Histoire de Jacques Bonhomme/Le Joug/Le Pressoir
LE PRESSOIR
Que la terre qui le porte, que le toit qui l’abrite paie, que sa personne paie, qu’il paie pour respirer, qu’il ne puisse exercer aucune profession sans payer ; voilà, les quatre contributions directes impôt foncier, personnel, des portes et fenêtres, des patentes.
L’impôt foncier est prélevé sur les terres classées, suivant leurs qualités naturelles. On prend la moyenne du revenu de quinze années, et pour les maisons on calcule sur la valeur locative.
L’impôt personnel-mobilier est levé sur tout habitant pauvre ou riche. Cette taxe représente la valeur de trois journées de travail. Elle est fixée sur la valeur de l’habitation vide de meubles. Elle atteint donc les citoyens qui logent en garni.
L’impôt des portes et fenêtres frappe toutes les ouvertures extérieures des maisons d’habitation. La demeure du pauvre est, par cet impôt, vouée à l’obscurité.
L’impôt des patentes s’étend sur toutes les professions, mais il pèse proportionnellement beaucoup plus sur les petites.
Au principal des contributions directes viennent s’ajouter les centimes additionnels perçus au profit de l’État, des départements et des communes. Dire qu’il y a 10, 20 centimes additionnels sur une contribution directe, c’est dire que pour chaque franc de principal on paiera 10, 20 centimes en plus, par exemple, au lieu de 1 fr. on paiera 1 fr. 10, 1 fr. 20. C’est une façon hypocrite d’accroître l’impôt.
Mais le principal des quatre contributions directes ne dépasse pas 313 millions. Et Napoléon III veut des milliards. — Voici comment on les obtient.
L’État prélève certains droits sur les produits agricoles ou manufacturés. Les marchandises qui viennent de l’étranger paient un droit à leur entrée en France (douanes), Certains autres produits, boissons, sels, sucres, etc., acquittent ce droit chez le fabricant ou le détaillant (droits réunis), Pour se récupérer des sommes versées à l’État, ces fabricants ou détaillants augmentent d’autant le prix de leur marchandise. C’est donc en réalité l’acheteur qui débourse ces droits. Mais comme il paie en détail, par somme minime, au fur et à mesure de ses achats, il se fait illusion, ne croit donner de ces objets que le prix naturel et dit : Tout augmente. Non, c’est Napoléon III qui augmente tout. Les douanes produisent 128 millions environ, le sel 33 millions, les boissons 234 millions, les sucres 60 millions, les taxes diverses, licences, transports, etc., 33 millions.
L’État prélève en outre sur les actes civils et judiciaires, achats de propriété, ventes, transactions, etc., certains droits d’enregistrement, de greffe, etc. Joints aux amendes, passe-ports, permis de chasse, ces droits rapportent environ 352 millions,
Enfin, l’État tire un bénéfice considérable du monopole ou droit qu’il s’est réservé de fabriquer ou d’émettre exclusivement certains produits. Seul il fabrique et vend de la poudre, du tabac, des cartes, et il y a dix ans Napoléon III, par un simple décret, a augmenté de 25 p. 100 le prix du tabac. — Tabacs, poudres, etc., lui rapportent plus de 190 millions de bénéfice, et le service des postes 22 millions.
Toutes ces contributions, qu’on appelle indirectes, ont, comme les impôts directs, leurs centimes additionnels qui prennent le nom de demi-décime, décime, double-décime, décime de paix, décime de guerre, tous gros sous qui font des millions à Napoléon III.
En dehors des impôts directs ou indirects, l’État perçoit divers produits : Algérie, domaines, forêts, retenues sur les pensions, etc., 160 ou 180 millions. Et en outre la plus terrible de toutes les contributions :
Comme tous les impôts, il est voté par les députés, comme tous les impôts, il augmente tous les jours, mais contrairement à tous les autres impôts, il n’est pas voté par ceux qui le paient. — C’est la France de plus de vingt ans, seule représentée au Corps législatif, qui prend chaque année cent mille hommes à la France de moins de vingt ans. Avant de reconnaître des droits à Jacques Bonhomme, la loi lui demande sa vie.
Tous les jeunes gens qui ont vingt ans révolus avant le 1er janvier d’une année sont obligés de tirer au sort cette année-là. On prend ensuite, suivant l’ordre des numéros, un nombre de jeunes gens suffisant pour atteindre le chiffre du contingent voté par les députés. Autrefois les numéros élevés étaient exempts du service. Depuis Napoléon III il n’y a plus de bons numéros.
Jacques a tiré le numéro 1. Il a le malheur d’être vigoureusement constitué, il est trop pauvre pour se faire remplacer. Il servira d’abord pendant cinq ans dans l’armée active, ira guerroyer au Mexique ou ailleurs, de là il passera quatre ans dans la réserve où Napoléon III, par un simple décret, pourra l’aller chercher quand il lui plaira.
Pierre a tiré le numéro 100,000. Il n’en sera pas moins pendant cinq ans garde national mobile, c’est-à-dire obligé de marcher en temps de guerre. Ainsi Jacques servira neuf ans et demi ; Pierre, pendant cinq ans, sera, à la première fantaisie guerrière de Napoléon III, envoyé à la frontière.
Cent mille Jacques enlevés à vingt ans à leurs foyers. Vingt ans, l’heure où la sève monte. Chez eux, livrés à leurs travaux, ils se suffisaient et au delà ; ils vivront désormais sur le fonds commun. L’État paiera leur entretien, mais qui paiera l’État si ce n’est la bourse du père appauvri par l’absence de son fils ?
Ces milliers d’hommes se seraient mariés. Étant les plus beaux gars, car la conscription prend le dessus du panier, ils auraient fait de beaux enfants, sains et robustes. — Seront-ils les mêmes après une guerre ou cinq années d’oisiveté de garnison ?
Ces milliers de Jacques pensaient autrefois comme nous, leurs amis, leurs voisins, — Leurs affections, leurs intérêts, leurs lois étaient les nôtres. Entretenus par la communauté que leur fait maintenant l’abondance ou la misère ? Ils n’ont plus qu’un conseil, la consigne, qu’une loi, l’obéissance passive à leurs chefs. — Va au Mexique, va à Rome. Il va. — Balaie le boulevard. Il tire. — Oh ! Jacques, dont je serrais hier la main fraternelle, est-ce ta main qui vient de me frapper !
Loi barbare, qui mets un bandeau sur les yeux de mon frère, qui, de mon ami d’hier fais le bourreau d’aujourd’hui, toi qui te joues du sang, tu mérites bien ton nom terrible. N’invoque pas le salut public. Sainte image de la patrie, nous t’avons vue meurtrie pendant la Révolution, toute l’Europe menaçante. Il te suffit de dire : « À moi, mes enfants ! » et quatorze armées de volontaires naquirent de ta plainte. Leurs mères, leurs femmes, leurs fiancées les conduisaient en chantant jusqu’à l’armée. Le feu divin les avait fait géants. Et quand cet ouragan eut franchi la frontière, on chercha vainement la trace des ennemis.
Qu’ils furent grands, ces soldats citoyens de la France nouvelle, serrés autour de la loi ! Que Louis XVI combine ses attentats contre l’Assemblée naissante ; que Breteuil, crie de sa grosse voix : « S’il faut brûler Paris, on brûlera Paris ; » déjouant ces complots, les soldats, au 20 juin, viennent garder l’Assemblée ; le 23, ils refusent de mitrailler le peuple ; à Paris, ils déclarent qu’ils tireront à bout portant sur les Suisses si les Suisses tirent sur les Parisiens ; le jour de la prise de la Bastille, beaucoup passent aux patriotes. Et aux frontières, quand Dumouriez trahit, lui naguère adoré des troupes, poursuivi à coups de fusil par ses soldats eux-mêmes, il ne doit son salut qu’a la vitesse de son cheval.
Qu’êtes-vous devenus, soldats de la Liberté, à la Liberté seule fidèles !
Mais ne désespérons pas, Jacques Bonhomme. L’air de Paris mouille la poudre. Mêlés aux discussions du peuple dont ils sont sortis, bien des Jacques oublieront au jour voulu qu’une loi les a fait soldats pour se souvenir que la nature les fit hommes.
Récapitulons. Jacques Bonhomme a sué deux milliards trois ou quatre cent millions, donné ses enfants, — voilà l’État pourvu. Reste à doter la commune et le département.
Quelle veine nouvelle va-t-on ouvrir à ce misérable Jacques, déjà vide de sang, dont on a taxé la terre, l’air, l’habitation, le sel, le vin, le vêtement, l’outil ? Eh ! parbleu, on grossira les taxes, on en créera de nouvelles et l’on rétablira l’ancienne corvée.
D’abord, chaque commune, chaque département, s’impose des centimes additionnels sur ses contributions directes. Ensuite, à l’entrée des villes on a établi des barrières, et tout ce qui entre paie un droit, comme au vieux temps, tu le vois. Ce sont les octrois. Tout leur est bon, viande, œufs, légumes, poissons, beurre, volailles, gibier, fruits de la terre, bières, cidres, vins, liqueurs, eaux-de-vie, bois à brûler, bois à construire, charbon, pierre, métaux, tout ce qu’on mange, tout ce qu’on boit, tout ce qui fait vivre. — « Comment ! mais n’avons-nous pas déjà payé à l’État ? L’eau-de-vie en bouteille, vendue 45 centimes par le vigneron, n’a-t-elle pas acquitté pour arriver à Paris, par exemple, 90 centimes, deux fois sa valeur ? » — Oui, oui, Jacques Bonhomme, mais qu’importe à l’octroi ? il exige encore pour cette même eau-de-vie 25 à 50 pour cent.
Écoute. Une pièce d’eau-de-vie de 400 litres vaut, en moyenne, 190 fr. sur place. Eh bien ! elle paie un droit de régie de 48 centimes par litre, soit 180 fr., plus un droit d’octroi variable, suivant les villes, mais qui est à Paris de 78 fr. Total, 255 fr.
L’État et l’octroi prennent donc ainsi près d’une fois et demi la valeur du produit.
Et le vin ? Il paie à Paris 47 fr. 50 d’entrée. La province produit de bons vins a 28 fr. la pièce. Les droits dévorent donc le double de la valeur du produit. On a calculé que les droits qui pèsent sur le vin dans la Seine-Inférieure, élèvent à 1 fr. 10 le prix du litre de vin qui vaut 12 centimes dans le Gers.
De plus la taxe est uniforme. Ainsi une pièce de 280 fr. paie 20 pour cent, tandis que le vin du pauvre à 25 fr. paie 150, 200 et 300 pour cent. Le petit bleu vingt fois plus que le fin bordeaux ! Paie pour tous, misérable Bonhomme.
Mais le Jacques des campagnes paie-t-il l’octroi ? — Oui, certes, par contre-coup. Est-ce que les marchés de Paris et des centres ouvriers ne seraient pas inondés des vins du Midi si des droits exorbitants n’en interdisaient presque la vente ? Non, le paysan n’est pas plus épargné par l’octroi que par
La troisième et la plus odieuse ressource des budgets communaux et départementaux. Que veux-tu, Jacques Bonhomme, Napoléon III a tout pris pour son budget. Plus rien dans ta poche pour ta commune. En avant tes bras.
« La corvée, disaient les anciens parlements, est le trait caractéristique qui sépare les dernières classes du peuple des supérieures. » — C’est l’impôt en nature payé par le pauvre diable, car le riche peut se racheter. Louis XVI l’abolit, Napoléon Ier le rétablit. Le nombre des journées fut fixé a trois par le gouvernement de Juillet, et Napoléon III l’a porté à quatre. On a trouvé un nom plus honnête, on l’appelle la prestation.
Au froid, à la chaleur, va, le hoyau sur l’épaule, Jacques Bonhomme, souverain de par le suffrage universel, va réparer, construire, entretenir, quatre journées durant, les chemins vicinaux. De 18 à 60 ans, casse les cailloux, comble les trous, nivèle la terre, pour faire, va-nu-pied, une route sans cahots à la voiture du maire, car ces messieurs ne se gênent pas pour négliger, à leur profit, tels chemins importants.
Contributions directes et indirectes, impôt du sang, octrois, corvée, te voilà, Jacques Bonhomme, lié sous toutes les formes, asservi par tous tes besoins, pressé, foulé comme la vendange dans la cuve, écrasé en raison directe de ta misère. Sur qui pèse l’impôt du sel, par exemple ? Est-ce que le pauvre ne paie pas proportionnellement plus que le riche qui peut varier ses assaisonnements ? Et l’impôt des boissons ? Est-ce que le prolétaire peut payer le vin, l’eau-de-vie le triple, le quadruple de leur valeur ? Et cependant il a besoin de réparer ses forces ; on n’alimente pas une locomotive avec de la paille : de même il faut à l’ouvrier, livré souvent aux plus rudes travaux, une alimentation substantielle et des boissons généreuses. Obligé de renoncer au vin pur et à l’eau-de-vie franche, il a forcément recours aux liqueurs fortes empoisonnées. Les alcools extraits de la betterave, du grain, du sapin, du goudron, etc., colorés avec des bitumes et des asphaltes contenant de l’acide sulfurique et de l’acide acétique, fournissent des forces factices, produisent une ivresse douloureuse. Dans le Nord, où la consommation du vin est restreinte par sa cherté, celle de l’alcool est trente-deux fois plus forte. Qui supporte l’impôt des portes et fenêtres, l’impôt des patentes ? Est-ce le riche négociant qui bâtit les maisons ? Non, mais Jacques qui les habite. L’usine paie 500 francs et l’échoppe cinquante, mais la fabrique gagne 500,000 francs et l’échoppe joint à peine les deux bouts. Sur qui pèse l’impôt du tabac, sinon sur les acheteurs au détail ? Seul le revenu ne paie rien directement. Le propriétaire augmente son loyer, l’industriel son produit, proportionnellement à ses charges, mais son revenu reste immuable. Jacques Bonhomme, lui, se serre les flancs. S’il geint, le chassepot lui règle son compte, et à travers la buée de l’atelier, il peut voir apparaître, tracées en lettres sanglantes, ces deux menaces de mort : Ricamarie, Aubin.