Histoire de France (Jacques Bainville)/Chapitre VIII
CHAPITRE VIII
FRANÇOIS Ier ET HENRI II : LA FRANCE ÉCHAPPE À L’HÉGÉMONIE DE L’EMPIRE GERMANIQUE
La date de 1515, amie de la mémoire, a quelque chose de joyeux et de pimpant. Ce règne qui commence, François Ier, ce prince artiste, la France qui s’épanouit, qui développe son génie latin, qui « renaît » sous le souffle embaumé de l’Italie, ce luxe, cette joie de vivre : que de promesses ! Pourtant le siècle serait lugubre, rempli de nouvelles désolations. Il nous apportait la guerre étrangère et la guerre civile. Non seulement Charles-Quint était né avec lui, mais une révolution religieuse, qui serait une révolution politique, était tout près de déchirer les Français et, par leurs divisions, d’ouvrir la France à l’étranger.
Ces malheurs ne pouvaient se prévoir lorsque le neveu de Louis XII lui succéda. La France n’était pas rassasiée des guerres d’Italie. À la veille de la mort de Louis XII, on s’apprêtait à reconquérir le Milanais. François Ier, prudent malgré sa jeunesse et son désir de briller, s’assura qu’il n’y aurait pas, cette fois, de coalition à craindre et franchit les Alpes hardiment. Il ne tarda pas à rencontrer les Suisses qui étaient là comme en pays conquis. Curieuse histoire que celle de ces cantons qui, enivrés de leurs victoires pour la liberté, avaient pris goût à la guerre et, d’opprimés, étaient devenus oppresseurs. Histoire qui s’est répétée vingt fois, qui a été celle de presque tous les peuples affranchis. Les Suisses étaient de rudes soldats et François Ier put être fier de les avoir mis en fuite à Marignan après une bataille de deux jours. Il y gagna Milan et une réconciliation avec le pape : le premier Concordat, qui durera jusqu’à la Révolution, date de là. Il y gagna aussi l’estime de ceux qu’il avait battus. Une paix perpétuelle fut signée à Fribourg avec les cantons suisses : de part et d’autre, exemple presque unique dans l’histoire, le pacte a été observé.
La Lombardie, ce champ de bataille européen, était conquise pour la troisième fois. À quoi la conquête de ce poste avancé pouvait-elle être utile sinon à empêcher qu’un autre s’en emparât ? Déjà on voyait grandir une formidable puissance. La patience et l’art des mariages avaient servi l’ambition de la pauvre maison de Habsbourg. Le petit-fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne recevrait un héritage immense. Il aurait les Pays-Bas, l’archiduché d’Autriche, l’Espagne et, par l’Espagne, Naples et les trésors nouveaux de l’Amérique. Que lui manquerait-il ? D’être empereur comme son grand-père, de disposer de l’Allemagne autant que l’empereur élu pouvait en disposer.
Maximilien mourut en 1519. Contre Charles d’Autriche, pour empêcher cette formidable concentration, François Ier conçut l’idée de se porter candidat à l’Empire. Pourquoi non ? Le choix des électeurs allemands était libre. Quelques-uns étaient nos amis, d’autres à vendre. La lutte électorale entre les deux rois fut la même que si l’enjeu avait été un clocher. Bien que quelques princes seulement fussent électeurs, l’opinion publique comptait, elle pesait sur leurs votes : on fit campagne contre François Ier dans les cabarets allemands et les deux concurrents n’épargnèrent ni l’argent, ni la réclame, ni les promesses, ni la calomnie. Pour combattre l’or du candidat français, les grands banquiers d’Augsbourg, les Fugger, vinrent au secours, non de l’Autrichien, mais du prince qui, par Anvers, tenait le commerce de l’Allemagne. L’opération de banque réussit. Au vote, Charles l’emporta. La monstrueuse puissance était constituée, l’Espagne et l’Allemagne accouplées. Mais, quelques mois plus tard, Luther brûlait à Wittenberg la bulle du pape. L’Allemagne aurait sa guerre religieuse, et avant nous. La France saurait en profiter. Une Allemagne unie, avec l’empereur vraiment maître, telle que la rêvait Charles-Quint, c’eût peut-être été notre mort.
Au moins, c’eût été l’effondrement. La France était bloquée au Nord, à l’Est, sur les Pyrénées : nous finissons par comprendre l’instinct qui la portait, sous tant de prétextes, avec entêtement, à se donner de l’air du côté de l’Italie. Et pourquoi le conflit était-il inévitable ? Charles-Quint n’avait-il pas assez de terres ? Ne pouvait-il pas s’en contenter ? Mais la vie des peuples a comme des lois fixes. Pour l’Europe, c’est de ne pas supporter une grande domination : cela s’est vu depuis la chute de l’Empire carolingien. Pour l’Allemagne, c’est d’envahir ses voisins dès qu’elle est forte : cela s’est vu toujours. Et pour la France, c’est d’avoir des frontières moins incertaines à l’Est, dans les territoires que le germanisme ne cesse de lui contester. L’empire de Charles-Quint était démesuré. Il était absurde. Et si la France était restée ce qu’elle était alors, que ne lui eût-il pas manqué ? Malgré tant de progrès, quel inachèvement ! Dunkerque, Verdun, Nancy, Besançon étaient encore au delà de ses limites. La France pouvait-elle se passer de tant de villes et de provinces dont nous n’imaginons pas aujourd’hui que nous soyons séparés ? Il fallait se ceindre les reins pour la lutte qui s’offrait.
Les deux adversaires sentirent qu’elle serait grave et chacun voulut mettre les chances de son côté. Chacun rechercha des alliances. Le danger était toujours le même pour nous. C’était une coalition où l’Angleterre entrerait, l’Angleterre qui, par Calais, avait une porte ouverte ici. L’arbitre de la situation, c’était Henri VIII et il ne l’ignorait pas. Il réfléchissait aussi. Ne serait-ce pas grave pour l’Angleterre, si l’empereur, roi d’Espagne, venait à dominer l’Europe ? Henri VIII se laissa courtiser par François Ier qui essaya de gagner son ministre Wolsey, de l’éblouir et de le séduire lui-même à l’entrevue célèbre du Camp du Drap d’or. L’Anglais ne repoussa pas davantage les avances de Charles-Quint. Finalement il opta pour l’empereur qui, de son côté, n’avait pas été avare de promesses. Et puis, au fond, l’Angleterre ne pouvait se consoler d’avoir été chassée de France et il semblait que l’heure de la démembrer fût venue. Alors Charles-Quint, fort de l’alliance anglaise, n’hésita plus. En l’année 1521 commence cette lutte entre la France et la maison d’Autriche, c’est-à-dire entre la France et l’Allemagne, qui, sous des formes diverses, s’est perpétuée jusqu’à nos jours, qui peut-être n’est pas finie.
Pour avoir raison de la France, l’ennemi a toujours su qu’il devait trouver des partisans chez elle. Mais les anciennes factions avaient disparu et il ne s’en était pas encore formé d’autres. De la haute féodalité vaincue par Louis XI, il ne restait qu’un seul représentant : il trahit. Le duc-connétable de Bourbon, un ambitieux aigri, osa, quoique prince du sang, conspirer avec l’étranger contre la sûreté de l’État. Grave complot, car le duc était puissant par ses alliances de famille, ses vastes domaines, et, connétable, il était, avant le roi, chef de l’armée. François Ier agit avec promptitude et vigueur. « On ne reverra pas, dit-il, les temps de Charles VI. » Il ordonna l’arrestation des complices du connétable, effraya par un lit de justice le Parlement de Paris, fort peu sûr. Quant au connétable lui-même, il réussit à s’enfuir et porta désormais les armes contre la France. L’horreur qu’inspira ce crime contre la patrie était de bon augure. Elle étouffa le mécontentement que causaient déjà les impôts, les sacrifices d’argent exigés par la guerre.
Sur toutes nos frontières, on se battait, et la France fut réduite à la défensive quand elle eut perdu le Milanais pour la troisième fois. Il ne s’agissait plus d’une guerre de magnificence, mais de tenir l’ennemi loin des Alpes et de laisser l’Italie entre lui et nous. Cette couverture était perdue. La France courut alors un grand danger. Autour d’elle, le cercle de l’investissement se resserra : du dehors on la crut perdue. Paris menacé dut s’entourer de tranchées à la hâte. Heureusement les Impériaux furent arrêtés, battus en Champagne. Henri VIII, mécontent de son allié, craignant de trop s’engager, se retira. En même temps qu’à ce péril, nous avions échappé au péril ordinaire : la trahison à l’intérieur. On pouvait compter sur l’unité morale du pays.
On en avait besoin. Charles-Quint était décidé à redoubler ses coups. Les généraux français essayèrent encore de dégager l’Italie. Après huit mois de campagne, il fallut reculer. Cette fois, la route du Midi était ouverte à l’invasion. Les Impériaux entrèrent en Provence, le duc de Bourbon à leur tête, et vinrent assiéger Marseille dont la résistance permit au roi d’accourir avec une armée. L’ennemi dut lever le siège, battre en retraite avec précipitation et repasser en Italie où le roi crut tenir la victoire. Au lieu de la victoire, ce fut un désastre. Le sort tourna devant Pavie (1525) et le roi tomba prisonnier aux mains de l’ennemi, comme jadis à Poitiers Jean le Bon. François Ier le dit lui-même : il ne lui était demeuré que l’honneur et la vie.
Il n’est pas douteux que Charles-Quint ait cru qu’en tenant le roi il tenait la France, comme Édouard III l’avait tenue après Poitiers. Mais cette fois il n’y eut ni désordre ni trahison : le sentiment public ne l’aurait pas supporté. On vit bien un essai de complot, qui avorta, pour enlever la régence à la mère du roi, Louise de Savoie. Quelques intrigants et agents de l’ennemi tentèrent aussi, mais en vain, de réveiller le parti bourguignon à Paris et de retrouver des partisans du duc de Bourbon dans ses anciens domaines. La régente se garda de convoquer des États Généraux : c’était assez d’un Étienne Marcel. La seule opposition qu’elle rencontra fut une opposition légale, celle du Parlement de Paris qui avait été, qui était peut-être encore secrètement sympathique au duc de Bourbon. Cet incident vaut qu’on s’y arrête, car il annonce bien des choses qui vont suivre.
Par ses attributions même, le Parlement, corps judiciaire, avait pris un caractère politique. Chargé d’enregistrer les édits, il les examinait et il participait ainsi au pouvoir législatif. Il s’était formé chez lui des traditions et des doctrines. Muni du droit de remontrance, il critiquait le gouvernement, il se donnait un air libéral. Un conflit avait déjà éclaté au sujet du Concordat que le Parlement trouvait tout à la fois contraire aux libertés de l’Église gallicane et trop propre à renforcer l’autorité du roi en lui donnant la nomination aux bénéfices ecclésiastiques. Le Parlement avait dû s’incliner devant la volonté du roi, mais il restait attaché à son principe et il gardait surtout rancune au négociateur du Concordat, le chancelier Duprat : nous retrouverons sous Mazarin cette opposition du Parlement au premier ministre. Après Pavie, l’occasion parut bonne aux grands magistrats parisiens de prendre leur revanche et d’acquérir de la popularité en accusant de nos revers les financiers et leurs concussions. Mais, chose plus importante, le Parlement se plaignait que le gouvernement ne poursuivît pas les novateurs religieux, — il les appelait déjà les hérétiques, — qui commençaient à paraître en France. La résistance au protestantisme partait, non pas du pouvoir, indifférent à la Réforme, mais d’un des organes de l’opinion publique. Il en sera ainsi jusqu’au dix-septième siècle et l’on voit déjà paraître le principal caractère des guerres de religion où, du côté catholique, la résistance sera spontanée tandis que la Monarchie essaiera de garder le rôle d’arbitre.
À cette heure-là, il y avait d’autres intérêts à défendre et d’autres soucis. L’essentiel était que, pendant la captivité du roi, la France restât calme et unie. Alors il ne servait de rien à l’empereur d’avoir ce prisonnier. Est-ce que, sans les révolutions parisiennes et l’anarchie, le traité arraché jadis au roi Jean n’eût pas été nul ? Charles-Quint ne voulait relâcher François Ier qu’à des conditions exorbitantes : pour lui tout ce qui avait appartenu au Téméraire ; pour Henri VIII la Normandie, la Guyenne, la Gascogne ; pour le duc de Bourbon le Dauphiné et la Provence. « Plutôt mourir que ce faire », répondit François Ier. Charles-Quint gardait son captif sans être plus avancé. Il se rendait odieux, un peu ridicule. L’Anglais commençait à réfléchir, à trouver que l’empereur devenait bien puissant, tenait peu ses promesses, payait mal et la Chambre des Communes voulait au moins de l’argent. La régente eut l’habileté d’en offrir : la France se trouvait bien d’être riche et de savoir dépenser à propos. Pour deux millions d’écus d’or, Henri VIII changea de camp.
Charles-Quint ne pouvait plus rien tirer de son prisonnier que par la lassitude, l’ennui et la crainte que, l’absence du roi se prolongeant, l’ordre ne fût troublé en France. François Ier accepta le traité de Madrid, donnant ses deux fils en otages à son ennemi, mais non sans avoir averti que, signé par contrainte, ce traité serait nul. Charles-Quint avait encore exigé la Bourgogne. Le roi, rentré en France, reçut des députés bourguignons la déclaration qu’ils voulaient rester Français, et une assemblée spéciale, réunie à Cognac, déclara qu’il n’était pas au pouvoir du roi d’aliéner une province du royaume (1526).
En réalité, Charles-Quint n’ignorait pas que son traité resterait sans effet, mais il devait sortir d’une situation embarrassante. Dans son trop vaste empire, les difficultés ne manquaient pas. Partout où il régnait, il était comme un étranger. L’Espagne n’aimait pas ce Flamand et il avait eu à vaincre l’insurrection des comuneros. Une partie de l’Allemagne avait passé à Luther et les princes protestants défendaient leur indépendance, les libertés germaniques, contre les projets d’unification de l’empereur. Enfin, menaçant l’Empire, par la Hongrie, il y avait les Turcs, déjà sur la route de Vienne. Pour se défendre contre la puissance germanique, la France devra toujours chercher des alliés dans l’Europe centrale et dans l’Europe occidentale. Les princes protestants, les Turcs étaient des auxiliaires qui s’offraient. Une politique, celle de l’équilibre, s’ébaucha.
Le soir même de Pavie, François Ier, en secret, avait envoyé sa bague à Soliman. Le sultan et son ministre Ibrahim comprirent ce signe. Les relations entre la France et la Turquie étaient anciennes. Elles dataient de Jacques Cœur et de Charles VII. Mais c’étaient des relations d’affaires. Devenir l’allié des Turcs : pour que le roi franchît un tel pas, il fallait la nécessité. « Les Turcs occupent l’empereur et font la sûreté de tous les princes », disait François Ier aux Vénitiens. Il ira encore plus loin, puisqu’il lancera contre son ennemi jusqu’aux pirates d’Alger. Cette alliance avec l’Infidèle, c’était tout de même la fin de l’idée qui avait inspiré les Croisades, la fin de l’idée de chrétienté. Dans la mesure où elle avait existé, où elle avait pu survivre à tant de guerres entre les nations d’Europe, la conception de la République chrétienne était abolie. Elle l’était par le germanisme lui-même qui posait à la France une question de vie ou de mort, lui ordonnait de se défendre. Cette guerre était le commencement des guerres inexpiables où la vieille Europe viendrait tant de fois s’engloutir pour de nouvelles métamorphoses. Le roi Très Chrétien envoyait sa bague à Soliman. Mais bientôt, car la répudiation par François Ier de l’inacceptable traité de Madrid avait rouvert les hostilités, Charles-Quint, Majesté Catholique, livrait Rome à ses troupes bigarrées, à ses Vandales et à ses Goths. Le sac de la Ville Éternelle, où le connétable de Bourbon, inoubliable figure du renégat de son pays, trouva la mort, effraya l’Europe comme un présage (1527). Peut-être la chrétienté, lointain souvenir de l’unité romaine, était-elle déjà une illusion. Elle ne fut plus qu’une chimère. Pour se reconnaître dans les événements très confus qui vont suivre, trêves conclues et dénoncées, alliances nouées et dénouées, il faut un fil conducteur. Comment François Ier finit-il par se réconcilier deux fois avec Charles-Quint, la première au traité de Cambrai qui rendit au roi ses fils otages, la seconde avec un tel empressement que l’empereur fut reçu en France ? C’est que les choses ne sont jamais simples. En théorie, il était facile de s’unir, pour abattre Charles-Quint, à Soliman et aux protestants d’Allemagne. Mais, en Europe, cette alliance avec les Turcs, dont les invasions montaient, avançaient sans cesse, faisait scandale. Charles-Quint exploitait ces craintes et ces répugnances contre François Ier qui devait ruser, rassurer, fournir des explications, ne pas laisser Charles-Quint prendre le rôle de défenseur du catholicisme. Quant aux princes protestants d’Allemagne, confédérés à Smalkalde contre l’empereur, il leur arrivait de se souvenir qu’ils étaient Allemands et que Charles-Quint les couvrait en Autriche lorsque les Turcs menaçaient Vienne.
Ce n’est pas seulement en Europe que la position de François Ier était difficile à tenir. C’était en France. L’alliance avec les protestants allemands souleva une question de politique intérieure à partir du moment où il y eut des protestants français. Lorsque la Réforme parut chez nous, le moins qu’on puisse dire de l’attitude de François Ier, c’est que ce fut celle de l’indulgence. Sa sœur, la lettrée, la mystique Marguerite de Navarre, l’amie de Clément Marot, était sympathique à cette nouveauté. Le roi lui-même, la Réforme le servant en Allemagne, la voyait sans déplaisir en France. Il protégea et sauva plusieurs réformés, intervint pour la tolérance. Mais, nous l’avons vu, c’était l’opinion publique qui poursuivait les réformés. Et la propagande protestante grandissait, s’enhardissait, formait des fanatiques et des iconoclastes. Des statues de la Vierge furent brisées, un placard contre la messe cloué jusque sur la porte de la chambre du roi. La faute ordinaire des propagandistes, c’est de chercher à compromettre ceux qui ne les combattent pas, et François Ier ne voulait pas, ne pouvait pas être compromis : on sentait déjà se former ce qui serait bientôt la Ligue catholique. Il vit que les réformés, avec maladresse, essayaient de mettre la main sur lui. Il se dégagea sans brutalité. Les historiens protestants lui ont toujours rendu justice, même quand c’est pour l’opposer à ses successeurs.
Il est facile de comprendre que ce commencement de guerre religieuse à l’intérieur ait gêné la politique étrangère du roi. Sans doute, une coalition formée du roi de France, d’Henri VIII, alors en querelle avec Rome, et des protestants allemands, cette coalition eût été redoutable pour Charles-Quint. Elle ne fût pas allée loin si, aux yeux de la France catholique, — l’immense majorité des Français, — François Ier fût devenu le roi de la Réforme. Prendre ouvertement le parti des hérétiques, c’était peut-être, dans la disposition des esprits, courir le risque d’une révolution. Cependant, la résistance, souvent violente, des Français à la diffusion du protestantisme, refroidissait nos alliés d’Allemagne. D’où les fluctuations que subit, à partir de 1538, la politique de François Ier.
Mais une réconciliation sincère, durable, n’était pas possible entre la maison d’Autriche et la France, tant que l’empereur menacerait l’indépendance et la sûreté de l’Europe. La guerre reprit et, cette fois, la partie fut nulle. Les Impériaux, pourtant battus en Italie à Cérisoles, avaient envahi la France par le Nord et la paix avait dû être signée à trente lieues de Paris, à Crépy-en-Laonnois (1544). Non pas une paix : une trêve précaire, pareille aux autres, qui ne résolvait rien et que l’opinion publique trouva humiliante. Comme son père avait fait pour le traité de Madrid, le dauphin, soucieux de sa popularité, attesta devant notaire que, devenu roi, il ne reconnaîtrait pas le traité de Crépy. À la mort de François Ier, de nouvelles hostilités se préparaient entre la France et l’empereur.
Ce qui s’est élaboré, construit, à cette date de 1547 où Henri II devient roi, c’est une politique. Décidément, les affaires d’Allemagne sont les plus importantes. Nos frontières de l’Est aussi. L’Italie n’est qu’un théâtre secondaire. Contre qui porte l’effort de la France ? Contre l’Empire germanique. C’est donc là qu’il faut agir, c’est cet Empire qu’il faut dissocier, s’il se peut. Quant aux résultats de l’inévitable guerre, où seront-ils cueillis ? Sur la ligne qui sépare l’Empire de la France, dans cette Lotharingie d’où le partage des Carolingiens nous a écartés depuis cinq cents ans. La lutte contre la maison d’Autriche, c’est-à-dire la lutte contre l’Allemagne, conduit la France à reprendre ses frontières du côté du Rhin. L’achèvement de notre unité sur les points où elle était encore le plus imparfaite devient un dessein tout à fait net sous Henri II. Au début du nouveau règne, les nouvelles d’Allemagne étaient mauvaises pour nous. Charles-Quint tentait ce que les rois de Prusse n’obtiendront que quatre siècles plus tard : devenir le maître dans une Allemagne unifiée, transformer l’Empire électif en monarchie héréditaire. L’Allemagne était alors une mosaïque de principautés et de villes libres. Sa constitution, définie par la Bulle d’Or, était à la fois aristocratique et républicaine. Charles-Quint commença par priver les villes de leur indépendance, puis il passa aux princes. L’année même de l’avènement de Henri II, l’électeur de Saxe fut battu à Muhlberg. Sans un secours du dehors, les princes allemands succombaient, la maison d’Autriche centralisait et gouvernait l’Allemagne. Alors Charles-Quint eût été bien près de réaliser son rêve, de dominer l’Europe. Il fallait se hâter pour prévenir ce péril. Auprès des Turcs, auprès du pape, auprès de la République de Venise, auprès des princes italiens et des princes allemands, partout où elle put trouver des adversaires de l’empereur, la diplomatie française fut à l’œuvre.
Une circonstance favorable pour nous, c’était que la Réforme n’avait pas encore sérieusement troublé la France, tandis que l’Allemagne et l’Angleterre étaient déchirées par le conflit des religions. Par là, l’Angleterre fut empêchée d’intervenir dans les affaires continentales. Tandis que la politique française liait partie avec les protestants d’Allemagne, elle soutenait les catholiques anglais. Une sœur des Guise, de la maison de Lorraine, cette famille déjà influente et qui va jouer un si grand rôle chez nous, avait épousé le roi d’Écosse. Sa fille, Marie Stuart, était demandée par Édouard VI. Conduite en France, elle épousa le dauphin. De même, Philippe II épousait Marie Tudor : la France et l’Espagne cherchent également à agir par le catholicisme sur l’Angleterre divisée à son tour par la religion. Pour nous, l’avantage de ces luttes religieuses et politiques, c’est que les Anglais ne seront plus à craindre. Boulogne, perdue à la fin du dernier règne, fut reprise en attendant que Calais le fût.
Henri II avait eu raison d’ajourner la reprise des hostilités avec l’empereur. Le grand dessein politique de Charles-Quint rencontrait des obstacles. La branche allemande de sa famille ne voulait pas que l’Empire passât à son fils Philippe II, roi d’Espagne. Les protestants d’Allemagne et leurs princes, malgré leur défaite, résistaient. Bien travaillés par nos agents, ils conclurent le traité secret de Chambord qui les rendait nos alliés. Henri II prit le titre de défenseur des libertés germaniques et Marillac avait donné la formule de cette politique : « Tenir sous main les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra », ce qu’Henri II traduisait d’un mot plus énergique : le « grabuge ». De leur côté, les princes protestants avaient reconnu les droits du roi sur Cambrai, Metz, Toul et Verdun. Tout était prêt pour la guerre que chacun sentait inévitable (1552).
Le roi de France y préluda par un manifeste en français et en allemand que décorait un bonnet phrygien entre deux poignards avec cette devise : « Liberté ». La Monarchie française faisait en Allemagne de la propagande républicaine. Toul ouvrit ses portes, Metz et Verdun furent pris, et l’armée française parut jusqu’au Rhin où burent ses chevaux. Cependant Charles-Quint, battu par l’électeur de Saxe, avait failli tomber entre ses mains. L’Allemagne était sur le point de lui échapper. Il se hâta de signer avec les protestants la transaction de Passau par laquelle il reconnaissait les libertés germaniques. Puis, croyant l’Allemagne pacifiée, il voulut reprendre Metz. Le duc de Guise courut s’y enfermer, mit la ville en état de défense et, après deux mois de siège, contraignit Charles-Quint à se retirer (1553). Ce fut un triomphe personnel pour François de Guise, un triomphe qu’il achèvera bientôt, quand il enlèvera Calais par un coup de main audacieux. La popularité de Guise sera immense. Un soldat de génie était apparu et ce grand capitaine deviendra le chef d’un parti, une puissance politique. Il sera un moment plus puissant que le roi lui-même. Et c’est la gloire militaire qui lui donnera, ainsi qu’à son fils, une sorte de dictature lorsque viendront l’affaiblissement du pouvoir et la démagogie.
La guerre s’était prolongée cinq ans en Italie et dans le nord de la France sans que l’empereur pût obtenir un résultat. Rien ne lui réussissait plus. En Allemagne, les protestants s’enhardissaient et lui imposaient des conditions nouvelles. La souveraineté de chaque État allemand en matière religieuse étant reconnue, l’unité devenait chimérique. C’est alors que Charles-Quint, découragé, obligé de renoncer à son rêve, n’ayant même pu transmettre à son fils la couronne impériale, résolut d’abdiquer (1556). Par cette retraite volontaire, dont le roi de France se réjouit silencieusement, il avouait son échec. Sans doute son fils Philippe II possède les Pays-Bas et l’Espagne. En guise de consolation pour la perte de l’Empire, il a épousé Marie Tudor. Il reprendra les plans de son père, il tentera comme lui de dominer l’Europe, mais dans des conditions encore moins bonnes. La première partie de la lutte contre la maison d’Autriche tournait à l’avantage de la France.
Ce ne fut pas sans quelques nouveaux accidents. Philippe II avait recommencé la guerre et il avait avec lui les Anglais de Marie Tudor et le duc de Savoie. Cette fois, l’ennemi délaissa Metz et entra en France par la frontière des Pays-Bas, la grande route de l’invasion. Le duc de Savoie, par une marche rapide, arriva jusqu’à Saint-Quentin que défendait Coligny. Une tentative du connétable de Montmorency pour débloquer la ville fut malheureuse : l’armée française fut écrasée, la route de Paris était ouverte. Seule, à ce moment, l’hésitation de Philippe II, sa crainte de compromettre le fruit d’une campagne heureuse, nous sauvèrent d’un pire désastre. Le duc de Guise, qui menait campagne en Italie, fut rappelé à la hâte et nommé lieutenant général. Ce grand capitaine avait l’esprit politique. Il vit la France inquiète, fatiguée, avec un mauvais moral. Il fallait frapper un grand coup pour relever l’opinion publique. François de Guise pensa à Calais, précieuse possession de l’Angleterre, sa dernière enclave sur notre sol. La ville fut reconquise en quelques jours (1558), avec une hardiesse, un bonheur extraordinaires. Défenseur de Metz, libérateur de Calais, Guise devint irrésistible. Cependant son rival Coligny, le vaincu de Saint-Quentin, qui, avec son frère Dandelot, inclinait pour la Réforme, était tristement prisonnier. Déjà la partie n’était pas égale entre celui qui serait le champion de la cause catholique et celui qui serait le champion de la cause protestante.
Le duc de Guise ayant rétabli les affaires de la France, la paix devenait possible. Ce fut une paix de liquidation. De tous les côtés, on n’en pouvait plus. Marie Tudor était morte. Avec elle Philippe II perdait l’alliance anglaise, et la reine Élisabeth, se décidant pour le protestantisme, fondait l’église anglicane. Le roi d’Espagne était inquiété sur mer par les Turcs, comme l’était sur terre son cousin l’empereur Ferdinand qui, ayant en outre affaire aux protestants d’Allemagne, n’avait même pas pris part à la lutte. La France retrouvait Saint-Quentin, gardait Metz, Toul, Verdun et Calais. Mais, sauf Turin, elle renonçait à l’Italie. C’est ce qui fait que le traité de Cateau-Cambrésis n’a pas été plus glorieux. Les militaires regrettaient ces campagnes d’Italie qui rapportaient de l’avancement et du butin, et ils déclarèrent que l’abandon de tant de conquêtes était une honte. Les mémoires de Montluc sont pleins de ces protestations. Elles ont été répétées. Il est curieux que l’histoire, au lieu d’enregistrer les résultats, se laisse impressionner, même à longue distance, par des hommes qui n’ont pris la plume, comme c’est presque toujours le cas des auteurs de mémoires, que pour se plaindre ou se vanter.
Henri II mourut d’accident sur ces entrefaites (1559). Aux fêtes données pour la paix, le roi prit part à un tournoi où la lance de Montgomery lui entra dans l’œil. La mort de ce prince énergique et froid tombait mal. Il ne laissait que de jeunes fils à un moment où la France se troublait. Comme toujours, de si longues années de guerre, qui avaient été pourtant des guerres de salut national, avaient été coûteuses. Elles avaient accablé les finances, atteint les fortunes privées. Il avait fallu multiplier les emprunts et les impôts, tirer argent de tout, vendre les charges publiques. Déjà, au début du règne d’Henri II, les provinces du Sud-Ouest s’étaient soulevées contre la gabelle et l’insurrection avait pris un caractère révolutionnaire, dont témoigne un célèbre pamphlet contre les tyrans, le Contre un de La Boëtie, l’ami de Montaigne. Ce « cri républicain » sera bientôt repris par les calvinistes, tout d’abord respectueux de l’autorité et des pouvoirs établis, comme Luther et Calvin lui-même l’avaient recommandé.
Qu’il y eût, au fond de la Réforme, un levain politique, un principe d’insurrection, c’est ce qui n’est guère douteux. En Allemagne, la grande révolte des paysans de Souabe, puis le soulèvement des anabaptistes de Münster, qui professaient le communisme, avaient coïncidé avec la prédication protestante. Si la France semblait beaucoup plus réfractaire à la Réforme, qui ne s’y propageait qu’avec lenteur, toutefois l’avilissement de l’argent, la cherté de la vie, conséquences de la guerre et peut-être aussi de l’afflux subit de l’or américain, avaient créé du mécontentement, un terrain favorable à l’opposition politique, en appauvrissant les classes moyennes. Ce fut, chez nous, le grand stimulant du protestantisme, auquel adhérèrent surtout la bourgeoisie et la noblesse, tandis que la population des campagnes, que la crise économique n’avait pas atteinte, resta indemne. Quant à ceux que leur tournure d’esprit, des raisons intellectuelles ou mystiques avaient convertis à la religion réformée, ils furent ensuite entraînés dans le mouvement de la guerre civile : la distinction entre « huguenots de religion » et « huguenots d’État » ne tarda guère à s’effacer.
François Ier avait déjà dû s’occuper des protestants dont la prédication causait des désordres. Sous Henri II, les incidents se multiplièrent. Il y en eut de graves à Paris, où la foule assaillit une réunion que les réformés tenaient au Pré-aux-Clercs. Des églises naissaient un peu partout, à l’exemple de celle que Calvin fondait à Genève, et les persécutions, voulues par l’opinion publique, poussaient, comme toujours, les convertis à proclamer leur foi et à chercher le martyre. Ces symptômes étaient inquiétants. Il était clair que la France allait se couper en deux, clair aussi que la résistance du peuple catholique serait plus forte que la propagande calviniste. Contre les hérétiques, la foule exigeait des supplices, ne les trouvait jamais assez durs. Michelet doit le noter : « On s’étouffait aux potences, aux bûchers. L’assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. » D’autres signes apparaissaient, propres à préoccuper un gouvernement : deux partis se formaient dans tous les corps de l’État. Dans l’armée, Guise et Coligny s’opposaient. Au Parlement, une chambre acquittait les protestants, l’autre les condamnait au feu. La magistrature se discréditait. Pour mettre fin au scandale, Henri II tint au Parlement une séance solennelle qui tourna en un scandale pire. Un des conseillers, Dubourg, nouveau converti, défia le roi, le compara bibliquement au tyran Achab. Séance tenante, Henri II fit arrêter par sa garde quelques-uns des hauts magistrats. Malgré l’énergie de la riposte, impossible de méconnaître qu’une crise de l’autorité commençait.