Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 116

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 461-463).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

samedi, 15 avril. Quoique assez pressée par le tems, et comme opprimée par la vigilance de ma mère, je veux vous communiquer mes idées, en peu de mots, sur le nouveau rayon de lumière qui semble luire à votre prosélyte. En vérité, je ne sais que penser de cette conversion. Il parle bien ; mais, si l’on en juge par les règles ordinaires, ce n’est qu’un dissimulé, aussi odieux qu’il prétend que les hypocrites et les ingrats le sont pour lui. De bonne foi, ma chère, croyez-vous qu’il eût pu triompher d’autant de femmes qu’on le prétend, si ces deux vices ne lui étoient pas familiers ? Son ingénuité est le seul point qui m’embarrasse. Cependant il est assez rusé, pour savoir que celui qui s’accuse le premier, émousse la pointe des accusations d’autrui. On ne peut disconvenir qu’il n’ait la tête fort bonne. Il y a plus à se promettre d’un homme d’esprit que d’un sot. Il est vrai aussi que la réformation doit avoir un commencement. J’accorde ces deux points en sa faveur. Mais vous avez un moyen, que je crois le seul, pour juger de ses spécieuses confessions, et de cette facilité avec laquelle il s’accuse lui-même. Vous avoue-t-il quelque chose que vous ne sussiez pas auparavant, ou qu’il n’y ait pas d’apparence que vous puissiez apprendre d’un autre ? S’il ne vous fait pas d’autre aveu, que dit-il à son désavantage ? Vous avez entendu parler de ses duels, et de ses séductions. Personne ne les ignore. Il n’avoue donc que ce qu’il s’efforcerait inutilement de cacher ; et son ingénuité sert à faire dire : bon ! Vous ne reprochez à M Lovelace que ce qu’il confesse lui-même ! à quoi donc se résoudre ? Car c’est la question qui revient toujours. Il faut tirer le meilleur parti que vous pourrez de votre situation ; et j’espère, comme vous, qu’elle ne sera pas toujours mauvaise. J’approuve l’ouverture qui regarde Windsor et la maison du chanoine. L’empressement avec lequel il vous a quittée pour chercher lui-même un logement, est aussi de fort bon augure. Soit qu’il le trouve dans la maison du chanoine ou non, je pense toujours que ce qu’il y a de plus convenable, c’est que le chanoine vous donne promptement la bénédiction du mariage. J’approuve d’ailleurs vos précautions, votre vigilance, et tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, à l’exception du parti que vous avez pris de le voir au jardin. Je conviens même que, dans ce que je n’approuve pas, je ne juge que par l’événement ; car vous ne pouviez pas deviner quelle serait la conclusion de cette entrevue. Votre Lovelace est un diable, sur son propre récit. S’il avait pris la fuite avec le misérable Solmes et votre frère, et que, lui-même, il eût été transporté aux colonies pour le reste de ses jours, ils auraient été sûrs tous trois de mon plein et libre consentement. Quel étrange usage fait-il de ce Joseph Léman ? Il faut que je le répète ; son ingénuité me confond. Mais, si vous faites grâce là-dessus à votre frère, je ne vois pas pourquoi il vous serait plus difficile de lui pardonner. Cependant j’ai souhaité cent fois, depuis votre départ, que vous fussiez délivrée de lui, soit par une fièvre ardente, soit par l’eau, soit par le feu, soit par quelque accident qui pût lui rompre le cou, pourvu que ce fût avant que de vous avoir mise dans la nécessité de prendre le deuil pour lui. Vous rejetez mes offres, et je ne cesse pas de les renouveler. Dites ; vous enverrai-je les cinquante guinées par votre vieux porte-balle ? Quelques raisons m’empêchent d’employer le valet d’Hickman, à moins que je ne pusse me procurer une lettre-de-change. Mais les recherches qu’il faudrait faire m’exposeraient aux soupçons. Ma mère est si curieuse ! Si fatigante ! Je n’aime guère ces caractères soupçonneux. Il me semble que je l’entends sans cesse autour de moi. La crainte m’oblige de finir. M Hickman me prie de vous faire agréer ses respects et l’offre de ses services. Je lui ai dit que j’aurais cette complaisance pour lui, parce que, dans l’embarras où vous êtes, on reçoit bien les civilités de tout le monde ; mais qu’il ne devait pas espérer de s’en faire un mérite auprès de moi, puisqu’il faudrait être aveugle ou stupide, pour ne pas admirer une personne telle que vous, et pour ne pas souhaiter de lui être utile, sans autre vue que l’honneur de la servir. " c’était sans doute son principal motif, m’a-t-il dit d’un air précieux, mais (baisant sa main, et se courbant jusqu’à terre) il espérait que l’amitié qui est entre vous et moi ne diminuerait pas le mérite du respect qu’il a réellement pour vous ". Adieu, ma chère. Croyez-moi ce que je serai toujours, c’est-à-dire votre très-fidèle amie. Anne Howe.