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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1880/Tome 1/Préface

La bibliothèque libre.
A. Lacroix et Compagnie (Tome 1p. i-xliv).

PRÉFACE DE 1869


Cette œuvre laborieuse d’environ quarante ans fut conçue d’un moment, de l’éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j’aperçus la France.

Elle avait des annales, et non point une histoire. Des hommes éminents l’avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n’avait pénétré dans l’infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier je la vis comme une âme et une personne.

L’illustre Sismondi, ce persévérant travailleur, honnête et judicieux, dans ses annales politiques, s’élève rarement aux vues d’ensemble. Et, d’autre part, il n’entre guère dans les recherches érudites. Lui-même avoue loyalement qu’écrivant à Genève il n’avait sous la main ni les actes ni les manuscrits.

Au reste, jusqu’en 1830 (même jusqu’en 1836), aucun des historiens remarquables de cette époque n’avait senti encore le besoin de chercher les faits hors des livres imprimés, aux sources primitives, la plupart inédites alors, aux manuscrits de nos bibliothèques, aux documents de nos archives.

Cette noble pléïade historique qui, de 1820 à 1830, jette un si grand éclat, MM. de Barante, Guizot, Miguet, Thiers, Augustin Thierry, envisagea l’histoire par des points de vue spéciaux et divers. Tel fut préoccupé de l’élément de race, tel des institutions, etc., sans voir peut-être assez combien ces choses s’isolent difficilement, combien chacune d’elles réagit sur les autres. La race, par exemple, reste-t-elle identique sans subir l’influence des mœurs changeantes ? Les institutions peuvent-elles s’étudier suffisamment sans tenir compte de l’histoire des idées, de mille circonstances sociales dont elles surgissent ? Ces spécialités ont toujours quelque chose d’un peu artificiel, qui prétend éclaircir, et pourtant peut donner de faux profils, nous tromper sur l’ensemble, en dérober l’harmonie supérieure.

La vie a une condition souveraine et bien exigeante, Elle n’est véritablement la vie qu’autant qu’elle est complète. Ses organes sont tous solidaires et ils n’agissent que d’ensemble. Nos fonctions se lient, se supposent l’une l’autre. Qu’une seule manque, et rien ne vit plus. On croyait autrefois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos systèmes ; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout.

Ainsi, ou tout, ou rien. Pour retrouver la vie historique, il faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d’une passion plus grande encore, refaire et rétablir le jeu de tout cela, l’action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même.

Un maître dont j’ai eu, non le génie sans doute, mais la violente volonté, Géricault, entrant dans le Louvre (dans le Louvre d’alors où tout l’art de l’Europe se trouvait réuni), ne parut pas troublé. Il dit : « C’est bien ! je m’en vais le refaire. » En rapides ébauches qu’il n’a jamais signées, il allait saisissant et s’appropriant tout. Et, sans 1815, il eût tenu parole. Telles sont les passions, les furies du bel âge.

Plus compliqué encore, plus effrayant était mon problème historique posé comme résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses ororganismes intérieurs et profonds. Nul homme sage n’y eût songé. Par bonheur, je ne l’étais pas.

Dans le brillant matin de Juillet, sa vaste espérance, sa puissante électricité, cette entreprise surhumaine n’effraya pas un jeune cœur. Nul obstacle à certaines heures. Tout se simplifie par la flamme. Mille choses embrouillées s’y résolvent, y retrouvent leurs vrais rapports, et (s’harmonisant) s’illuminent. Bien des ressorts, inertes et lourds s’ils gisent à part, roulent d’eux-mêmes, s’ils sont replacés dans l’ensemble.

Telle fut ma foi du moins, et cet acte de foi, quelle que fût ma faiblesse, agit. Ce mouvement immense s’ébranla sous mes yeux. Ces forces variées, et de nature et d’art, se cherchèrent, s’arrangèrent, malaisément d’abord. Les membres du grand corps, peuples, races, contrées, s’agencèrent de la mer au Rhin, au Rhône, aux Alpes, et les siècles marchèrent de la Gaule à la France.

Tous, amis, ennemis, dirent « que c’était vivant. » Mais quels sont les vrais signes bien certains de la vie ? Par certaine dextérité, on obtient de l’animation, une sorte de chaleur. Parfois le galvanisme semble dépasser la vie même par ses bonds, ses efforts, des contrastes heurtés, des surprises, de petits miracles. La vraie vie a un signe tout différent, sa continuité. Née d’un jet, elle dure, et croît placidement, lentement, uno tenore. Son unité n’est pas celle d’une petite pièce en cinq actes, mais (dans un développement souvent immense) l’harmonique identité d’âme.

La plus sévère critique, si elle juge l’ensemble de mon livre, n’y méconnaîtra pas ces hautes conditions de la vie. Il n’a été nullement précipité, brusqué ; il a eu, tout au moins, le mérite de la lenteur. Du premier au dernier volume, la méthode est la même ; telle elle est en un mot dans ma Géographie, telle en mon Louis XV, et telle en ma Révolution. Ce qui n’est pas moins rare dans un travail de tant d’années, c’est que la forme et la couleur s’y soutiennent. Mêmes qualités, mêmes défauts. Si ceux-ci avaient disparu, l’œuvre serait hétérogène, discolore, elle aurait perdu sa personnalité. Telle quelle, il vaut mieux qu’elle reste harmonique et un tout vivant.


Lorsque je commençai, un livre de génie existait, celui de Thierry. Sagace et pénétrant, délicat interprète, grand ciseleur, admirable ouvrier, mais trop asservi à un maître. Ce maître, ce tyran, c’est le point de vue exclusif, systématique, de la perpétuité des races. Ce qui fait, au total, la beauté de ce grand livre, c’est qu’avec ce système, qu’on croirait fataliste, partout on sent respirer en dessous un cœur ému contre la force fatale, l’invasion, tout plein de l’âme nationale et du droit de la liberté.

Je l’ai aimé beaucoup et admiré. Cependant, le dirai-je ? ni le matériel, ni le spirituel, ne me suffisait dans son livre.

Le matériel, la race, le peuple qui la continue, me paraissaient avoir besoin qu’on mît dessous une bonne forte base, la terre, qui les portât et les nourrît. Sans une base géographique, le peuple, l’acteur historique, semble marcher en l’air comme dans les peintures chinoises où le sol manque. Et notez que ce sol n’est pas seulement le théâtre de l’action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l’oiseau. Telle la patrie, tel l’homme.

La race, élément fort et dominant aux temps barbares, avant le grand travail des nations, est moins sensible, est faible, effacée presque, à mesure que chacune s’élabore, se personnifie. L’illustre M. Mill dit fort bien : « Pour se dispenser de l’étude des influences morales et sociales, ce serait un moyen trop aisé que d’attribuer les différences de caractère, de conduite, à des différences naturelles indestructibles[1]. » Contre ceux qui poursuivent cet élément de race et l’exagèrent aux temps modernes, je dégageai de l’histoire elle-même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C’est le puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts. De l’élément romain municipal, des tribus allemandes, du clan celtique, annulés, disparus, nous avons tiré à la longue des résultats tout autres, et contraires même, en grande partie, à tout ce qui les précéda.

La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement, qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits, que j’ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments d’où je les tire. — Ainsi va la vie historique, ainsi va chaque peuple se faisant, s’engendrant, broyant, amalgamant des éléments, qui y restent sans doute à l’état obscur et confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que fit le long travail de la grande âme.

La France a fait la France, et l’élément fatal de race m’y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, qu’on appelle homme. L’homme est son propre Prométhée.

En résumé, l’histoire, telle que je la voyais en ces hommes éminents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me paraissait encore faible en ses deux méthodes :

Trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des aliments, de tant de circonstances physiques et physiologiques.

Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques, non des idées, des mœurs, non du grand mouvement progressif, intérieur, de l’âme nationale.

Surtout peu curieuse du menu détail érudit, où le meilleur, peut-être, restait enfoui aux sources inédites.


Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement. Mais cette identité du livre et de l’auteur n’a-t-elle pas un danger ? L’œuvre n’est-elle pas colorée des sentiments, du temps, de celui qui l’a faite ?

C’est ce qu’on voit toujours. Nul portrait si exact, si conforme au modèle, que l’artiste n’y mette un peu de lui. Nos maîtres en histoire ne se sont pas soustraits à cette loi. Tacite, en son Tibère, se peint aussi avec l’étouffement de son temps, « les quinze longues années » de silence. Thierry, en nous contant Klodowig, Guillaume et sa conquête, a le souffle intérieur, l’émotion de la France envahie récemment, et son opposition au règne qui semblait celui de l’étranger.

Si c’est là un défaut, il nous faut avouer qu’il nous rend bien service. L’historien qui en est dépourvu, qui entreprend de s’effacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par derrière la chronique contemporaine (comme Barante a fait pour Froissart), n’est point du tout historien. Le vieux chroniqueur, très-charmant, est absolument incapable de dire à son pauvre valet qui va sur ses talons, ce que c’est que le grand, le sombre, le terrible quatorzième siècle. Pour le savoir, il faut toutes nos forces d’analyse et d’érudition, il faut un grand engin qui perce les mystères, inaccessibles à ce conteur. Quel engin, quel moyen ? La personnalité moderne, si puissante et tant agrandie.

En pénétrant l’objet de plus en plus, on l’aime, et dès lors on regarde avec un intérêt croissant. Le cœur ému à la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. L’histoire, l’historien, se mêlent en ce regard. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Là s’opère une chose que l’on n’a point décrite et que nous devons révéler :

C’est que l’histoire, dans le progrès du temps, fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. S’il est sorti de moi d’abord, de mon orage (trouble encore) de jeunesse, il m’a rendu bien plus en force et en lumière, même en chaleur féconde, en puissance réelle de ressusciter le passé. Si nous nous ressemblons, c’est bien. Les traits qu’il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j’ai tenus de lui.


Ma destinée m’a bien favorisé. J’ai eu deux choses assez rares, et qui ont fait cette œuvre.

D’abord la liberté, qui en a été l’âme.

Puis des devoirs utiles qui, en ralentissant, en retardant l’exécution, la firent plus réfléchie, plus forte, lui donnèrent la solidité, les robustes bases du temps.

J’étais libre par la solitude, la pauvreté et la simplicité de vie, libre par mon enseignement. Sous le ministère Martignac (un court moment de libéralité), on s’avisa de refaire l’École normale, et M. Letronne, que l’on consulta, me fit donner l’enseignement de la philosophie et de l’histoire. Mon Précis, mon Vico, publiés en 1827, lui paraissaient des titres suffisants. Ce double enseignement que j’eus encore plus tard au Collège de France, m’ouvrait un infini de liberté. Mon domaine sans bornes comprenait tout fait, toute idée.

Je n’eus de maître que Vico. Son principe de la force vive, de l’humanité qui se crée, fit et mon livre et mon enseignement.

Je restai à bonne distance des doctrinaires, majestueux, stériles, et du grand torrent romantique de « l’art pour l’art. » J’étais mon monde en moi. En moi j’avais ma vie, mes renouvellements et ma fécondité ; mais mes dangers aussi. Quels ? mon cœur, ma jeunesse, ma méthode elle-même, et la condition nouvelle imposée à l’histoire : non plus de raconter seulement ou juger, mais d’évoquer, refaire, ressusciter les âges. Avoir assez de flamme pour réchauffer des cendres refroidies si longtemps, c’était le premier point, non sans péril. Mais le second, plus périlleux peut-être, c’était d’être en commerce intime avec ces morts ressuscités, qui sait ? d’être enfin un des leurs ?

Mes premières pages après Juillet, écrites sur les pavés brûlants, étaient un regard sur le monde, l’Histoire universelle, comme combat de la liberté, sa victoire incessante sur le monde fatal, bref comme un Juillet éternel.

Ce petit livre, d’un incroyable élan, d’un vol rapide, procédait à la fois (comme j’ai fait toujours) par deux ailes, Nature et Esprit, deux interprétations du grand mouvement général. Ma méthode y était déjà. J’y disais en 1830 ce que j’ai dit (dans la Sorcière) de Satan, nom bizarre de la liberté jeune encore, militante d’abord, négative, mais créatrice plus tard, de plus en plus féconde.

Jouffroy venait d’articuler en 1829 le mot essentiel de la Restauration : « Comme les dogmes finissent. » En Juillet, l’église se trouva désertée. Aucun libre penseur n’aurait douté alors que la prophétie de Montesquieu sur la mort du catholicisme, ne dût bientôt être accomplie.

J’étais sous ce rapport l’homme peut-être le plus libre du monde, ayant eu le rare avantage de ne pas subir la funeste éducation qui surprend les âmes avant l’âge, et d’abord les chloroformise. L’église était pour moi un monde étranger, de curiosité pure, comme eût été la lune. Ce que je savais le mieux de cet astre pâli, c’est que ses jours étaient comptés, qu’il avait peu à vivre. Mais qui succéderait ? C’était la question. Elle était embrouillée du choléra moral qui suivit de si près Juillet, le désillusionnement, la perte des hautes espérances. On se rua en bas. Le roman, le théâtre éclatèrent en laideurs hardies. Le talent abondait, mais la brutalité grossière ; non pas l’orgie féconde des vieux cultes de la nature qui ont eu sa grandeur, mais un emportement voulu de matérialité stérile. Beaucoup d’enflure, et peu dessous.


Le texte originaire qui précéda Juillet avait été Honneur à l’Industrie, nouvelle reine du monde, qui dompte, subjugue la matière. — Après Juillet, cela fut retourné : la matière, à son tour, subjugua l’énergie humaine.

Ce dernier fait n’est pas rare dans l’histoire. Rien de plus vieux que cette idée du droit de la matière qui veut avoir son tour. Mais ce qui la rendait choquante chez les Saint-Simoniens, c’était la laideur d’un Janus[2], conservant dans ce culte l’imitation servile de l’institution catholique.

À une séance solennelle où nous fûmes invités, Quinet et moi, nous vîmes avec admiration dans cette religion de la banque un retour singulier de ce qu’on disait abolir. Nous vîmes un clergé et un pape ; nous vîmes le prédicateur recevoir de ce pape par l’imposition des mains la transmission de la Grâce. Il dit : « À bas la croix ! » Mais elle était présente par les formes sacerdotales, autoritaires, du moyen âge. La vieille religion que l’on disait combattre, on la renouvelait en ce qu’elle a de pire ; confession, direction, rien n’y manquait. Les capuccini revenaient, banquiers, industriels. La suavité fade d’un nouveau Molinos faisait odorer le Jesû.

Qu’on supprimât le moyen âge, à la bonne heure. Mais c’est qu’on le volait. Cela me parut fort. En rentrant, d’un élan aveugle et généreux, j’écrivis un mot vif pour ce mourant qu’on pillait pendant l’agonie. Ces lignes juvéniles, étourdies si l’on veut, mais sans doute excusables comme mouvement du cœur, n’allaient guère dans mon petit livre inspiré de Juillet et de la Liberté, de sa victoire sur le clergé. Elles détonnaient fort à côté de Satan, que ce livre présente comme un mythe de la liberté. N’importe. Elles y sont, et me font rire encore. De telles contradictions apparentes n’embarrassaient guère un jeune artiste, de foi arrêtée, mais candide, et sans calcul, sentant peu le péril d’être tendre pour l’ennemi.

J’étais artiste et écrivain alors, bien plus qu’historien. Il y paraît aux deux premiers volumes (France du Moyen âge). On n’avait pas encore publié tous les documents qui ont éclairé ces ténèbres, l’abîme de ces longues misères. Le grand effet d’ensemble qui en sortait pour moi était celui d’une harmonie lugubre symphonie colossale, dont les dissonances innombrables frappaient encore peu mon oreille. C’est un défaut très-grave. Le cri de la Raison par Abailard, l’immense mouvement de 1200, si cruellement étouffé, y sont trop peu sentis, trop immolés à l’effet artistique de la grande unité.

Et pourtant aujourd’hui, ayant traversé tant d’années, des âges, des mondes différents, en relisant ce livre, et voyant très-bien ses défauts, je dis :

« On ne peut y toucher. »

Il fut écrit dans une solitude, une liberté, une pureté, une haute tension d’esprit, rares, vraiment singulières. Sa candeur, sa passion, l’énorme quantité de vie qui l’anime, plaident pour lui auprès de moi, le soutiennent devant mon regard. La droiture de la jeunesse se sent dans les erreurs même. Les grands résultats généraux y sont, au total, obtenus. Pour la première fois paraît l’âme de la France en sa vive personnalité, et non moins en pleine lumière l’impuissance de l’Église.

Impuissance radicale et constatée deux fois.

On voit, au premier volume, l’Église, reine sous Dagobert et sous les Carlovingiens, ne pouvoir rien pour le monde, rien pour l’ordre social (an 1000).

On voit, au second volume, comment ayant fait un roi prêtre, un roi abbé, chanoine son fils aîné, le roi de France, elle écrase ses ennemis (1200), étouffe le libre Esprit, n’opère nulle réforme morale. Enfin éclipsée, dépassée par saint Louis, elle est (avant 1300) subordonnée, dominée par l’État.

Voilà la part certaine du réel dans ces deux volumes. Mais dans celle du mirage, de l’illusion poétique, peut-on dire que tout soit faux ? non.

Celle-ci exprime l’idée qu’un tel âge avait de lui-même, dit ce qu’il songea et voulut. Elle le représente au vrai dans son aspiration, la tristesse profonde, la rêverie qui le retient devant l’Église, pleurant sous sa niche de pierre, soupirant, attendant ce qui ne vient jamais.

Il fallait bien retrouver cette idée que le Moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger. Qui devait retrouver son âme ? Apparemment nos grands écrivains qui tous eurent l’éducation catholique. Comment donc se fait-il que ces génies, si bien préparés à cela, aient tourné autour de l’église sans y entrer, pour ainsi dire, sans pénétrer à ce qui fut dedans ? Les uns cherchent aux échos des parvis ou des cloîtres des motifs à leurs mélodies. D’autres, d’un grand effort et d’un puissant ciseau, fouillent les ornements, arment les tours, les combles, de masques redoutables, de gnomes, de diables grimaçants. Mais l’Église elle-même, ce n’est pas tout cela. Refaisons-la d’abord.

Le singulier est là : c’est que le seul qui eût assez d’amour pour recréer, refaire ce monde intérieur de l’église, c’est celui qu’elle n’éleva point, celui qui jamais n’y communia, qui n’eut de foi que l’humanité même, nul credo imposé, rien que le libre esprit.

Celui-ci aborda la morte chose avec un sens humain, ayant le très-grand avantage de n’avoir pas passé par le prêtre, les lourdes formules qui enterrèrent le Moyen âge. L’incantation d’un rituel fini, n’aurait rien fait. Tout serait resté froide cendre. Et d’autre part si l’histoire fût venue dans sa sévérité critique, dans l’absolue justice, je ne sais si ces morts auraient osé revivre. Ils se seraient plutôt cachés dans leurs tombeaux.

J’avais une belle maladie qui assombrit ma jeunesse, mais bien propre à l’historien. J’aimais la mort. J’avais vécu neuf ans à la porte du Père-Lachaise, alors ma seule promenade. Puis j’habitai vers la Bièvre, au milieu de grands jardins de couvents, autres sépulcres. Je menais une vie que le monde aurait pu dire enterrée, n’ayant de société que celle du passé, et pour amis les peuples ensevelis. Refaisant leur légende, je réveillais en eux mille choses évanouies. Certains chants de nourrice dont j’avais le secret, étaient d’un effet sûr. À l’accent ils croyaient que j’étais un des leurs. Le don que saint Louis demande et n’obtient pas, je l’eus : « le don des larmes. »

Don puissant, très-fécond. Tous ceux que j’ai pleurés, peuples et dieux, revivaient. Cette magie naïve avait une efficacité d’évocation presque infaillible. On avait par exemple épelé, déchiffré l’Égypte, fouillé ses tombes, non retrouvé son âme. Le climat pour les uns, pour d’autres tels symboles de subtilité vaine, c’était l’explication. Moi je l’ai prise au cœur d’Isis, dans les douleurs du peuple, l’éternel deuil et l’éternelle blessure de la famille du fellah, dans sa vie incertaine, dans les captivités, les razzias d’Afrique, le grand commerce d’hommes, de Nubie en Syrie. L’homme enlevé au loin, lié aux durs travaux, l’homme fait arbre ou attaché à l’arbre, cloué, mutilé, démembré, c’est l’universelle Passion de tant de dieux (Osiris, Adonis, Iacchus, Athis, etc.). Que de Christs, et que de Calvaires ! que de complaintes funèbres ? Que de pleurs sur tout le chemin (V. la petite Bible, 1864).

Je n’ai eu nul autre art en 1833. Une larme, une seule, jetée aux fondements de l’église gothique, suffit pour l’évoquer. Quelque chose en jaillit d’humain, le sang de la légende, et, par ce jet puissant, tout monta vers le ciel. Du dedans au dehors, tout ressortit en fleurs, — de pierre ? non, mais des fleurs de vie. — Les sculpter ? approcher le fer et le ciseau ? j’en aurais eu horreur et j’aurais cru en voir sortir du sang !

Voulez-vous bien savoir pourquoi j’étais si tendre pour ces dieux ? c’est qu’ils meurent. Tous à leur tour s’en vont. Chacun, tout comme nous, ayant reçu un peu l’eau lustrale et les pleurs, descend aux pyramides, aux hypogées, aux catacombes. Hélas ! qu’en revient-il ? Qu’après trois jours (chacun de trois mille ans), un léger souffle en puisse reparaître, je ne le nierai pas. L’âme Indienne n’est pas absente de la terre ; elle y revient par la tendresse qu’elle eut pour toute vie. L’Égypte a eu en ce monde toujours un bel écho dans l’amour de la mort et l’espoir d’immortalité. La fine âme Chrétienne, en ses suavités, ne peut jamais sans doute s’exhaler sans retour. Sa légende a péri, mais ce n’est pas assez. Il lui faut dépouiller la terrible injustice (la Grâce, l’Arbitraire), qui est le nœud, le cœur le vrai fond de son dogme. C’est dur, mais il lui faut mourir en cela même, accepter franchement sa pénitence, sa purification, et l’expiation de la mort.


Des sages me disaient : « Ce n’est pas sans danger de vivre à ce point-là dans cette intimité de l’autre monde. Tous les morts sont si bons ! Toutes ces figures pacifiées et devenues si douces, ont des puissances étranges de fantastique illusion. Vous allez parmi elles prendre d’étranges rêves, et qui sait ? des attachements. Qui vit trop là, en devient blême. On risque d’y trouver la blanche Fiancée, si pâle et si charmante, qui boit le sang de votre cœur ! Faites au moins comme Énée, qui ne s’y aventure que l’épée à la main pour chasser ces images, ne pas être pris de trop près (Ferro diverberat umbras). »

L’épée ! triste conseil. Quoi ! j’aurais durement, quand ces images aimées venaient à moi pour vivre, moi je les aurais écartées ! Quelle funeste sagesse !… Oh ! que les philosophes ignorent parfaitement le vrai fond de l’artiste, le talisman secret qui fait la force de l’histoire, lui permet de passer, repasser à travers les morts !

Sachez donc, ignorants, que, sans épée, sans armes, sans quereller ces âmes confiantes qui réclament la résurrection, l’art, en les accueillant, en leur rendant le souffle, l’art pourtant garde en lui sa lucidité tout entière. Je ne dis nullement l’ironie où beaucoup ont mis le fond de l’art, mais la forte dualité qui fait qu’en les aimant, il n’en voit pas moins bien ce qu’elles sont, « que ce sont des morts. »

Les plus grands artistes du monde, les génies qui si tendrement regardent la nature, me permettront ici une bien humble comparaison. Avez-vous vu parfois le sérieux touchant de la jeune enfant, innocente, et cependant émue de sa maternité future, qui berce l’œuvre de ses mains, de son baiser l’anime, lui dit du cœur : Ma fille !… Si vous y touchez durement, elle se trouble et elle crie. Et cela n’empêche pas qu’au fond elle ne sache quel est cet être qu’elle anime, fait parler, raisonner, vivifie de son âme.

Petite image et grande chose. Voilà justement l’art en sa conception. Telle est sa condition essentielle de fécondité. C’est l’amour, mais c’est le sourire. C’est ce sourire aimant qui crée.

Si le sourire est dépassé, si l’ironie commence, la dure critique et la logique, alors la vie a froid, se retire, se contracte, et l’on ne produit rien du tout. Les faibles, les stériles, qui, en voulant produire, mêlent à leur triste enfant des quoique, des nisi, ces graves imbéciles ignorent qu’au froid milieu nulle vie ne surgira ; de leur néant glacé sortira… le néant.

La mort peut apparaître au moment de l’amour, dans l’élan créateur. Mais que ce soit alors dans l’infinie tendresse, les larmes et la pitié (c’est de l’amour encore). Aux moments très-émus où je couvai, refis la vie de l’Église chrétienne, j’énonçai sans détour la sentence de sa mort prochaine, j’en étais attendri. La recréant par l’art, je dis à la malade ce que demande à Dieu Ézéchias. Rien de plus. Conclure que je suis catholique ! quoi de plus insensé ! Le croyant ne dit pas cet office des morts sur un agonisant qu’il croit être éternel.


Ces deux volumes réussirent et furent acceptés du public. J’avais posé le premier la France comme une personne. Moins exclusif que Thierry, et subordonnant les races, j’avais marqué fortement le principe géographique des influences locales, et d’autre part, le travail général de la nation qui se crée, se fait elle-même. J’avais dans mon aveugle élan pour le gothique, fait germer du sang la pierre, et l’église fleurir, monter comme la fleur des légendes. Cela plut. Moins à moi. Il y avait une grande flamme. J’y trouvai trop de subtil, trop d’esprit, trop de système.

Quatre ans entiers s’écoulèrent avant le IIIe volume (qui commence vers 1300). En le préparant j’essayai de m’étendre, de m’approfondir, d’être plus humain, plus simple. Je m’assis pour quelque temps dans la maison de Luther, recueillant ses propos de table, tant de paroles mâles et fortes, touchantes, qui échappaient à ce bonhomme héroïque (1834). Mais rien ne me servit plus que le livre colossal de Grimm, ses Antiquités du droit allemand. Livre bien difficile, où dans tous les dialectes, tous les âges de cette langue, sont exposés les symboles, les formules dont les Allemagnes si diverses ont consacré les grands actes de la vie humaine (naissance, mariage et mort, testament, vente, hommage, etc.). Je raconterai un jour la passion incroyable avec laquelle j’entrepris de comprendre et traduire ce livre. Je ne m’y renfermai pas. De nation à nation, j’allai ramassant partout, j’allai de l’Indus à l’Irlande, des Védas et de Zoroastre jusqu’à nous, thésaurisant ces formules primitives où l’humanité révèle si naïvement tant de choses intimes et profondes (1837).

Cela me fit un autre homme. Une transformation étrange s’opéra en moi ; il me semblait que, jusque-là âpre et subtil, j’étais vieux, et que peu à peu, sous l’influence de la jeune humanité, moi aussi je devenais jeune. Rafraîchi de ces eaux vives, mon cœur fut un jardin de fleurs, comme dans la rosée du matin. Oh ! l’aurore ! oh ! la douce enfance ! oh ! bonne nature naturelle ! quelle santé cela fit en moi, après les dessèchements de ma subtilité mystique ! Comme elle m’apparut maigre, cette poésie byzantine, malade et stérile, étique ! Je la ménageais encore. Mais qu’elle me semblait pauvre en présence de l’humanité ! Je la possédais, celle-ci, je la tenais, je l’embrassais et dans le détail si riche de sa variété sans bornes (feuillue comme les forêts de l’Inde où chaque arbre est une forêt) et, en regardant de haut, je voyais son harmonie douce, clémente, qui n’étouffe rien ; je saisissais le divin de son adorable unité.

Si richement abreuvé, alimenté de la nature, augmentant dans ma substance, j’eus un immense accroissement de solidité dans mon art, et (le dirai-je ? mais c’est vrai) un accroissement de bonté, l’insouciance, l’ignorance absolue des concurrences, par suite une vaste sympathie pour l’homme (que je ne voyais guère), pour la société, le monde (que je ne fréquentai jamais).

J’avais la sécurité d’un corps devenu ferme et fort où la bonne nourriture a changé et remplacé par atome et molécule tout ce qui fut faible d’abord. Je n’étais pas même effleuré des malveillances doctrinaires. Non moins indifférent étais-je aux embûches des catholiques. Tout ce que j’accumulais (sans y songer, sans le vouloir), ces faits certains, innombrables, ces montagnes de vérités qui, dans mon travail persistant, montaient, s’exhaussaient chaque jour, tout cela se trouvait contre eux. Nul d’entre eux n’eût pu deviner la solide, la profonde base que j’y trouvais, telle que je n’avais ni besoin, ni idée de polémique. Ma force me faisait ma paix. Il leur eût fallu dix mille ans pour comprendre que ce qui leur semblait faiblesse, le doux sens humain, pacifique, qui allait croissant en moi, était justement ma force et ce qui m’éloignait d’eux[3].

Les salons demi-catholiques, bâtards, dans la fade atmosphère des amis de Chateaubriand, auraient été pour moi peut-être un piège plus dangereux. Le bon et aimable Ballanche, puis M. de Lamartine, plusieurs fois voulurent me conduire à l’Abbaye-aux-Bois. Je sentais parfaitement qu’un tel milieu, où tout était ménagement, convenance, m’aurait trop civilisé. Je n’avais qu’une seule force, ma virginité sauvage d’opinion, et la libre allure d’un art à moi et nouveau. Il eût bien fallu s’arranger, se faire plus modéré, plus sage qu’il ne me convenait de l’être. Les salons ont été pour moi dès ce moment très-hostiles. Doctrinaires et catholiques m’y ont constamment fait la guerre, m’attaquant peu dans le détail, me louant pour me détruire et m’ôter toute autorité : « C’est un écrivain, un poëte, un homme d’imagination. » Cela commença au moment où le premier, sortant l’histoire du vague dont ils se contentaient, je la fondai sur les actes, les manuscrits, l’enquête immense de mille documents variés.

Aucun historien que je sache, avant mon troisième volume (chose facile à vérifier), n’avait fait usage des pièces inédites. Cela commença par l’emploi que je fis, dans mon histoire, du mystérieux registre de l’interrogatoire du Temple, enfermé quatre cents ans, caché, muré, interdit sous les peines les plus graves au Trésor de la Cathédrale, que les Harlay en tirèrent, qui vint à Saint-Germain-des-Prés, puis à la Bibliothèque. La Chronique, alors inédite, de Duguesclin m’aida aussi. L’énorme dépôt des Archives me fournissait une foule d’actes à l’appui de ces manuscrits, et pour bien d’autres sujets. C’est la première fois que l’histoire eut une base si sérieuse (1837).

Que serais-je devenu, dans ce xive siècle, si, m’attachant aux procédés de mes prédécesseurs les plus illustres, je m’étais fait le docile interprète de la narration du temps, son traducteur servile ? Entrant aux siècles riches en actes et en pièces authentiques, l’histoire devient majeure, maîtresse de la chronique qu’elle domine, épure et juge. Armée de documents certains qu’ignora cette chronique, l’histoire, pour ainsi dire, la tient sur ses genoux comme un petit enfant dont elle écoute volontiers le babil, mais qu’il lui faut souvent reprendre et démentir.

Un exemple suffit pour me faire bien comprendre, celui que j’indiquais plus haut. Dans l’agréable histoire où M. de Barante suit si fidèlement, pas à pas, nos conteurs, Froissart, etc., il semble qu’il ne peut pas beaucoup se tromper en s’attachant à ces contemporains. Puis en voyant les actes, les documents divers, alors si dispersés, aujourd’hui réunis, on reconnaît que la chronique méconnut, ignora les grands aspects du temps. C’est un siècle déjà financier et légiste sous forme féodale. C’est souvent Pathelin sous le masque d’Arthur. L’avénement de l’or, du juif, le tissage des Flandres, le dominant commerce des laines en Angleterre et Flandres, c’est ce qui permit aux Anglais de vaincre par des troupes régulières, en partie mercenaires, soldées. La révolution économique rendit seule possible la révolution militaire, qui, par le rude échec de la chevalerie féodale, prépara, amena la révolution politique. Les tournois de Froissart, Monstrelet et la Toison d’or sont peu dans tout cela. C’est le petit côté.

À partir de ce temps (1837) j’ai donné, de volume en volume, l’indication, et souvent des extraits de manuscrits dont je signalai l’importance et qu’on a publiés plus tard.

Avec de tels appuis, supérieurs à toute chronique, l’histoire va grave et forte, avec autorité. Mais indépendamment de ces instruments propres, les actes et les pièces, des secours infinis lui arrivent de toutes parts. — Littérature et art, commerce, mille révélations indirectes lui viennent et de profil lui éclairent le récit central. — Elle entre dans un positif assuré par les divers contrôles que donnent toutes ces formes diverses de notre activité.

Ici encore je suis obligé de le dire, j’étais seul. — On ne donnait guère que l’histoire politique, les actes de gouvernement, quelque peu des institutions. On ne tenait nul compte de ce qui accompagne, explique, fonde en partie cette histoire politique, les circonstances sociales, économiques, industrielles, celles de la littérature et de l’idée.

Ce troisième volume (1300-1400) prend un siècle par tous ces aspects. Il n’est pas sans défauts. Il ne dit pas comment 1300 a été l’expiation de 1200, comment Boniface VIII a payé pour Innocent III. Il est sévère et trop pour les légistes, pour les hommes intrépides, qui souffletèrent l’idole par la main albigeoise du vaillant Nogaret. Mais il est, ce volume, neuf et fort, en tirant l’histoire surtout de la Révolution économique, de l’avènement de l’or, du juif et de Satan (roi des trésors cachés). Il donne fortement le caractère très-mercantile du temps.

Comment l’Angleterre et la Flandre furent mariées par la laine et le drap, comment l’Angleterre but la Flandre, s’imprégna d’elle, attirant à tout prix les tisserands chassés par les brutalités de la maison de Bourgogne : c’est le grand fait. L’Angleterre enrichie nous bat à Crécy, Poitiers et Azincourt, par des troupes réglées, qui enterrent la chevalerie. Grande révolution sociale.

La peste noire, la danse de Saint-Gui, les flagellants, et le sabbat, ces carnavals du désespoir, poussent le peuple, abandonné, sans chef, à agir pour lui-même. Le génie de la France en son Danton d’alors, Marcel, en son Paris, ses États généraux, éclate inattendu dans sa constitution, admirable de précocité, — ajournée, effacée par la petite sagesse négative de Charles V. Rien n’est guéri. Aggravé, au contraire, le mal arrive à son haut paroxysme, la furieuse folie de Charles VI.


J’ai défini l’histoire Résurrection. Si cela fut jamais, c’est au IVe volume (le Charles VI). Peut-être, en vérité, c’est trop. Ce fut fait d’un jet de douleur, avec l’emportement de cette âme d’alors, sauvage, charnelle et violente, cruelle et tendre, furieuse. Comme dans la Sorcière, plusieurs endroits sont diaboliques. Les morts y dansent, — non pour rire comme dans les ironies d’Holbein, — mais dans une douloureuse frénésie que l’on partage, qu’on gagne presque à regarder. Cela tournoie d’une vitesse étonnante, d’une fuite terrible. Et l’on ne respire pas. Point de halte, nulle diversion. Partout la continuité d’une base, émue, profonde ; dessous, je ne sais quoi roule, un sourd tonnerre du cœur.

À travers tant de sombres choses, on tombe à une grande lumière, — la mort qui trône au Louvre, — dans un Paris désert, la mort réelle de la France sous la figure de l’Anglais, de Lancastre. Le roi des prêtres Henri, le damné pharisien, nous dit : « que nous n’avons péri qu’à cause de nos péchés. »

Je ne lui réponds pas ; que ce soient les Anglais qui lui répondent eux-mêmes.

Ils disent qu’avant Azincourt, chaque Anglais avisa à son salut, se confessa ; les Français s’embrassèrent, se pardonnèrent et oublièrent leurs haines.

Ils disent qu’en Espagne où Français, Anglais guerroyaient, ceux-ci mourant de faim, les Français les nourrirent. — Je m’en tiens à cela : c’est le parti de Dieu.

La plus grande légende de nos temps va venir. On la voit dans un germe effrayant surgir vers 1360, et rayonner sublime, charmante, attendrissante, en 1430 (3e et 5e volumes).

On avait entrevu la ville et les communes. Mais la campagne ? qui la sait avant le xive siècle ? Ce grand monde de ténèbres, ces masses innombrables, ignorées, cela perce un matin. Dans le tome troisième (d’érudition surtout), je n’étais pas en garde, ne m’attendais à rien, quand la figure de Jacques, dressée sur le sillon, me barra le chemin ; figure monstrueuse et terrible. Une contraction du cœur convulsive eut lieu en moi… Grand Dieu ! c’est là mon père ? l’homme du Moyen âge ?… « Oui… Voilà comme on m’a fait ! Voilà mille ans de douleurs !… » Ces douleurs, à l’instant je les sentis qui remontaient en moi du fond des temps… C’était lui, c’était moi (même âme et même personne) qui avions souffert tout cela… De ces mille ans, une larme me vint, brûlante, pesante comme un monde, qui a percé la page. Nul (ami, ennemi) n’y passa sans pleurer.

L’aspect était terrible, et la voix était douce. Ma douleur s’en accrut. Sous ce masque effrayant était une âme humaine. Mystère profond, cruel. On ne le comprend pas sans remonter un peu.

Saint François, un enfant qui ne sait ce qu’il dit, et n’en parle que mieux, dit à ceux qui demandent quel est l’auteur de l’Imitatio : « L’auteur, c’est le Saint-Esprit. »

« Le Saint-Esprit, dit Joachim de Flore, c’est celui dont le règne arrive, après le règne de Jésus. »

C’est l’esprit d’union, d’amour, enfin sorti de l’étouffement de la légende. Les libres associations de confréries, communes, furent la plupart sous cette invocation. Tel fut, en 1200, à l’époque albigeoise, le culte et des communes, et des chevaliers du Midi, culte d’esprit nouveau que l’Église noya dans des torrents de sang. L’Esprit, faible colombe, semble périr alors, s’évanouir. Il est dès ce moment dans l’air, et se respirera partout.

Même en ce petit livre, monastique et dévot, de l’Imitatio, vous trouvez des passages d’absolue solitude où manifestement l’Esprit remplace tout, où l’on ne voit plus rien, ni prêtre ni Église. Si l’on entend ses voix intérieures aux couvents, combien plus aux forêts, dans la libre Église sans bornes ! — L’Esprit, du fond des chênes, parlait quand Jeanne d’Arc l’entendit, tressaillit, dit tendrement : « Mes voix ! »

Voix saintes, voix de la conscience, qu’elle porte avec elle aux batailles, aux prisons, contre l’Anglais, contre l’Église. Là le monde est changé. À la résignation passive du chrétien (si utile aux tyrans), succède l’héroïque tendresse qui prend à cœur nos maux, qui veut mettre ici-bas la justice de Dieu, qui agit, qui combat, qui sauve et qui guérit.

Qui a fait ce miracle, contraire à l’Évangile ? un amour supérieur, l’amour dans l’action, l’amour jusqu’à la mort ; « la pitié qui estoit au royaume de France. »

Le spectacle est divin lorsque sur l’échafaud, l’enfant abandonnée et seule, contre le prêtre-roi, la meurtrière Église, maintient en pleines flammes son Église intérieure, et s’envole en disant : « Mes voix ! »

Ce point est un de ceux où je dois observer combien mon histoire, accusée si légèrement « de poésie, de passion, » a gardé au contraire la fermeté et la lucidité, même aux sujets touchants où il serait peut-être excusable de s’aveugler. Tous ont flotté ici, vu à travers les larmes la flamme du bûcher. Ému sans doute aussi, j’ai vu clair cependant et j’ai remarqué deux choses :

1o L’innocente héroïne a fait, sans s’en douter, bien plus que délivrer la France, elle a délivré l’avenir en posant le type nouveau, contraire à la passivité chrétienne. Le moderne héros, c’est le héros de l’action. La funeste doctrine, que notre ami Renan a trop louée encore, la liberté passive, intérieure, occupée de son propre salut, qui livre au Mal le monde, l’abandonne au Tyran, cette doctrine expire au bûcher de Rouen, et sous forme mystique s’entrevoit la Révolution…

2o J’ai dans ce grand récit pratiqué et montré une chose nouvelle, dont les jeunes pourront profiter : c’est que la méthode historique est souvent l’opposé de l’art proprement littéraire. — L’écrivain occupé d’augmenter les effets, de mettre les choses en saillie, presque toujours aime à surprendre, à saisir le lecteur, à lui faire crier : « Ah ! » il est heureux si le fait naturel apparaît un miracle. — Tout au contraire l’historien a pour spéciale mission d’expliquer ce qui paraît miracle, de l’entourer des précédents, des circonstances qui l’amènent de le ramener à la nature. Ici, je dois le dire, j’y ai eu du mérite. En admirant, aimant cette personnalité sublime, j’ai montré à quel point elle était naturelle.

Le sublime n’est point hors nature ; c’est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelle. Aux xive et xve siècles, dans l’excès des misères, dans ces extrémités terribles, le cœur grandit. La foule est un héros. Il y eut dans ces temps nombre de Jeannes d’Arc, au moins pour l’intrépidité. J’en rencontre beaucoup sur ma route : exemple, ce paysan du xive siècle, le Grand Ferré ; exemple, au xve, Jeanne Hachette qui défend et sauve Beauvais. Ces figures de héros naïfs m’apparaissent souvent de profil dans les histoires de nos communes.

J’ai dit tout simplement les choses. Du moment que les Anglais perdirent leur grand soutien, le duc de Bourgogne, ils furent très-faibles. Au contraire, les Français ralliant les forces armées, aguerries du Midi, se trouvèrent extrêmement forts. Mais cela n’avait pas d’accord. La personnalité charmante de cette jeune paysanne, d’un cœur tendre, ému, gai (l’héroïque gaieté éclate dans toutes ses réponses) fut un centre et réunit tout. Elle agit justement parce qu’elle n’avait nul art, nulle thaumaturgie, point de féerie, point de miracle. Tout son charme est l’humanité. Il n’a pas d’ailes, ce pauvre ange ; il est peuple, il est faible, il est nous, il est tout le monde.

Dans les galeries solitaires des Archives où j’errai vingt années, dans ce profond silence, des murmures cependant venaient à mon oreille. Les souffrances lointaines de tant d’âmes étouffées dans ces vieux âges se plaignaient à voix basse. L’austère réalité réclamait contre l’art, et lui disait parfois des choses amères : « À quoi t’amuses-tu ? Es-tu un Walter Scott pour conter longuement le détail pittoresque, les grasses tables de Philippe le Bon, le vain vœu du Faisan ? Sais-tu que nos martyrs depuis quatre cents ans t’attendent ? Sais-tu que les vaillants de Courtray, de Rosebecque, n’ont pas le monument que leur devait l’histoire ? Les chroniqueurs gagés, le chapelain Froissart, le bavard Monstrelet ne leur suffisent pas. C’est dans la ferme foi, l’espoir en la justice qu’ils ont donné leur vie. Ils auraient droit de dire : « Histoire ! compte avec nous. Tes créanciers te somment ! Nous avons accepté la mort pour une ligne de toi. »

Que leur devais-je ? raconter leurs combats, me placer dans leurs rangs, me mettre de moitié aux victoires, aux défaites ? Ce n’était pas assez. Pendant les dix années de persévérance acharnée où je refis la lutte des Communes du Nord, j’entrepris beaucoup plus. Je repris tout de fond en comble pour leur rendre leur vie, leurs arts, surtout leur droit.

Le droit d’abord qu’avaient sur la contrée, ces villes, c’était le plus sacré des droits, d’avoir fait la terre même, de l’avoir prise sur les eaux, d’avoir par les canaux fait la vie, la défense, la circulation du pays. Elles firent et créèrent. Leurs maîtres ont détruit. Ce monde si vivant alors, qu’il est pâle aujourd’hui ! Qu’est-ce que la Belgique tout entière devant Gand, devant Bruges, devant cette Liège d’alors, dont chacune lançait des armées ?

Je plongeai dans le peuple. Pendant qu’Olivier de la Marche, Chastellain, se prélassent aux repas de la Toison d’or, moi je sondai les caves où fermenta la Flandre, ces masses de mystiques et vaillants ouvriers. Leurs fortes Amitiés (ils nommaient ainsi la commune), leurs Franches Vérités (ils nommaient ainsi l’assemblée), je leur refis tout pieusement, n’oubliant pas leurs cloches, et leur carillon fraternel. Je remis dans sa tour mon grand ami de bronze, ce redouté Rœlandt, dont la voix solennelle, entendue de dix lieues, fit trembler Jean Sans-Peur, Charles le Téméraire.

Un point très-capital que les contemporains négligent et nos modernes, c’est de distinguer fortement, de caractériser la personnalité spéciale de chaque ville. Cela pourtant est le réel, le charme de ce pays si varié. Je m’y suis attaché ; ce m’était une religion de leur refaire leur âme à chacune, ces vieilles et chères villes, et cela ne se peut qu’en marquant fortement comme chaque industrie et chaque genre de vie créaient une race d’ouvriers. J’ai mis Gand bien à part, ses dévots, vaillants tisserands, profonde ruche de combats. À part, l’aimable et grande Bruges, les dix-sept nations de ses marchands, les trois cents peintres qui lui firent une Italie dans une ville. Et le Pompeïes de la Flandre, Ypres, aujourd’hui déserte, qui lui garde son vrai monument, la prodigieuse halle où furent tous les métiers, cette cathédrale du travail où tout bon travailleur doit ôter son chapeau.

L’incendie de Dinand, la fin cruelle de Liège, ferment cette histoire des Communes par une navrante tragédie. Moi-même enfant de Meuse par ma mère, j’ai mis là comme un intérêt de famille. Ces pauvres Frances, perdues dans les Ardennes, entre des peuples hostiles et des langues opposées, m’émouvaient fort. J’ai rendu aux Liégeois le grand rénovateur Van Eyck, qui changea la peinture. J’ai trouvé, exhumé des cendres de Dinand, ses arts perdus, si chers au Moyen âge, arts humbles, si touchants, qui pour toute l’Europe furent les bons serviteurs, les amis du foyer.

Comment remercier mes amis, mes vengeurs, les bons chroniqueurs suisses, qui par bonheur arrivent avec leurs cors, leurs lances à la grande chasse de Morat, forcent le sanglier, cette bête cruelle, Charles le Téméraire ? Leurs récits sont des chants de gaieté héroïque. C’est un plaisir de voir cette effroyable enflure, piquée, tout à coup aplatie. On est pour Louis XI incontestablement dans sa lutte de ruse contre l’orgueil barbare, la brutalité féodale. C’est le renard qui prend au filet le faux lion. L’esprit au moins triomphe. La fine et ferme prose de Comines a raison de la grosse rhétorique, de la chevalerie contrefaite. Une ironie, mesquine encore et de malice, digne des fabliaux, est ici dans l’histoire. Demain, forte et puissante, elle sera féconde aux grands jours de la Renaissance.

Ce bon roi Louis XI m’arrêta très-longtemps. Mon xve siècle sortit tout entier des actes, des pièces. Le très-vaste travail de Legrand oblige cependant de vérifier ses copies, souvent fort peu exactes, sur les originaux (Gaignières, etc.), un travail de grande patience.

J’entrai par Louis XI aux siècles monarchiques. J’allais m’y engager quand un hasard me fit bien réfléchir. Un jour, passant à Reims, je vis en grand détail la magnifique cathédrale, la splendide église du Sacre.

La corniche intérieure où l’on peut circuler dans l’église à 80 pieds de hauteur, la fait voir ravissante, de richesse fleurie, d’un alléluia permanent. Dans l’immensité vide on croit toujours entendre la grande clameur officielle, ce qu’on disait la voix du peuple. On croit voir aux fenêtres les oiseaux qu’on lâchait, quand le clergé, oignant le roi, faisait le pacte du trône et de l’église. Ressortant au dehors sur les voûtes dans la vue immense qui embrasse toute la Champagne, j’arrivai au dernier petit clocher, juste au-dessus du chœur. Là un spectacle étrange m’étonna fort. La ronde tour avait une guirlande de suppliciés. Tel a la corde au cou. Tel a perdu l’oreille. Les mutilés y sont plus tristes que les morts. Combien ils ont raison ! quel effrayant contraste ! Quoi ! l’église des fêtes, cette mariée, pour collier de noces, a pris ce lugubre ornement ! Ce pilori du peuple est placé au-dessus de l’autel. Mais ses pleurs n’ont-ils pu, à travers les voûtes, tomber sur la tête des rois ! Onction redoutable de la Révolution, de la colère de Dieu ! « Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si d’abord, avant tout, je n’établis en moi l’âme et la foi du peuple. » Je m’adressai cela, et, après Louis XI, j’écrivis la Révolution (1845-1853).

On fut surpris, mais rien n’était plus sage. Après maintes épreuves que j’ai contées ailleurs et où je vis de près l’autre rivage, mort et rené, je fis la Renaissance avec des forces centuplées. Quand je rentrai, que je me retournai, revis mon Moyen Âge, cette mer superbe de sottises, une hilarité violente me prit, et au xvie, au xviie siècle, je fis une terrible fête. Rabelais et Voltaire ont ri dans leur tombeau. Les dieux crevés, les rois pourris ont apparu sans voile. La fade histoire du convenu, cette prude honteuse dont on se contentait, a disparu. De Médicis à Louis XIV une autopsie sévère a caractérisé ce gouvernement de cadavres (1855-1868).

Une telle histoire était sûre d’un succès, de blesser tout ami du faux. Mais c’est beaucoup de monde, surtout le monde autorisé. Prêtres et royalistes aboyèrent. Les doctrinaires s’efforçaient de sourire.

Cela lui fait très-peu, à cette histoire patiente. Elle est forte, solide, bien assise, et elle attendra.

Dans mes Préfaces successives, et dans mes Éclaircissements, on pourra voir, de volume en volume, les fondements qui sont dessous, l’énorme base d’actes et de manuscrits, d’imprimés rares, etc., sur laquelle elle porte[4].

Voilà comment quarante ans ont passé. Je ne m’en doutais guère lorsque je commençai. Je croyais faire un abrégé de quelques volumes peut-être en quatre ans, en six ans. Mais on n’abrège que ce qui est bien connu. Et ni moi, ni personne alors ne savait cette histoire.

Après mes deux premiers volumes seulement, j’entrevis dans ses perspectives immenses cette terra incognita. Je dis : « Il faut dix ans. »… Non, mais vingt, mais trente… Et le chemin allait s’allongeant devant moi. Je ne m’en plaignais pas. Aux voyages de découvertes, le cœur s’étend, grandit, ne voit plus que le but. On s’oublie tout à fait. Il m’en advint ainsi. Poussant toujours plus loin dans ma poursuite ardente, je me perdis de vue, je m’absentai de moi. J’ai passé à côté du monde, et j’ai pris l’histoire pour la vie.

La voici écoulée. Je ne regrette rien. Je ne demande rien. Eh ! que demanderais-je, chère France, avec qui j’ai vécu, que je quitte à si grand regret ! Dans quelle communauté j’ai passé avec toi quarante années (dix siècles) ! Que d’heures passionnées, nobles, austères, nous eûmes ensemble, souvent l’hiver même, avant l’aube ! Que de jours de labeur et d’études au fond des Archives ! Je travaillais pour toi, j’allais, venais, cherchais, écrivais. Je donnais chaque jour de moi-même tout, peut-être encore plus. Le lendemain matin, te trouvant à ma table, je me croyais le même, fort de ta vie puissante et de ta jeunesse éternelle.

Mais comment ayant eu ce bonheur singulier d’une telle société, ayant longues années vécu de ta grande âme, n’ai-je pas profité plus en moi ? Ah ! c’est que pour te refaire tout cela il m’a fallu reprendre ce long cours de misère, de cruelle aventure, de cent choses morbides et fatales. J’ai bu trop d’amertumes. J’ai avalé trop de fléaux, trop de vipères et trop de rois.

Eh bien ! ma grande France, s’il a fallu pour retrouver ta vie, qu’un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s’en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c’est qu’il faut te quitter ici.


Paris, 1870.

  1. C’est le point principal sur lequel je diffère de mon savant ami, M. Henri Martin. Du reste, ce dissentiment ne diminue en rien mon estime sympathique pour sa grande et très-belle histoire, si instructive, si riche de recherches et d’idées. Il a été infiniment utile, pour raviver la tradition nationale, trop effacée, que deux histoires qui s’aident, se suppléent l’une l’autre, aient paru simultanément.
  2. Ceci ne touche en rien la candeur des individus. Il y avait des hommes admirables, les Bazart, les Barrault, les Carnot, les Charton, les D Eichthall, les Lemonnier, etc.
  3. Comme ils odorent très-bien la mort, les moments où l’âme blessée peut mollir, au moment où j’avais fait une perte sensible de famille, un d’eux, séduisant et fin, vint me voir et me tâta. Je fus surpris, confondu de l’idée qu’il eût pu croire avoir quelque prise sur moi, qu’il dît qu’on pouvait s’entendre, ayant entre soi des nuances, etc. Je lui dis ces propres paroles : « Monseigneur, avez-vous été parfois sur la mer de glace ? — Oui. — Vous avez vu telle fente, sur laquelle d’un bord à l’autre on peut parler, converser ? — Oui. — Mais vous n’avez pas vu que cette fente est un abîme… Et telle, Monseigneur, si profonde, qu’à travers la glace et la terre, elle descend sans que jamais on en ait trouvé le fond. Elle va jusqu’au centre du globe, s’en va traversant le globe, et se perd dans l’infini. »
  4. Je ne veux pas anticiper ici. D’un mot ou deux seulement, je puis dire : C’est ce livre, « ce livre d’un poète et d’un homme d’imagination, » qui, par des pièces décisives, a dit à tous ce qui leur importait :
    Aux protestants, le fait très-capital de la Saint-Barthélemi, sue quinze jours d’avance à Bruxelles (papiers Granvelle, 10 août). Puis, tant de faits sur la Révocation, qu’ils avaient bien peu éclaircie.
    Aux royalistes, tout un monde de curieux faits anecdotiques ; exemple, la légende du Masque de fer et la sagesse de leur reine. Les lettres de Franklin (en 1863) ont donné là-dessus le secret d’après Richelieu, prouvé que seul j’avais raison.
    Aux financiers, le système de Law (inexpliqué par M. Thiers en 1826) se trouve enfin à jour et par les manuscrits et par l’histoire des Bourses de Paris et de Londres.
    Pour la Révolution, que dire ? La mienne est sortie tout entière des trois grands corps d’archives de ces temps qu’on a à Paris. Louis Blanc (malgré son mérite, son talent que j’honore) put-il la deviner ? Put-il la faire à Londres avec quelques brochures ? J’ai bien de la peine à le croire. — Lisez au reste et comparez.