Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Plon (Tome 2p. 504-517).

CHAPITRE DIXIÈME.

ÉVÉNEMENTS DU COMMENCEMENT DE L’AN 705.

C. Claudius Marcellus et L. Cornelius Lentulus, consuls.

I. Dans le courant de l’été, on se le rappelle, César était revenu à Arras, au milieu de son armée, campée au nord de la Gaule. Il était informé de ce qui se tramait à Rome ; il savait que ses ennemis ne voulaient entrer dans aucun arrangement, mais il espérait encore que le sénat maintiendrait la balance égale entre lui et son rival, car cette assemblée avait déjà manifesté ses tendances pacifiques et semblait même ne pas vouloir intervenir dans la querelle[1]. Il retourna pendant l’hiver de 704 à 705 dans la Gaule cisalpine, y présida, suivant sa coutume, les assemblées provinciales, et s’arrêta à Ravenne, dernière ville de son commandement[2]. Il n’avait à sa disposition que la 13e légion, forte de 5 000 hommes et de 300 chevaux[3] ; presque toute son armée, au nombre de huit légions, était restée en quartiers d’hiver dans la Belgique et dans la Bourgogne[4].

C’est à Ravenne que Curion, dont l’année de tribunat était expirée en décembre 704[5], vint le rejoindre en grande diligence. César le reçut à bras ouverts, le remercia de son dévouement et conféra avec lui sur les mesures à prendre. Curion lui proposa d’appeler les autres légions qu’il avait au delà des Alpes et de marcher sur Rome ; mais César ne goûta pas cet avis, toujours persuadé qu’on parviendrait à s’entendre. Il engagea ses amis[6] de Rome à présenter un plan d’accommodement approuvé, disait-on, par Cicéron, et que Plutarque attribue expressément à ce dernier : César aurait cédé la Gaule transalpine, et il aurait gardé la Cisalpine, l’Illyrie avec deux légions, jusqu’à ce qu’il eût obtenu le consulat. On prétendait même qu’il se contenterait de l’Illyrie seule avec une légion[7]. « Il fit les plus grands efforts, dit Velleius Paterculus[8], pour que la paix fût maintenue : les amis de Pompée se refusèrent à tout ce qui fut offert. » — « Les apparences de la justice, dit Plutarque, étaient du côté de César. » La négociation ayant échoué, il chargea Curion de porter au sénat une lettre, pleine d’impudence selon Pompée, pleine de menaces selon Cicéron[9], bien faite au contraire, suivant Plutarque, pour attirer la multitude dans le parti de César[10].

Curion, après avoir parcouru en trois jours 1 300 stades (210 kilomètres), reparut dans cette assemblée le jour même de l’installation des nouveaux consuls, aux calendes de janvier 705. Il ne leur remit pas, selon l’usage, la lettre dont il était porteur, de crainte qu’ils ne voulussent pas la communiquer ; et, en effet, ils s’opposèrent d’abord à ce qu’on en donnât lecture ; mais deux tribuns du peuple dévoués à César, Marc-Antoine, son ancien questeur, et Q. Cassius, insistèrent avec tant de force, que les nouveaux consuls ne purent s’y refuser[11].

César, après avoir rappelé ce qu’il avait fait pour la République, se justifiait des imputations répandues contre lui par ses ennemis. En protestant de son respect pour le sénat, il déclarait être prêt à résigner ses fonctions proconsulaires, et à licencier son armée ou à la remettre à son successeur, pourvu que Pompée en fit autant. On ne pouvait exiger qu’il se livrât désarmé à ses ennemis, qui demeuraient en armes, et qu’il donnât seul l’exemple de la soumission. Il ne parlait pas cette fois de ses prétentions au consulat ; la grande question de savoir si Pompée et lui garderaient leur armée dominait toutes les autres. La fin de la lettre témoignait d’un vif ressentiment. César y annonçait que, si on ne lui rendait pas justice, il saurait bien, en se vengeant lui-même, venger aussi la patrie. Cette dernière expression, qui ressemblait fort à une menace, excita les plus vives réclamations. C’est la guerre qu’il déclare, s’écria-t-on, et l’irritation fut à son comble[12]. On ne put obtenir de délibération sur aucune de ses propositions.


Lentulus entraîne le sénat contre César.

II. Le consul L. Lentulus, dans un discours véhément, engagea le sénat à montrer plus de courage et de fermeté : il promit de le soutenir et de défendre la République ; « si, au contraire, l’assemblée, en ce moment critique, manquait d’énergie ; si, comme par le passé, elle entendait ménager César et se concilier ses bonnes grâces, ce serait fait de son autorité ; pour sa part, il s’empresserait de s’y soustraire et ne prendrait plus conseil que de lui-même. Après tout, lui aussi peut gagner l’amitié et la faveur de César. » Scipion parla dans le même sens : « Pompée, dit-il, ne fera pas défaut à la République s’il est suivi par le sénat ; mais si l’on hésite, si l’on agit avec faiblesse, vainement le sénat implorera désormais son secours. » Ce langage de Scipion semblait être l’expression de la pensée de Pompée, qui était aux portes de la ville avec son armée. Des avis plus modérés furent ouverts. M. Marcellus demanda que, avant de rien statuer, le sénat rassemblât des troupes des divers points de l’Italie pour assurer l’indépendance de ses délibérations ; M. Calidius, que Pompée se retirât dans sa province pour ôter tout motif de guerre, car César devait craindre de voir employer contre lui les deux légions enlevées à son commandement et retenues sous les murs de Rome ; M. Rufus opina à peu près dans les mêmes termes. Lentulus éclata aussitôt en violents reproches contre les derniers orateurs ; il leur fit honte de leur défaillance et refusa de faire voter sur la proposition de Calidius. Marcellus, effrayé, retira la sienne. Il se passa alors un de ces revirements étranges si fréquents dans les assemblées révolutionnaires : les violentes apostrophes de Lentulus, les menaces proférées par les partisans de Pompée, la terreur qu’inspirait la présence d’une armée sous les murs de Rome, exercèrent une irrésistible pression sur l’esprit des sénateurs, qui, malgré eux, adoptèrent l’avis de Scipion, et décrétèrent : « que, si César ne licenciait pas son armée au jour prescrit, il serait déclaré ennemi de la République[13]. »

Marc-Antoine et Q. Cassius, tribuns du peuple, s’opposent au décret[14]. Aussitôt on fait un rapport sur leur opposition, en invoquant la décision prise l’année précédente par le sénat ; de graves mesures sont proposées : plus elles sont violentes, plus les ennemis de César applaudissent. Sur le soir, après la séance, Pompée convoque les sénateurs dans ses jardins ; il leur distribue l’éloge et le blâme, encourage les uns, intimide les autres. En même temps il rappelle de toutes parts un grand nombre de ses vétérans, leur promettant des récompenses et des grades. Il s’adresse même aux soldats des deux légions qui avaient fait partie de l’armée de César[15].

La ville est dans une agitation extrême. Le tribun Curion revendique le droit méconnu des comices. Les amis des consuls, les adhérents de Pompée, tous ceux qui nourrissaient de vieilles haines contre César, se précipitent vers le sénat, réuni de nouveau. Leurs clameurs et leurs menaces enlèvent à cette assemblée toute liberté de décision. Les propositions les plus diverses se succèdent. Le censeur L. Pison et le préteur Roscius offrent de se rendre près de César pour l’instruire de ce qui se passe ; ils ne demandent qu’un délai de six jours. D’autres veulent que des députés soient chargés d’aller lui exposer la volonté du sénat.

Toutes ces motions sont rejetées. Caton, Lentulus et Scipion redoublent de violence. D’anciennes inimitiés et la honte de son récent échec dans les élections consulaires animent Caton. Lentulus, accablé de dettes, espère les honneurs et les richesses ; il se vante, parmi les siens, de devenir un autre Sylla et maître de l’empire[16]. Scipion se berce d’une ambition aussi chimérique. Enfin Pompée, qui ne veut point d’égal, désire la guerre, seule issue aux inconséquences de sa conduite[17], et ce soutien de la République se fait appeler, comme Agamemnon, le roi des rois[18].

Les consuls proposent au sénat un deuil public, afin de frapper l’imagination du peuple et de lui montrer la patrie en danger. Marc-Antoine et son collègue Cassius intercèdent ; mais on ne s’arrête pas à leur opposition. Le sénat se réunit en habits de deuil, résolu d’avance à toutes les mesures de rigueur. Les tribuns, de leur côté, annoncent qu’ils feront usage de leur droit de veto. Au milieu de cette excitation générale, leur opiniâtreté n’est plus considérée comme un droit de leur charge, mais comme une preuve de complicité ; et d’abord on met en délibération les mesures à prendre contre leur opposition. Marc-Antoine est le plus audacieux ; le consul Lentulus l’interpelle avec colère, et lui enjoint de quitter la curie, « où, dit-il, son caractère sacré ne le préservera pas plus longtemps du châtiment que lui mérite sa conduite hostile à la République. » Alors Marc-Antoine, se levant impétueusement, prend les dieux à témoin qu’on viole en sa personne les privilèges de la puissance tribunitienne. « On nous outrage, s’écrie-t-il, on nous traite comme des meurtriers. Vous voulez des proscriptions, des massacres, des incendies. Que tous ces maux que vous vous êtes attirés retombent sur vos têtes ! » Puis, prononçant les formules d’exécration, qui avaient toujours le pouvoir de frapper les esprits superstitieux, il quitte la curie, suivi de Q. Cassius, de Curion et de M. Cœlius[19]. Il était temps : la curie allait être cernée par un détachement de troupes qui déjà s’avançait[20]. Ils sortirent tous les quatre de Rome dans la nuit du 6 au 7 janvier, sous des habits d’esclaves, dans un chariot ordinaire, et gagnèrent les quartiers de César[21].

Les jours suivants le sénat se réunit hors de la ville. Pompée y répète ce qu’il a fait dire par Scipion. Il applaudit au courage et à la fermeté de l’assemblée ; il énumère ses forces, se vante d’avoir dix légions, dont six en Espagne et quatre en Italie[22]. Dans sa conviction, l’armée n’est point dévouée à César, et elle ne le suivra pas dans ses entreprises téméraires. D’ailleurs oserait-il, avec une seule légion, affronter les forces du sénat ? Avant qu’il ait eu le temps de faire venir ses troupes qui sont au delà des Alpes, Pompée aura rassemblé une armée formidable[23]. Alors le sénat déclare la patrie en danger (c’était le 18 des ides de janvier), mesure suprême, réservée pour les grandes calamités publiques, et le soin de veiller à ce que la République ne reçoive aucun dommage est confié aux consuls, aux proconsuls, aux préteurs, aux tribuns du peuple. Aussitôt tout ce parti, dont l’exaltation a poussé Pompée et le sénat à la guerre civile, se jette sur les dignités, sur les honneurs, sur les gouvernements de provinces comme sur autant de proies. L’Italie est divisée en grands commandements[24], que les chefs principaux se partagent. Cicéron, toujours prudent, choisit la Campanie, comme plus éloignée du théâtre de la guerre. On envoie en Étrurie Scribonius Libon[25] ; sur la côte du Picenum, P. Lentulus Spinther[26] ; P. Attius Varus à Auximum et Cingulum[27] ; en Ombrie, Q. Minucius Thermus[28]. Par une fausse interprétation de la loi qui permet de choisir les proconsuls parmi les magistrats qui ont depuis cinq années résigné leurs fonctions, on partage arbitrairement les provinces consulaires et prétoriennes : on donne la Syrie à Metellus Scipion, la Gaule transalpine à L. Domitius Ahenobarbus, la Cisalpine à Considius Nonianus, la Sicile à Caton, la Sardaigne à M. Aurelius Cotta, l’Afrique à L. Ælius Tubernon, la Cilicie à P. Sextius[29]. L’obligation d’une loi curiate pour légitimer leur pouvoir est regardée comme inutile. Leurs noms ne sont point tirés au sort ; on n’attend pas, suivant l’ordre établi, que le peuple ait ratifié leur élection et qu’ils aient revêtu l’habit de guerre, après avoir prononcé les vœux d’usage. Les consuls, contre la coutume, sortent de la ville ; des hommes étrangers jusque-là à toute haute fonction se font précéder de licteurs dans Rome et au Capitole. On propose de déclarer le roi Juba ami et allié du peuple romain. Qu’importe qu’il soit ou non dévoué à la domination romaine, pourvu qu’il devienne un auxiliaire utile pour la guerre civile ! On décrète une levée de 130 000 hommes en Italie. On met à la disposition de Pompée toutes les ressources du trésor public ; on prend l’argent enfermé dans les temples, et, s’il est insuffisant, les biens des particuliers eux-mêmes seront employés à la solde des troupes. Au milieu de ce bouleversement subit, les droits divins et humains sont également foulés aux pieds[30]. Et cependant, quelques jours s’étaient à peine écoulés, « que le sénat, dit Appien, se repentait de ne pas avoir accepté les conditions de César, dont il sentait la justice dans un moment où la crainte le ramenait, de l’exaltation de l’esprit de parti, aux conseils de la sagesse[31]. »


César harangue ses troupes.

III. Pendant qu’à Rome tout était confusion, et que Pompée, chef nominal de son parti, en subissait les exigences et les impulsions diverses, César, maître de lui-même et libre dans ses résolutions, attendait tranquillement à Ravenne que la fougue irréfléchie de ses ennemis vînt se briser contre sa fermeté et son bon droit. Les tribuns du peuple Marc-Antoine et Q. Cassius, accompagnés de Curion et de M. Cœlius, accourent près de lui[32]. À la nouvelle des événements de Rome, il envoie des courriers au delà des monts pour réunir son armée ; mais, sans l’attendre, il assemble la 13e légion, la seule qui eût passé les Alpes ; il rappelle en peu de mots à ses soldats les outrages anciens, les injustices récentes dont il est victime.

« Le peuple l’avait autorisé à briguer, quoique absent, un nouveau consulat, et, dès qu’il crut devoir profiter de cette faveur, on s’y opposa. On lui a demandé, dans l’intérêt de la patrie, de se dépouiller de deux légions, et, lorsqu’il en a fait le sacrifice, c’est contre lui qu’on les emploie. On a méprisé les décrets du sénat et du peuple, légalement rendus, et d’autres décrets ont été sanctionnés malgré l’opposition des tribuns. Ce droit d’intercession, que Sylla même avait respecté, on n’en a tenu aucun compte, et c’est sous des habits d’esclaves que les représentants du peuple romain viennent chercher un refuge dans son camp. Toutes ses propositions de conciliation ont été repoussées. Ce qu’on lui a refusé, on l’a accordé à Pompée, qui, entraîné par une malignité envieuse, a rompu les liens d’une ancienne amitié. Enfin quel prétexte pour déclarer la patrie en danger et appeler aux armes le peuple romain ? Est-on en face d’une révolte populaire, d’une violence tribunitienne comme au temps des Gracques, ou d’une invasion des barbares comme au temps de Marius ? D’ailleurs aucune loi n’a été promulguée, aucune proposition soumise à la sanction du peuple ; tout ce qui a été fait sans le peuple est illégitime[33]. Que les soldats défendent donc le général sous lequel ils ont, pendant neuf ans, servi la République avec tant de bonheur, gagné tant de batailles, subjugué la Gaule entière, dompté les Germains et les Bretons, car ses ennemis sont les leurs, et son élévation, comme sa gloire, est leur ouvrage. »

D’unanimes acclamations répondent à ce discours de César. Les soldats de la 13e légion déclarent qu’ils sont prêts aux derniers sacrifices ; ils vengeront de tous les outrages leur général et les tribuns du peuple ; comme preuve de son dévouement, chaque centurion offre d’entretenir un cavalier à ses frais ; chaque soldat, de servir gratuitement, les plus riches se chargeant des plus pauvres ; et pendant toute la guerre civile, affirme Suétone, aucun ne manqua à cet engagement[34]. Voilà quel était le dévouement de l’armée ; seul, Labienus, que César affectionnait particulièrement, qu’il avait comblé de ses bienfaits, déserta la cause du vainqueur des Gaules, et passa à Pompée[35]. Cicéron et son parti crurent que ce transfuge allait leur apporter une grande force. Labienus[36], général habile sous César, ne fut que médiocre dans le camp opposé. Les défections n’ont jamais grandi personne !


César est forcé à la guerre civile.

IV. Le moment suprême était arrivé. César en était réduit à cette alternative, de se maintenir à la tête de son armée malgré le sénat, ou de se livrer à ses ennemis, qui lui auraient réservé le sort des complices de Catilina, condamnés à mort, s’il n’était pas, comme les Gracques, Saturninus et tant d’autres, tué dans une émeute. Ici se pose naturellement cette question : César, qui si souvent avait affronté la mort sur les champs de bataille, ne devait-il pas aller l’affronter à Rome sous une autre forme, et renoncer à son commandement, plutôt que d’engager une lutte qui devait jeter la République dans tous les déchirements d’une guerre civile ? Oui, si par son abnégation il pouvait arracher Rome à l’anarchie, à la corruption, à la tyrannie. Non, si cette abnégation devait compromettre ce qui lui tenait le plus à cœur, la régénération de la République. César, comme les hommes de sa trempe, faisait peu de cas de la vie, et encore moins du pouvoir pour le pouvoir lui-même ; mais, chef du parti populaire, il sentait une grande cause se dresser derrière lui ; elle le poussait en avant et l’obligeait à vaincre en dépit de la légalité, des imprécations de ses adversaires et du jugement incertain de la postérité. La société romaine en dissolution demandait un maître ; l’Italie opprimée, un représentant de ses droits ; le monde, courbé sous le joug, un sauveur. Devait-il, en désertant sa mission, tromper tant de légitimes espérances, tant de nobles aspirations ? Eh quoi ! César, redevable au peuple de toutes ses dignités, et se renfermant dans son droit, se serait retiré devant Pompée, qui, devenu l’instrument docile d’une minorité factieuse du sénat, foulait aux pieds le droit et la justice ; devant Pompée, qui, de l’aveu même de Cicéron, aurait été, après sa victoire, un despote cruel, vindicatif, et eût laissé exploiter l’univers dans l’intérêt de quelques familles, incapable d’ailleurs d’arrêter la décadence de la République, et de fonder un ordre de choses assez solide pour retarder de plusieurs siècles l’invasion des barbares ! Il aurait reculé devant un parti qui lui faisait un crime de réparer les maux causés par les fureurs de Sylla et les rigueurs de Pompée en rappelant les exilés[37] ; de donner des droits aux peuples d’Italie ; de distribuer des terres aux pauvres et aux vétérans, et d’assurer, par une administration équitable, la prospérité des provinces ! c’eût été insensé. La question n’avait pas les proportions mesquines d’une querelle entre deux généraux se disputant le pouvoir : c’était la rencontre décisive entre deux causes ennemies, entre les privilégiés et le peuple ; c’était la continuation de la lutte formidable de Marius et de Sylla[38] !

Il y a des circonstances impérieuses qui condamnent les hommes politiques soit à l’abnégation, soit à la persévérance. Tenir au pouvoir lorsqu’on ne saurait plus faire le bien, et que, représentant du passé, on ne compte, pour ainsi dire, de partisans que parmi ceux qui vivent des abus, c’est une obstination déplorable ; l’abandonner lorsqu’on est le représentant d’une ère nouvelle et l’espoir d’un meilleur avenir, c’est une lâcheté et un crime.


César passe le Rubicon.

V. César a pris son parti. Il a commencé la conquête des Gaules avec quatre légions ; il va commencer celle de l’univers avec une seule. Il lui faut d’abord s’emparer à l’improviste d’Ariminum (Rimini), première place importante de l’Italie, du côté de la Cisalpine. À cet effet, il envoie en avant un détachement composé de soldats, de centurions éprouvés et commandés par Q. Hortensius ; il échelonne une partie de sa cavalerie sur la route[39]. Le soir arrivé, sous prétexte d’une indisposition, il quitte ses officiers, qui étaient à table, monte dans un char avec quelques amis et va rejoindre son avant-garde. Parvenu près du Rubicon, ruisseau qui formait la limite de son gouvernement et que les lois lui défendaient de franchir, il s’arrête un moment comme frappé de terreur ; il communique ses appréhensions à Asinius Pollion et à ceux qui l’entourent. Une comète s’est montrée dans le ciel[40] ; il prévoit les malheurs qui vont fondre sur l’Italie et se rappelle le songe qui, la nuit précédente, était venu oppresser son esprit : il avait rêvé qu’il violait sa mère. La patrie n’était-elle pas en effet sa mère ; et, malgré la justice de sa cause et la grandeur de ses desseins, son entreprise un attentat contre elle ? Mais les augures, ces interprètes flatteurs de l’avenir, affirment que ce songe lui promet l’empire du monde : cette femme qu’il a vue renversée n’est autre que la terre, mère commune de tous les mortels[41]. Puis tout à coup une apparition frappe, dit-on, les yeux de César : c’est un homme de haute stature, entonnant sur la trompette des airs guerriers et l’appelant sur l’autre rive. Toute hésitation cesse ; il se porte en avant et passe le Rubicon en s’écriant : « Le sort en est jeté ! allons où m’appellent les prodiges des dieux et l’iniquité de mes ennemis[42]. » Bientôt il arrive à Ariminum, dont il s’empare sans coup férir. La guerre civile est commencée !

Le véritable auteur de la guerre, a dit Montesquieu, n’est pas celui qui la déclare, mais celui qui la rend nécessaire. Il n’est pas donné à un homme, malgré son génie et sa puissance, de soulever à son gré les flots populaires ; cependant, quand, désigné par la voix publique, il apparaît au milieu de la tempête qui met en péril le vaisseau de l’État, lui seul alors peut diriger sa course et le conduire au port. César n’était donc pas l’instigateur de cette profonde perturbation de la société romaine, il était devenu le pilote indispensable. S’il en eût été autrement, lorsqu’il disparut tout serait rentré dans l’ordre ; au contraire, sa mort livra l’univers entier à toutes les horreurs de la guerre. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, furent le théâtre de luttes sanglantes entre le passé et l’avenir, et le monde romain ne retrouva de calme que lorsque l’héritier de son nom eut fait triompher sa cause. Mais il ne fut plus possible à Auguste de refaire l’ouvrage de César ; quatorze années de guerre civile avaient épuisé les forces de la nation et usé les caractères ; les hommes imbus des grands principes du passé étaient morts ; les survivants avaient alternativement servi tous les partis ; pour réussir, Auguste lui-même avait pactisé avec les assassins de son père adoptif ; les convictions étaient éteintes, et le monde, aspirant au repos, ne renfermait plus les éléments qui eussent permis à César, comme il en avait l’intention, de rétablir la République dans son ancien lustre, ses anciennes formes, mais sur de nouveaux principes.


Aux Tuileries, le 20 mars 1866.

NAPOLÉON.
  1. « Neque senatu interveniente. » (Guerre des Gaules, VIII, iv.)
  2. Suétone, César, xxx.
  3. Appien, Guerres civiles, II, xxxii. — Plutarque, César, xli ; — Pompée, lxxxv.
  4. Guerre des Gaules, VIII, liv.
  5. Elle finissait avant l’année consulaire.
  6. Drumann pense que c’est à tort que les Commentaires parlent de Fabius.
  7. Plutarque, Pompée, lix. — Appien, Guerres civiles, II, xxxii.
  8. Velleius Paterculus, II, xlix.
  9. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, ix.
  10. Plutarque, Pompée, lxiii.
  11. Plutarque (Pompée, lix) prétend même qu’ils en firent la lecture devant le peuple.
  12. Appien, Guerres civiles, II, xxxii.
  13. César, Guerre civile, I, i.
  14. Cicéron, Lettres familières, VIII, viii.
  15. César, Guerre civile, I, iii.
  16. Les Livres sibyllins avaient prédit l’empire de Rome à trois Cornelius : L. Cornelius Cinna avait été consul ; Sylla, dictateur ; Cornelius Lentulus espérait être le troisième.
  17. César, Guerre civile, I, iii-iv.
  18. Plutarque, Pompée, lxxii.
  19. Cicéron, Lettres familières, XVI, ii ; — Philippiques, II, xxi, xxii.
  20. Plutarque, Antoine, vii. — Dion-Cassius, XLI, ii, iii.
  21. Plutarque, Antoine, vii. — Appien, Guerres civiles, II, xxxiii.
  22. Cicéron, Lettres familières, XVI, xii.
  23. Appien, Guerres civiles, II, xxxiv.
  24. Cicéron, Lettres familières, XVI, xi.
  25. Florus, IV, ii.
  26. César, Guerre civile, I, xv. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xxiii.
  27. César, Guerre civile, I, vii. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xiii.
  28. César, Guerre civile, I, xii. — Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xiii. — Lucain, Pharsale, II, vers 463.
  29. César, Guerre civile, I, vi, xxx. — Cicéron, Lettres familières, V, xx ; XVI, xii ; Lettres à Atticus, X, xvi. — Suétone, César, xxxiv.
  30. Cicéron, Lettres familières, XV, xi. — Appien, Guerres civiles, II, xxxiv. — César, Guerre civile, I, vii.
  31. Appien, Guerres civiles, II, xxxvi.
  32. Les Commentaires disent, il est vrai, que les tribuns du peuple rejoignirent César à Rimini ; mais il est plus probable que ce fut à Ravenne, ainsi que le rapporte Appien (II, xxxiii), ou dans son camp, entre Ravenne et Rimini.
  33. Paroles de la proclamation de l’empereur Napoléon débarquant au golfe Juan en 1815.
  34. Suétone, César, lxviii.
  35. Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xii.
  36. « César vient de recevoir un coup terrible : T. Labienus, qui avait tant d’influence dans son armée, n’a pas voulu se rendre son complice : il l’a quitté et s’est joint à nous. Cet exemple aura de nombreux imitateurs. » (Cicéron, Lettres familières, XVI, xii.) — « Labienus regarde César comme tout à fait hors d’état de soutenir la lutte. » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xvi.)
  37. « Est-ce tenir à l’honneur… (de la part de César) de ne rêver qu’abolition de dettes, rappel d’exilés et tant d’autres attentats ? » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, xi.)
  38. « Un pouvoir à la Sylla, voilà ce que Pompée envie, et tout ce que veulent ceux dont il est entouré. » (Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, xi.)
  39. Appien, Guerres civiles, II, xxxv. — Plutarque, César, xxxv.
  40. Lucain, Pharsale, I, vers 526.
  41. Suétone, César, vii. — Plutarque, César, xxxvii.
  42. Suétone, César, xxxii.