que Pierre IV ne rappellerait pas le petit corps de troupes aragonaises aux ordres du marquis de Villena, et qu’il continuât à le traiter en allié. C’était un succès important que de montrer à l’Angleterre l’union des deux plus grands royaumes de l’Espagne contre le souverain dépossédé. Mais de tous les auxiliaires de don Henri, le plus puissant c’était la terreur qu’inspirait à la noblesse et aux conseils des villes le retour de l’implacable don Pèdre. Rebelle à un roi qui n’avait jamais pardonné, la Castille n’avait plus d’espoir que dans le triomphe du chef qu’elle venait de se choisir. En effet, malgré la détresse générale, les cortès mirent le plus grand empressement à fournir les subsides demandés. Elles votèrent unanimement une nouvelle taxe qui imposait une dîme d’un denier par maravédi sur toutes les ventes. Cet impôt, levé avec rigueur, produisit dans l’année 1366, environ 19 millions de maravédis, somme considérable pour le temps[16]. Il était moins difficile alors de se procurer des soldats que des subsides. La noblesse courut aux armes avec enthousiasme, et toutes les provinces envoyèrent à Burgos de nombreuses recrues. Le souvenir des pillages commis par les aventuriers excitait les paysans à défendre courageusement leurs foyers contre une nouvelle invasion étrangère.

Naturellement affable et courtois, don Henri n’épargnait rien pour se concilier l’affection de ses sujets ; mais la tâche était rude à contenter une noblesse orgueilleuse, d’autant plus exigeante que ses services devenaient plus nécessaires. La susceptibilité des riches-hommes lui donnait sans cesse de graves embarras. Un gentilhomme zamoran, qui s’était rendu à Burgos pour adresser quelque demande au roi, fut rebuté par les huissiers du palais. Furieux de cet affront, il jura de s’en venger. Aussitôt il retourne à Zamora, fait insurger ses concitoyens et proclame don Pèdre. On sait que le château tenait encore pour ce prince ; mais il était en quelque sorte assiégé par la ville, et la garnison était réduite à se tenir sur la défensive. Réunie aux bourgeois, elle fit des courses dans la province, et bientôt donna la main aux mécontens de la Galice. Quelques troupes envoyées de Burgos furent battues, et l’insurrection, redoublant d’audace, fit des progrès rapides dans le nord du royaume de Leon[17].

Dans le désordre général, tous les moyens semblaient bons pour gagner la faveur du peuple et s’assurer son obéissance. On a vu que don Tello, marié à l’héritière de Lara, tenait d’elle en dot la seigneurie de Biscaïe. Cette dame étant morte prisonnière de don Pèdre sans laisser d’enfans, don Henri avait rendu à son frère ce riche héritage, que don Pèdre avait réuni à la couronne. Cette donation avait eu lieu contrairement aux usages de la province et au mépris du vœu exprimé à la diète de Guernica en 1357, où les députés biscaïens avaient choisi le roi de Castille pour leur seigneur. Don Tello n’ignorait pas que son seul titre à la seigneurie de Biscaïe était, aux yeux de ses vassaux, son alliance avec la maison de Lara, et maintenant, cette alliance éteinte, il était douteux qu’ils voulussent confirmer la décision de don Henri. Tout à coup on apprit qu’une femme se montrait à Séville prenant le nom de doña Juana de Lara, dame de Biscaïe. Sur-le-champ elle fut mandée à Burgos ; et là don Tello, qui, mieux que personne, savait sans doute à quoi s’en tenir sur l’origine de cette princesse prétendue, la reconnut publiquement pour sa femme et ne négligea rien pour accréditer la fable qu’elle débitait sur le mystère de sa disparition et de sa délivrance. Quelque temps il vécut avec elle, la traitant comme sa femme, jusqu’à ce qu’enfin, la mort de la véritable doña Juana venant à être constatée d’une manière authentique, l’imposture commençât à devenir plus dangereuse pour lui que la vérité même[18].


XXI.

INTERVENTION DU PRINCE DE GALLES. — 1367.


I./

Au nord et au sud des Pyrénées se rassemblaient deux armées nombreuses, l’une et l’autre bordant les frontières de la Navarre. Pour passer de la Guyenne en Castille, il n’y avait alors qu’une seule route praticable aux chevaux : c’était celle qui, partant de Saint-Jean-Pied-de-Port, entre dans la fameuse vallée de Roncevaux, et qui, après avoir franchi les montagnes par un col élevé, suit le cours de l’Arga pour venir déboucher sur Pampelune. La vallée de Roncevaux aboutit à un défilé qu’une poignée d’hommes peut défendre, et tous les Espagnols savent qu’elle a été et peut devenir encore le tombeau d’une armée étrangère. Ce passage appartenait au roi de Navarre ; il dépendait de lui d’ouvrir ou de fermer les portes de la Castille aux Anglais. Il ne faut donc pas s’étonner que son alliance fût si avidement recherchée, si chèrement achetée par don Pèdre. De son côté, don Henri n’avait pas perdu l’espoir d’obtenir soit l’assistance, soit la neutralité du Navarrais. Outre une somme d’argent considérable, il lui offrait la province de Logroño et une partie de l’Alava et du Guipuzcoa, c’est-à-dire à peu près la même cession de territoire que son adversaire avait promise. On prétendait ainsi rendre à la Navarre des provinces qui en avaient été très anciennement détachées[19]. Pour Charles, l’embarras était grand entre ces offres. Il avait reçu 56,000 florins de don Pèdre, 60,000 doubles de don Henri[20]. Il fallait deviner de quel côté se trouvait la force, lequel des deux prétendans au trône de Castille était le plus solvable. A peine eut-il signé le traité de Libourne avec don Pèdre, qu’il entama une autre négociation avec don Henri. Les sermens lui coûtaient peu ; il en était prodigue. Dans une conférence qui eut lieu secrètement entre les deux princes, à Santa-Cruz de Campeszo, le Navarrais jura sur les Évangiles le contraire de ce qu’il avait juré à Libourne ; il s’obligea de fermer le port de Roncevaux, de joindre toutes ses forces à celles de don Henri, et même de le soutenir par son corps en bataille. Un seul nom changé, Charles, pour ce nouvel engagement, n’avait qu’à transcrire son traité de Libourne ; mais il fut contraint de donner des sûretés, et il y consentit sans beaucoup de peine. Trois de ses châteaux de Navarre furent remis aux mains de trois seigneurs témoins et garans de la convention : c’étaient l’archevêque de Saragosse, Ramirez de Arellano, chevalier navarrais au service de Castille, enfin Bertrand Du Guesclin, qui venait d’arriver en Espagne ramenant quelques volontaires français et bretons[21]. Tant que les deux armées demeurèrent immobiles, Charles n’eut point de peine à jouer son rôle auprès des deux frères rivaux, répétant à chacun les mêmes promesses, les mêmes sermens. Mais enfin le moment décisif arriva. Malgré la rigueur de l’hiver, le prince de Galles s’avança vers les Pyrénées, et, à la fin de janvier 1367, toutes ses troupes étaient en mouvement. Quelques jours encore le Navarrais tenta de l’arrêter sous vingt prétextes différens. Mais le prince de Galles n’était point homme à se payer de défaites ; l’avant-garde anglaise quitta brusquement Saint-Jean-Pied-de-Port, résolue de forcer le passage de Roncevaux si on osait le lui disputer. Dans cette extrémité, Charles, pour conserver les apparences jusqu’au dernier moment, donna des ordres pour défendre le port et d’autres ordres pour le laisser surprendre. Sommé par don Henri et par don Pèdre à la fois de comparaître en personne et de venir combattre selon ses sermens, voici quel expédient il imagina pour les tromper tous deux et se réserver le moyen de protester de sa fidélité auprès de celui que le sort des armes favoriserait.

Olivier de Mauny, chevalier breton, occupait avec quelques hommes d’armes le château de Borja en Aragon, sur la frontière de Navarre. Il en était gouverneur pour son cousin Bertrand Du Guesclin, à qui, l’année précédente, le roi d’Aragon avait donné l’investiture de ce domaine. C’était une bonne lance, un vrai routier, qui ne voyait dans la guerre qu’une occasion de s’enrichir, un homme par conséquent avec qui le roi de Navarre pouvait s’entendre à merveille. Après une conférence secrète avec Mauny, Charles sortit de Tudela pour une partie de chasse sur la frontière d’Aragon, au moment même où l’armée anglaise s’engageait dans la vallée de Roncevaux. Séparé de la plupart de ses veneurs, le roi se trouva tout à coup entouré d’hommes d’armes bretons commandés par Mauny, qui le firent prisonnier et le menèrent à Borja, publiant que c’était à bon droit, puisqu’il avait violé la neutralité en livrant passage au prince de Galles. En réalité, l’embuscade avait été concertée entre le roi et le capitaine d’aventure. Charles s’était arrangé pour demeurer captif jusqu’à l’issue de la campagne ; et devait payer la complaisance de son geôlier en lui donnant une rente de 3,000 fr. et la ville de Guibray dans ses domaines de Normandie[22]. On peut se demander jusqu’à quel point cette transaction déloyale put demeurer inconnue à Du Guesclin, dont Mauny était le lieutenant, inconnue au roi d’Aragon, dont l’un et l’autre étaient les hommes liges. La politique astucieuse de Pierre IV, la rapacité des aventuriers, autorisent tous les soupçons ; mais les auteurs contemporains n’ont accusé que le seul Olivier de Mauny, et nous devons imiter aujourd’hui leur réserve. En apprenant la captivité de son maître, Martin Enriquez, lieutenant-général du royaume de Navarre, protesta contre son arrestation, qu’il déclara déloyale, et, suivant des instructions probablement reçues d’avance, il joignit avec trois cents lances l’armée anglaise auprès de Pampelune. Charles l’aurait désavoué sans doute, si le prince de Galles eût été contraint de repasser les monts.

La guerre étant maintenant flagrante entre l’Angleterre et le roi de Castille, sir Hugh de Calverly, qui, sous son nouveau titre de comte de Carrion, était demeuré jusqu’alors à Burgos auprès de don Henri, vint lui demander son congé et la permission de rejoindre la bannière du prince de Galles, son seigneur naturel. D’après leurs capitulations, les aventuriers anglais devaient porter les armes contre tous les ennemis du roi de Castille, sauf le roi d’Angleterre et son fils. De part et d’autre on se conduisit avec loyauté et courtoisie. Le capitaine anglais allégua ses sermens, exprima de vifs regrets, et offrit de porter au prince de Galles des propositions d’accommodement. Sir Hugh n’avait que trois ou quatre cents lances, et il eût été facile de l’accabler. Don Henri se montra généreux ; il le remercia de ses services passés, et le congédia en lui faisant des présens magnifiques, sans espoir d’ailleurs que son entremise obtînt quelque succès.


II.

Sur le bruit de l’entrée des Anglais en Espagne, tous les partisans de don Pèdre relevèrent la tête, et quelques défections éclatantes vinrent alarmer l’usurpateur. Plusieurs villes de la Castille se soulevèrent, et un corps de six cents cavaliers, détachés dans la province de Soria pour réduire la ville d’Agreda, se réunit tout entier aux rebelles. Salvatierra[23] proclama don Pèdre et ouvrit ses portes aux coureurs de l’armée anglaise, dont les différentes divisions se concentraient autour de Pampelune. Salvatierra est la première ville de Castille sur la route qui conduit à Burgos en traversant l’Alava. Don Henri, ne doutant pas que le prince de Galles ne se dirigeât de ce côté, passa l’Èbre auprès de Haro avec toutes ses troupes, et vint camper à Treviño, à quelques lieues de Salvatierra. Là, tous ses capitaines rassemblés en conseil de guerre, il leur communiqua une lettre que le roi de France lui adressait pour l’engager à ne pas tenter la fortune, dans une bataille, contre un général si habile que le prince de Galles et des soldats si redoutables que les vieilles bandes qu’il menait à sa suite[24]. Bertrand Du Guesclin, le maréchal d’Audeneham et la plupart des aventuriers français appuyèrent ce conseil, déclarant avec franchise que les Anglais étaient invincibles en bataille rangée. Suivant Du Guesclin, il fallait les harceler par de continuelles escarmouches, les attirer lentement dans l’intérieur du pays, où les fatigues, le climat, le manque de vivres, décimeraient en peu de temps ces belles troupes ; en un mot, il proposait le plan qu’il exécuta lui-même, quelques années plus tard, en France, contre une armée anglaise beaucoup plus considérable. Mais cette guerre, praticable dans un pays comme la France, fidèle à son roi et s’armant avec enthousiasme pour la défense commune, offrait de grands dangers en Castille, où les peuples se partageaient entre les deux prétendans au trône. Les capitaines castillans représentaient, non sans raison, que si l’on faisait un pas en arrière, la retraite paraîtrait un aveu de faiblesse et d’infériorité ; que les provinces cédées à l’invasion se déclareraient aussitôt contre don Henri, et que la défection deviendrait bientôt générale. Ils rappelaient que, l’année précédente, don Pèdre avait perdu son royaume pour n’avoir pas osé livrer une bataille ; l’imiter maintenant, c’était se préparer le même sort. Après avoir écouté en silence les deux opinions, don Henri se prononça pour le parti le plus audacieux. L’honneur, dit-il, lui défendait d’abandonner à la vengeance de son ennemi des villes et des hommes qui s’étaient sacrifiés pour sa cause ; et, pour terminer la discussion, il déclara qu’il était résolu à s’en remettre aux mains de Dieu pour juger entre son rival et lui. Cependant, afin de concilier autant que possible la prudence avec cette résolution hardie, il appuya son armée aux montagnes qui séparent l’Alava de la province de Burgos, et il en fit occuper tous les cols. Puis, concentrant le gros de ses forces à Zaldiaran, dans une position très forte choisie par Du Guesclin, il attendit que les Anglais essayassent de l’y forcer[25]. De la sorte, il couvrait la capitale de la vieille Castille, but des efforts de l’ennemi ; il offrait même la bataille au prince de Galles, mais avec toutes les chances en sa faveur ; car son infanterie, leste et habituée à la guerre de montagnes, devait avoir un grand avantage sur des troupes pesamment armées et combattant sur un terrain tout nouveau pour elles.

Don Pèdre avait promis aux Anglais une victoire facile ; l’accueil qu’ils trouvèrent à Salvatierra leur fit illusion sur les dispositions du pays, et ils poussèrent en avant pleins de confiance. Il fallut qu’un échec grave vînt leur prouver qu’ils avaient trop méprisé leur ennemi. Pendant que leurs fourrageurs se répandaient dans la plaine de l’Alava, don Tello, avec un gros corps de cavalerie composé de gendarmes français et de génétaires castillans, fondit tout à coup sur eux, en prit ou tua un grand nombre, et vint jeter l’alarme jusqu’au quartier du duc de Lancastre, qui commandait l’avant-garde anglaise. Après avoir balayé la plaine, cette cavalerie, en se repliant vers les montagnes, rencontra inopinément, auprès d’Arinñz, à deux lieues de Vittoria, une troupe ennemie qui, sous les ordres de sir Thomas Felton, sénéchal de Guyenne, s’était fort éloignée du gros de son armée. Felton n’avait que deux cents hommes d’armes et autant d’archers ; sans perdre courage en se voyant enveloppé par plus de trois mille chevaux, il fit mettre pied à terre à ses gendarmes et les rangea sur un tertre escarpé. Le frère du sénéchal, William Felton, seul, ne voulut point quitter son cheval. La lance baissée, il se jeta au milieu des Castillans, et, du premier coup, perça d’outre en outre un homme d’armes dans son armure de fer. Il fut aussitôt mis en pièces. Ses camarades, serrés autour de leur bannière, combattirent long-temps avec le courage du désespoir, et plusieurs heures s’écoulèrent sans qu’ils fussent entamés. Enfin les aventuriers, guidés par le maréchal d’Audeneham et le Bègue de Vilaines, mirent pied à terre, et, se formant en colonne, rompirent la phalange anglaise, pendant que les génétaires castillans la chargeaient par derrière. Tout fut tué dans la première fureur de la victoire, mais la résistance héroïque de ce petit nombre de gendarmes anglais frappa d’admiration leurs ennemis eux-mêmes. Le souvenir de la glorieuse défaite de Felton s’est conservé dans la province, et l’on montre encore aujourd’hui près d’Ariñiz le tertre où il tomba criblé de coups, après avoir combattu tout un jour. On l’appelle, dans la langue du pays, Inglesmendi, la butte de l’Anglais[26].

Avertis de la présence de l’ennemi par la fuite précipitée de leurs fourrageurs, le prince de Galles et don Pèdre se hâtèrent de mettre toutes leurs troupes en bataille sur la hauteur de Saint-Roman, non loin de Vittoria. Leur arrière-garde était encore à sept lieues du corps de bataille, et ils ne doutaient point que don Henri ne poussât sa pointe. « Ce jour-là, dit Froissart, le prince eut mainte angoisse au cœur, pour ce que son arrière-garde destrioit tant à venir. » Cependant il était résolu à ne point refuser le combat, et son sang-froid ne l’abandonna pas un instant. Sur le point de prendre part à une bataille, il était d’usage que les jeunes gentilshommes qui n’étaient point encore armés chevaliers se fissent donner l’accolade, ceindre l’épée et chausser les éperons d’or par les chefs de leur armée. Telle était la cérémonie qui conférait le titre de chevalier, titre déjà sans importance, et qui servait tout au plus à prouver que celui qui le portait avait assisté à une bataille. Don Pèdre voulut recevoir l’ordre de chevalerie de la main du prince Édouard, qui le conféra ensuite à son beau-fils, le prince Thomas de Hollande, et à plusieurs autres jeunes seigneurs. Plus de trois cents écuyers furent armés chevaliers ce jour-là, soit par le prince, soit par les nouveaux chevaliers, soit par les chefs les plus considérables de l’armée anglaise[27]. Mais ce n’était pas sur ce terrain que ces jeunes guerriers devaient gagner leurs éperons. Don Henri demeura immobile sur les hauteurs, fermant le chemin de Burgos, et déterminé à ne pas quitter son excellente position. Édouard avait trop d’expérience pour l’y attaquer. Il résolut d’aller chercher un autre champ de bataille.

Sauf les défections dont nous avons parlé, le début de la campagne n’avait rien d’encourageant pour l’armée anglaise. Elle laissait déjà en arrière un grand nombre de malades. La neige, le changement de nourriture et même la disette avaient fait périr beaucoup de chevaux[28]. Le soldat, d’abord rempli d’assurance, commençait à regarder avec découragement ces montagnes inaccessibles toujours chargées de brouillards, et à redouter cette guerre de surprises toute nouvelle pour lui. La maraude, le fourrage, étaient presque impossibles devant les nombreux génétaires castillans et les agiles montagnards de la Biscaïe. Le prince de Galles, désespérant de se maintenir dans l’Alava faute de vivres, rentra en Navarre, mais pour déboucher en Castille sur un autre point. La ville de Logroño, demeurée fidèle à don Pèdre, a un pont sur l’Ébre qui ouvre une route de la Navarre en Castille. En la suivant, on évite les passages difficiles que présentent les montagnes au sud de Vittoria, et l’on arrive plus sûrement, quoique avec plus de lenteur, sur Burgos. Ce fut vers Logroño que se dirigea l’armée anglaise en quittant l’Alava. Aussitôt que don Henri eut connaissance de ce mouvement, il repassa l’Èbre et gagna Najera ; c’est la première ville de Castille, sur le chemin de Burgos, que l’on rencontre après Logroño. Il établit son camp près de la ville dans un lieu théâtre de sa défaite en 1360. La Najerilla, un des affluens de l’Èbre, petite rivière encaissée, lui formait comme un retranchement naturel. Déjà les Anglais étaient sur la rive droite de l’Èbre, occupant le village de Navarrete. Il n’y avait entre les deux armées qu’un intervalle de quatre ou cinq lieues[29].

Le 1er avril 1367, un héraut du prince de Galles se présenta aux avant-postes castillans, et remit à don Henri une lettre de son maître, adressée au comte de Trastamare. Le prince, voulant éviter l’effusion du sang, l’invitait, au nom de Dieu et de monsieur saint George, à se désister de ses prétentions sur la couronne de Castille, et, à cette condition, il promettait d’obtenir du roi don Pèdre qu’il lui rendît ses bonnes graces et lui accordât dans le royaume un état conforme à son rang ; que, s’il persistait dans son usurpation, le prince le défiait et remettait sa cause au jugement de Dieu.

Suivant les usages chevaleresques, don Henri fit un riche présent au héraut ; puis il réunit les principaux de ses capitaines castillans ou étrangers, et les consulta sur la réponse qu’il convenait d’envoyer au prince de Galles. La plupart étaient d’avis qu’il n’en fallait faire aucune, attendu que le prince anglais n’avait point écrit au roi de Castille, et que le roi don Henri n’avait point à prendre connaissance d’une lettre adressée au comte de Trastamare. D’autres, au contraire, soutinrent qu’au moment d’en venir aux mains, l’excès même de la courtoisie ne pouvait être imputé à faiblesse. Cette opinion l’emporta, et voici la réponse que don Henri envoya au prince de Galles :

« Don Henri, par la grace de Dieu, roi de Castille et de Leon[30], à très haut et très puissant seigneur don Édouard, fils premier né du roi d’Angleterre, prince de Galles et de Guyenne, duc de Cornouailles, comte de Chester, salut. Nous avons reçu par votre héraut une lettre de vous, dans laquelle se trouvent des choses dites par notre adversaire, par où il nous semble que vous n’avez pas été instruit exactement de la vérité. Sachez donc que depuis plusieurs années en çà, ayant pris possession de ces royaumes, il les a gouvernés de telle sorte, que toutes gens qui le savent et l’entendent se puissent étonner que si long-temps on ait souffert son règne. « Or, dans ce royaume de Castille, il a « tué la reine doña Blanche de Bourbon, sa femme légitime ; il a tué la reine doña Leonor d’Aragon, sa tante, sœur du roi don Alphonse, son père ; il a tué doña Juana et doña Isabel de Lara, filles de don Juan « Nuñez, seigneur de Biscaïe, ses cousines ; il a tué doña Blanca de Villena, fille de don Fernand, seigneur de Villena, afin d’hériter des terres de ces nobles dames, et s’en est emparé à bon escient ; il a tué trois de ses frères, don Fadrique, maître de Saint-Jacques, don Juan et don Pèdre ; il a tué don Martin Gil, seigneur d’Alburquerque ; il a tué l’infant d’Aragon, don Juan, son cousin ; il a tué plusieurs chevaliers et écuyers des principaux de ces royaumes ; il a tué ou pris à force plusieurs dames ou damoiselles, quelques-unes mariées ; il a usurpé les droits du pape et des prélats. » Pour lesquels excès, qu’il serait trop long de rapporter, Dieu, dans sa merci, a fait que tout le royaume en a montré son ressentiment, afin que le mal ne s’accrût chaque jour davantage. Et tandis que dans sa seigneurie il ne trouvait pas un homme qui ne lui fût obéissant, tandis que tous s’empressaient à le servir et l’aider pour la défense de ses états, Dieu a rendu contre lui sa sentence, en sorte que de sa propre volonté, abandonnant son royaume, il s’est enfui. De son départ, les royaumes de Castille et de Leon ont eu grande reconnaissance et allégresse, louant Dieu, dans sa miséricorde, de les avoir délivrés d’un seigneur si dur et si redouté. Librement alors et de leur propre volonté, tous sont venus à nous, et nous ont choisi pour leur roi et seigneur, autant les prélats que les chevaliers, les gentilshommes, les communes et les villes du royaume. « Ce n’est point un fait dont il se faille émerveiller, car au temps des Goths, qui conquirent l’Espagne, desquels sommes issus, telle était la coutume. Ils prirent et prenaient pour roi qui mieux leur semblait digne de les gouverner. Cette loi s’est long-temps gardée en Espagne et s’y observe encore aujourd’hui, si bien que, du vivant du roi, on prête serment à son fils aîné, ce qui n’a lieu dans aucun autre royaume de la chrétienté. » Pourtant, et à ces causes dessus dites, nous tenons que nous avons droit à ce royaume, qui nous a été donné par la volonté de Dieu et de tous, et que vous n’avez nul motif juste pour aller à l’encontre. Et, s’il faut livrer bataille, combien que, quant à nous, il nous en déplaise, l’honneur commande que nous mettions notre corps en avant pour la défense de ces royaumes, à qui nous sommes si étroitement tenu, contre quiconque les viendrait assaillir. Pour quoi, par cette présente lettre, vous avisons, au nom de Dieu et de l’apôtre saint Jacques, que vous n’ayez à entrer ainsi à grande puissance en nos états, car, le faisant, nous ne pourrions qu’entendre à les protéger par les armes. — Écrit de notre camp de Najera, le second jour d’avril 1367[31]. »

J’ai cru devoir rapporter en entier cette espèce de manifeste qui exprime si nettement le droit du peuple castillan à se choisir un souverain, et qui fait remonter ce privilège aux temps les plus reculés. Il est curieux de rapprocher cette pièce de la lettre de don Pèdre au roi d’Angleterre. La première proclame la souveraineté du peuple, la seconde la reconnaît implicitement, toutes les deux attestent l’opinion du moyen-âge en Espagne sur une question si longuement et si cruellement débattue dans la suite.

On doit remarquer encore la nature des accusations portées contre don Pèdre. Probablement, en accumulant ainsi tous ces meurtres de femmes, le but de don Henri fut de frapper fortement l’esprit généreux d’Édouard. D’ailleurs, il se soucie peu de prouver ce qu’il avance, et la plupart des crimes qu’il énumère sont loin d’être avérés ; quelques-uns même n’ont été rapportés par aucun historien, et sont mentionnés ici pour la première fois. La mort de don Gil d’Alburquerque, par exemple, est attribuée par Ayala à une cause naturelle ; et cependant on sait avec quel soin ce chroniqueur a enregistré toutes les accusations entassées contre don Pèdre. Je cherche également en vain quelque témoignage qui impute à ce prince la mort de doña Blanca de Villena. Suivant toute apparence, don Henri reproduit tous les bruits populaires répandus contre son ennemi. Il peut sembler étrange de ne trouver dans ce manifeste aucune allusion à la violation des privilèges de la noblesse, cause principale de la haine que don Pèdre s’était attirée. Serait-ce que, devenu roi, don Henri se sentait déjà quelque indulgence pour un pareil forfait ; ou bien a-t-il omis cette accusation, persuadé qu’elle ne devait toucher que médiocrement le fils du roi d’Angleterre ?

III.

Au soin que le nouveau roi prenait à se représenter comme contraint de repousser une agression injuste, on devait supposer que, seulement pour conserver les apparences jusqu’au bout, il attendrait les Anglais derrière la Najerilla, et qu’il répéterait la manœuvre qui lui avait déjà réussi à Zaldiaran. Il n’en fut rien. Aussitôt après sa réponse au prince de Galles, déclarant qu’il voulait terminer la guerre par un seul combat, il passa la rivière qui le couvrait, et, la nuit même qui suivit le renvoi du héraut, il mena son armée dans la plaine entre. Najera et Navarrete. Les capitaines des aventuriers, qui le voyaient à regret quitter un poste avantageux, essayèrent vainement de combattre sa résolution. Mais ses succès contre l’avant-garde anglaise avaient exalté son courage, le nombre et l’ardeur de ses soldats lui inspiraient une confiance nouvelle, enfin son honneur chevaleresque lui représentait la lettre d’Édouard comme un cartel qu’il ne pouvait refuser sans se couvrir de honte. Le sort en était jeté. De part et d’autre on se disposa pour la bataille. En apprenant que l’armée castillanne débouchait dans la plaine, le prince, enchanté de cette témérité à laquelle il ne s’attendait pas, s’écria : « Par saint George ! en ce bâtard il y a un vaillant chevalier[32] ! »

L’art de la guerre avait bien dégénéré au moyen-âge. A la savante tactique des Romains qui soumettait les mouvemens des plus grandes masses au commandement d’un seul homme, avait succédé une autre tactique, grossière et appropriée à l’anarchie féodale. Maintenant le sort des batailles ne dépendait plus de l’habileté du général, mais du courage et surtout de la vigueur de ses soldats. On ne manœuvrait plus ; on se donnait rendez-vous sur un terrain uni, comme dans un champ clos, et une bataille n’était plus qu’un grand duel où l’adresse à l’escrime et la force physique décidaient la victoire. Composées en majorité de cavalerie, les armées du moyen-âge n’avaient ni la mobilité ni la fermeté des armées romaines, et la difficulté de trouver des fourrages faisait souvent avorter une expédition préparée à grands frais. Aux hommes d’armes était confié le poste d’honneur, lourdes statues de fer qui s’entreheurtaient un instant, malhabiles à frapper, impénétrables aux coups[33]. Rarement le premier choc était sanglant entre des hommes couverts, de la tête aux pieds, de plaques épaisses d’acier ou de fer ; mais le désordre se mettait vite dans ces bataillons compactes. Quelques chefs tombaient, quelques bannières étaient renversées ; le parti le plus faible, ou le plus tôt découragé, tournait le dos et prenait la fuite ; alors commençait le carnage. Tout guerrier porté par terre était mort ou pris. Avant qu’il pût se relever, cloué sur l’arène par le poids de son armure, on l’assommait comme un animal à l’abattoir, à moins que la richesse de son accoutrement ou le blason de sa soubreveste n’avertit le vainqueur qu’il avait une rançon à gagner. Dans les marches, la plupart des soldats, même les archers allaient à cheval, mais au moment d’une bataille les hommes d’armes mettaient pied à terre, ôtaient leurs éperons et raccourcissaient leurs lances. Chaque seigneur élevait une bannière autour de laquelle se serraient ses vassaux. La victoire décidée, on remontait à cheval, le vaincu pour fuir plus vite, le vainqueur pour le poursuivre. Derrière le gros des hommes d’armes, ou, pour parler la langue militaire du moyen-âge, derrière les batailles, demeuraient les écuyers tenant les chevaux en bride qu’ils amenaient à leurs maîtres au moment critique ; ainsi Homère nous peint les héros grecs sentant à leurs épaules le souffle de leurs fidèles coursiers[34].

Gendarmes et archers, dans l’armée du prince de Galles, étaient des hommes d’élite qui tous avaient long-temps fait la guerre et assisté à de grandes batailles. Au contraire, les troupes de don Henri se composaient en majeure partie de recrues sans discipline ; l’infanterie surtout était aussi mal armée que dépourvue d’expérience. On n’y voyait qu’un petit nombre d’arbalétriers, et la plupart des fantassins, paysans enlevés à leurs charrues, n’avaient que des frondes et des zagaies. La cavalerie, mieux équipée, comptait cependant beaucoup plus de génétaires que de gendarmes. En résumé, l’armée castillanne, redoutable dans les escarmouches et excellente pour la guerre de montagnes, perdait tous ses avantages en se mettant en ligne contre les bandes aguerries amenées de la Guyenne. Aux yeux des capitaines français, c’était le comble de la témérité que de s’aventurer en plaine contre les Anglais. Mais il n’était plus temps de donner des conseils. Résolus à faire leur devoir en gens de cœur, ils ne pouvaient se défendre des plus sinistres pressentimens.


IV.

L’ordre de combat était arrêté d’avance pour les deux armées dès leur entrée en campagne. Chacune se formait en quatre corps ou batailles. Du côté de don Henri, l’avant-garde, composée des aventuriers français et bretons et de l’élite des gendarmes castillans, était sous le commandement immédiat de Du Guesclin. Don Sanche, frère du roi, et les chevaliers de l’Écharpe, parmi lesquels se trouvait l’historien Ayala[35], faisaient partie de cette division, qui le cédait en rien à la gendarmerie anglaise. Un peu en arrière, deux gros corps de cavalerie, chevaux bardés et génétaires, flanquèrent la bataille des hommes d’armes de Du Guesclin, qui devaient combattre à pied. Celui de gauche était aux ordres de don Tello ; celui de droite avait pour chef le comte de Denia, maintenant marquis de Villena, et se composait des auxiliaires aragonais et des chevaliers des ordres militaires. Entre ces deux ailes de cavalerie, et en seconde ligne, se rangea la quatrième bataille, infanterie et cavalerie, dont le roi se réserva le commandement. La disposition de l’armée anglaise était la même à peu près, seulement les hommes d’armes des trois batailles de la première ligne devaient mettre tous pied à terre au moment de l’action. Au centre et en face de Du Guesclin on voyait des Anglais et des aventuriers de toutes les nations[36] rangés sous la bannière du jeune duc de Lancastre. Le fameux Jean Chandos, connétable de Guyenne, un des meilleurs capitaines de son temps, prêtait au jeune prince le secours de sa vieille expérience, et devait l’initier au métier de la guerre, comme il avait déjà servi de mentor à son frère le prince de Galles, dans les champs de Poitiers. Auprès de lui se faisaient remarquer sir Hugh de Calverly et les quatre cents lances qu’il avait ramenées d’Espagne. Ils allaient échanger les premiers coups contre leurs anciens camarades. A droite de ce corps, et opposés à don Tello, étaient les hommes d’armes gascons, conduits par le comte d’Armagnac et le seigneur d’Albret. A gauche, faisant face au marquis de Villena, le captal de Buch et le comte de Foix rangèrent leurs vassaux et plusieurs troupes d’aventuriers. La quatrième bataille, la plus nombreuse de toutes, était formée d’Anglais, de Castillans et de Navarrais. Là, au poste d’honneur, flottait la bannière de don Pèdre, avec celle du prince de Galles, celle du roi de Navarre, absent, portée par son sénéchal Martin Enriquez, enfin celle du roi de Naples, fils de don Jayme, dernier roi de Mayorque, dépossédé par Pierre IV d’Aragon. Ayala, témoin oculaire, évalue la force de l’armée anglaise à dix mille lances et autant d’archers, c’est-à-dire à plus de quarante mille combattans. On sait que chaque lance comptait pour plusieurs cavaliers, dont le nombre variait de trois à cinq. Il ne compte que quatre mille cinq cents lances seulement dans l’armée castillanne, et ne dit pas le nombre précis des génétaires ni de l’infanterie[37]. Froissart, d’après des relations anglaises, donne à don Henri vingt-sept mille chevaux et quarante mille hommes de pied[38]. Il ne fait pas connaître le nombre des troupes anglaises présentes à Navarrete ; mais, suivant son rapport, elles ne se composaient, à leur entrée en Espagne, que de vingt-sept mille chevaux, qui devaient être fort réduits, depuis deux mois, par les maladies et la misère[39]. L’exagération des premiers chiffres de Froissart paraît évidente, mais on peut soupçonner que le patriotisme d’Ayala lui a fait dissimuler la force de l’armée castillanne. En comparant les deux témoignages, on doit conjecturer que les Anglais avaient plus de gendarmes que les Castillans, et que, par contre, ces derniers étaient plus forts en infanterie.

Des deux côtés on s’était mis en campagne avant l’aube. Dans le désordre d’une marche nocturne, quelques génétaires et la bannière de la commune de Saint-Étienne-du-Port se détachèrent de l’armée de don Henri et s’allèrent rendre à don Pèdre, désertion peu importante quant au nombre des soldats, fort alarmante pourtant par la défiance qu’elle inspirait à tout le reste de l’armée. Chacun examinait son compagnon avec inquiétude et craignait quelque trahison.

Les Anglais avaient eu le temps de choisir leur position et d’étudier le terrain. Leurs batailles étaient déjà sous les armes, lorsque Chandos sortit des rangs et s’avança vers le prince de Galles tenant à la main une bannière roulée. « Monseigneur, dit-il, voici ma bannière ; je vous la donne. Qu’il vous plaise que je la puisse lever aujourd’hui. Dieu merci, j’ai terres et héritages pour tenir état, ainsi qu’il appartient à un chevalier banneret. » On appelait ainsi les seigneurs qui, pouvant mener en guerre un certain nombre de soldats, jouissaient du privilège d’arborer leur propre drapeau, distingué par sa forme carrée du pennon triangulaire des simples chevaliers. Chandos était entré en Espagne suivi de douze cents pennons[40]. Le prince remit l’étendard à don Pèdre, qui le déroula. Il était d’argent, au pal aiguisé de gueules, et taillé en pointe comme un pennon. De son poignard, le roi coupa cette pointe, et le rendit par la haste au nouveau banneret : « Levez votre bannière, messire Chandos, dit-il ; Dieu lui donne honneur et fortune ! » Aussitôt Chandos la porta à l’avant-garde, et fit jurer à ses compagnons de défendre cet insigne qui devait désormais les guider[41].

Au lever du soleil, don Henri découvrit l’armée anglaise déjà formée en ligne dans un ordre admirable. Les bannières et les pennons aux vives couleurs flottaient au-dessus d’une forêt de lances ; déjà tous les hommes d’armes avaient mis pied à terre. L’avant-garde castillanne se hâta de les imiter, renvoya ses chevaux, s’avança en bon ordre et au petit pas ; puis on fit halte un moment comme pour recueillir toutes ses forces avant d’en venir aux mains. Le prince de Galles fit dévotement sa prière, et après avoir pris le ciel à témoin de la justice de sa cause, tendant la main à don Pèdre : « Sire roi, dit-il, dans une heure vous saurez si vous êtes roi de Castille. » Alors il s’écria : « Bannières en avant, au nom de Dieu et de saint George ! » Dans l’autre camp, don Henri, monté sur une mule roide et forte à l’usage du pays[42], parcourait les lignes de son armée exhortant ses gens à bien faire et promettant de leur donner l’exemple. Les trompettes sonnèrent la charge, et aussitôt les deux avant-gardes s’abordèrent avec la plus grande résolution, l’une au cri de : Castille au roi Henri ! l’autre au cri de Saint George et Guyenne ! Les Anglais portaient pour se reconnaître une croix rouge sur des soubrevestes blanches, et les Castillans une écharpe[43]. Les archers anglais, ordinairement placés en première ligne, n’engagèrent pas le combat cette fois, soit que l’ardeur des deux avant-gardes ne leur laissât pas le temps de faire usage, de leurs traits, soit que le prince de Galles eût craint d’exposer ses archers aux charges rapides des génétaires castillans.

Le choc de la bataille commandée par Du Guesclin fut si impétueux, qu’il fit plier un instant la ligne ennemie. Un chevalier castillan nommé Martin Fernandez, qui moult étoit entre les Espagnols renommé d’outrage et de hardiment, dit Froissart dans son vieux et énergique langage, reconnaît Chandos dans la presse et le provoque à un combat singulier. Ils s’attaquent avec fureur ; leurs armures impénétrables résistent à tous les coups qu’ils se portent. Confiant dans sa force gigantesque, le Castillan saisit son ennemi à bras-le-corps et le terrasse ; mais Chandos, d’un effort désespéré, l’entraîne dans sa chute. Quelque temps ils se débattent ensemble dans la poussière sans lâcher prise ; mais Martin Fernandez avait le dessus, il accablait Chandos de son poids et lui tenait le genou sur poitrine, lorsque l’Anglais, conservant son sang-froid dans cette lutte acharnée, tire son poignard et cherche avec la pointe le défaut de la cuirasse de son ennemi. Il trouve enfin un passage ; il frappe à coups redoublés. Déjà ce n’est plus qu’une masse inerte qui pèse sur lui ; il la repousse de côté, et, tout couvert de sang, se relève au moment où ses compagnons parvenaient à se faire jour jusqu’à lui[44]. Cependant les Anglais avaient reculé de quelques pas, et déjà les aventuriers criaient victoire, lorsque le comte d’Armagnac s’avança hardiment contre la cavalerie de don Tello, qui, soit trahison, soit terreur panique, n’attendit pas le choc et tourna le dos sans rendre de combat. Les Gascons à pied, au lieu de s’amuser à poursuivre les génétaires ennemis, se dirigent aussitôt contre la bataille de Du Guesclin et la prennent en flanc. Presque au même moment, le captal de Buch, qui venait de mettre en déroute l’autre aile de cavalerie, exécutait la même manœuvre contre le flanc droit de l’avant-garde castillanne. Débordés et enveloppés de toutes parts, les gendarmes français et espagnols se serrèrent courageusement autour de la bannière de l’Écharpe, et combattirent quelque temps avec la plus grande valeur contre un ennemi trois fois plus nombreux. Ce fut en vain que don Henri, à la tête de ses hommes d’armes à cheval, chargea lui-même à plusieurs reprises pour dégager ces braves gens. Il eut bientôt sur les bras la seconde ligne de l’armée anglaise, conduite par le prince de Galles en personne. L’infanterie castillanne, dont les frondes avaient d’abord jeté quelque désordre parmi les Anglais, se débanda lorsqu’elle eut essuyé les décharges meurtrières de leurs archers. Dès ce moment la bataille était perdue pour don Henri. Cependant il fit des efforts inouis pour rallier ses soldats et les ramener à la charge ; on l’entendait crier aux fuyards : « Beaux seigneurs ! que faites-vous ? Me trahirez-vous aujourd’hui, vous qui m’avez fait roi ? Tournez la tête, et la journée, avec l’aide de Dieu, nous restera[45] ! » Tant qu’il vit flotter la bannière de l’Écharpe, il la montrait à ses gens et les exhortait par son exemple et par ses cris à percer jusqu’à ses défenseurs ; mais enfin cette bannière tomba, et la déroute fut générale. Cavaliers, fantassins, tout se débande et se mêle en fuyant par la plaine. Les gendarmes anglais, remontés sur leurs chevaux, chassaient devant eux une masse confuse qui s’entassait aux abords du pont de Najera, seule retraite de cette grande armée. Une crue subite de la Najerilla vint augmenter le désastre. Hommes et chevaux se jetaient pêle-mêle dans la rivière, qui fut en un instant rouge de sang et encombrée de cadavres. Quelques chevaliers des ordres militaires essayèrent de défendre le pont et se barricadèrent dans une grande maison à l’entrée de la ville ; mais ils y furent bientôt forcés, et l’ennemi se répandit dans les rues. La nuit qui survint, la fatigue des vainqueurs las de tuer, le pillage qui les retenait dans la ville et dans le camp de don Henri, sauvèrent les débris de l’armée castillanne[46].

Telle fut la bataille de Najera, ou de Navarrete, encore plus décisive que sanglante. Les Castillans laissèrent sur la place cinq à six cents hommes d’armes et sept mille fantassins. Le corps de Du Guesclin perdit à lui seul quatre cents hommes d’armes, la moitié de son effectif. Là seulement le terrain fut vaillamment disputé. Le reste fut tué dans la déroute ou se noya en essayant de passer la Najerilla. Suivant Froissart, le prince de Galles n’aurait eu à regretter que quatre de ses chevaliers, deux Gascons, un Anglais et un Allemand, en outre vingt archers et quarante fantassins[47]. Je lui laisse la responsabilité de ce calcul, qui peut surprendre, même quand on se rappelle combien, dans les combats du moyen-âge, la perte des vaincus était toujours hors de proportion avec celle des vainqueurs. Le nombre des prisonniers fut considérable. Bertrand Du Guesclin, le maréchal d’Audeneham, les capitaines français, don Sanche, frère de don Henri, Philippe de Castro, son beau-frère, le marquis de Villena, tous les chevaliers de l’Écharpe, enfin tout ce qui restait vivant de l’avant-garde castillane, étaient aux mains des Anglais. C’étaient les meilleurs soldats et les plus dévoués qu’eût le prétendant.

Don Pèdre, qui, pendant le combat, s’était jeté au plus fort de la mêlée, s’acharna long-temps à la poursuite des fuyards. On le voyait galoper dans la plaine, monté sur un cheval noir, sa bannière armoriée de Castille devant lui, cherchant son frère partout où l’on combattait encore, et criant, échauffé par le carnage : « Où est ce bâtard, qui se dit le roi de Castille[48] ? » Depuis Iong-temps les trompettes anglaises avaient sonné la retraite, lorsque, épuisé de fatigue, il consentit enfin à tourner bride. Il se dirigeait vers l’étendard du prince de Galles, qu’il apercevait flottant sur un tertre éloigné, lorsqu’il rencontra un chevalier gascon ramenant prisonnier Iñigo Lopez Orozco, jadis un de ses familiers, qui l’avait abandonné peu après sa fuite de Burgos. A la vue d’un homme qu’il avait comblé d’honneur, et qu’il retrouvait au milieu de ses ennemis, le roi, transporté de fureur, le tua de sa main, malgré les efforts du chevalier gascon pour le protéger. Ce fut sa première infraction aux promesses faites au prince de Galles. Les Anglais se montrèrent indignés de cette vengeance barbare. D’ailleurs, tuer leurs prisonniers, c’était leur voler des rançons. Édouard en témoigna le plus vif mécontentement, et, sur le champ de bataille même où ils venaient de triompher, don Pèdre et son allié échangèrent d’aigres paroles, symptômes d’une aversion mutuelle qui allait bientôt éclater plus hautement[49].

La couronne de Castille semblait à jamais assurée à don Pèdre par la bataille de Najera. Un seul homme en jugeait plus sainement, c’était le prince de Galles. Lorsque, le lendemain de la bataille, les chevaliers chargés par lui de reconnaître les morts et les prisonniers vinrent lui faire leur rapport, il leur demanda, dans le dialecte gascon qu’il parlait habituellement : « E lo bort, es mort o pres ? Et le bâtard, est-il tué ou pris ? » On répondit qu’il avait disparu du champ de bataille et qu’on avait perdu ses traces : « Non ay res faït, s’écria le prince ; il n’y a rien de fait[50]. » Ces paroles étaient prophétiques.


V.

Malgré l’indignation d’Édouard en apprenant le meurtre de Lopez Orozco, don Pèdre laissait voir que sa soif de vengeance n’était pas apaisée. Le lendemain de la bataille, les prisonniers furent passés en revue. Presque tous, s’étant rendus à des gentilshommes anglais ou gascons, se trouvaient sous la sauvegarde de la loyauté chevaleresque. Cependant don Pèdre demanda que les Castillans lui fussent remis, offrant de payer leurs rançons au prix qui serait fixé, et il pria le prince de le cautionner auprès des chevaliers à qui ces prisonniers appartenaient. « Je leur parlerai, disait-il avec un sourire terrible, et je ferai tant qu’ils demeureront à mon service. Autrement, s’ils s’échappent ou s’ils paient leur rançon, ce sont des ennemis que je retrouverai toujours plus acharnés contre moi. — N’en déplaise à votre majesté royale, répondit le prince d’un ton sévère, ce n’est pas à bon droit que vous faites cette demande. Ces seigneurs, chevaliers ou hommes d’armes à mon service ont combattu pour l’honneur, et leurs prisonniers sont bien à eux. Pour tout l’or du monde, mes chevaliers ne vous les livreraient pas, sachant bien que vous ne les demandez que pour les faire mourir. Quant aux cavaliers vos vassaux contre lesquels sentence de félonie a été rendue avant cette bataille, je consens qu’ils vous soient remis. — Puisque vous le voulez ainsi, s’écria don Pèdre, je tiens mon royaume perdu pour moi, plus qu’il n’était hier. Si vous laissez vivre ces hommes, vous n’avez rien fait pour moi. Votre alliance m’a été inutile, et c’est en vain que j’ai dépensé mes trésors à payer vos gendarmes ! — Sire cousin, reprit Édouard, pour recouvrer votre royaume, vous avez de plus sûrs moyens que ceux par lesquels vous avez cru le conserver, et qui, de fait, vous l’ont fait perdre. Croyez-moi, renoncez à vos rigueurs d’autrefois, et songez à vous faire aimer de vos gentilshommes et des communes de votre royaume. Si vous reprenez vos anciens erremens, vous vous perdrez et vous mettrez en tel état, que ni monseigneur le roi d’Angleterre, ni moi, ne pourrions vous venir en aide, quand même nous en aurions la volonté ![51].

Pendant ce débat, la plupart des prisonniers castillans exprimaient leur repentir et faisaient supplier don Pèdre de leur accorder leur pardon. Le roi, annonçant qu’il leur faisait grace par considération pour le prince de Galles, consentit à recevoir leurs sermens. Il embrassa même son frère don Sanche, et lui promit d’oublier sa conduite passée. Gomez Carrillo et Sancho-Sanchez Moscoso, grand commandeur de Saint-Jacques, furent cependant exceptés de l’amnistie, comme ayant été déclarés traîtres par sentence rendue dès avant la révolution. Livrés au roi, ils furent aussitôt décapités devant sa tente. Garci Jufre Tenorio, fils de l’amiral don Alonso Jufre[52], fut également égorgé quelques jours après et pour le même motif. Après ces exécutions, les deux princes se séparèrent mécontens l’un de l’autre. Don Pèdre avec don Sanche et le maître d’Alcantara, Martin Lopez, se dirigea sur Burgos, à la tête de l’avant-garde anglaise, tandis qu’Édouard le suivait lentement avec le reste de ses troupes[53].

Pendant que don Pèdre faisait trancher la tête à ses sujets rebelles, le prince de Galles donnait un exemple de modération qui contrastait fortement avec cette rigueur. Parmi ses prisonniers se trouvait le maréchal d’Audeneham, vieux guerrier de soixante ans, estimé jusqu’alors comme un brave et loyal chevalier. Pris à la bataille de Poitiers, combattant à côté du roi de France, il avait été mis à rançon, et, suivant l’usage du temps et la courtoisie ordinaire du prince, il avait été relâché avant d’avoir entièrement acquitté sa dette, mais sous le serment de ne pas porter les armes contre le roi d’Angleterre ou son fils, à moins que ce ne fût sous la bannière du roi de France ou d’un prince de sa famille. En le reconnaissant au milieu des Français, Édouard fronça le sourcil et l’appela parjure et traître. « Sire, dit le vieux maréchal, vous êtes fils de roi, et je ne puis vous répondre autre chose, sinon que je ne mérite point les noms que vous me donnez. — Eh bien ! dit le prince, vous soumettez-vous au jugement d’une cour de chevaliers ? » Le maréchal y consentit avec empressement. Aussitôt douze chevaliers furent nommés pour connaître de l’accusation, quatre Anglais, quatre Gascons et quatre Bretons Le prince, se portant accusateur, parla le premier. Il rappela le serment du maréchal, et conclut, en peu de mots, que n’y ayant dans l’armée ennemie aucun prince de la maison de France, l’accusé avait manqué à sa parole et forfait à l’honneur. Le maréchal plaida lui-même sa cause, et répondit qu’à la vérité il avait juré de ne point s’armer contre le roi d’Angleterre ni contre son fils, mais qu’il n’avait pas enfreint son serment, n’ayant pas tiré l’épée contre eux. « Ne vous en déplaise, monseigneur, dit-il, vous n’êtes point le chef de l’armée contre laquelle je me suis battu. Vous êtes venu sur cette plaine comme capitaine aux gages du roi don Pèdre, et c’est contre ce roi, chef de votre armée, que je me suis battu, moi, pauvre capitaine d’aventure à la solde du roi don Henri. » Cette argumentation, qui nous semble aujourd’hui plus subtile que juste, appuyée par la réputation sans tache du vieux maréchal, fut accueillie avec faveur. Tout ce qui pouvait étendre cette indépendance dont les nobles du moyen-âge étaient si jaloux, devait plaire aux juges du maréchal, capitaines d’aventure comme lui. Il fut absous à l’unanimité. Le prince lui-même, toujours généreux, admit sans hésiter une défense qui lui enlevait la gloire de la journée de Najera et le réduisait lui-même au rôle d’un mercenaire. Loin de se tenir pour offensé, il témoigna hautement son approbation du jugement et assura le maréchal qu’il lui rendait toute son estime[54].


VI.

Avant de raconter les suites de la bataille de Najera, je dois faire connaître le sort du rival de don Pèdre. Entraîné par le flot des fuyards, don Henri s’éloignait du combat monté sur un cheval bardé de fer, lorsqu’il fut rencontré et reconnu par un de ses écuyers nommé Rui Fernandez de Gaona, qui, remarquant que le cheval du roi pouvait à peine marcher, lui donna le sien équipé à la légère ; quelques instans après Gaona et le cheval de don Henri étaient pris par les Anglais[55]. Grace à sa nouvelle monture, don Henri put se dérober à ceux qui s’attachaient à sa poursuite. Après avoir traversé, non sans peine, le pont de Najera, au lieu de prendre la route de Burgos, il se dirigea vers Soria ; c’est le chemin qui mène en Aragon. Vaincu, il sentait bien qu’aucune ville de la Castille ne s’exposerait à le recevoir. Le lendemain de la bataille, suivi de trois cavaliers seulement, qui l’avaient rejoint, il gagna le territoire de Soria, où l’attendait un nouveau danger. Cette province, insurgée dès avant son désastre, était parcourue en tout sens par des partis ennemis. Quelques cavaliers le reconnurent, et, devinant sa mauvaise fortune à l’état de son équipage, essayèrent de l’arrêter. Il tua de sa main un des assaillans et obligea le reste à lui laisser le passage. Parvenu en Aragon à travers mille dangers, il fut d’abord accueilli par don Pèdre de Luna, fameux depuis sous le nom de l’antipape Benoît XIII, qui lui servit de guide dans les montagnes et le conduisit lui-même jusqu’à Orthez. Le comte de Foix, seigneur du pays et vassal du roi d’Angleterre, bien qu’il fût plus que personne intéressé à ne pas exciter le courroux du prince de Galles, n’en reçut pas moins le proscrit avec tous les égards dus à son rang et à ses malheurs. Il lui donna des chevaux et une escorte pour gagner Toulouse ; là enfin, don Henri respira librement[56].

Don Telle, sur lequel la mauvaise conduite du corps qu’il commandait à Najera avait fait planer de graves soupçons, parut les démentir par son empressement à se soustraire à la vengeance de don Pèdre. De même que son frère, il chercha d’abord un asile en Aragon. C’était de ce côté que se dirigeaient tous les chefs du parti vaincu. Sur la nouvelle de la défaite de don Henri, sa femme, doña Juana, prit à la hâte la même route avec l’infante Léonor d’Aragon, fiancée à son fils. Quelques jours après, elle entrait à Sarragosse avec une suite éplorée de dames et de damoiselles, exténuée de fatigue et mourant d’effroi. Doña Juana était conduite par l’archevêque de Sarragosse, chargé par Pierre IV de résider auprès d’elle, et c’est à la présence d’esprit et au dévouement de ce prélat qu’elle dut d’échapper à tous les dangers qui l’attendaient dans sa fuite. Personne n’avait encore de nouvelles de don Henri, et don Pèdre, dans les lettres qu’il adressait à toutes les villes de la Castille, publiait que son ennemi était mort à Najera[57]. Les fugitifs furent mal accueillis à la cour d’Aragon. Pierre IV, déjà indisposé contre don Henri pour sa lenteur ou sa mauvaise foi dans l’exécution de leurs traités, l’abandonnait ouvertement depuis sa défaite, craignant d’ailleurs de se brouiller avec le prince de Galles. Il se hâta de retirer sa fille Léonor à la princesse que, peu de jours auparavant, il nommait la reine de Castille. Maintenant il rejetait bien loin l’idée d’une alliance avec une maison à jamais déchue. Bientôt sir Hugh de Calverly, au nom du roi d’Angleterre, et un seigneur castillan, envoyé de don Pèdre, vinrent demander avec hauteur l’extradition ou l’éloignement de tous les membres de la famille proscrite, offrant en retour l’amitié et l’alliance des vainqueurs. Grace à l’énergique intervention d’une partie de la noblesse aragonaise, doña Juana et les bannis castillans qui l’avaient suivie obtinrent quelque temps une hospitalité précaire. La puissante famille des Luna, à laquelle appartenait l’archevêque de Sarragosse, reprochait hautement au roi d’Aragon de sacrifier un allié, qui lui avait rendu de signalés services, à un implacable ennemi, qui, pendant dix ans, avait porté le fer et le feu dans son royaume ; mais Pierre IV ne se piquait pas plus de générosité que de bonne foi. La bataille de Najera était à ses yeux l’irrévocable condamnation de don Henri. Il ne fit aucune difficulté pour entrer en négociations avec don Pèdre et le prince de Galles. Au reste, les Castillans eux-mêmes lui donnaient l’exemple de l’oubli des sermens. Burgos ouvrit ses portes avant d’être sommée, et la soumission de tout le royaume fut encore plus rapide que n’avait été son insurrection quelques mois auparavant. C’était à qui s’efforcerait de désarmer le vainqueur par son empressement et sa bonne grace à reprendre le joug. Un petit nombre de riches-hommes, pleins de défiance, se cachaient dans leurs châteaux, ou cherchaient à passer en pays étranger : personne ne songeait à protester contre le jugement rendu sur les bords de la Najerilla.


XXII.

RESTAURATION DE DON PEDRE. — 1367-1368.


I.

Le prince de Galles entra dans Burgos quelques jours après don Pèdre. Là, leur mésintelligence éclata de nouveau et de la manière la plus flagrante. Le premier se plaignait amèrement que son allié lui vendît trop cher ses services ; le second que l’on n’exécutât pas fidèlement le traité de Libourne. On remarqua que le prince voulut prendre son logement hors de la ville, loin du roi, qui s’était établi dans le château : ils semblaient se défier l’un de l’autre. Édouard n’était plus consulté sur rien, et don Pédre prétendait gouverner seul comme par le passé. A peine arrivé dans Burgos, il fit arrêter l’archevêque Jean de Cardalhac, né en Gascogne et parent du comte d’Armagnac, un des principaux chefs de l’armée anglaise. Pour rendre impossible toute intercession en sa faveur, le roi le fit partir précipitamment pour le château d’Alcalà de Guadaïra, en Andalousie, où l’attendait un de ces cachots creusés sous terre, affreuse invention du despotisme féodal[58]. Peu de temps après, on conduisit dans la même forteresse Diego de Padilla, maître de Calatrava et beau-père du roi. On a vu qu’il s’était hâté de faire sa soumission à don Henri avant même que don Pèdre eût quitté ses états, et, par la promptitude de cette défection, il avait obtenu de l’usurpateur la conservation de sa haute dignité, ou plutôt que don Henri s’abstînt de prononcer entre lui et don Pedro Moniz, qui se prétendait aussi maître de Calatrava[59]. Padilla avait cherché à se faire oublier, se cachant, en quelque sorte, dans les châteaux de son ordre. Lorsque l’approche des Anglais eut obligé don Henri à réunir toutes ses forces, Padilla, par des lenteurs calculées, fit en sorte de demeurer en arrière et n’assista point à la bataille de Najera. Instruit du résultat, il accourut auprès de don Pèdre à la tête d’environ deux cents chevaliers de son ordre, appelés par lui, disait-il, pour voler au secours de leur légitime souverain. Don Pèdre ne fut point la dupe de ce mensonge ; dès qu’il vit la Castille soumise, il fit arrêter le traître et le jeta, en prison. Padilla y mourut au bout de quelques mois. Il avait été déjà remplacé dans ses fonctions par Martin Lopez, maître d’Alcantara[60].

II.

En apprenant ces arrestations, surtout celle du prélat gascon, le prince de Galles crut voir un outrage direct à sa personne. Il réclama, mais inutilement ; don Pèdre lui déclara qu’il n’avait plus besoin de l’armée anglaise, et qu’elle était pour lui une lourde charge. Il invita le prince à repasser en Guyenne, le priant toutefois de lui laisser, pour quelque temps encore, un millier d’hommes d’armes. N’ayant plus de bataille à livrer, plus de gloire nouvelle à acquérir, Édouard ne demandait pas mieux que de retourner dans ses états. Sa santé, affaiblie déjà depuis long-temps, s’était fort empirée par les fatigues de la dernière campagne, et d’ailleurs quelques démonstrations menaçantes du roi de France rendaient nécessaire sa présence à Bordeaux ; mais, avant de quitter l’Espagne, il voulait que ses capitaines reçussent les indemnités qui leur étaient dues, dont lui-même avait fait les avances, ou dont il s’était rendu caution. En outre, il exigeait la remise des ports de la Biscaïe, que, par le traité de Libourne, don Pèdre s’était obligé à lui céder ; or, de la part du roi de Castille, rien n’indiquait la moindre disposition à tenir ces promesses. Édouard réclama, non sans aigreur. De part et d’autre, des commissaires furent nommés, car déjà les deux alliés ne correspondaient plus que par ambassadeurs. A la demande des subsides, les ministres castillans répondirent par d’autres réclamations. D’abord ils s’élevaient contre les violences commises par l’armée anglaise, qui, pour l’indiscipline et les habitudes de pillage, ne le cédait erg rien aux aventuriers de don Henri. Puis ils se plaignaient que, pendant le séjour du roi en Guyenne, l’or et l’argent monnayé qu’il avait apporté d’Espagne et distribué aux capitaines anglais pour les préparatifs de leur expédition n’eût été accepté qu’avec un droit de change usuraire ; que les pierreries cédées par don Pèdre au prince, pour le même motif, n’eussent été évaluées qu’à la moitié de leur prix. Ils prétendaient qu’avant de traiter la question des subsides dus à l’armée anglaise, on fît une nouvelle estimation de toutes les valeurs avancées par le roi avant son entrée en campagne. Tes Anglais répliquaient qu’il était impossible de revenir sur ces transactions, et soutenaient qu’eux-mêmes avaient perdu à recevoir l’or et les pierreries apportés de Castille, obligés qu’ils étaient de s’en défaire à vil prix pour acheter des armes et des chevaux de guerre. Pendant quelque temps, on s’opiniâtra dans cette discussion, jusqu’à ce qu’il fût démontré que le trésor du roi était vide. Il fallut bien que le prince, qui s’était rendu caution de don Pèdre auprès des capitaines anglais, consentît à donner du temps à son allié pour l’acquittement de sa dette, mais il demanda pour sûreté vingt châteaux en Castille. Cette prétention blessante pour l’orgueil national fut fièrement rejetée. A chaque instant les difficultés augmentaient, et sur aucun point les commissaires n’étaient près de s’entendre. Le chiffre même des subsides dus était vivement contesté, et, après beaucoup de débats inutiles, les Castillans demandèrent que toute autre question fût ajournée, jusqu’à ce que, d’un commun accord, on eût réglé le montant des sommes dues par le roi. C’était une nouvelle question fort longue à traiter, encore plus malaisée à résoudre, car chaque partie présentait un compte auquel l’autre partie refusait son approbation. Quant à la cession des villes de Biscaïe, don Pèdre se montrait facile en apparence, et pressait même auprès de la députation provinciale l’exécution du traité de Libourne ; mais on l’accusait d’envoyer en secret des émissaires porteurs d’instructions toutes différentes. D’ailleurs, les hommes qui connaissaient les lois et les coutumes des Basques savaient bien que ces peuples ne reconnaissaient à personne le droit de disposer d’eux, et qu’ils étaient surtout fort éloignés de consentir à devenir les vassaux du roi d’Angleterre[61].

Les exigences des Anglais, les lenteurs calculées des Castillans, prolongèrent les négociations pendant plusieurs semaines. Après de vives discussions, les commissaires s’entendirent à la fin sur l’évaluation des frais de l’expédition, et, comme il était impossible de les solder en ce moment, il fut convenu que le prince de Galles demeurerait garant du roi auprès des capitaines anglais, créanciers de ce dernier. Don Pèdre promit de payer la moitié de la dette dans un délai de quatre mois, pendant lequel l’armée auxiliaire, soldée par lui, occuperait la province de Valladolid. Jusqu’au paiement définitif de tous les subsides, les princesses, filles de don Pèdre, devaient rester en otages à Bayonne. Des commissaires anglais et castillans furent chargés de procéder à la remise des ports de Biscaïe ; enfin il fut convenu que la ville et la seigneurie de Soria seraient données à Jean Chandos en paiement des sommes qu’il avait prêtées ou dépensées pour l’expédition. Sir Hugh de Calverly se fit également confirmer la donation du comté de Garrion, dont il avait déjà reçu l’investiture de don Henri. Tout étant ainsi réglé, les conventions furent ratifiées par les deux princes et jurées solennellement par eux dans la cathédrale de Burgos. Aussitôt après la cérémonie, ils se séparèrent, Édouard pour aller prendre ses quartiers dans la province de Valladolid, don Pèdre pour parcourir son royaume et presser, comme il le promettait, le recouvrement des contributions destinées à l’armée anglaise[62].

Quatre mois s’écoulèrent, et le premier paiement promis n’eut point lieu. Alors même que le roi eût voulu franchement s’acquitter de sa dette, l’épuisement de ses finances ne le lui eût pas permis. Les villes de Biscaïe refusèrent nettement de recevoir les commissaires anglais et se mirent en défense, ne cachant pas qu’elles y étaient autorisées par leur légitime seigneur, le roi de Castille. Cependant l’oisiveté, l’ivrognerie, la dyssenterie, décimaient rapidement l’armée d’occupation. Le soleil brûlant de l’Espagne vengeait les vaincus de Najera. Chaque jour les officiers de don Pèdre étaient habiles à inventer quelque nouveau prétexte pour différer l’exécution du traité de Burgos. Lorsque Chandos vint réclamer ses lettres patentes pour l’investiture de la seigneurie de Soria, on lui demanda des droits de chancellerie si élevés, qu’ils excédaient peut-être la valeur du domaine qu’on lui donnait. Le prince de Galles, étourdi par les plaintes de ses capitaines, excédé des lenteurs interminables sans cesse opposées à ses réclamations, malade, furieux de se voir jouer ouvertement, repassa en Guyenne vers la fin de l’automne, ramenant à peine le cinquième de sa brillante armée, et ne rapportant d’Espagne que la stérile gloire acquise dans la plaine de Najera[63].

Si don Pèdre n’exécutait pas les promesses faites au prince de Galles, établi avec une armée au centre de son royaume, on conçoit qu’il usât de moins de ménagemens encore à l’égard du roi de Navarre, allié moins loyal et voisin moins dangereux. Il n’eut garde de lui céder la province de Logrono, et je ne sais d’ailleurs si Charles eut l’impudence de la réclamer. Nous avons laissé ce prince astucieux prisonnier volontaire d’Olivier de Mauny dans le château de Borja, attendant, pour jeter le masque, que la victoire se fût déclarée pour l’un des deux prétendans à la couronne de Castille. La bataille de Najera ayant fait cesser toutes ses incertitudes, il ne songea plus qu’à sortir de prison sans qu’il lui en coûtât rien. On a vu qu’il avait acheté la connivence du capitaine breton par la promesse de la seigneurie de Guibray et d’une rente de 3,000 francs. Tromper un aventurier n’était pas chose facile ; mais, en fait de fourberie, le Navarrais n’avait pas son égal. D’abord, laissant un de ses fils, l’infant don Pèdre, en otage à Borja, il eut l’art de persuader à Mauny de l’accompagner jusqu’à Tudela, où, disait-il, sa rançon lui serait comptée. Mauny ne connut à quel homme il avait affaire que lorsqu’il était déjà au pouvoir de son prisonnier. Arrivé à Tudela, on le jette dans un cachot. Son frère, en essayant de se sauver, est tué par les satellites du roi. Olivier lui-même s’estima heureux de recouvrer sa liberté en faisant relâcher le fils de Charles. Tel fut le dénoûment de cette ignoble comédie[64].


III.

Le plus épouvantable désordre régnait en Castille. Après le premier moment de stupeur, chacun se mit à calculer les forces et ressources de don Pèdre. Il était hors d’état de payer les Anglais, ne les payant pas, il perdait l’appui que lui donnait la terreur de leurs armes. On pouvait déjà prévoir qu’aussitôt après l’éloignement de ces redoutables auxiliaires, il se trouverait dénué de tout en face d’un peuple mécontent et humilié, qui venait d’apprendre combien une révolution était facile. En attendant, les liens de l’obéissance étaient partout rompus. Il y a dans le caractère espagnol une force d’inertie qui combat encore lorsque toute résistance semble impossible, et qui sait réparer les plus désastreuses défaites. Gagner du temps est une maxime nationale[65]. et c’est surtout dans les grandes commotions politiques qu’elle trouve son application. En annonçant sa victoire à toutes les communes de son royaume, don Pèdre s’était hâté de réclamer pour lui-même le paiement des taxes votées dans les cortès de Burgos, et déjà soldées à don Henri. Il déclarait qu’elles avaient été indûment accordées à l’usurpateur, et cependant il était réduit à invoquer les décrets d’une assemblée qui avait prononcé sa déchéance[66]. Par cette étrange fiction, obligé de rendre hommage à l’autorité des cortès, la seule que la nation respectât encore, il semblait avouer publiquement son impuissance à commander par lui-même. La plupart des villes ne répondirent point à ses demandes par des refus directs, mais elles inventaient mille prétextes pour différer le paiement d’une taxe que sa destination rendait encore plus odieuse à l’orgueil national. Si le roi trouvait si peu d’obéissance parmi les communes, sur le dévouement desquelles il avait l’habitude de compter, on peut juger de la résistance de ses grands vassaux, de tout temps indociles à son autorité. Les riches-hommes échappés à la défaite de Najera, ou suspects par leur conduite pendant l’usurpation de don Henri, se fortifiaient dans leurs châteaux, résolus d’y attendre patiemment, soit l’occasion de traiter avec le roi légitime, si son gouvernement se consolidait, soit de reprendre les armes contre lui, si le parti vaincu relevait la tête. Don Pèdre, sans argent, sans armée, n’ayant ni la volonté ni le pouvoir d’acheter les services des Anglais, cherchait en vain autour de lui une obéissance empressée ou une rébellion ouverte. Suivi de quelques hommes d’armes, il allait de ville en ville presser l’exécution de ses ordres, et ne donnait que le spectacle de sa faiblesse aux peuples qu’il voulait intimider.

Dans cette triste situation, cependant, l’inflexibilité de son caractère ne se démentit pas. Le malheur ne lui avait rien appris ni rien fait oublier. Il s’aperçut qu’on commençait à ne plus le craindre, il n’essaya pas de se faire aimer. Prêtre, noble ou bourgeois, quiconque s’était fait remarquer par son empressement à servir l’usurpateur trouvait en lui un juge aussi inexorable qu’au temps de sa prospérité. Avant de quitter Burgos, il ordonna l’exécution d’un des principaux chevaliers et d’un des plus riches bourgeois de cette ville, comme s’il en eût voulu décimer toutes les classes[67]. A Tolède, il se fit donner des otages comme dans une place conquise, et les traîna en Andalousie à sa suite. A Cordoue, il arrêta lui-même seize gentilshommes des premières familles, qu’il livra bientôt après aux bourreaux, comme convaincus d’avoir appelé don Henri dans leurs murs. D’autres exécutions non moins sanglantes signalèrent son entrée à Séville. Quelques-unes du moins pouvaient paraître justes : telles que la mort du Génois Boccanegra et de Martin Yañez, dont la trahison avait eu des suites si funestes pour don Pèdre[68]. Mais, après le châtiment de ces grands coupables, les échafauds se dressèrent indistinctement pour les magistrats et les officiers subalternes qui avaient accepté d’obscures fonctions sous l’usurpateur. Il semblait que la mauvaise fortune eût redoublé la cruauté du roi ; maintenant sa vengeance aveugle s’appesantissait jusque sur les parens des rebelles, et, chose horrible aux yeux des Castillans, elle n’épargnait pas même les femmes. L’exécution de doña Urraca de Osorio excita surtout l’indignation publique. Le seul crime de cette dame était que son fils, don Alphonse de Gusman, eût refusé de suivre le roi dans son exil ; mais, loin de porter les armes contre lui, il vivait retiré dans l’Andalousie au moment de la bataille de Najera. Depuis, redoutant le courroux du roi, il avait été chercher un refuge dans la ville d’Alburquerque. A la vérité, cette place, devenue le rendez-vous des mécontens du Midi, était alors comme un foyer d’insurrection. Don Pèdre, hors d’état de réduire ces rebelles, tourna sa fureur contre la mère de don Alphonse qu’il accusa de correspondre avec eux. Son supplice fut horrible. S’il faut en croire les chroniques locales, elle fut brûlée vive hors des remparts, au lieu où est aujourd’hui la promenade publique. On raconte que, les vêtemens de doña Urraca s’étant dérangés sur le bûcher au moment où les bourreaux venaient d’y mettre le feu, une de ses femmes, nommée Léonor Davalos, se jeta au milieu des flammes et périt avec elle en la couvrant de son corps[69].

Ces affreuses exécutions, ces vengeances abominables, ne faisaient qu’augmenter le nombre des mécontens et susciter de nouvelles conspirations. On vit alors quelques seigneurs y prendre part, qui, jusqu’alors fidèles à don Pèdre dans la mauvaise fortune, s’éloignaient de lui maintenant, comme d’un insensé courant à sa perte. Parmi tous les serviteurs du roi, celui qui par les preuves répétées de son dévouement semblait le plus à l’abri du soupçon, c’était Martin Lopez de Cordoue, compagnon de son exil et son ambassadeur auprès du roi d’Angleterre. Depuis son retour en Castille, don Pèdre, ayant dépouillé de la maîtrise de Calatrava Diego de Padilla, dont j’ai raconté la trahison, avait conféré cette dignité à Martin Lopez, comme plus avantageuse que la maîtrise d’Alcantara dont il était précédemment pourvu. Tout récemment, il venait d’y joindre le gouvernement de Murcie et celui de Cordoue. C’est dans cette dernière ville, sa patrie, que Martin Lopez avait fixé sa résidence. Jadis il s’était fait remarquer par son inflexibilité dans l’accomplissement des ordres les plus rigoureux de son maître. Maintenant sa conduite était toute différente. Il ne s’appliquait plus qu’à gagner l’affection de ses compatriotes, déplorant avec eux la sévérité de son maître, et s’attribuant à lui seul le mérite des rares faveurs accordées par don Pèdre. Soit qu’il cédât à quelques suggestions étrangères, soit qu’il ne suivît que les conseils de sa propre ambition, il commença bientôt à laisser deviner un projet qui ne pouvait manquer de produire une certaine impression sur la noblesse castillanne, beaucoup plus jalouse de son autorité que de la grandeur du pays. Martin Lopez, blâmant ouvertement la politique du roi, disait qu’il était temps de mettre un terme à ses violences insupportables, qu’il fallait défendre le roi contre ses propres fureurs et lui donner une tutelle pour le gouvernement de la Castille. Ces fonctions, ajoutait-il, ne pouvaient être confiées en de meilleures mains qu’en celles du prince de Galles, ce parfait modèle de la chevalerie. Don Pèdre, cependant, serait obligé de résider à Tolède. On le marierait, et l’on délivrerait ainsi le royaume de cette pépinière de bâtards dont, à sa mort, les prétentions pouvaient causer les plus graves désordres. Tout le royaume serait divisé en quatre grands gouvernemens, administrés par des seigneurs du pays, car la tutelle du prince anglais ne devait être que purement nominale et honorifique. Pour lui-même, Martin Lopez se réservait l’Andalousie et Murcie dont il était déjà vice-roi. Fernand de Castro aurait eu pour sa part les royaumes de Leon et de Galice, où il exerçait de fait une autorité presque souveraine. A Diego Gomez de Castañeda, on aurait confié la vieille Castille ; enfin la province de Tolède, avec la Manche et l’Estramadure, aurait été le lot de Garci Fernandez de Villodre[70].

Je rapporte ce plan remarquable sur l’autorité d’Ayala, et il me semble trop conforme aux idées et aux vœux de la noblesse castillanne pour qu’il puisse être révoqué en doute comme impraticable. Depuis que don Pèdre avait pris lui-même d’une main forte les rênes du gouvernement, sa politique constante avait été de réduire ses grands vassaux à un rôle subalterne. L’irritation de ces derniers avait préparé les voies à l’usurpation de don Henri, en 1366. Mais, si la noblesse était unanime pour secouer le joug de don Pèdre, elle se divisait lorsqu’il s’agissait de lui donner un successeur. Un grand nombre de riches-hommes, orgueilleux de leur blason sans tache, reprochaient à don Henri le malheur de sa naissance. D’ailleurs, la partialité qu’il montrait pour les étrangers qui lui avaient donné un trône blessait les susceptibilités nationales. Entre les riches-hommes qui redoutaient le despotisme de don Pèdre et ceux qui méprisaient l’origine de don Henri, Martin Lopez tentait d’élever un troisième parti. Rien de mieux combiné que son plan pour satisfaire aux passions dominantes des grands vassaux. Un fantôme de roi sous un tuteur trop éloigné pour être incommode, puis quatre maires du palais, véritables souverains sans en porter le titre, que pouvaient rêver de plus séduisant ces nobles seigneurs trop fiers pour souffrir un maître ? Ajoutons qu’un pareil système de gouvernement n’était pas nouveau en Espagne. Il s’y était produit tout naturellement à l’époque où les chrétiens commencèrent à refouler les Arabes vers le sud de la péninsule. Récemment encore, pendant la minorité de don Alphonse, le royaume de Castille avait été divisé de la sorte entre ses tuteurs. Après de si grandes révolutions, le moment était bien choisi pour partager les dépouilles du pouvoir royal. On ne peut savoir aujourd’hui si le prince de Galles était instruit du rôle qu’on lui réservait, et si Martin Lopez conspirait de concert avec les riches-hommes entre les mains desquels l’autorité monarchique allait se dissoudre ; mais on peut croire, avec quelque vraisemblance, que les Anglais, mécontens de don Pèdre, voyaient sans peine les dispositions de la noblesse castillanne, et l’encourageaient même à l’exécution d’un projet qui ne pouvait qu’augmenter leur influence. Quant aux seigneurs désignés pour gouverner la Castille avec Martin Lopez, l’attachement singulier que don Fernand de Castro et Garci de Villodre montrèrent au roi jusqu’au dernier moment ne permet pas de supposer qu’ils fussent entrés dans une conjuration contre un prince pour lequel ils se sacrifièrent courageusement dans la suite. A mon avis, leurs noms n’auraient été mis en avant par le maître de Calatrava, qu’en raison de l’influence extraordinaire qu’ils exerçaient dans certaines provinces, et, en se les associant, son but paraît avoir été seulement d’assurer à ses desseins l’assentiment général.

En attendant le moment d’éclater, Martin Lopez ne perdait pas une occasion de discréditer le roi et de se faire des partisans. Un jour, ayant réuni à dîner les chefs des plus illustres familles de Cordoue, il leur déclara que don Pèdre avait résolu de les faire périr, et l’on assure même qu’il leur communiqua un ordre du roi, vrai ou faux, à cet effet[71]. Il eut soin d’ajouter que, tant qu’il commanderait à Cordoue, ses concitoyens n’avaient pas à craindre qu’il consentît à devenir leur bourreau. Il était plus facile à Martin Lopez de ruiner l’autorité royale que de fonder la sienne. Il rendit son maître odieux sans se faire aimer lui-même de ses concitoyens. Cependant le roi, instruit de ses menées, résolut de prévenir l’explosion du complot. Il s’ouvrit à don Pedro Giron, qu’il venait de faire maître d’Alcantara, et lui promit la succession de Martin Lopez s’il parvenait à le mettre entre ses mains. Pedro Giron, l’ayant attiré dans le château de Martos, dont il était gouverneur, le fit charger de chaînes et se disposait à l’envoyer à Séville, c’est-à-dire à la mort, lorsque le roi de Grenade Mohamed, lié depuis longtemps d’une étroite amitié avec Martin Lopez, intervint en sa faveur. Don Pèdre, n’ayant plus d’autre allié que le roi maure, avait le plus grand intérêt à le ménager. A sa considération, il fit grace pour la première fois de sa vie, et non-seulement rendit la liberté au maître de Calatrava, mais encore, bientôt après, soit qu’il se laissât persuader de son innocence, soit qu’il se crût trop faible pour le punir, il parut oublier le passé et lui rendit complètement sa confiance[72].


III.

Le retour prévu du prétendant allait encore augmenter l’agitation et l’anarchie de la Castille. A son arrivée dans le Languedoc, don Henri n’avait trouvé d’abord qu’une hospitalité froide et timidement accordée. Le duc d’Anjou, gouverneur de la province, lui avait fait tenir à la vérité quelques secours d’argent ; mais cette espèce d’aumône s’était faite en secret, et c’était avec peine que le roi fugitif avait obtenu la permission de voir le prince et de conférer avec lui sur l’état des affaires en Castille. L’entrevue avait eu lieu avec une sorte de mystère, car la cour de France n’osait encore déclarer ouvertement ses sympathies, dans la crainte d’une rupture avec l’Angleterre. Cependant Charles V avait trop d’intérêt à soustraire l’Espagne à la domination anglaise pour abandonner complètement le prétendant de son choix. Bientôt on apprit le mécontentement du prince de Galles et le mauvais état de sa santé ; cette nouvelle rendit quelque hardiesse au roi de France. Il commença par donner une pension à don Henri, puis le comté de Cessenon, près de Béziers, pour lequel il reçut ouvertement son hommage[73]. Ce n’étaient encore que des secours dus à une grande infortune, un asile accordé à un homme qui avait autrefois servi la France. Mais en même temps don Henri recevait sous main des encouragemens et des promesses. Retiré dans son nouveau domaine, il était à portée d’étudier commodément la situation de la Castille et de correspondre avec ses partisans secrets ou déclarés. De toutes parts lui arrivaient des rapports propres à entretenir ses espérances et à réchauffer son courage. On lui peignait le désordre général, l’indignation excitée par les nouvelles rigueurs de don Pèdre, le dénûment de ses ressources, le mécontentement des communes grevées de taxes nouvelles, enfin l’attitude hostile de quelques-uns des grands vassaux. D’un autre côté, plusieurs capitaines, anglais ou gascons, que don Henri avait eu l’art de s’attacher pendant qu’ils étaient à son service, l’avertissaient secrètement de la mésintelligence entre don Pèdre et le prince de Galles, et l’assuraient que ce dernier, accusant la mauvaise foi de son allié, déclarait hautement qu’il ne ferait dorénavant aucun effort pour le défendre.


XXIII.

RETOUR DE DON HENRI. — 1368-1369.


I.

Don Henri employa utilement l’argent du roi de France. Il paya les rançons de ses compagnons d’infortune, acheta des armes et des chevaux, recruta des soldats. Les gouverneurs français secondaient ces préparatifs avec zèle, tout en avant l’air de les ignorer. Charles V lui-même inventait des prétextes pour lui fournir des subsides. C’est ainsi qu’il lui racheta deux fois de suite les terres qu’il lui avait données[74]. D’un autre côté, les capitaines anglais, furieux contre don Pèdre, et désespérant d’en obtenir jamais les indemnités qu’il leur avait promises, se montraient généreux pour leurs prisonniers, se contentaient de modiques rançons, ou même les mettaient en liberté sur parole. Entre les chevaliers de France et d’Angleterre régnait cette sorte de courtoisie qu’on trouve chez les joueurs. Il n’était pas rare qu’un seigneur prêtât à ses prisonniers armes et chevaux et leur permît d’aller se battre au loin, dans l’espoir que la fortune leur serait favorable et leur permettrait d’acquitter un jour leurs dettes. Vers le milieu de l’année 1367, un grand nombre de Français et de Castillans, prisonniers de Najera, se trouvaient libres, avaient remonté leurs équipages et se rendaient auprès de don Henri, brûlant du désir de réparer leurs pertes. Ce prince avait transféré sa résidence au château de Pierre-Pertuse, nouveau don du roi de France, sur la frontière du Roussillon, et chaque jour il y voyait arriver quelques-uns de ses anciens compagnons d’armes. Pendant qu’une petite armée se rassemblait au nord des Pyrénées, plusieurs soulèvemens se déclaraient dans l’intérieur même de la Castille. En Estramadure, le fils de l’infortunée doña Urraca et le maître de Saint-Jacques, don Gonzalo Mexia, s’étaient fortifiés dans la ville d’Alburquerque, et de là faisaient dans toute la province une guerre de partisans redoutable. Leur exemple fut bientôt imité par d’autres riches-hommes et par des communes importantes. Ségovie et son Alcazar, forteresse admirable, arborèrent l’étendard de don Henri, ainsi que Avila et quelques autres villes de la Castille vieille. Aussitôt après le départ du prince de Galles, Valladolid et une partie des provinces basques, irritées par les excès de l’armée anglaise, s’insurgèrent contre don Pèdre, qu’elles rendaient responsable de leurs maux[75]. Un assez grand nombre de prisonniers de Najera, rentrés en Espagne, armaient leurs vassaux et annonçaient le retour prochain du prétendant. Enfin les Anglais, eussent-ils voulu tenter une nouvelle intervention, allaient avoir assez d’occupation du côté de la France. On publiait que les trêves allaient être rompues ; déjà des bandes nombreuses d’aventuriers, excitées et payées par Charles V, faisaient des incursions en Guyenne, et le prince de Galles ne songeait plus qu’à se mettre en mesure de faire respecter ses propres frontières.


II.

Don Henri crut qu’il ne fallait pas laisser refroidir le zèle de ses amis. Après une conférence tenue à Aigues-Mortes avec le duc d’Anjou et le cardinal de Boulogne, assuré de la protection et de l’assistance de Charles V et du pape, pourvu par eux d’une somme d’argent considérable, il rassembla, vers le milieu d’août, tous ses partisans et se mit en marche pour rentrer en Espagne. Il n’avait encore que 400 lances, mais cette petite troupe se composait d’hommes d’élite, castillans, français et aragonais, commandés par le bâtard de Béarn, le Bègue de Villaines et le comte d’Osuna. Elle suffisait pour son escorte jusqu’à la frontière de Castille ; là il devait trouver une armée capable de lui conquérir un royaume, ou bien une mort glorieuse, digne d’un chef de désespérés. Voulant prouver à ses compagnons qu’il était résolu de tout sacrifier au succès de son entreprise, il emmena avec lui sa femme et son fils et ne laissa dans le château de Pierre-Pertuse que sa fille et un assez grand nombre de dames qui auraient trop embarrassé sa petite expédition.

Pour pénétrer en Castille, il lui fallait nécessairement traverser le territoire aragonais. J’ai déjà fait connaître quelles étaient les dispositions de Pierre IV depuis son alliance avec l’Angleterre ; mais, si la cour de Barcelone se montrait contraire au prétendant, tout le peuple et une partie de la noblesse faisaient ouvertement des vœux pour le succès de son entreprise. L’oncle même du roi, l’infant En Pere[76], secondait ouvertement les desseins de don Henri et l’engageait à s’avancer en assurance. A la nouvelle des préparatifs qui se faisaient à Pierre-Pertuse, le roi d’Aragon envoya signifier à don Henri que son alliance avec le prince de Galles l’obligerait à considérer comme un acte d’hostilité toute tentative pour passer sur ses terres. Sans tenir compte de cette menace officielle, don Henri se jeta dans la vallée d’Aran[77], passa les Pyrénées sans trouver d’ennemis pour lui défendre les cols, et vint déboucher dans le comté de Ribagorza, seigneurie qui appartenait à l’infant En Pere. Ce prince lui avait envoyé des guides sûrs pour le conduire dans ce pays sauvage et hérissé d’obstacles naturels. En s’engageant sur le territoire aragonais, don Henri écrivit à Pierre IV pour lui rappeler leur ancienne alliance et les services qu’il avait rendus à l’Aragon, services bien considérables, puisque, l’année précédente, son entrée en Castille avait suffi pour obliger don Pèdre à évacuer en un seul jour cent vingt villes ou châteaux dont il s’était emparé. Il promettait de respecter le territoire qu’il était contraint d’emprunter pour rentrer dans ses états ; mais il annonçait aussi sa ferme résolution de repousser par la force toute tentative pour troubler sa marche. En réalité, elle ne fut retardée que par la difficulté des chemins et par quelques démonstrations peu sérieuses des montagnards contre son avant-garde. En arrivant dans le comté de Ribagorza, l’armée castillanne trouva en abondance des vivres et des rafraîchissemens de toute espèce préparés par les soins de l’infant En Pere. Don Henri ne s’y arrêta que le temps nécessaire pour reposer, hommes et chevaux, épuisés par une longue traite. Un peu plus loin, à Estadilla, il traversa les domaines de son beau-frère don Philippe de Castro, riche-homme aragonais que don Pèdre retenait alors prisonnier dans le château de Burgos. Partout ses partisans lui tenaient prêts des guides et des vivres. A Balbastro, il apprit qu’un corps de troupes considérable était envoyé de Sarragosse par le roi d’Aragon pour le combattre ; mais les chefs même de cette armée l’avertirent courtoisement de leur approche et lui témoignèrent qu’ils obéissaient fort à contre-cœur à des ordres réprouvés par tous leurs compatriotes. Vraisemblablement, Pierre IV comptait sur la désobéissance de ses capitaines, et n’avait d’autre but que de prouver au prince de Galles qu’il était étranger aux projets de don Henri. Celui-ci cependant, précipitant sa marche, fut bientôt hors d’atteinte. Traversant avec rapidité une partie du territoire navarrais, qu’on ne put ou qu’on ne voulut pas lui disputer, il passa l’Èbre près d’Azagra et se trouva enfin en Castille devant Calahorra, la ville où l’année précédente il avait été proclamé roi.

En touchant la rive droite de l’Èbre, don Henri demanda s’il était en Castille. On lui répondit qu’il venait d’entrer dans son royaume. Aussitôt il descendit de cheval, se jeta à genoux, fit une croix sur le sable et la baisa. « Par cette croix, s’écria-t-il, image de l’instrument de notre rédemption, je jure que, pour dangers ou malheurs qui m’adviennent, je ne sortirai plus vivant de ce royaume de Castille. En Castille, j’attendrai la mort ou telle aventure que le ciel me réserve[78] ! » Puis, se relevant, il arma plusieurs chevaliers comme au jour d’une bataille, entre autres le bâtard de Béarn, qu’il fit dans la suite comte de Medina Celi.

Calahorra n’avait pas attendu son approche pour se déclarer en sa faveur. Déjà un grand nombre de ses partisans s’y étaient donné rendez-vous, et la ville réunissait en ce moment cinq à six cents hommes d’armes castillans ou français, la plupart ayant combattu à Najera, tous bien montés et remplis d’ardeur. Pendant plusieurs jours, don Henri s’arrêta dans cette petite ville pour y rallier les volontaires qui se présentaient de toutes parts. Dès-lors, se voyant à la tête d’une force respectable, il marcha audacieusement sur Burgos. Partout il était accueilli avec des transports de joie. Logroño fut la seule ville qui lui fermât ses portes. Ce n’était pas le temps de s’amuser à un siège et, après une escarmouche aux barrières, il reprit sa marche avec rapidité. Burgos était déjà bloquée par ses partisans. Deux factions divisaient cette grande ville : la plupart des bourgeois voulaient accueillir don Henri, mais le château avait une garnison de deux cents lances, et les Juifs, toujours fidèles à don Pèdre, avaient pris les armes et se fortifiaient dans leur quartier, résolus de le défendre. Aussitôt que la bannière royale fut déployée, l’archevêque, tout le clergé et les principaux de la bourgeoisie sortirent en procession, apportant leurs clés, et conduisirent don Henri en triomphe dans le palais, tandis que le château et la Juiverie lançaient des flèches et tiraient des coups de bombarde contre la ville. Il fallut entreprendre deux sièges à la fois. Au bout de quelques jours, les Juifs, voyant leur muraille minée et des engins en batterie prêts à les foudroyer, demandèrent grace et obtinrent, au prix d’une forte contribution, que leur vie et leurs biens seraient respectés. Le château se fit battre plus long-temps. Enfin le gouverneur, instruit que les mineurs étaient déjà sous ses remparts, et n’ayant d’ailleurs aucun espoir de secours, offrit sa soumission et livra sa forteresse. En entrant dans le château, don Henri délivra son beau-frère Philippe de Castro, détenu depuis la défaite de Najera. Il y fit encore un prisonnier d’importance, le fils du dernier roi de Majorque, qu’une maladie avait empêché de sortir de Burgos. C’était une capture considérable, car la rançon du prince, payée bientôt par sa femme la reine de Naples, fut de 80,000 doubles[79].

La prise de l’antique capitale de la Castille ne pouvait manquer de produire la plus vive impression dans tout le royaume. Dès ce moment, les partisans secrets de don Henri n’hésitèrent plus à se déclarer, et, dans peu de jours, entraînèrent la défection de presque toutes les villes du Nord. Bientôt l’insurrection, se propageant avec une incroyable rapidité, s’étendit jusqu’aux provinces les plus éloignées. L’Andalousie, jusqu’alors calme et soumise, façonnée de longue main à l’obéissance, contenue d’ailleurs par la présence du roi légitime, subit cependant la contagion de l’exemple, et le feu de la guerre civile s’y alluma pour ainsi dire sous les yeux de don Pèdre. En excitant à la sédition les habitans de Cordoue, Martin Lopez n’avait cru travailler que pour lui-même ; mais on ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait préparé les voies pour le prétendant. Vers la fin de l’année 1367, les bourgeois entrèrent en communication avec Gonzalo Mexia, maître de Saint-Jacques, qui depuis plusieurs mois guerroyait, au nom de don Henri, sur la frontière de Portugal. Ils l’appelèrent dans leurs murs et le prirent pour leur chef[80]. La défection de Cordoue consterna les amis du roi légitime et porta au comble l’enthousiasme et les espérances des rebelles. Don Pèdre, se défiant de sa fortune et ne se croyant déjà plus en sûreté dans Séville, ne s’occupait cependant qu’à fortifier la ville de Carmona, dont il voulait faire sa place d’armes. Il y faisait transporter d’immenses approvisionnemens de toute espèce, et dans cette citadelle, qu’il s’efforçait de rendre imprenable, il comptait renfermer ses enfans[81] et ses trésors, peut-être y trouver un dernier refuge pour lui-même. En même temps il rassemblait des troupes, pressait les Maures de Grenade de lui envoyer des secours et n’oubliait rien pour ranimer le courage de ses partisans ; mais nulle part il ne trouvait d’empressement à le servir. Il accusait la lenteur des Maures, l’apathie de ses vassaux. Menaces, prières, il mettait tout en œuvre pour presser les armemens, et cependant, hors d’état d’entrer en campagne, il se voyait contraint d’abandonner à leur fortune le petit nombre de loyaux serviteurs qui essayaient encore de soutenir sa cause dans le nord du royaume. Son principal lieutenant dans la Castille vieille, Rodrigo Rodriguez, assiégé dans le château de Dueñas par don Henri lui-même, fut obligé de capituler après une assez longue résistance.

L’hiver seul retardait les progrès de l’usurpateur. De part et d’autre, les derniers mois de l’année 1367 et les premiers de l’année suivante se passèrent en préparatifs militaires, sans que les deux rivaux cherchassent à se combattre. Tandis que don Pèdre appelait aux armes tout ce qui lui restait de vassaux fidèles, don Henri, parcourant la Castille vieille et le royaume de Leon, se montrait à ses partisans, les exhortait à redoubler d’efforts, recrutait des soldats, achetait ou prenait des châteaux, et obtenait des communes des secours d’argent en leur accordant des immunités et des privilèges pour l’avenir. Presque partout il n’avait qu’à se louer du zèle de la noblesse et des communes ; mais c’était dans sa famille même qu’il devait trouver l’opposition la plus dangereuse. J’ai eu plusieurs fois à signaler la jalousie de don Tello, ses trahisons répétées, ses intrigues continuelles. Suspect à son frère depuis la bataille de Najera, il était cependant accouru auprès de lui aussitôt après son entrée en Espagne, et, lui imposant en quelque sorte son alliance, il l’accompagnait dans toutes ses expéditions. Peu de temps après la prise de Burgos, il vint jeter l’alarme dans le camp de don Henri, en annonçant que le prince de Galles arrivait à Bayonne à la tête d’une armée. A l’appui de cette nouvelle, il produisit une lettre qu’il avait fait fabriquer par un de ses scribes. Quel était son dessein ? Il est assez difficile de le deviner. Peut-être espérait-il, par ce mensonge, échapper à la surveillance secrète dont il était entouré par don Henri et se faire envoyer en Biscaïe ; là, sous prétexte de s’opposer à l’invasion des Anglais, il aurait travaillé à se faire une souveraineté indépendante. Telle avait toujours été l’ambition de don Tello, et, dans le désordre de ce temps, l’idée d’indépendance absolue était la préoccupation de tous les esprits. Les villes voulaient des franchises qui les constituassent en républiques ; les seigneurs voulaient devenir des rois.

Quoi qu’il en soit, la fourberie de don Tello fut découverte par l’homme qu’il avait choisi pour en être l’instrument. Son secrétaire le dénonça à Pero Lopez d’Ayala, qui se hâta d’en prévenir don Henri. Celui-ci, accoutumé à dissimuler les perfidies de son frère, ne lui adressa aucun reproche, n’eut aucune explication avec lui, et prit même de grandes précautions pour récompenser le scribe dont la révélation avait dissipé ses inquiétudes[82]. Quant à don Tello, à la première occasion il trouva le moyen de s’enfuir en Biscaïe, où, jusqu’à la fin de la guerre civile, il ne s’occupa plus que de ses intérêts particuliers.


III.

Malgré l’hiver, don Henri poursuivait ses conquêtes. Au milieu du mois de janvier 1368, il vint assiéger Leon et s’en rendit maître après un siège de quelques jours. De là il put donner la main à ses partisans dans les Asturies, qui, chaque jour, gagnaient du terrain sur les lieutenans de don Pèdre. Peu après, il s’empara de Tordehumos, malgré la résistance vigoureuse de la garnison. Dans un des assauts qu’il dirigeait en personne, il perdit un de ses plus braves compagnons d’armes, le comte d’Osuna, qui, loin d’hériter de la haine de son père, Bernal de Cabrera, pour don Henri, s’était entièrement dévoué à son service. Buitrago succomba pareillement après quelques jours de résistance ; Madrid, ville médiocrement peuplée, mais alors importante au point de vue militaire par les fortifications dont elle était entourée, se défendit avec succès pendant quelques jours ; mais un traître nommé Domingo Muñoz ouvrit une porte aux assiégeans, qui, pour punir les habitans de leur fidélité au roi légitime, livrèrent les maisons au pillage[83].

Par la prise de toutes ces forteresses, don Henri voyait son autorité solidement établie dans les provinces du nord ; il délibéra s’il pousserait avec toutes ses forces en Andalousie pour attaquer don Pèdre dans ses derniers retranchemens, ou bien s’il assiégerait Tolède, qui passait alors avec raison pour la plus forte place du royaume. D’un côté, les habitans de Cordoue, effrayés des préparatifs de don Pèdre, demandaient avec instances qu’on vînt les secourir ; mais, d’un autre côté, l’argent manquait pour une expédition lointaine, et la plupart des capitaines tenaient pour une haute imprudence de passer la Sierra-Morena, en laissant derrière soi l’armée renfermée dans Tolède. Cette opinion prévalut ; la richesse du pays offrait d’ailleurs un appât aux aventuriers, et l’espoir du butin les rendait moins exigeans à réclamer leur solde arriérée. Avant de commencer les opérations du siège, la reine doña Juana, accompagnée de plusieurs prélats, entre autres de l’archevêque de Tolède, vint s’établir à peu de distance de la place, essayant, par des séductions et des promesses, de déterminer les habitans à ouvrir leurs portes. Mais la garnison était nombreuse et fidèle ; elle se composait de plus de six cents lances, sans compter les arbalétriers et la bourgeoisie qui avait pris les armes. Les Juifs surtout se montraient ardens pour la défense. Enfin les deux capitaines qui commandaient dans la place, l’alguazil-mayor Fernand Alvarez et don Garci de Villodre étaient dévoués à don Pèdre et s’attendaient à le voir bientôt paraître à la tête d’une armée. Ils rejetèrent avec fierté les offres du prétendant et répondirent à ses menaces par d’orgueilleuses bravades. Malgré tous ses efforts, don Henri n’avait pu amener devant Tolède qu’un millier de lances, force suffisante à la vérité pour un blocus, mais hors d’état de tenter une attaque sérieuse contre une ville si bien fortifiée. Au reste, les obstacles naturels, qui empêchaient l’assiégeant de pousser ses opérations avec vigueur, lui permettaient de resserrer la garnison dans l’enceinte de ses remparts par des travaux peu considérables. Au moyen de bastilles élevées devant les ponts de Saint-Martin et d’Alcantara, don Henri put fermer les principales issues de la place et attendre que la famine l’obligeât à capituler.

Au printemps de l’année 1365, le royaume de Castille se partageait à peu près également entre les deux frères rivaux. Don Pèdre conservait la supériorité dans les provinces du midi. Murcie, l’Estramadure et l’Andalousie lui obéissaient, à l’exception de Cordoue et de quelques petites places sur la frontière de Portugal. La Galice, dominée par don Fernand de Castro, demeurait fidèle, ainsi qu’une partie des Asturies ; mais presque toutes les autres provinces du nord s’étaient déclarées pour don Henri. Cependant don Pèdre y conservait encore des postes isolés, quelques-uns d’une grande importance militaire. Il avait des garnisons dans Zamora, Soria, Vittoria, Logroño, dans les places maritimes de la Biscaïe et dans le Guipuzcoa. Je me borne à indiquer ici les grandes divisions, car, dans chaque province et dans chaque district, il y avait des châteaux et des maisons fortifiées qui protestaient contre le parti adopté par la masse de la population. En ce moment, quiconque possédait un donjon et quelques armures de fer était un chef indépendant, déclarait la guerre à tout son voisinage, pillait et rançonnait autour de lui, attendant que la victoire lui eût appris auquel des deux rois il devait faire acheter son adhésion.


IV.

Après avoir mis en œuvre toutes ses ressources, don Pèdre n’avait pu réunir encore que quinze cents lances et six mille fantassins ; mais à cette armée le roi de Grenade allait joindre toutes ses forces. C’était contre Cordoue que les deux rois avaient résolu de diriger leur premier effort, et don Pèdre avait juré d’en faire un exemple qui effrayât à jamais les rebelles. On a vu que le maître de Saint-Jacques, s’étant jeté dans Cordoue avec quelques hommes d’armes, s’était empressé d’y faire exécuter des travaux de défense. Les bourgeois le secondaient avec beaucoup de zèle, mais ils manquaient d’armes et d’expérience. Éloignés de don Henri, entourés de barbares, condamnés par un despote impitoyable, ils se regardaient comme des victimes dévouées, mais ils puisaient un courage nouveau dans leur désespoir, et s’apprêtaient à mourir sur la brèche avant d’implorer leur pardon. Un secours inattendu vint encore exciter leur ardeur. A l’approche des Maures, don Alphonse de Guzman, qui occupait le château de Hornachuelos, quitta son fort avec toute sa garnison, et, passant la nuit au milieu des Grenadins sans être reconnu, alla s’enfermer dans Cordoue, résolu à partager le sort de ses habitans. C’était un faible renfort, mais, en voyant les plus nobles seigneurs du pays s’associer à leurs périls, les bourgeois se crurent plus forts et le devinrent en effet.

Mohamed amenait à don Pèdre cinq mille génétaires et trente mille hommes de pied, dont un grand nombre d’arbalétriers excellens. C’était en quelque sorte une levée en masse des Maures de Grenade. Cordoue, pendant long-temps capitale des Arabes andalousiens, restait dans l’imagination des musulmans comme une cité sainte. A leurs yeux, la célèbre mosquée bâtie par Abdérame, devenue église chrétienne, mais encore pure des additions qu’y fit depuis Charles V, était un sanctuaire aussi vénéré que le temple de Jérusalem pour les croisés du XIIe siècle. Une expédition contre Cordoue réchauffait le fanatisme chez tous les musulmans de la péninsule, et les enflammait d’une ardeur guerrière. Aussi marchaient-ils contre cette malheureuse cité comme à une croisade, et il n’y avait pas une ville maure qui n’eût envoyé ses volontaires à cette sainte entreprise.

En voyant paraître l’ennemi, le maître de Saint-Jacques et ses chevaliers s’attendaient à une escarmouche devant les barrières, c’était alors le début de tous les sièges. Les plus braves de la garnison s’étaient portés à la Calahorra, grosse tour qui formait comme une tête de pont sur la rive gauche du Guadalquivir ; ils croyaient n’avoir qu’à rompre quelques lances ou échanger des traits avec les jeunes émirs grenadins. Ils se trompaient. Ce ne fut point une escarmouche, mais un assaut général poussé avec fureur qu’ils eurent à soutenir. Profitant de leur nombre, les Maures attaquèrent la place de plusieurs côtés à la fois. D’abord, par une grêle de garrots, leurs arbalétriers délogent les chrétiens des postes avancés et du parapet de la Calahorra ; puis, plantant partout des échelles avec la plus grande résolution, les plus vaillans assaillent cette tête de pont, tandis que d’autres colonnes, passant le fleuve, investissent le corps de la place, s’efforcent de saper la base des remparts et d’y pratiquer des brèches. Après un vif combat, un émir, nommé Aben-Faluz, s’empare de la Calahorra, et presque en même temps six brèches, ou plutôt six trous ouverts dans la muraille du vieil Alcazar, livrent passage aux musulmans. En ce moment, les femmes, croyant la ville prise, se jettent dans les rues, les cheveux épars et poussant des cris lamentables. Elles appellent les hommes d’armes ; tantôt elles les accablent d’injures et leur reprochent leur lâcheté ; tantôt, avec des sanglots et des larmes, elles les conjurent de tenter un dernier effort pour les arracher à l’esclavage et à la brutalité des infidèles. Ce spectacle ranime les chrétiens. Ils se précipitent avec la rage du désespoir sur les postes déjà occupés par les Maures, et les repoussent sur les brèches qu’ils n’ont pas encore eu le temps d’élargir. A l’ardeur des Grenadins succède une terreur panique. Leurs plus braves soldats sont culbutés du haut des remparts. On arrache leurs enseignes noires déployées un instant sur la Calahorra. Cette tour et les brèches de l’Alcazar, obstruées de cadavres, sont reprises par les chrétiens. De tous côtés, les infidèles se débandent ; une vigoureuse sortie, conduite par le maître de Saint-Jacques, achève de les mettre en déroute et les ramène battant jusqu’au pied des collines où ils avaient planté leurs tentes. Lorsque la retraite des Maures eut mis fin au combat, une partie des habitans, dans l’ivresse de la victoire, passa la nuit à chanter et à danser dans les rues à la lueur des feux de joie, tandis que d’autres plus prudens s’empressaient à boucher les brèches des remparts, à réparer les plates-formes et les machines, à porter sur les courtines des pierres, des traits, tous les projectiles nécessaires pour repousser un nouvel assaut[84].

Les Maures, qui avaient fait des pertes considérables, n’essayèrent pas de recommencer l’attaque. De la confiance, ils avaient passé au découragement. Allah, disaient-ils, ne veut pas nous rendre la cité sainte ! D’ailleurs, ils étaient dépourvus de vivres et n’avaient pas eu le temps d’amener un matériel de siége. En quelques jours, toute cette grande armée se dispersa. Après de vains efforts pour retenir ses alliés, don Pèdre lui-même fut contraint de retourner à Séville ; mais, avant de lever son camp, il envoya son héraut proclamer, aux portes de la ville assiégée, que Cordoue était déclarée tout entière coupable de trahison, et que, lorsqu’il y rentrerait, il la livrerait aux flammes et ferait passer la charrue sur les fondemens de ses édifices.

Le succès inespéré des Cordouans et l’indignation causée par les ravages des Maures obligèrent plusieurs villes de l’Andalousie à se soulever et à proclamer le prétendant. Jaën et Ubeda payèrent chèrement leur audace. Toutes les deux furent détruites de fond en comble par le roi de Grenade[85]. Les alliés musulmans de don Pèdre, voyant des ennemis dans tous les chrétiens, portaient le fer et le feu jusqu’aux portes de Séville. En quelques semaines, tous les châteaux conquis par le roi dans la dernière guerre retombèrent au pouvoir des Maures, quelques-uns cédés à Mohamed, comme le prix de son alliance, d’autres emportés de vive force, comme coupables ou suspects de défection au prétendant. Beaucoup de villages et quelques villes considérables furent impitoyablement saccagés, et un grand nombre d’hommes et de femmes emmenés en esclavage à Grenade. On porte à onze mille le nombre de personnes de tout âge et de tout sexe enlevées par les musulmans du seul territoire d’Utrera, à quelques lieues de Séville[86]. Loin de s’opposer à ces dévastations, don Pèdre semblait les encourager en concentrant la plus grande partie de ses troupes à Séville et à Carmona. Les paysans, exaspérés, publiaient que le roi avait abjuré sa religion pour prendre celle de son allié, le Maure de Grenade.


V.

Le spectacle de l’Andalousie en feu, les supplications des malheureuses villes victimes de cette guerre barbare, ne pouvaient arracher don Henri au siège de Tolède. Cependant la force ouverte et la corruption échouaient tour à tour devant la fermeté de la garnison et la vigilance du gouverneur. Quelques bourgeois gagnés, étant parvenus à s’emparer d’une des tours de l’enceinte, nommée la tour des Abbés[87], y arborèrent l’étendard du prétendant au cri de Castille au roi Henri ! Mais dans l’intérieur de la ville personne ne répondit à cet appel. Une quarantaine de soldats de l’armée assiégeante escaladèrent la tour et y plantèrent cinq bannières. S’ils eussent été vigoureusement soutenus, Tolède succombait peut-être ce jour-là ; mais aussitôt les habitans, accourant avec des fascines et des sarmens, entassèrent ces matières inflammables à la porte de la tour des Abbés, et y mirent le feu. Non-seulement ce mur de flammes empêcha les assaillans de déboucher dans la ville, mais bientôt, enveloppés de fumée et menacés d’être brûlés vifs, ils s’estimèrent heureux de pouvoir s’échapper au moyen des échelles dont ils s’étaient servis pour gagner la plate-forme de la tour[88]. Une autre tentative pour livrer une porte à don Henri n’eut pas plus de succès. Tous les complots tramés en sa faveur étaient découverts et sévèrement punis. D’un autre côté, l’art des ingénieurs était impuissant contre les excellentes fortifications de Tolède. Entourée par le Tage, la ville n’était vulnérable que sur deux points : les tours placées en avant des ponts de Saint-Martin et d’Alcantara. Après avoir long-temps battu et sans effet le premier de ces deux ouvrages, les assiégeans tentèrent de le miner. Le gouverneur cependant faisait construire une forte muraille en arrière de la tour de Saint-Martin, afin de fermer le passage du pont si la tour venait à tomber au pouvoir de l’ennemi. De la rapidité dans l’exécution de ces travaux contraires dépendait le sort de la place. Les mineurs de don Henri, parvenus par une galerie souterraine sous les fondemens de la tour et les étayant à mesure qui ils pénétraient plus avant, la crurent suspendue, pour ainsi dire, au-dessus des excavations qu’ils avaient pratiquées ; ils se retirèrent après avoir mis le feu à leurs blindages ; persuadés que la destruction des étais allait entraîner la chute de tout l’édifice. Le mur que les assiégés bâtissaient à l’entrée du pont n’étant pas encore assez avancé pour offrir un obstacle sérieux, toute l’armée de don Henri s’était formée en bataille au débouché du pont Saint-Martin, attendant avec impatience le résultat de la mine pour s’élancer dans la ville sur les ruines de la tour. Mais les ingénieurs s’étaient trompés dans leurs calculs, et la vieille maçonnerie demeura debout après l’incendie de ses étais. Il n’était plus temps de songer à élargir la mine, car les assiégés, avertis par la fumée qui s’échappait de la galerie souterraine, s’étaient décidés à couper le pont de Saint-Martin. C’était un ouvrage du XIIIe siècle, qui passait alors pour un des monumens les plus remarquables de toute l’Espagne. Malgré les traits lancés par les machines pour écarter les travailleurs, les assiégés enlevèrent rapidement les claveaux de l’arche maîtresse, et la firent crouler dans le Tage[89]. Dès ce moment, perdant tout espoir d’arriver de vive force au corps de la place, don Henri borna tous ses soins à resserrer plus étroitement le blocus. Pour prévenir l’entrée des convois, il augmenta le nombre de ses bastides, et ajouta de nouveaux ouvrages à ses lignes de circonvallation. C’était en quelque sorte une ville nouvelle qu’il bâtissait autour de Tolède. Pressé par le défaut d’argent au milieu de ces immenses travaux, il fit frapper à Burgos une monnaie au-dessous du titre. On appela sizains les nouvelles pièces, parce qu’elles avaient nominalement la valeur de six deniers. Avec ces ressources précaires, alors fort en usage, il solda pendant quelque temps son armée[90].

Les villes du nord de la Castille qui tenaient encore pour don Pèdre, isolées au milieu de provinces soulevées, n’avaient pas pour se défendre les moyens que la nature et l’art avaient accumulés autour de Tolède. Les conseils de Logroño, de Vittoria et de quelques autres villes de la province d’Alava, s’étant concertés entre eux, écrivirent au roi pour lui demander des secours et pour l’ajourner, selon la pratique du moyen-âge, c’est-à-dire pour lui fixer un délai au-delà duquel ils se croiraient dégagés de leurs sermens d’obéissance. Il paraît que le siége ou le blocus de ces places ne se poursuivait pas avec beaucoup de vigilance, car les envoyés des conseils parvinrent sans être arrêtés jusqu’à Séville. Là, jugeant bien que le roi était hors d’état de conduire une armée dans le nord, ils lui demandèrent la permission de se donner au roi de Navarre, son allié, plutôt que de se soumettre à don Henri. Ils représentaient à don Pèdre que cette cession de territoire déterminerait probablement le roi de Navarre à intervenir en sa faveur. Don Pèdre, avec son inflexibilité ordinaire, répondit en leur enjoignant de se défendre jusqu’à la dernière extrémité ; mais il ajouta que si, la fortune le trahissant, il se trouvait dans l’impossibilité de leur porter secours, il voulait qu’ils se rendissent à don Henri plutôt qu’au roi de Navarre. « Souvenez-vous, leur dit-il, qu’avant tout, il importe que la couronne de Castille se conserve tout entière[91]. » Réponse vraiment royale, et d’autant plus remarquable qu’à cette époque les idées de patriotisme étaient presque inconnues, et que, depuis le souverain jusqu’au vassal, personne ne connaissait d’autre règle de conduite que son intérêt personnel. Dans le triste état de ses affaires, il était beau de soutenir l’intégrité d’une couronne qu’il allait peut-être abandonner à son ennemi mortel. Malheureusement les conseils des villes assiégées ne comprirent pas ce noble langage. Le Navarrais était à leurs portes, prodigue de promesses à son ordinaire, et don Tello, d’accord avec lui, était accouru pour les exhorter à la défection. Toujours bassement envieux, ce prince espérait ainsi s’assurer la protection du roi de Navarre, et d’ailleurs il croyait gagner assez s’il faisait perdre quelque chose à son frère. Logroño, Vittoria, Salvatierra, Santa-Cruz de Campeszo, arborèrent sur leurs murs les bannières navarraises.

L’année 1368 allait finir, et la lutte demeurait encore indécise. De part et d’autre, les succès, les revers se balançaient à peu près également ; mais la misère du pays était arrivée à son comble. L’Andalousie livrée aux ravages des musulmans, l’Alava et la Rioja vendues à l’étranger, partout des villes rançonnées ou mises au pillage, le peuple foulé par les gens de guerre, l’anarchie, la désolation partout, telle était la situation d’un royaume naguère florissant lorsqu’il n’obéissait qu’à un seul maître.

Malgré l’apparente égalité des forces, il n’était pas difficile de prévoir l’issue de la lutte, et pour la prédire en assurance il suffisait de comparer les caractères des deux princes qui se disputaient la Castille. L’inflexibilité, la hauteur de don Pèdre, lui enlevaient chaque jour quelques-uns de ses partisans ; la souplesse de don Henri, sa libéralité naturelle ou calculée, lui en gagnaient plus que la force de ses armes. L’un, toujours méfiant, ne pardonnait pas une faute et punissait l’indifférence à l’égal de la rébellion ; l’autre, oubliant les injures, traitait les ouvriers de la dernière heure comme les compagnons dont le dévouement ne s’était jamais démenti. Don Pèdre croyait qu’en se sacrifiant pour lui on ne faisait que son devoir ; don Henri se regardait comme l’obligé de ceux qui ne l’attaquaient pas ouvertement. Mais ce qui devait tôt ou tard rallier au prétendant la majorité de la noblesse et des communes, c’est que pour acheter le pouvoir il était prêt à subir toutes les conditions, tandis que, fort de son droit, don Pèdre ne voulait rien céder en dépit de sa mauvaise fortune.

De tous les princes voisins, le roi de France était le seul qui prît une part active aux affaires de la Castille. Les rois d’Aragon et de Portugal observaient la neutralité avec plus ou moins de franchise. Le roi de Navarre, en se fortifiant dans le territoire dont il venait de s’emparer, promettait tour à tour son alliance aux deux rivaux. Quant au prince de Galles, ruiné par la dernière campagne, menacé d’une guerre avec la France, il avait cessé de tourner les yeux vers la Péninsule.

Charles V, protecteur déclaré de don Henri depuis ses derniers succès, lui faisait passer quelques subsides, et, à défaut d’une armée, allait lui envoyer l’homme dont l’expérience militaire semblait suffire à lui assurer la victoire ; j’ai déjà nommé Bertrand Du Guesclin. Prisonnier d’Édouard depuis la défaite de Najera, il avait reçu de lui les plus honorables traitemens ; mais Du Guesclin, à la tête des troupes françaises, avait fait trop de mal à l’Angleterre pour qu’on jugeât prudent de lui rendre la liberté au moment où la France menaçait la Guyenne d’une formidable invasion. Les conseillers du prince étaient unanimes pour qu’il refusât de mettre le prisonnier à rançon. Qu’importait la perte de quelques milliers de florins, lorsqu’on privait la France de son plus habile général ? A Bordeaux, où il avait été conduit, Du Guesclin fut instruit de cette résolution par les capitaines anglais eux-mêmes, parmi lesquels il comptait plus d’un admirateur et d’un ami. Il avait appris à connaître le faible du prince de Galles, et ce fut dans son orgueil qu’il l’attaqua. Un jour, Édouard, qui se plaisait à causer familièrement avec son prisonnier, lui demanda s’il se trouvait bien du séjour de Bordeaux. « Monseigneur, répondit Bertrand avec sa brusquerie affectée, il ne me fut oncques mais mieux ; et c’est droit qu’il me soit bien, car je suis le plus honoré chevalier du monde, quoique je demeure en vos prisons ; et vous savez comment et pourquoi. » Le prince laissa voir quelque surprise. « On dit parmi le royaume de France, reprit le rusé Breton, que vous me doutez tant et ressoignez que vous ne m’osez mettre hors de votre prison. » Le coup avait porté. « Voire ! messire Bertrand, s’écria le prince, frémissant à l’idée qu’on le soupçonnât de craindre un homme au monde, pensez-vous que pour votre chevalerie nous vous redoutions ? Fixez vous-même votre rançon. Que ce soit un fétu de paille, et je m’en contenterai. » Aussitôt Du Guesclin happa ce mot, comme dit Froissart, mais il ne voulut pas qu’on lui reprochât de s’être laissé vaincre en générosité. Il passait pour pauvre, n’ayant que son corps, pour me servir d’une expression usitée de son temps. « Tout pauvre chevalier que je suis, dit-il fièrement, je trouverai dans la bourse de mes amis cent mille florins d’or, et j’aurai de bons répondans. » Le prince, étonné, ne voulut point humilier ce grand courage en refusant cette énorme rançon. Il prévoyait que l’Angleterre allait perdre au marché, mais il avait trop d’honneur pour retirer sa parole[92]. Le jour même, Chandos et d’autres capitaines anglais offrirent à Du Guesclin de lui avancer des sommes considérables ; mais il les refusa avec politesse et s’empressa d’écrire en France et en Bretagne pour faire connaître le prix mis à sa délivrance. Sa noble confiance ne fut pas trompée. On vit bientôt arriver à Bordeaux un grand nombre d’écuyers, apportant chacun le sceau de son maître, dont Bertrand devait faire usage pour fixer la somme à laquelle il taxait chacun de ses amis, et pour laquelle il engageait leur sceau, signe sacré, dit Ayala, parce qu’il porte le nom et les armes, c’est-à-dire l’honneur du chevalier[93]. Jamais hommage plus unanime ne fut rendu à la vertu guerrière. Toute la France voulait racheter son grand capitaine, mais le roi se chargea seul de paver la rançon de celui qu’il avait déjà choisi comme l’instrument de ses vastes desseins. Il y ajouta un présent de trente mille francs d’or pour que Bertrand pût remonter ses équipages[94]. Dès que celui-ci se vit libre, il s’empressa de racheter ses meilleurs hommes d’armes ; puis, après une courte entrevue avec le roi de France, il prit à grandes journées le chemin de la Castille, amenant à don Henri cinq à six cents hommes d’armes, gens d’élite, bien armés et bien montés. En ce moment, c’est-à-dire au commencement de l’année 1369, la guerre éclatait de nouveau entre la France et l’Angleterre ; une armée anglaise considérable se rassemblait en Guyenne. Pour se priver en de telles circonstances de son meilleur capitaine et de ses plus braves soldats, il fallait que le prudent Charles V attachât un bien grand prix au rétablissement de don Henri sur le trône de Castille. L’événement prouva qu’il ne s’était point trompé en choisissant son allié.

VII.

Du Guesclin, précédant ses soldats, rejoignit don Henri devant Tolède. La ville était toujours étroitement bloquée, et la disette commençait à s’y faire sentir. Le gouverneur, don Garci de Villodre, avait été obligé de tuer tous les chevaux pour faire subsister sa garnison. Chaque jour il écrivait à don Pèdre pour lui représenter l’horreur de sa situation et le conjurer de ne pas abandonner une population fidèle qui, par dévouement à son roi, souffrait depuis plus de dix mois les plus dures extrémités. Que s’il tardait à lui envoyer des secours, et même à marcher en personne pour faire lever le siège, la famine allait triompher de l’héroïque constance des Tolédans. Don Pèdre avait passé la plus grande partie de l’hiver à Carmona, travaillant sans relâche à ajouter de nouveaux ouvrages à ses fortifications. Il y avait entassé d’immenses approvisionnemens, et, après avoir épuisé ses arsenaux, il avait fait porter dans cette forteresse jusqu’aux rames des galères de Séville pour en faire des bois de flèches[95]. On prétend qu’un astrologue lui avant prédit qu’il serait un jour assiégé, il s’étudiait à rendre un château imprenable. Plein de méfiance dans les dispositions du peuple de Séville, il avait fait choix de Carmona, d’abord en raison de son assiette, puis parce que sa population médiocre ne pouvait entraver la résistance d’une garnison dévouée. Peut-être son projet était-il d’attendre don Henri derrière ces remparts inexpugnables ; mais les instances des Tolédans le contraignirent à changer de résolution. L’honneur et la politique lui défendaient d’abandonner des sujets qui se sacrifiaient pour lui, et qui, après avoir repoussé les assauts d’une puissante armée, allaient succomber à la famine. Vers la fin de l’hiver, don Pèdre rassembla toutes ses troupes disponibles ; il y joignit un corps auxiliaire de cavaliers grenadins, et après avoir donné l’ordre à tous les partisans qui lui restaient, dans le nord, de venir le joindre au débouché de la Sierra-Morena, il se mit en marche, résolu d’offrir la bataille à don Henri sous les murs de Tolède. En quittant l’Andalousie, il laissa dans Carmona les enfans qu’il avait de différentes maîtresses[96], son trésor et une garnison considérable. Carmona était son dernier refuge si la fortune lui était contraire.

Le roi, partant de Séville, traversa la Sierra-Morena par un de ses cols les moins élevés, probablement en suivant la route qui passe par Constantina pour aller aboutir à Llerena[97]. Sa marche était lente, car il menait un grand convoi, et il s’arrêtait continuellement pour attendre les renforts qui lui arrivaient de loin dans des lieux fixés à l’avance. Après avoir franchi sans obstacle, dans les premiers jours de mars, la barrière de montagnes qui sépare l’Andalousie de la Manche, il fit halte sur un des grands plateaux de cette province, là où s’élevait autrefois le magnifique château de Calatrava, chef-lieu de l’ordre militaire de ce nom. Il était alors à quelque vingt lieues de Tolède.

Son armée se composait des contingens fournis par les communes de Séville, Ecija, Carmona et Jerez, outre sa maison militaire et ses vassaux particuliers. Don Fernand de Castro, ayant traversé toute la Castille pour le joindre, lui amena quelques troupes de Galice et un détachement de la garnison de Zamora. D’autres petits corps levés en Estramadure et même en Castille se trouvèrent également réunis à Calatrava. Toutes ces forces s’élevaient ensemble à trois mille cavaliers, gendarmes ou génétaires chrétiens, et quinze cents chevau-légers de Grenade. Son infanterie était peu nombreuse, comme il semble, et ne comptait que les quatre bannières des villes d’Andalousie que je viens de nommer.

Pour aller de Calatrava vers Tolède, la route directe traverse d’âpres montagnes dont les passages peuvent être facilement défendus par une poignée d’hommes. Le roi, craignant de s’y engager, préféra faire un assez long détour pour gagner les vastes plaines de la Manche, où sa cavalerie devait trouver du fourrage et un terrain favorable à ses opérations. Peut-être encore don Pèdre voulut-il rallier en passant les contingens des royaumes de Jaën et de Murcie, qu’il savait en marche pour le joindre[98], ainsi que les garnisons de quelques villes sur la frontière de Valence qui lui demeuraient encore fidèles. Il s’agissait pour lui d’arriver devant Tolède avec une force supérieure à celle de l’armée assiégeante, et, dans sa position, aucun renfort n’était à négliger. Quel que fût son dessein, au lieu de se diriger en droite ligne vers le nord, il tourna du côté de l’est en quittant Calatrava, et vint camper auprès de Montiel, riche commanderie de Saint-Jacques, dont le gouverneur, nomme Garci Moran, était un de ses vieux serviteurs[99].

Sur la nouvelle de cette marche, don Henri avait rassemblé tous ses capitaines et les consulta sur le parti à prendre. Tous furent d’avis qu’il fallait prévenir don Pèdre et l’attaquer avant qu’il ne se présentât devant Tolède. Une partie de l’armée dut rester pour la garde des ouvrages de circonvallation tandis que le reste se porterait à la rencontre de l’ennemi. Laissant toute son infanterie dans ses retranchemens, don Henri s’avança de sa personne avec l’élite de ses gendarmes à Orgaz, sur la limite de la Manche, pour surveiller les mouvemens de son adversaire. En même temps, il écrivit au maître de Saint-Jacques, Gonzalo Mexia, de venir le joindre au plus vite en lui amenant tout ce qu’il aurait de troupes disponibles, sans trop affaiblir la garnison de Cordoue. Ainsi, de part et d’autre, les détachemens isolés accouraient au corps principal, et les deux rivaux s’apprêtaient à paraître sur le champ de bataille accompagnés de leurs meilleurs soldats.

Gonzalo Mexia passa la Sierra-Morena par la route qui mène de Cordoue à Ciudad-Real, avec environ quinze cents cavaliers, et, débouchant dans la Manche, se trouva sur le flanc droit de l’armée royale, qui avait traversé les montagnes beaucoup plus à l’ouest. Il observa sa marche d’assez loin pour ne pas se laisser entamer, et la précédant toujours, de manière à gêner ou intercepter les communications du roi avec ses adhérens en Castille[100]. Près d’Orgaz, il fit sa jonction avec don Henri, qui venait de rallier les six cents lances françaises de Du Guesclin. Au moyen de ce double renfort, l’armée du prétendant s’élevait à trois mille hommes d’armes, tous vieux soldats éprouvés ; mais il n’avait point d’infanterie et peu ou point de cavalerie légère. Malgré son infériorité numérique, témoin de l’ardeur que montraient ses gens, encouragé par les capitaines français, il marcha droit sur Montiel.

Le détachement parti de Cordoue avec le maître de Saint-Jacques n’avait pas permis à don Pèdre de s’éclairer au loin ; il était persuadé que don Henri l’attendait sous Tolède, et telle était sa sécurité, qu’en arrivant à Montiel il permit à ses troupes de se répandre dans les villages voisins pour y chercher des vivres et des fourrages ; une distance de plusieurs lieues séparait les divers détachemens de son armée, et cependant don Henri, parfaitement servi par ses espions, n’était qu’à une marche de Montiel.

La nuit du 13 au 14 mars, la guette du château de Montiel, où logeait don Pèdre, signala un grand nombre de feux en mouvement à moins de deux lieues dans les montagnes. Ces feux étaient les torches portées par l’avant-garde de Du Guesclin, qui, s’avançant à travers champs au milieu des ténèbres, indiquait ainsi sa direction au reste de l’armée. Le commandeur Garci Moran réveilla le roi pour lui communiquer le rapport de la guette ; mais le roi lui dit de n’avoir aucune inquiétude, que ces feux provenaient de la troupe du maître Gonzalo Mexia, qui fuyait devant lui depuis plusieurs jours[101]. Toutefois, par un excès de précaution, comme il lui semblait, il fit monter à cheval quelques génétaires pour reconnaître le nombre et la contenance de ces troupes ; puis il se rendormit tranquillement. Au lever du soleil, ces cavaliers reviennent bride abattue, annonçant que toute l’armée ennemie était à leurs trousses. En effet, déjà don Henri était en vue de Montiel. Ses troupes s’avançaient rapidement en deux batailles : l’avant-garde, aux ordres de Du Guesclin, composée des chevaliers des ordres militaires et des aventuriers ; la réserve, beaucoup plus nombreuse, sous le commandement du prétendant en personne.

Aussitôt don Pèdre fait lever sa bannière, autour de laquelle se rangent les arbalétriers de sa garde, les gendarmes de sa maison et les quinze cents chevaux grenadins qui formaient son escorte ordinaire ; c’étaient les seules troupes qu’il eut alors sous sa main. Il expédie des courriers dans toutes les directions pour que ses bandes dispersées se rallient sans délai autour du château, qu’il désigne comme rendez-vous général. Mais déjà l’action s’engageait, et le gros de l’ennemi chargeait avec fureur sa petite troupe encore en désordre et surprise sur un pied, suivant l’expression pittoresque de Froissart[102]. Cependant la bataille de Du Guesclin, par la faute de ses guides, avait perdu quelque temps à passer un ravin difficile[103] et s’était laissé devancer par le corps de réserve, qui, mieux dirigé, marcha droit à la bannière royale et fondit avec impétuosité sur le petit nombre d’hommes d’armes qui la défendait. Ce fut une surprise plutôt qu’un combat. Don Pèdre, pourtant, soutint assez vigoureusement le premier choc ; mais bientôt, accablée par le nombre, sa garde fut enfoncée, et l’arrivée de Du Guesclin acheva la déroute et rendit tout ralliement impossible. La panique devint générale. Le roi, entraîné par les fuyards, se jeta avec quelques-uns des seigneurs de sa suite dans le château de Montiel ; mais il avait été reconnu à ses armes. Le Bègue de Villaines, un des capitaines français, le suivit jusqu’à la barrière, devant laquelle il planta aussitôt son pennon pour rallier les hommes d’armes qui s’abandonnaient à la poursuite des fuyards[104]. Quant aux autres divisions de l’armée du roi, elles furent battues en détail à mesure qu’elles se présentaient, ou bien elles se dispersèrent en apprenant la défaite du corps principal. Martin Lopez, rassemblant environ huit cents chevaux, repassa précipitamment les montagnes et parvint à gagner Carmona sans être inquiété. Jamais victoire ne coûta moins de sang. Un seul seigneur de marque du côté de don Pèdre, Juan Jimenez de Cordoue, y perdit la vie[105] ; car le vainqueur, averti que le roi était dans Montiel, ne suivit point la chasse et revint bloquer toutes les avenues du château. Mais les Maures auxiliaires, reconnaissables à leur costume, traqués de toutes parts par les paysans de la Manche et de l’Andalousie, furent presque tous taillés en pièces. Il avait suffi d’une heure pour que don Pèdre se trouvât réduit à l’étroite enceinte d’un château médiocrement fortifié et dépourvu de vivres et de munitions.


VIII.

A l’activité extraordinaire que déployaient les vainqueurs pour entourer les remparts de Montiel de larges tranchées et de murs en pierres sèches, au soin qu’ils prenaient de garder toutes les issues, le malheureux roi comprit que sa retraite était connue et que son ennemi se préparait à l’y forcer. Il essaya cependant de lui donner le change, et, par son ordre, le commandeur Garci Moran envoya un héraut aux assiégeans, offrant de rendre la place si, dans le délai d’un mois, le roi don Pèdre ne se présentait pas avec des forces suffisantes pour les obliger d’abandonner leur entreprise. Ce message fut reçu avec d’amères railleries. On répondit qu’avant un mois le château et don Pèdre seraient au pouvoir de don Henri. Nul espoir de s’ouvrir un passage l’épée à la main, ni de tromper la vigilance des gardes nombreuses qui, jour et nuit, bordaient ces retranchemens improvisés. Restait une seule chance de salut : c’était de séduire quelques-uns des capitaines étrangers au service de don Henri. On pouvait encore se flatter que ces soldats mercenaires se laisseraient gagner à force d’or et fourniraient au roi les moyens de s’échapper. Don Pèdre chargea de cette négociation Men Rodriguez de Senabria, dont il avait en plusieurs occasions éprouvé l’intelligence et la fidélité. Gouverneur de Briviesca en 1366, Men Rodriguez avait le premier donné l’exemple d’une résistance désespérée, lorsque tous les autres capitaines du roi abaissaient leurs ponts-levis devant les bannières des aventuriers. Il était né dans le comté de Trastamare, et par conséquent il avait maintenant pour seigneur naturel Du Guesclin, à qui don Henri avait donné le titre qu’il portait avant son couronnement. Après la prise de Briviesca, Du Guesclin, qui honorait la bravoure, même dans un ennemi, cherchant d’ailleurs peut-être à s’attacher ses nouveaux vassaux, avait racheté de ses deniers Men Rodriguez, et avait essayé, mais inutilement, de le faire entrer au service de don Henri. Cependant la générosité du capitaine français avait paru faire une vive impression sur son prisonnier, et ils s’étaient séparés, non-seulement avec courtoisie, mais avec une véritable cordialité. C’était sur ces relations de quelques jours que Men Rodriguez fondait l’espoir de sauver son maître. Il fit demander à Du Guesclin la permission de l’entretenir en secret. Dès qu’il l’eut obtenue, il se rendit de nuit à son quartier, et là, seul dans sa tente, sans chercher de vains détours, il lui déclara qu’il était envoyé par don Pèdre et qu’il venait le supplier d’arracher ce malheureux prince à la vengeance de son ennemi. « Sa reconnaissance, dit-il, sera proportionnée à un si grand service. Et moi, messire Bertrand, je vous conjure de prendre pitié d’un si noble roi. Ce vous sera grand honneur, quand tout le monde saura que c’est à vous seul qu’il doit sa vie et son royaume. » Du Guesclin, un peu étonné de la proposition, répondit en rappelant qu’il était sujet du roi de France et à la solde de don Henri. « Ami, dit-il, vous qui naguère avez reçu de moi quelque courtoisie, vous ne devriez pas me tenir un tel langage. Envoyé ici par monseigneur le roi de France pour combattre un allié de l’Anglais, je manquerais à l’honneur en sauvant un ennemi de mon maître. » Men Rodriguez redoubla ses prières et ses offres : « Si vous consentez à mettre le roi en lieu sûr, lui dit-il, il s’engage à vous donner en héritage les villes de Soria, d’Atienza, d’Almazan, de Monteagudo, de Deza et de Seron ; de plus, 200,000 doubles castillannes d’or. Vous serez le premier de son royaume, et il vous regardera toujours comme son sauveur et le plus ferme appui de sa couronne. » Bertrand l’écoutait en silence et d’un air impassible ; puis il mit fin brusquement à la conférence, en demandant du temps pour réfléchir à ces propositions et consulter ses camarades. Men Rodriguez, persuadé que l’appât de l’or agirait encore plus fortement sur les capitaines d’aventure que sur leur chef, rentra plein d’espoir dans le château de Montiel.

En effet, Du Guesclin s’empressa de réunir ses parens et ses amis, et leur fit part des offres qu’il venait de recevoir, mais en leur déclarant que son intention bien arrêtée était de ne rien faire contre le service du roi de France son seigneur, ni contre don Henri, avec lequel il était engagé. Seulement il voulait consulter ses compagnons d’armes sur un point d’honneur chevaleresque : pouvait-il, devait-il communiquer à don Henri les ouvertures de Men Rodriguez ?… Tous furent d’avis que c’était un devoir, ajoutant qu’il n’y avait aucun ménagement à garder avec un prince qui osait lui demander une trahison[106]. Suivant ces casuistes militaires, les propositions transmises à Du Guesclin étant réprouvées par la chevalerie, celui qui les adressait ne pouvait plus prétendre à être traité en chevalier. En d’autres termes, une tentative de trahison autorisait une trahison. J’insiste sur ces subtilités, parce qu’elles peignent les mœurs du moyen-âge, et que jusqu’à un certain point elles excusent ce qu’il y a de peu loyal dans la conduite d’un homme dont les grands services ont rendu le nom cher à tous les Français. La valeur morale d’une action dépend toujours de l’idée qu’on y attache, et j’aimerais à penser que dans cette circonstance Du Guesclin pût se croire le droit d’user de représailles contre un ennemi qui, par sa déloyauté, avait forfait aux lois de la chevalerie.

A la suite de cette consultation entre les capitaines français, don Henri, informé de tout par Bertrand, commença par l’assurer qu’il se chargeait d’acquitter les promesses de don Pèdre, et qu’il lui donnerait et les seigneuries et l’énorme rançon qu’on venait de lui offrir[107]. Puis il le supplia d’attirer don Pèdre hors du château en feignant de se rendre à ses propositions. Du Guesclin hésita ; ses compagnons se joignirent à don Henri pour vaincre ses scrupules, et cependant les pourparlers et les entrevues mystérieuses continuèrent avec Men Rodriguez. Nul ne peut savoir quelles furent les promesses échangées de part et d’autre, mais il paraît certain que don Pèdre eut lieu de croire qu’il pouvait compter sur Du Guesclin.

Ces négociations duraient depuis plusieurs jours, et déjà le château, encombré de monde, était réduit aux dernières extrémités. Les vivres, l’eau même, allaient manquer ; il fallait ou fuir ou se rendre. Ayala, peut-être témoin oculaire des scènes que je vais raconter, admet que l’infortuné don Pèdre reçut les sermens les plus solennels de quelques capitaines français intermédiaires de Du Guesclin, ou du moins se donnant pour tels[108]. Au reste, du moment que la négociation avait été révélée à don Henri, elle ne pouvait manquer d’être dirigée dans ses intérêts et suivant ses instructions. Or, le prétendant ne voulait pas en venir à une capitulation, car les riches-hommes de son parti n’auraient pas manqué d’en vouloir dicter les articles. Il ne se sentait pas assez puissant pour juger son frère et son roi, et il craignait que le cœur ne faillît à ses propres partisans pour condamner leur souverain et leur légitime seigneur. Suivant toute apparence, les capitaines français ne croyaient pas que la vie du prince qu’ils livraient fût menacée, et je penche à croire qu’ils avaient même fait quelques stipulations à cet égard avec don Henri. Celui-ci, bien résolu à se défaire de don Pèdre, calculait froidement le moyen d’y parvenir. Alors on pouvait tuer un roi, mais on ne le jugeait pas ; il fallait que sa mort fût un accident, une espèce de surprise. Voilà pourquoi don Henri, connaissant la situation désespérée de Montiel, au lieu d’attendre que la famine lui livrât son ennemi, lui tendit un piège à la faveur de ces négociations dont les capitaines français ne devinèrent pas peut-être le motif calculé.

La nuit du 23 mars 1369, dix jours après le combat de Montiel, don Pèdre, accompagné de Men Rodriguez, de don Fernand de Castro et de quelques autres chevaliers, sortit du fort dans le plus profond silence et se rendit au quartier des aventuriers français. En descendant la motte du château, tous conduisaient par la bride des chevaux de course dont les sabots étaient entortillés de drap pour ne pas faire de bruit. Le roi avait quitté ses vêtemens ordinaires ; il portait une cotte de mailles légère et s’enveloppait dans un grand manteau. Les sentinelles, prévenues, lui permirent de passer l’espèce de circonvallation en pierres sèches élevée autour de Montiel et le conduisirent à Du Guesclin, qui l’attendait au-delà de ce mur, entouré de ses capitaines. « À cheval ! messire Bertrand, lui dit le roi à voix basse en l’abordant ; il est temps de partir. » Personne ne lui répondit. Ce silence et la contenance embarrassée des Français semblèrent de mauvais augure à don Pèdre. Il fit un mouvement pour sauter en selle, mais un homme d’armes tenait déjà la bride de son cheval. Il était entouré. On lui dit d’attendre et d’entrer dans une tente voisine[109]. La résistance était impossible ; il suivit ses guides.

Quelques minutes se passèrent dans un mortel silence. Tout à coup, au milieu du cercle formé autour du roi, paraît un homme armé de toutes pièces, la visière haute : c’était don Henri. On lui fait place avec respect. Il se trouve face à face devant son frère. Il y avait quinze ans qu’ils ne s’étaient vus. Don Henri, promenant ses regards sur les chevaliers sortis de Montiel : « Où donc est ce bâtard, dit-il, ce Juif qui se prétend roi de Castille[110] ? » Un écuyer français lui montre don Pèdre. « Voilà votre ennemi, » dit-il. Don Henri, encore incertain, le regardait fixement. « Oui, c’est moi[111], s’écrie don Pèdre, moi, le roi de Castille. Tout le monde sait que je suis le fils légitime du bon roi don Alphonse. Le bâtard, c’est toi ! » Aussitôt don Henri, joyeux de l’insulte qu’il avait provoquée, tire sa dague et le frappe légèrement au visage. Les deux frères étaient trop près l’un de l’autre, dans le cercle étroit que formaient les aventuriers, pour tirer leurs longues épées. Ils se saisissent à bras-le-corps et luttent quelque temps avec fureur sans que personne essayât de les séparer. On s’écartait même devant eux. Sans se lâcher, ils tombent l’un et l’autre sur un lit de camp, dans un coin de la tente ; mais don Pèdre, plus grand et plus vigoureux, tenait son frère sous lui. Il cherchait une arme pour le percer, lorsqu’un chevalier aragonais, le vicomte de Rocaberti, saisissant don Pèdre par un pied, le renverse de côté, en sorte que don Henri, qui l’étreignait toujours, se trouve en dessus. Il ramasse son poignard, soulève la cotte de mailles du roi, et le lui plonge dans le côté en remontant le coup. Les bras de don Pèdre cessent de presser son ennemi, et don Henri se dégage, pendant que plusieurs de ses gens achèvent le moribond. Parmi les chevaliers qui accompagnaient don Pèdre, deux seulement, un Castillan et un Anglais, essayèrent de le défendre. Ils furent mis en pièces. Les autres se rendirent sans résistance et furent humainement traités par les capitaines français[112]. Don Henri fit trancher la tête de son frère et l’envoya à Séville[113].


IX.

Ainsi périt don Pèdre par la main de son frère à l’âge de trente-cinq ans et sept mois. Il était d’une taille avantageuse, robuste et bien proportionné. Ses traits étaient réguliers, et son teint clair et frais. Si l’on en juge par sa statue peinte, qui existe encore à Madrid dans le couvent des religieuses de Saint-Dominique[114], il avait les yeux et les cheveux noirs, contrairement à la tradition qui lui donne des yeux bleus et une chevelure d’un blond ardent. Il était prodigieusement actif et passionné pour tous les exercices violens ; d’une sobriété extraordinaire, même dans son pays, où les excès de la table sont inconnus. Quelques heures de sommeil lui suffisaient. Il parlait facilement et avec grace, mais il conserva toujours cette prononciation un peu mignarde, particulière aux Sévillans. Élevé sous le soleil brûlant de l’Andalousie, entouré de séductions dès ses premières années, il aima les femmes avec fureur ; mais, à l’exception de Marie de Padilla, aucune de ses maîtresses n’obtint quelque empire sur son esprit. On l’accusa d’avarice, et l’on cite comme preuve le soin qu’il prit toute sa vie d’amasser des trésors, et les pierreries et les sommes considérables trouvées après sa mort dans le château de Carmona. Jamais il ne perdit une occasion d’augmenter les domaines de la couronne, bien différent de son adversaire don Henri, généreux jusqu’à la prodigalité. Je crois cependant que don Pèdre n’eut que l’apparence du vice bas que plusieurs historiens lui ont reproché. A mon avis, il n’aima l’argent que pour le pouvoir qu’il donne. Sa grande passion fut de dominer, et, dans un temps comme le sien, le plus riche était le plus puissant.

La première leçon de politique qu’il reçut fut cruelle. A Toro, il lui fallut racheter sa liberté et sa couronne de ses grands vassaux révoltés. Trahi, à plusieurs reprises, par ceux que son père et lui-même avaient comblés de bienfaits, par ses frères, par sa mère, il devint de bonne heure défiant, soupçonneux, souvent injuste pour ses plus fidèles serviteurs. Sa dissimulation, ses parjures, sont les vices de son époque. C’étaient, si je puis m’exprimer ainsi, les nécessités et peut-être les conditions de la royauté au moyen-âge. Il voulut gouverner seul, et, pour être obéi, il commença par se faire craindre. Il n’y réussit que trop facilement. Mais les grands et les prélats ne se soumirent pas sans résistance au joug qu’il prétendait leur imposer. Toute contradiction le rendait plus absolu dans ses volontés ; il fit une rude guerre au clergé et à la noblesse ; c’était s’attaquer tout à la fois aux ennemis les plus redoutables de la royauté. Le peuple, opprimé par les riches-hommes, vit avec plaisir le pouvoir royal s’élever et s’accroître sur les ruines de la vieille anarchie féodale. D’ailleurs, les rigueurs de don Pèdre n’atteignaient que les grands, et, il faut le dire bien haut, elles frappèrent le plus souvent des traîtres à leur pays et à leur souverain. Il se montra sévère, impitoyable pour les rébellions sans cesse renouvelées par une noblesse factieuse ; mais, tandis qu’il faisait tomber les têtes les plus illustres, le peuple respirait et célébrait la justice d’un maître qui exigeait des grands et des petits une égale obéissance. Au XIVe siècle, un despotisme impartial était un bienfait pour les peuples. Les Juifs et les musulmans, étrangers aux débats politiques qui divisaient la Castille, le bénirent comme le meilleur des maîtres, parce qu’il encourageait les arts, le commerce et l’industrie, et que son despotisme était doux là où il trouvait des esclaves dociles. Lorsque la guerre d’Aragon l’eut contraint d’augmenter les impôts et d’entraîner à des expéditions lointaines les contingens des villes, accoutumées à ne prendre les armes que pour repousser une attaque contre leurs murs, don Pèdre perdit rapidement sa popularité ; et aussitôt qu’une armée étrangère vint dissiper la terreur qu’inspiraient ses nombreux châtimens, sa puissance s’écroula comme un édifice bâti sur le sable. L’anarchie féodale reprit le dessus, et le despote se trouva désarmé au milieu de ses esclaves. Dès ce moment, son prestige fut détruit. Vainement une armée anglaise le rétablit sur le trône, il en tomba dès qu’elle eut repassé les monts.

Trois princes du nom de Pierre ont régné en même temps dans la Péninsule ; tous trois reçurent de leurs contemporains le surnom de Pierre-le-Cruel. Ils visaient au même but : celui d’abattre le pouvoir des grands vassaux, de mettre fin à l’anarchie féodale. On se tromperait gravement à supposer à ces rois la moindre préoccupation patriotique. Ils n’eurent d’autre mobile que leur ambition ; pourtant don Pèdre de Castille, plus que ses homonymes, paraît avoir rêvé la gloire, l’ordre et la grandeur de son pays. Je ne sache pas d’autre souverain lui à cette époque eût dit : Plutôt le triomphe de mon ennemi que le démembrement du royaume

Aux malheurs de sa situation particulière, don Pèdre ajouta de grandes fautes. Il fut trop violent, trop inflexible dans ses projets, cédant toujours à la passion du moment au lieu d’écouter les conseils de la prudence. Il aurait dû chercher à diviser ses ennemis ; il les réunit au contraire sans mesurer ses forces. Seul, il voulut faire tête à la noblesse, au clergé, à de puissans voisins. L’entreprise qu’il tenta était peut-être impossible à l’époque où il osait la concevoir ; mais il prépara l’élévation du pouvoir royal en Espagne, et, lorsque le temps fut venu de délivrer à jamais le pays de la tyrannie des grands vassaux, on se souvint de don Pèdre et de son audace. Les Rois Catholiques, qui, plus heureux que lui, accomplirent l’œuvre qu’il avait commencée par ses mains, apprécièrent son courage et les obstacles contre lesquels il se brisa. La reine Isabelle, protestant la première contre le surnom qui flétrit sa mémoire, ne voulut pas qu’on dît Pèdre-le-Cruel ; mais, d’accord avec le peuple, qui ne perd jamais le souvenir des princes qui lui ont fait quelque bien, elle l’appela Pèdre-le-Justicier.


P. MÉRIMÉE.

  1. Ayala. P. 421.
  2. Salazar, Caza de Lara, t. II, lib. XII.
  3. Avala, p. 422.
  4. Ayala, p. 423. Como quier que fus pequeña emienda, pauvre satisfaction, dit le chroniqueur.
  5. Froissart, livre I, 2e partie, chap. CCXIV. — Dom Vaissette, Hist. de Languedoc, t. IV, p. 332.
  6. Vicomte de Santarem, Quadro de relaçôes politicas e diplomaticas de Portugal, t, III, p. 26. — Mathieu de Gournay était sujet du roi d’Angleterre.
  7. Ayala, p. 424 et suiv.
  8. Rades, Cron. de Alcdntara, p. 29, verso. Je traduis littéralement pour mieux rendre le brusque mélange de l’étiquette diplomatique et de la familiarité épistolaire. Le roi dit tantôt nous, tantôt moi.
  9. Ayala, p. 433. — Rymer, 23 septembre, 1366. — Carta donacionis regis Castelle principi Walliae. — Super expensis exsolvendis, etc., t. III, 2e partie, p. 115 et suiv.
  10. Rymer, De primo bello regibus, etc. Libourne, 23 septembre, t. III, 2e partie, p. 122.
  11. Froissart, livre I, 2e partie, chap. CCXI.
  12. Rymer, Traité de Libourne, t. III, p. 116. « Item todos los prisioneros… avran hy tal pecho como ellos han acostumbrado en las guerraz de Francia, salvando los traidores judgados por et rey don Pedro, don Tello y don Sancho sus hermanos, los cuales si presos fueran seran dados al rey don Pedro, pagando et tal suma como et Princep ordenarà,
  13. On a vu que le comte de Denia avait reçu de don Henri ce nouveau titre.
  14. Arch. gen, de Ar. instructions aux ambassadeurs d’Aragon. Sans date ; probablement juillet 1366. Reg. 1293, Secretorum, p. 127.
  15. Id., ibid. — Zurita, t. II, p. 344.
  16. Ayala, p. 426.
  17. Ibid., p. 429 et suiv.
  18. Ayala, p. 427.
  19. Logroño avait été enlevé à la Navarre par Alphonse VI de Castille en 1076. — Yanguas, Antigüedades de Navarra, t. II, p. 203.
  20. Ayala, p. 435, Abrev.
  21. Ayala, p. 435, Abrev.
  22. Ayala, p. 436. — Froissart, livre I, 2e partie, chap. CCXXIV.
  23. Ville de la province d’Alava, qu’on ne doit pas confondre avec Salvatierra en Aragon, dont le roi de Navarre s’était emparé en 1364.
  24. Ayala, p. 444.
  25. Ayala, p. 445. — Froissart, liv. I, p. 2, chap. 229.
  26. Ayala, p. 4,47. -Froissart, liv. I, p. 2, chap. 226-28.
  27. Froissart, liv. I, ch. 226.
  28. Froissart, liv. I, chap. 230.
    Dit li quens d’Ermignac…
    S’est la terre d’entour de tous biens esseulée,
    Si con ni puet trover une pomme parée.
    Chron. de Du Guesclin, v. 11342.
  29. Ayala, p. 147. -Froissart, liv. I, ch. 230.
  30. On remarquera que don Henri ne prend pas d’autres titres que ceux de roi de Castille et de Leon. Selon le protocole ordinaire, il devait y joindre ceux de roi de Tolède, Galice, Séville, Cordoue, Murcie, Jaën, Algarve, Algeciras, seigneur de Biscaïe et de Molina. On peut supposer que ces titres ont été supprimés par une espèce de ménagement pour le roi d’Aragon, auquel il venait de céder le royaume de Murcie.
  31. Ayala, p. 450 et suiv. Abrev. — J’ai suivi pour la lettre de don Henri la leçon que fournit le manuscrit d’Ayala désigné sous le nom d’Abreviada, bien que la leçon des autres manuscrits soit confirmée par l’autorité de Rymer. Je m’empresse de dire que, malgré les recherches que j’ai fait faire à Londres, il m’a été impossible de découvrir la pièce originale ou la copie dont s’est servi le savant diplomatiste anglais. La lettre publiée par Rymer, semblable pour le fond à celle que je traduis, en diffère cependant notablement par les détails. Il n’y est point fait mention de cette longue série d’assassinats imputés à don Pèdre, ni du droit, particulier aux Espagnols, de se choisir leur roi. Or, il serait difficile d’imaginer par quel intérêt Ayala aurait dans sa première rédaction altéré la lettre de don Henri par ces additions remarquables, tandis qu’on s’explique naturellement, comment, lorsque la question de la succession à la couronne de Castille eut été résolue définitivement par le mariage d’une petite-fille de don Pèdre avec l’infant don Henri (de la maison de Trastamare), on aurait supprimé certaines allusions à des événemens que d’un commun accord on désirait laisser dans l’oubli. En un mot, la lettre transcrite de la chronique abrégée d’Ayala m’a paru plus vraisemblable que le texte de Rymer, parce qu’elle porte le caractère des passions du temps, et qu’elle semble un manifeste convenable à un prince dans la position équivoque où se trouvait don Henri. Il est évident qu’un usurpateur devait invoquer les vieilles lois gothiques qui donnent au peuple le droit d’élire leurs souverains, tandis que ses successeurs, affermis sur le trône, avaient maintes raisons pour oublier ces mêmes lois. J’ai marqué par des guillemets les passages de l’Abreviada qui ne se trouvent point dans Rymer ni dans l’édition vulgaire d’Ayala.
  32. Froissart, liv. I, chap. 230.
  33. Inferendis ictibus inhabiles, accipiendis impenetrabiles. – Tacite, An. 3, 41.
  34. (Iliade, XVIII, 501.)
  35. Un glossateur de Gratia Dei prétend à tort que Pero Lopez de Ayala.porta dans cette journée la bannière de l’Écharpe. Il confond la bataille de Najera avec celle d’Aljubarrota.
  36. Des Bretons, dit Ayala ; mais on appelait alors ainsi, en Espagne, les aventuriers, de quelque pays qu’ils vinssent. Ce mot, employé souvent comme synonyme de pillards, montre quelle opinion l’on avait des compatriotes de Du Guesclin. Ayala, p. 442.
  37. Ayala, p. 443.
  38. Froissart, liv. I, 2e partie, chap. 234.
  39. Idem, chap. 219-221.
  40. Froissart, liv. I, 2e partie, chap. 219.
  41. Idem, chap. 235. -Du Gange, verbo Bannereti.
  42. Froissart, chap. 234.
  43. Ayala, p. 454.
  44. Froissart, liv. I, chap. 236.
  45. Froissart, liv. I, chap. 239.
  46. Ayala, p. 453, 458. — Froissart, lib. I, chap. 236, 240.
  47. Froissart, l. I, chap. 241.
  48. Idem, chap. 238.
  49. Ayala, p. 471. — Pellicer justifcacion de la Grandeza de Fernando de Zuñiga, etc., p. 21.
  50. Sumario de los reyes de España, p. 70.
  51. Ayala, p. 473.
  52. Alonso Jufre avait été mis à mort par ordre du roi en 1358.
  53. Ayala, p. 458. — Froissart, liv. I, ch. 242. Froissart rapporte que le roi marcha sur Burgos avec le maître de Calatrava ; mais Padilla n’avait pas assisté à la bataille. La confusion vient de ce que Martin Lopez fut nommé maître de Calatrava peu de temps après.
  54. Ayala, p. 458 et suiv.
  55. Rymer, t. III, p. 2. P. 132. Memoranda de Conflictu proenotato.
  56. Ayala, p. 461, 462.
  57. Cascales, Hist. de Murcia, p. 148. Lettre de don Pèdre au conseil de Murcie.
  58. Ayala, p. 473 et suivantes, appelle cette prison un silo. L’archevêque y passa près de deux ans. Il fut depuis archevêque de Toulouse.
  59. Torres y Tapia, Cron. de Alcant., t. II, p. 102 et suiv.
  60. Rades, Cron. de Calat., p. 58, 59. — Torres y Tapia, Cron. d’Alcantara, prétend que don Diégo de Padilla était mort en 1365, et il cite une protestation des frères de Calatrava contre l’élection de Martin Lopez datée du 30 août, ère 1103 (1365). Voyez t. II, p. 103 et suiv. M. Llaguno discute et condamne ce document dans une note à laquelle nous renvoyons le lecteur. Ayala, p. 596. — Suivant Ayala, Padilla aurait été mis à mort dans le donjon d’Alcalà de Guadaïra en 1369 par ordre du roi, qui avait appris qu’il correspondait avec les rebelles. Ayala, p. 536.
  61. Ayala, p. 474 et suiv.
  62. Ayala, p. 474, 483. — Froissart, liv. I, 2e partie, chap. 243 et 245.
  63. Post haec periit populus anglicanus in Hispania de fluxu ventris et aliis infirmitatibus, quod vix quintus homo redierit in Angliam. Knyghton, Hist. Angl. script., tome II, p. 2629.
  64. Ayala, p. 461.
  65. Dar tiempo al tiempo.
  66. Cascales, Hist. de Murcia. Lettre de don Pèdre au conseil de Murcie. Tolède, 930 mai 1405 (1367), p. 151.
  67. Ayala, p. 496.
  68. Ibid. p. 497.
  69. Ayala, p. 500. — Zuniga, An. de Sev., t. II, p. 173.
  70. Ayala, p. 497 et suiv.
  71. Ayala, p. 498.
  72. Ibid., p. 499.
  73. Ayala, p. 503, 504. — Hist. de Languedoc.
  74. Ayala, p. 506 et suiv.
  75. Ayala, p. 506 et suiv.
  76. Le fils de ce prince, le comte de Denia, créé marquis de Villena par don Henri, était encore prisonnier des Anglais.
  77. Ayala, P. 510, note 1.
  78. Ayala, p. 514.
  79. Ayala, p. 516.
  80. Ibid., p. 517.
  81. Don Pèdre avait plusieurs enfans, non légitimés, d’autres femmes que Marie de Padilla. Les trois filles de cette dernière étaient alors à Bayonne.
  82. Ayalla, p. 517, Abrev.
  83. Ayala, p. 529 et suiv.
  84. Ayala, p. 525 et suiv. — Conde, Hist. de los Arabes, 4e part., cap. 26.
  85. Idem, p. 528. — Argote de Molina, Nobleza de Andalucia, p. 238.
  86. Ayala, p. 519.
  87. On nomme ainsi à Tolède une tour hexagone qui fait partie de l’enceinte arabe de la ville, et qui touche à la porte del Cambron. Suivant une tradition, cette tour aurait servi autrefois de prison à l’officialité de Tolède. Selon quelques antiquaires, elle devrait son nom à la résistance énergique d’un petit nombre de prêtres tolédans, qui la défendirent contre les Maures, dans le mémorable siége que soutint Tolède contre le roi de Maroc Ali-Aben Jusef, au XIe siècle. La porte del Cambron est plus moderne que la tour des Abbés. On dit qu’autrefois l’entrée protégée par cette tour s’appelait la porte de l’Almaguera.
  88. Ayala, p. 529 et suiv.
  89. Idem, p. 539 et suiv.
  90. Idem, p. 523.
  91. Ayala, p. 532.
  92. Froissart, liv. I, 2e partie, chap. 247. — Ayala, p. 466 et suiv.
  93. Ayala, p. 469.
  94. Froissart, liv. I, chap. 247.- Ayala, p.470.
  95. Ayala, Cron. de don Henrique II, p. 15.
  96. On a vu que les trois filles qu’il avait eues de Marie de Padilla demeuraient à Bayonne en otages auprès du prince de Galles.
  97. Je n’ai pu trouver de renseignemens précis sur le point où don Pèdre passa la Sierra-Morena. Son arrivée à Calatrava, pour rallier des troupes venant de la Galice, me donne lieu de supposer qu’en partant de Séville il marcha droit vers le nord ; c’était dans cette direction qu’il devait rencontrer Fernand de Castro, venant de Zamora.
  98. Il est vraisemblable que les troupes de don Pèdre, partant de l’Andalousie, ne passèrent pas toutes la Sierra-Morena sur le même point. Celles qu’il avait à Jaën ou à Andujar, par exemple, entrèrent sans doute dans la Manche par la vallée de la Jandula (la route du Despeña Perros n’était pas encore pratiquée). Pour ces divisions, Montiel était le point de ralliement le plus convenable.
  99. Ayala, p. 543.
  100. Ayala, p. 545. — Il est évident que le maître de Saint-Jacques ne put abandonner Cordoue que lorsque don Pèdre fut au nord de la Sierra-Morena. Or, pour qu’il pût le précéder sur la route de Tolède, il fallait que le roi eût débouché soit en Estramadure, soit dans la partie occidentale de la Manche.
  101. Ayala, p. 548.
  102. Froissart, liv. I, 2e part., ch. 253.
  103. Ayala, p. 549.
  104. Froissart, chap. 254.
  105. Ayala, p. 549.
  106. Ayala, p. 551 et suiv.
  107. Ayala, p. 551.
  108. Ayala, p. 554. — Cfr. avec l’Abrev.
  109. Celle d’Yvon de Lakonnet, suivant Froissart, l. I, 2e partie, chap. 254.
  110. Je suis la version de Froissart en ce point, comme la plus vraisemblable ; le projet de don Henri était évidemment de provoquer don Pèdre, afin d’avoir un prétexte pour le tuer.
  111. Cfr. Ayala, p. 556, et Froissart, l. C.
  112. Suivant la tradition populaire, un des aventuriers, trouvant sans doute que ce duel de deux rois était un spectacle à voir, s’écria : « Franc jeu ! » Du Guesclin, suivant une autre version, aurait renversé don Pèdre en disant : « Je ne fais ni ne défais des rois, mais je sers mon seigneur. » On sait que les légendes populaires mettent toujours en scène les personnages héroïques. Le vicomte de Rocaberti est nommé par Froissart et par un auteur catalan anonyme cité par M. Llaguno, ad Ayala, p. 555. — Cfr. Froissart, chap. 254. — Molina, Description del regno de Galicia, cité par Argote de Molina, attribue la même action et les mêmes paroles à un écuyer de don Henri, nommé Fernand Perez de Andrada, qui reçut, dit-on, en récompense, des châteaux et des terres. — V. Romances del rey don Pedro. — Froissart, dans son récit de l’aventure, ne parle pas des négociations entre don Pèdre et Du Guesclin. La mort du premier, suivant le chroniqueur français, aurait été toute fortuite. Malheureusement les apparences sont fort contraires à cette version, et les faveurs extraordinaires prodiguées par don Henri à Du Guesclin ne confirment que trop la relation d’Ayala.
  113. Carbonell, p. 197, v.
  114. Cette statue, outre qu’elle a un caractère d’individualité remarquable, peut inspirer d’autant plus de confiance, qu’elle a été exécutée par l’ordre de la petite-fille de don Pèdre, doña Constance de Castille, prieure de Saint-Dominique.