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Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 119

La bibliothèque libre.
Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 471-474).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

Monsieur Lovelace m’a dit que, dans l’incertitude de ma résolution sur le voyage d’Italie, il s’était efforcé d’imaginer quelqu’autre ouverture, qui fût capable de me plaire, et de me convaincre du moins qu’il préférait ma satisfaction à la sienne. Alors il s’est offert à partir lui-même, pour chercher Hannah, et me l’amener immédiatement. Comme j’ai refusé les deux jeunes Sorlings, il souhaiterait ardemment, dit-il, de voir près de moi une servante à laquelle je pusse accorder ma confiance. Je lui ai répondu que vous auriez la bonté de faire chercher Hannah, et de me l’envoyer aussi-tôt qu’il serait possible. Il pouvait arriver, m’a-t-il dit, qu’elle fût arrêtée par quelqu’obstacle. Feroit-il si mal de se rendre chez Miss Howe, pour la prier, dans l’intervalle, de me prêter sa femme-de-chambre ? Je lui ai fait entendre que le mécontentement de votre mère, depuis la démarche dans laquelle tout le monde suppose que je me suis engagée volontairement, m’a privée de tous les secours ouverts que je pouvais attendre de votre amitié. Il a paru surpris que Madame Howe, qui parlait de moi avec tant d’admiration, et sur laquelle on supposait tant d’influence à sa fille, pût s’être refroidie pour mes intérêts. Il souhaitait que le même homme qui s’était donné tant de peines pour enflammer les passions de mon père et de mes oncles, ne fût pas encore au fond de cet odieux mystère. Je craignais en effet, lui ai-je dit, que ce ne fût l’ouvrage de mon frère. Mon oncle Antonin, j’osais le dire, ne se serait pas porté de lui-même à prévenir Madame Howe contre moi, comme j’apprenais qu’il l’avait fait. Puisque mon dessein n’était pas de rendre visite à ses tantes, il m’a demandé si je voulais recevoir celle de sa cousine Charlotte Montaigu, et prendre une servante de sa main. Cette proposition, lui ai-je dit, n’était point à rejeter. Mais j’étais bien aise auparavant de voir si mes amis m’enverraient mes habits, pour n’avoir pas, aux yeux des siens, l’air d’une étourdie et d’une fugitive. Si je le jugeais à propos, il ferait un second voyage à Windsor, où ses recherches seraient encore plus exactes, parmi les chanoines, et dans les plus honnêtes maisons de la ville. Je lui ai demandé si ses objections contre ce lieu n’avoient pas toujours la même force ? Je me souviens, ma chère, que, dans une de vos lettres, vous m’avez vanté Londres, comme la plus sûre de toutes les retraites. Je lui ai dit que ses prétextes pour ne me pas laisser ici, me faisant assez connaître que ce n’était pas son dessein, et la parole qu’il m’a donnée de s’éloigner lorsque je serai dans un autre lieu, devant me persuader qu’il y sera fidèle aussi-tôt que j’aurai changé de demeure, sans compter que sa présence rend ici mon logement fort incommode, je n’aurais pas d’éloignement pour le séjour de Londres, si j’avais quelque connaissance dans cette grande ville. Comme il m’a proposé plusieurs fois Londres, je m’attendais qu’il embrasserait ardemment cette nouvelle ouverture. Mais je ne lui ai pas vu de disposition à la saisir. Cependant ses yeux m’ont paru l’approuver. Nous sommes de grands observateurs des yeux l’un de l’autre. En vérité, il semble que nous nous redoutions tous deux. Il m’a fait ensuite une proposition fort agréable ; celle d’inviter Madame Norton à se rendre auprès de moi. Mes yeux, m’a-t-il dit aussi-tôt, lui apprenaient enfin qu’il avait trouvé l’heureux expédient qui pouvait répondre à nos désirs communs. Il s’est reproché de n’y avoir pas pensé plus tôt : et, saisissant ma main, écrirai-je, mademoiselle ? Ferai-je partir quelqu’un ? Irai-je moi-même, vous chercher cette excellente femme ? Après un peu de réflexion, je lui ai dit qu’il ne pouvait rien me proposer de plus charmant ; mais que j’appréhendais de jeter ma bonne Norton dans des difficultés qu’elle aurait peine à vaincre ; qu’une femme si prudente craindrait de se déclarer pour une fille fugitive, contre l’autorité de ses parens ; et que le parti qu’elle prendrait de me suivre lui ferait perdre la protection de ma mère, sans qu’il fût en mon pouvoir de l’en dédommager. Ah ! Chère Clarisse, s’est-il écrié assez généreusement, que cet obstacle ne vous arrête point ! Je ferai pour cette bonne femme, tout ce que vous souhaiteriez de faire vous-même : souffrez que je parte. Plus froidement peut-être que sa générosité ne le méritait, je lui ai répondu qu’il étoit impossible que je ne reçusse pas bientôt quelques nouvelles de mes amis ; que dans l’intervalle je ne voulais ruiner personne dans leur esprit, sur-tout Madame Norton, dont la médiation et le crédit pouvaient m’être utiles auprès de ma mère ; et que d’ailleurs cette vertueuse femme, qui avait le cœur au-dessus de sa fortune, manquerait plutôt du nécessaire, que d’avoir obligation mal-à-propos aux libéralités d’autrui. Mal-à-propos ! A-t-il répliqué. Le mérite n’a-t-il pas droit à tous les bienfaits qu’il peut recevoir ? Madame Norton est une si honnête femme, que je me croirai redevable moi-même à sa bonté, si elle m’accorde la satisfaction de l’obliger ; quand elle ne l’augmenterait pas infiniment par l’occasion qu’elle me donnera de contribuer à la vôtre. Comprenez-vous, ma chère amie, qu’un homme qui pense si bien, puisse avoir laissé prendre assez de force aux mauvaises habitudes, pour avoir avili ses talens par ses actions ? N’y a-t-il donc aucune espérance, me suis-je dit alors à moi-même, que le bon exemple, qu’il m’appartient de lui donner, pour notre intérêt commun, puisse opérer un changement dans lequel nous trouverions tous deux notre avantage ? Permettez, monsieur, ai-je repris, que j’admire le singulier mêlange qui règne dans vos sentimens. Il doit vous en avoir coûté beaucoup pour étouffer tant de bons mouvemens, tant d’excellentes réflexions, lorsqu’elles se sont élevées dans votre esprit ; ou, par un autre excès qui n’est pas moins surprenant, la légèreté doit avoir merveilleusement prévalu. Mais, pour revenir à notre sujet, je ne vois aucune résolution à prendre avant que d’avoir reçu des nouvelles de mes amis. Hé bien, mademoiselle, je m’efforçais seulement de trouver, s’il m’eût été possible, quelque expédient qui vous fût agréable. Mais, puisque je n’ai pas le bonheur de réussir, aurez-vous la bonté de me dire quelles sont vos intentions ? Il n’y a rien que je ne vous promette d’exécuter, à la réserve de vous laisser ici, dans un si grand éloignement du lieu où je dois me retirer, et dans un canton où, faute d’avoir gardé d’abord comme j’apprenais qu’il l’avait fait. Puisque mon dessein n’était pas de rendre visite à ses tantes, il m’a demandé si je voulais recevoir celle de sa cousine Charlotte Montaigu, et prendre une servante de sa main. Cette proposition, lui ai-je dit, n’était point à rejeter. Mais j’étais bien aise auparavant de voir si mes amis m’enverraient mes habits, pour n’avoir pas, aux yeux des siens, l’air d’une étourdie et d’une fugitive. Si je le jugeais à propos, il ferait un second voyage à Windsor, où ses recherches seraient encore plus exactes, parmi les chanoines, et dans les plus honnêtes maisons de la ville. Je lui ai demandé si ses objections contre ce lieu n’avoient pas toujours la même force ? Je me souviens, ma chère, que, dans une de vos lettres, vous m’avez vanté Londres, comme la plus sûre de toutes les retraites. Je lui ai dit que ses prétextes pour ne me pas laisser ici, me faisant assez connaître que ce n’était pas son dessein, et la parole qu’il m’a donnée de s’éloigner lorsque je serai dans un autre lieu, devant me persuader qu’il y sera fidèle aussi-tôt que j’aurai changé de demeure, sans compter que sa présence rend ici mon logement fort incommode, je n’aurais pas d’éloignement pour le séjour de Londres, si j’avais quelque connaissance dans cette grande ville. Comme il m’a proposé plusieurs fois Londres, je m’attendais qu’il embrasserait ardemment cette nouvelle ouverture. Mais je ne lui ai pas vu de disposition à la saisir. Cependant ses yeux m’ont paru l’approuver. Nous sommes de grands observateurs des yeux l’un de l’autre. En vérité, il semble que nous nous redoutions tous deux. Il m’a fait ensuite une proposition fort agréable ; celle d’inviter Madame Norton à se rendre auprès de moi. Mes yeux, m’a-t-il dit aussi-tôt, lui apprenaient enfin qu’il avait trouvé l’heureux expédient qui pouvait répondre à nos désirs communs. Il s’est reproché de n’y avoir pas pensé plus tôt : et, saisissant ma main, écrirai-je, mademoiselle ? Ferai-je partir quelqu’un ? Irai-je moi-même, vous chercher cette excellente femme ? Après un peu de réflexion, je lui ai dit qu’il ne pouvait rien me proposer de plus charmant ; mais que j’appréhendais de jeter ma bonne Norton dans des difficultés qu’elle aurait peine à vaincre ; qu’une femme si prudente craindrait de se déclarer pour une fille fugitive, contre l’autorité de ses parens ; et que le parti qu’elle prendrait de me suivre lui ferait perdre la protection de ma mère, sans qu’il fût en mon pouvoir de l’en dédommager. Ah ! Chère Clarisse, s’est-il écrié assez généreusement, que cet obstacle ne vous arrête point ! Je ferai pour cette bonne femme, tout ce que vous souhaiteriez de faire vous-même : souffrez que je parte. Plus froidement peut-être que sa générosité ne le méritait, je lui ai répondu qu’il étoit impossible que je ne reçusse pas bientôt quelques nouvelles de mes amis ; que dans l’intervalle je ne voulais ruiner personne dans leur esprit, sur-tout Madame Norton, dont la médiation et le crédit pouvaient m’être utiles auprès de ma mère ; et que d’ailleurs cette vertueuse femme, qui avait le cœur au-dessus de sa fortune, manquerait plutôt du nécessaire, que d’avoir obligation mal-à-propos aux libéralités d’autrui. Mal-à-propos ! A-t-il répliqué. Le mérite n’a-t-il pas droit à tous les bienfaits qu’il peut recevoir ? Madame Norton est une si honnête femme, que je me croirai redevable moi-même à sa bonté, si elle m’accorde la satisfaction de l’obliger ; quand elle ne l’augmenterait pas infiniment par l’occasion qu’elle me donnera de contribuer à la vôtre. Comprenez-vous, ma chère amie, qu’un homme qui pense si bien, puisse avoir laissé prendre assez de force aux mauvaises habitudes, pour avoir avili ses talens par ses actions ? N’y a-t-il donc aucune espérance, me suis-je dit alors à moi-même, que le bon exemple, qu’il m’appartient de lui donner, pour notre intérêt commun, puisse opérer un changement dans lequel nous trouverions tous deux notre avantage ? Permettez, monsieur, ai-je repris, que j’admire le singulier mêlange qui règne dans vos sentimens. Il doit vous en avoir coûté beaucoup pour étouffer tant de bons mouvemens, tant d’excellentes réflexions, lorsqu’elles se sont élevées dans votre esprit ; ou, par un autre excès qui n’est pas moins surprenant, la légèreté doit avoir merveilleusement prévalu. Mais, pour revenir à notre sujet, je ne vois aucune résolution à prendre avant que d’avoir reçu des nouvelles de mes amis. Hé bien, mademoiselle, je m’efforçais seulement de trouver, s’il m’eût été possible, quelque expédient qui vous fût agréable. Mais, puisque je n’ai pas le bonheur de réussir, aurez-vous la bonté de me dire quelles sont vos intentions ? Il n’y a rien que je ne vous promette d’exécuter, à la réserve de vous laisser ici, dans un si grand éloignement du lieu où je dois me retirer, et dans un canton où, faute d’avoir gardé d’abord assez de précautions, mes coquins de valets m’ont rendu comme public. Ces misérables, a-t-il ajouté, sont orgueilleux à leur manière, lorsqu’ils servent un homme de quelque nom. Ils vantent la qualité de leur maître, comme s’ils étoient de la même race : et tout ce qu’ils savent de lui ou de ses affaires n’est jamais un secret entr’eux, quand il devrait lui en coûter la tête. Si tel est leur caractère, ai-je pensé, les personnes de naissance devraient éviter plus soigneusement de leur donner des sujets d’indiscrétion. Je vous avoue, lui ai-je dit, que je ne sais ce que je dois faire, ni de quel côté je dois tourner. Sérieusement, M Lovelace, me conseilleriez-vous d’aller à Londres ? Je le regardais avec attention. Mais je n’ai pu rien démêler dans ses yeux. D’abord, mademoiselle, m’a-t-il répondu, j’étais pour le voyage de Londres : parce que j’appréhendais beaucoup plus les poursuites. à présent que votre famille paraît un peu refroidie, je suis plus indifférent pour le lieu qu’il vous plaira de choisir. Si je vous y vois paisible et contente, je n’ai rien à désirer. Il est certain que cette indifférence que je lui vois pour Londres, me fait pencher de ce côté-là. Je lui ai demandé, dans la seule vue de l’entendre, s’il connaissait quelque endroit à Londres, pour lequel il pût me procurer une recommandation. Non, m’a-t-il dit ; il n’en connaissait point qui lui parût convenable, ou qu’il jugeât de mon goût. à la vérité, son ami Belford avait un très-bel appartement près de Soho, chez une dame de vertu et d’honneur, qui était de ses parentes. Comme M Belford passait une partie de son temps à la campagne, il pouvait l’emprunter, pour me donner la facilité de prendre d’autres mesures. J’étais bien résolue de refuser ce logement, et tout autre qu’il eût pu nommer. Cependant je veux voir, ai-je pensé, si c’est de bonne foi qu’il me le propose. Si je romps ici cet entretien, et que demain il le reprenne avec un peu d’empressement, je craindrai qu’il n’ait pas toute l’indifférence qu’il affecte pour mon voyage de Londres, et qu’il n’ait déjà quelque logement en vue pour moi. Alors j’abandonnerai tout-à-fait ce dessein. Cependant, après tant de généreuses ouvertures, je crois réellement qu’il y aurait un peu de barbarie à me conduire avec lui comme si je le croyais capable de la plus noire et de la plus ingrate bassesse. Mais son caractère, ses principes sont si équivoques ! Il est si léger, si vain, si changeant, qu’il n’y a point de certitude qu’il soit une heure après, ce qu’il est au moment qu’il vous parle ; et puis, ma chère, je n’ai plus à présent de gardien ! Je n’ai plus de père, ni de mère ! Il ne me reste que la pitié du ciel et ma vigilance : et je n’ai aucune raison d’espérer un miracle en ma faveur. Il faudra bien, monsieur, lui ai-je dit en me levant, prendre enfin quelque résolution ; mais remettons cette matière à demain. Il aurait voulu m’arrêter plus long-temps. Je lui ai promis de le voir demain, d’aussi bonne heure qu’il le souhaiterait ; et je lui ai dit que, dans l’intervalle, il pouvait penser à quelque endroit convenable, soit dans Londres, soit aux environs. Nous nous sommes séparés assez paisiblement. J’ai employé le reste de la soirée à vous écrire ; et je quitte la plume, avec l’espérance de trouver un peu plus de repos dans le sommeil, que je n’en ai goûté depuis long-temps. Cl Harlove.